Colloques en ligne

Gilles Magniont

Donald Westlake ou l’art de minorer

Donald Westlake : the Art of Understatement

1« On peut ôter toute espèce de signification à n’importe quoi, absolument n’importe quoi, il suffit d’en parler » (Donald Westlake, Adios Schéhérazade). Placer en exergue cette citation, c’est d’abord une manière un peu roublarde de prudemment minorer mon propre propos, qui sera celui d’un lecteur admiratif, et non celui d’un spécialiste de littérature américaine que je ne suis pas. Si je cite par ailleurs cette phrase, c’est qu’elle est issue d’un livre qui, quoique paru dans notre Série Noire, s’avère assez inclassable : relatant les pannes d’inspiration d’un auteur de romans pornos, Adios Schéhérazade nous avertit de la difficulté à rendre compte d’une œuvre si vaste et protéiforme (plus d’une centaine de livres publiés sous divers noms à partir de 1959), et dont on risque toujours de proposer un commentaire trop systématique, ou très partiel. Pour donner une première idée de cette œuvre, il peut être utile de lire ces quelques lignes, retrouvées et publiées après la mort de Westlake – le texte fut sans doute écrit en 1998 ou 1999, à la suite du succès du Couperet (The Ax) :

Comme je n'ai jamais été un auteur à très grand succès, personne n'attendait grand-chose de mon travail, mais comme j'étais très prolifique, j’ai pu produire assez de copie pour gagner ma vie. L’industrie du cinéma m’a en outre aidé. [...] L'industrie du cinéma a besoin d'écrivains, mais les ignore par principe ; c'est l'endroit idéal pour un écrivain qui ne veut pas se faire remarquer. Et je ne voulais pas qu’on me remarque. [...] Et puis, en juin 1997, Le Couperet a été publié. Il n'est pas devenu un best-seller, sinon deux semaines sur la liste du Los Angeles Times, mais il a quand même surpassé les attentes de tout le monde. Il a reçu d’excellentes critiques. Il s’est mieux vendu que mes livres précédents. Il a attiré l'attention. [...] Entre-temps, j'avais bien sûr commencé un autre livre. […] On m'a gentiment fait comprendre que ce livre-là ne pourrait succéder au Couperet […]. J'avais maintenant de nouveaux lecteurs, qui aborderaient ce nouveau livre avec un certain degré d'attente. […] Plus tard, dans l'avenir, je pourrais éventuellement retourner à mes habitudes plus frivoles. [...] Je n'ai aucune idée de ce que sera mon prochain livre. […] On a allumé la lumière. J'ai été remarqué. C'est la fin de la récréation. Je reste paralysé, dans toute cette lumière.1 (Westlake, 2014)

2L’écrivain se représente ainsi changé en statue de sel par sa nouvelle audience, ou semblable à un gibier pris dans les phares : on pourrait rapprocher l’image de la manière dont Jean-Patrick Manchette, dans l’une de ses rares interviews télévisées, avait dépeint l’auteur de polar comme un artiste de contrebande : « En secret, pendant qu’on raconte sa petite histoire polareuse, on est en train de travailler sur le texte, et personne ne le sait. » (Manchette, 1983) Je reviendrai plus bas sur les analyses de Manchette ; pour l’heure, mon point de départ sera ce vœu d’obscurité de Westlake : ne pas se faire remarquer. Voilà qui complique d’emblée l’exégèse, car vouloir distinguer un style, c’est le plus souvent traquer des éléments saillants qui singularisent un auteur. Or l’auteur ici semble précisément désireux ne pas laisser de traces saillantes dans son écriture, et vouloir effacer plutôt que signer. Il tient à une sorte de ligne de fuite, comme une contre posture stylistique : ainsi justement je chercherai d’abord à comprendre comment cette entreprise de retrait ou d’occultation peut se réaliser, et comment, presque paradoxalement, elle représente de manière exemplaire le genre.

3Et je le ferai en m’attachant aux livres de Westlake qui semblent, pour reprendre ses propres termes, les plus « frivoles », les plus « récréatifs », en même temps que ceux auxquels il tient tout particulièrement : à savoir ceux qu’il consacre aux aventures du cambrioleur John Dortmunder. Ces quatorze romans (et quelques nouvelles) publiés entre 1970 et 2009 sont justement les écrits qu’il signale comme incompatibles avec une carrière d’écrivain respectable ; ainsi dans une lettre à son ex-agent littéraire où il s’amuse de l’inconséquence qui lui a valu une carrière erratique : « Pouvez-vous imaginer Jonathan Franzen écrivant les romans de Dortmunder ? »2 (Westlake, 2014), ou encore dans le texte « Light » déjà cité, où il évoque son attachement profond à ces romans :

[…] pour la première fois depuis 1970 il est devenu inapproprié pour moi d'écrire sur John Dortmunder. Il a toujours été approprié pour moi d'écrire sur John Dortmunder. […] J'ai même dû me limiter trop souvent à son sujet. Et maintenant, je ne suis plus du tout censé écrire sur lui.3 (Westlake, 2014)

Contre sa propre élévation

4Pour commencer à situer les romans de Dortmunder, il faut rappeler, comme Benoît Tadié l’a montré dans son histoire du polar américain, qu’il existe une part très noire de l’œuvre de Westlake : celle bien sûr de livres isolés comme Le Couperet, qui matérialise le caractère criminel du libéralisme au travers des meurtres que commet un cadre au chômage pour éliminer ses concurrents ; mais aussi dans une certaine mesure celle de la série Parker qui dépeint l’évolution du crime organisé comme un « précipité de la modernité » (Tadié, 2018, p. 332).

5Avec la série Dortmunder, nous nous situons sur un terrain plus évidemment fantaisiste et léger, la comic caper novel, récit de cambriolage centré sur les malfaiteurs eux-mêmes et non ceux qui les recherchent, et traité par Westlake sur le mode humoristique. Il se saisit ainsi d’un genre déjà cristallisé – voir notamment en 1949 puis 1950 le roman de W. R. Burnett The Asphalt Jungle et son adaptation par John Huston –, en l’éloignant sensiblement de certains traits associés au roman noir : ici pas de meurtre, et de très rares violences, qui demeurent pour l’essentiel hors champ. On lit donc sans inquiétude les aventures de Dortmunder, qui suivent sur un rythme placide la structure typique du genre : constitution d’une équipe de spécialistes, préparation minutieuse du vol, récit de ce vol et de ses éventuels lendemains.

6La première chose à noter, c’est que ces étapes obligées vont être multipliées par Westlake.

7D’une part, à l’intérieur de chaque roman, il n’est pas rare que telle ou telle étape soit répétée : Dortmunder se trouvant poursuivi d'une sorte de malchance, les œuvres d’art ou pierres précieuses qu’il a subtilisées viennent à lui échapper, et le coup initial se transforme dès lors en série, dans une logique ludique de variation ou d'amplification.

8Par ailleurs, d’un roman à l’autre, Westlake reprend un large éventail d’étapes rituelles, sortes de motifs mélodiques, ou développements prêts à l’emploi, comme la description de l’arrière-salle où Dortmunder et ses comparses fomentent tous leurs coups - au fond d’un bar, passé la porte des toilettes, une table délabrée cernée par un débarras de bouteilles d’alcool, sous un pauvre éclairage :

Dortmunder continued on back past the bar and past the two doors marked with dog silhouettes labeled POINTERS and SETTERS and past the phone booth with the string dangling from the quarter slot and through the green door at the back into a small square room with a concrete floor. None of the walls could be seen, because the room was filled all the way around, floor to ceiling, with beer and liquor cases, leaving only a small bare space in the middle, containing a battered old table with a stained green felt top and half a dozen chairs. The only illumination was from one bare bulb with a round tin reflector hanging low over the table on a long black wire.  (Westlake, 1985, p. 79-80)

Dotmunder took the tray and followed Kelp past the regulars […] and on back beyond the bar and down the hall past the two doors marked with dogs silhouettes labeled POINTERS and SETTERS and past the phone booth, where the string dangling from the quarter slot was now so grimy you could barely see it, and on through the green door at the very back, which led into a small square room with a concrete floor. All the walls were completely hidden floor to ceiling by beer and liquor cases, leaving a minimal space in the middle for a battered old round table with a stained felt top that had once been pool-table green, plus half a dozen chairs. The room had been dark, but when Kelp hit the switch beside the door the scene was illuminated by a bare bulb under a round tin reflector hanging low over the table on a long black wire. (Westlake, 1996, p. 445)

9À titre d’exemple, je donne ici sans m’y arrêter le texte original de deux romans – Good Behavior (traduit sous le titre Bonne conduite) et What’s the Worst That Could Happen ? (traduit sous le titre Au pire, qu'est-ce qu'on risque ?) parus en 1985 et 1996 – simplement pour noter que Westlake réutilise pour l’essentiel les mêmes mots (ici soulignés) pour désigner les mêmes référents, avec de menues variations combinatoires. On voit qu’au fil des ans le décor n’a pas vraiment bougé ; cette fixité, caractéristique de certains univers sériels et de leur reconnaissance, est ici ostensiblement étendue aux personnages récurrents. Ainsi Tiny, collègue de Dortmunder systématiquement représenté par le biais d’analogies épiques : pour s’en tenir à un seul roman, relevons ainsi dans Au pire, qu’est-ce qu’on risque ? qu’il a une « une voix qui semblait avoir démarré du centre de la terre plusieurs siècles plus tôt »4 (Westlake, [2001] 2004, p. 260), qu’il éclate d’un « rire total, sans retenue, un immense rugissement de rire qui fit trembler tous les cartons de la pièce, si bien qu’il rit avec un accompagnement évoquant des cloches d’église dans le lointain »5 (p. 261), ou encore qu’il glousse « dans les profondeurs de sa poitrine, un bruit évoquant le tonnerre dans le Pacifique, dans une île au loin »6 (p. 325). Westlake se prend au jeu des épithètes presque homériques, en variant et amplifiant les comparants, au-delà de toute vraisemblance. Dans l’équipe de Dortmunder, Tiny le mal nommé occupe la fonction du gros bras qui dissuade ou fait peur : c’est donc cela que la narration retient, en stylisant caricaturalement le personnage, en quelque sorte réduit à son principe, comme d’ailleurs tous les autres équipiers de Dortmunder. Chacun d’entre eux a, comme il est d’usage dans ce type de récit, une spécialité ; or Westlake va faire de cette spécialité le caractère même du personnage, si on peut parler de caractère pour une monomanie : ainsi Wilbur, présenté comme le « roi de l’évasion » – « Ce qui veut dire qu’il n’avait pas de mal à s’évader, quel que soit l’endroit où on l’enfermait, et à marcher un ou deux kilomètres sur la route, mais qu’après, il ne savait plus quoi faire. » (Westlake, [1988] 2009, p. 112) ; ainsi Wally, ci-devant « serrurier » (c’est celui qui neutralise les alarmes, ouvre les portes, etc.), qui se retrouve bien malheureux lorsqu’il ne peut s’échapper du Brésil, pays « si pauvre que la plupart des portes n’ont même pas de serrure et il devient dingue » (Westlake, [1988] 2009, p. 105) ; ainsi Stan, le chauffeur de l’équipe qui « même sans volant entre les mains s’arrangeait toujours pour donner l’impression de conduire » (Westlake, [1996] 2007, p. 19).

10On voit quels effets comiques sont tirés de cette réduction chimique des personnages7, qui, confrontés à de nouvelles péripéties, ne s’en trouvent finalement que davantage circonscrits dans leur étroite ipséité. C’est le cas par exemple lorsque Dortmunder et son ami Kelp se déplacent exceptionnellement à Londres, c’est-à-dire très loin de leur biotope new-yorkais : Westlake se borne alors à remarquer que « le décalage horaire et un environnement étranger semblaient tout bonnement les conforter l’un et l’autre dans leurs personnalités préexistantes » (Westlake, 2006, p. 290). On pourrait dire la même chose de tout le petit peuple d’idéogrammes qui fait le fond de ces intrigues : d’une histoire à l’autre, on retrouve ces « personnalités préexistantes » exactement comme on les avait laissées, leurs inaltérables attributs dessinés avec la netteté d’une ligne claire. Rien ici qui ressemblerait à une évolution, à la recherche d’une forme d’épaisseur ou de complexité, à ce qu’on se plaît aujourd’hui à nommer un arc narratif. Du patron du bar où se réunissent Dortmunder et son équipe, Westlake écrit : « Il resta figé, telle une peinture de genre de lui-même. » (Westlake, [2008] 2011, p. 102) – l’expression dit bien le passage du singulier à l’archétype, trajet que certaines phrases effectuent parfois à très grande vitesse :

[…] ils purent voir arriver les voitures de la police municipale et les policiers municipaux déambuler sur les lieux pour être certains de participer à l’opération conjointe ; ils purent voir un type d’un certain âge avec un costume (dans le film, on aurait pris un Noir) débarquer à son tour et leur jeter un regard mauvais à travers les vitres des voitures, sans leur dire un mot […]. (Westlake, [1996] 2007, p. 139)

11Rien de plus générique qu’un « type d’un certain âge avec un costume », à quoi s’ajoute plus loin une sorte de rictus – « le regard mauvais » – pris dans la même convention. Peu importe en définitive, puisque cette première figure, à peine esquissée, est tout de suite recouverte par la parenthèse qui étonne et amuse : « dans le film, on aurait pris un Noir » remarque l’auteur imaginant cette transposition, alors qu’il n’a pas même pris la peine, dans un premier temps, de dire à quoi ressemblait son personnage. Un degré semble passé, qui redouble en quelque sorte la fictionnalisation. Il n’est même plus question de faire croire à cette silhouette de papier : pour user d’une terminologie linguistique, c’est comme un personnage en mention qu’il nous est ainsi donné à concevoir.

12Ces formes d’ironie référentielle ne concernent pas que le détail des acteurs et figurants : elles peuvent, au-delà, rendre compte du récit dans sa conduite générale. J’en prendrai deux exemples.

13Bonne conduite peut être lu comme la combinaison de références plus ou moins lointaines, dont l’hétéroclite institue un univers de fantaisie livresque. Dortmunder y échappe à la police en se réfugiant dans un couvent, où les religieuses lui demandent de délivrer Sœur Marie de la Grâce, comme emmurée par son père tout en haut de la tour d’Avalon, dans la Cinquième Avenue : nous voilà quasiment plongés dans une quête arthurienne8 ; quant au père de Sœur-Marie, il est dépeint comme le « baron » (Westlake, [1988] 2009, p. 170) d’une multinationale qui embauche des mercenaires pour parvenir à ses fins, exactement comme Willson, le tsar de Poisonville dans La Moisson Rouge de Dashiell Hammett.

14Ces jeux de références prennent encore une autre dimension dans Jimmy the Kid, puisqu’ici c’est l’œuvre de Westlake elle-même qui se trouve vampirisée. Cette fois, il s’agit de kidnapper un enfant pour obtenir une rançon, en suivant à la lettre la méthode adoptée dans l’une de ses aventures par Parker, l’autre voleur professionnel auquel Westlake, sous le pseudonyme de Richard Stark, a consacré une série. « On fait le coup du bouquin ! On fait ce que raconte le livre ! » (Westlake, [2005] 2016, p. 56) s’exclame Kelp, l’ami de Dortmunder : des chapitres du récit-Parker9 viennent ainsi s’insérer dans le récit-Dortmunder, les personnages apprennent par cœur certaines répliques pour les « transposer » dans leur « réalité » (p. 75), et bien sûr tout ce qui avait brillamment fonctionné dans l’équipe de Parker se dégrade en échec burlesque dans celle de Dortmunder. On peut considérer qu’on tient là un sommet de distanciation et d'écriture autonymique. C'est ainsi que Manchette envisage ce « pastiche » de soi-même, dans les deux articles qu’il consacre à Westlake, comme la forme la plus aiguë de son art :

Quand l’époque du grand polar classique est passée, et quand cependant on aime le polar et l’on a envie d’en écrire, assurément la solution Westlake est la plus élégante. Ironie, outrance, rigolade référentielle. (Manchette, [1996] 2003, p. 77)

[…] la grandeur de l’écrivain n’apparaît pleinement que s’il travaille délibérément et ouvertement sur le stéréotype. […] L’usage du stéréotype, quand il se donne ouvertement comme tel, devient l’hommage à la grandeur d’un genre. […]  Ceux qui manquaient de hauteur ont voulu s'élever au-dessus de leur genre. La grandeur de Westlake est de travailler toujours contre sa propre élévation. (Manchette, [1996] 2003, p. 284-285)

15Ce qu’on a précédemment vu paraît conforter ce brillantissime paradoxe de Manchette : à l’heure où le polar, devenu objet culturel, s’hybride et s’ennoblit, Westlake quant à lui embrasse pleinement le genre, loin de prétendre à son dépassement. C’est-à-dire qu’il exhibe malicieusement les contraintes de l’écriture en série, qu’il déploie ses soubassements et ses artifices, que les répétitions, les figures imposées, les stéréotypes du genre, ce n’est pas ici juste ce dont on s’accommode, mais ce qu’on regarde bien en face, et dont on fait la matrice même, stylistique et narrative, du roman. Autrement dit, ce qui lui donne du mouvement : un mouvement situé historiquement, un mouvement secondaire, mais un mouvement quand même, qui a pour lui d’être agréable. Voilà la première réponse qu’on peut apporter à notre interrogation liminaire : ne pas se faire remarquer, ce serait, bien loin des prétentions naïves à faire œuvre originale, prendre sa place, avec révérence et humour, dans un réseau de signes préexistant.

Une réfutation grise et discrète

16Il reste que cette conception, incontestable sur bien des points, ne paraît pas entièrement rendre compte de tout ce qui se trame, avec une certaine discrétion, dans les romans de Westlake, et du plaisir qu’on en tire. Je me demande notamment s’il n’y a pas, dans l’analyse de Manchette, une part de projection. Les deux articles que j’ai cités datent de 1979 et 198210 : à un tournant critique de sa carrière, au moment où il éprouve de plus en plus la conscience douloureuse de la décadence de formes devenues des ersatz. Si Westlake constitue alors pour lui un modèle et le contemporain qu’il a le plus commenté, c’est que Manchette pense reconnaître chez l’Américain son propre questionnement, en même temps qu’une réponse joyeuse et élégante à la question de la répétition qu’il vit parfois, pour sa part, sur un mode plus aporétique. Il peut alors être utile de considérer comment Westlake évoque lui-même cette question de la répétition, par exemple dans une conférence de 1982 – l’année même où Manchette écrit son second article – qui retrace avec une certaine sévérité l’histoire littéraire du détective privé harboiled : « […] en 1936, Chandler commença à écrire pour Black Mask : une sorte de fils à sa maman studieux, éduqué en anglais, dont la matière première n’était pas la vérité mais la première décennie de la fiction »11 (Westlake, 2014). Le genre se serait donc très tôt coupé de la vérité, coupure qui n’a cessé de s’aggraver après Chandler, suivi d’une vague d’auteurs qui ont remplacé la réalité « par la fiction », l’expérience « par le rituel », le récit « par la littérature »12 ; et Westlake de conclure de manière très critique quant aux histoires de détective, certes toujours publiées mais désormais privées de nécessité : « Que sont ces livres ? À quelle vérité se rattachent-ils ? »13. Dans la même conférence et pour les mêmes raisons, Westlake décrit Ross Mc Donald comme un écrivain étroitement maniériste (p. 245) ; ailleurs et pour les mêmes raisons, il ironise sur le succès du film Chinatown de Roman Polanski et sur le revival des années 30 : « Si nous pouvons croire en Chinatown, c’est juste parce qu’il ne prétend pas parler de nous. »14. Il importe donc à Westlake, à l’inverse et pour reprendre ses propres termes, de parler de nous, de maintenir un lien avec l’expérience, la vérité ou la réalité, de refléter les choses : autant dire que le genre doit maintenir ses prétentions réalistes, qu’il ne doit pas s’autonomiser et se perdre dans la réflexivité. Mais dans quelle mesure éviter cet écueil avec les romans de Dortmunder, légers au point qu’ils semblent parfois délestés du monde ? Et existe-t-il dans cette perspective un génie particulier de ces œuvres mineures ?

17On peut donner une première réponse, superficielle et qui ne concerne pas directement l’écriture, en notant que la série, à sa manière, documente un certain nombre d’évolutions caractéristiques de la fin du XXe siècle, et au premier chef celles qui vont contrarier l’activité des malfaiteurs. C’est par exemple la raréfaction de l’argent liquide : en 1974, dans Jimmy the Kid, Dortmunder découvre avec indignation qu’à Manhattan un marchand de hot dogs peut être payé avec une carte de crédit (Westlake, [2005] 2016, p. 79). Ce sont bien sûr les innovations technologiques de la téléphonie, d’internet et des GPS, envisagées ici comme autant de nouveaux systèmes d’identification et de surveillance. Le personnage de Tiny le remarque, « C’est plus difficile qu’avant, de disparaître. » (Westlake, 2015, p. 165), au point que nos voleurs envisagent même de changer de carrière : dans le dernier roman de la série, une équipe de télévision leur propose de scénariser leurs méfaits, sous la forme d’une émission de télé-réalité. Il reste que l’expérience tourne court, et que Dortmunder finit par déclarer : « […] la réalité, tout compte fait, on n’en veut pas » (Westlake, 2017, p. 160). La phrase est d’une savoureuse richesse : si on en reste à ce que nous avons déjà commenté, on peut la lire comme l’aveu d’une incompatibilité entre ces héros de papier et le monde tel que nous le connaissons. Mais on peut aussi considérer que cette « réalité » que refuse Dortmunder n’en est pas une : il ne s’agit en l’occurrence que d’une construction factice, d’une représentation mal scénarisée du quotidien des criminels, dans une émission de troisième zone. Je voudrais justement montrer comment les romans donnent régulièrement à voir ce monde de leurres. Pour ce faire, je m’arrête sur un passage un peu long, dans le roman Bonne conduite déjà évoqué, où il s’agit de libérer une jeune fille en haut d’une tour, et en même temps de dévaliser les luxueux commerces de cette tour. On retrouve ici Andy Kelp et Stan Murch, alors qu’ils cherchent à élaborer un plan d’action :

[Kelp] se trouvait dans le jardin au rez-de-chaussée de la Banque d’Avalon, entouré d’arbres hauts et minces, assis sur une chaise blanche en fer forgé, devant une petite table ronde en métal blanc, dans le petit café du jardin. À sa gauche, il voyait la Cinquième Avenue animée, présomptueuse, ensoleillée, à travers un grand mur de verre. À sa droite, il y avait une cascade artificielle, un mur de pierre noire, large de sept mètres, le long duquel l’eau coulait avec un doux clapotis qui faisait oublier les bruits de la ville, même quand les portes en verre étaient ouvertes sur la rue – sauf, bien sûr, les klaxons et les sirènes qui retentissent en permanence dans la Cinquième Avenue. Droit devant lui, au-delà des cerisiers et cognassiers dans leurs pots gainés d’acier, au-delà des bosquets de buis et de bambous, se dressait le mur d’acier chromé qui séparait le jardin du hall et dans lequel la verdure se reflétait vaguement comme dans une tapisserie médiévale qu’on aurait trop souvent lavée. C’est dans ce mur que se trouvait la porte, qu’on remarquait à peine malgré l’inscription ENTRETIEN, et qui […] s’ouvrait directement sur l’ascenseur privé qui ne desservait que les soixante-douzième et soixante-treizième étages.

[…] Stan s’assit à droite de Kelp pour pouvoir regarder la rue. Il aimait la circulation.

- Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il en montrant la tasse de Kelp.

- Un cappucino.

- C’est-à-dire ?

- C’est du café, de la crème fouettée et de la cannelle, expliqua la serveuse.

- Bizarre comme mélange, dit Stan.  (Westlake, [1988] 2009, p. 139-141).

18Plusieurs choses ici à noter. D’abord, la description détaillée, narrativement très justifiée : si les phrases s’étendent, si les caractérisations se multiplient, c’est qu’il s’agit d’une scène rituelle de repérage des lieux, Kelp observant minutieusement ce petit monde qui l’entoure pour déterminer comment se rendre en haut de la tour. Le long paragraphe accompagne donc son exploration, et nous mène logiquement jusqu’à ce point presque indiscernable que finit par distinguer son œil d’expert, à savoir l’ascenseur privé susceptible de les mener jusqu’aux lieux interdits. Second point, au fil de ce trajet, le lecteur peut quant à lui apercevoir divers éléments : notamment une succession de murs, de verre, puis de pierre noire, et encore d’acier chromé. Autant de seuils à partir desquels la réalité semble s’estomper : c’est d’abord une sorte de fausse jungle qui se substitue à la rue, décor lui-même « vaguement » reflété, comme délavé15. Le nouveau monde qu’on aperçoit alors, c’est celui où l’univers de la banque se mêle à celui des loisirs : un espace irréel, positif, une sorte de locus amoenus où le « doux clapotis »16 recouvre les bruits de la rue, où le blanc du mobilier se marie à la profusion de verdure ; un habitus de luxe et de jouissance dont la dernière touche est offerte par le cappuccino. Ce type d’espace est régulièrement dépeint dans la série Dortmunder ; pour n’en prendre qu’un autre exemple, cette description des jardins qui entourent un hôtel de Las Vegas :

La vue qui s’étendait sous ses yeux pendant qu’il prenait son petit déjeuner était celle de sa vie, de son mode de vie. De là, il pouvait voir des pelouses manucurées, des plantations, des sentiers asphaltés qui menaient à la piscine déjà remplie d’enfants qui hurlaient sans aucun doute de joie. (Dans ce bungalow équipé de la climatisation, avec un double vitrage à chaque fenêtre, l’on n’entendait pas vraiment les hurlements, mais l’on voyait toutes ces bouches grandes ouvertes, comme celles d’oisillons au nid, et l’on pouvait en tirer la conclusion.)17 (Westlake, [2001] 2004, p. 267)

19Du point de vue du référent, c’est pourrait-on dire analogue à la banque de Manhattan, avec une nature mise en scène, et ce double-vitrage qui sait assourdir les discordances du dehors. Mais du point de vue de la focalisation, c’est assez différent : alors que la description précédente était présentée avec la neutralité d’un descriptif immobilier, on partage ici – en témoigne chez Westlake un subtil « no doubt » – le point de vue du gérant de l’hôtel, c’est-à-dire sa bienheureuse surdité, et plus largement son discours intérieur euphorique : « La vue qui s’étendait sous ses yeux pendant qu’il prenait son petit déjeuner était celle de sa vie, de son mode de vie ». Ce discours intérieur, c’est aussi ce qu’on peut nommer idéologie, en entendant le terme selon la définition d’Althusser : le « rapport imaginaire des individus à leurs conditions réelles d’existence » (Althusser, 1976, p. 101). Ce rapport imaginaire qu’entretient le gérant, Westlake va en rendre compte dans plusieurs pages d’un lyrisme cruel et gourmand ; alors que, il faut le redire, il avait décrit la banque de Manhattan de manière bien plus factuelle et topographique. C’est que celle-ci était observée par Kelp, qui pour sa part n’entretient pas de rapport imaginaire avec ce lieu, lui qui cherche plus simplement et concrètement, à titre technique et professionnel, un moyen de s’introduire. Quant à Stan, simplement présent pour accompagner son ami Kelp, il semblait n’avoir aucun égard pour le décor intérieur, s’empressant de regarder la rue, c’est-à-dire la circulation, cette passion qui le définit, et s’étonnant de la composition du cappuccino, d’une étrangeté pour lui si peu attractive18. Ainsi, plongés dans leur propre monde et comme absorbés par leur tâche, ce qui revient finalement pour eux au même, les voleurs de Westlake scrutent et traversent des espaces et des modes de vie, tout en n’éprouvant aucun intérêt pour ces espaces et ces modes de vie. Et c’est précisément cette indépendance, quasiment cette étanchéité, qui fait d’eux de parfaits médiateurs romanesques, susceptibles de voir et de donner à voir avec autant de netteté les systèmes qui leur sont étrangers, et qui les laissent au mieux perplexes.

20Dans cette perspective de l’économie générale des récits, on comprend alors mieux la place centrale qu’occupe John Dortmunder. Pour le présenter brièvement : on peut le concevoir comme un meneur d’hommes, celui qui occupe une place de leader parce qu’il élabore les plans, qu’il sait combiner les talents pour concevoir des entreprises apparemment impossibles. Mais c’est aussi une sorte d’homme à tout faire, qui n’a pas, au contraire de ses camarades de vol, de spécialisation particulière. Et qui n’a pas, non plus, de traits très particuliers : Westlake le portraiture très évasivement, disséminant de rares et minces détails. Ces détails semblent surtout valoir en ce qu’ils procurent une impression de synchronie totale : ainsi ce « visage pessimiste et opiniâtre qui correspondait à la perfection à cette voix lasse » (Westlake, 2015, p. 241) ; ou encore, comme pour tracer le cercle parfait et absurde d’une tautologie, « ses cheveux ternes couleur de cheveux » (Westlake, 2011, p. 158). Évidemment, cette absence de relief peut se justifier du point de vue de la vraisemblance, puisque le malfaiteur doit savoir se fondre dans la masse. Elle peut toutefois se comprendre aussi à l’aune de l’autarcie du personnage. Dortmunder est un monde en soi, aux frontières encore plus marquées que ses confrères, et à l’univers intérieur encore moins chargé : il ne témoigne d’aucun goût pour l’art, il occupe ses journées à « pas grand-chose » (Westlake, [2001] 2004, p. 129) et cambriole l’hôtel du Watergate sans que cela évoque en lui le moindre souvenir historique (Westlake, [2001] 2004, p. 79), Mais comme l’écrit très joliment Westlake, alors que son héros s’appuie contre le mur d’un immeuble rutilant, il a la forme d’une « réfutation, grise et discrète » (Westlake, 2015, p. 243). Et c’est ainsi qu’on le découvre dès sa première apparition, à la première page de sa première aventure, alors qu’il s’apprête à sortir de prison, et qu’il subit la conversation du directeur :

Outes, le directeur de la prison, esquissa un sourire, se leva, fit le tour de son bureau pour s’approcher de Dortmunder, lui tapota le bras et dit : « Ce sont ceux que je sauve qui comptent vraiment pour moi. » C’était un fonctionnaire de la nouvelle école : universitaire, sportif, énergique, réformateur, idéaliste, et qui se la jouait pote. Dortmunder le détestait. (Westlake, [2007] 2021, p. 9)

21La traduction de « chummy »19 en « se la jouait pote » est peut-être un peu forcée du point de vue du sens et du registre, et l’adjectif sympa suffirait éventuellement aujourd’hui à suggérer la construction d’un ethos de sociabilité. Toujours est-il que la débauche des caractéristiques prétendument positives du directeur suffit à préparer le contrepoint de la réjouissante négativité de Dortmunder, que voilà déjà, dès sa naissance littéraire, tout entier contenu dans une cadence mineure.

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22Pour conclure : cette étude n’a pas dégagé un « style de Westlake », en l’occurrence un style de la série Dortmunder, entreprise qui paraît bien hors de portée ; me sont plutôt apparues des idées esthétiques - je reprends ici la notion kantienne dont use Philippe Dufour pour étudier comment le roman réaliste français du 19e siècle donne à penser la démocratie (Dufour, 2021, p. 26). Une idée esthétique, ce n’est pas un discours démonstratif et conceptuel : ce peut être une scène, un motif, un personnage à valeur typique, un parcours ou un lieu récurrent, par exemple - comme le montre Dufour - la rue chez Flaubert ou Hugo, qui ne constitue pas seulement l’une des scènes du drame, mais rend compte d’une époque sociale, celle de l’errance du peuple et de son insatisfaction. Ce sont aussi des figures esthétiques que trouve le roman noir classique : ainsi de la figure originelle du détective privé, amer et isolé, qui disait la faillite des aspirations collectives. C’est aussi, il me semble, ce que trouve encore Westlake, avec ses mises en récit des cambriolages, où des silhouettes archétypales traversent des espaces idéologiques. Les archétypes ne constituent pas ici le fin mot d’une ironie auctoriale, il ne s’agit pas seulement d’en jouer, et le « contenu » des romans, si contenu il y a, n’existe pas à côté d’eux : il est plutôt produit par leur rapport avec les mondes, nos mondes, qu’ils investissent. Westlake n’a donc pas besoin d’approfondir la psychologie de ses personnages, de leur prêter des opinions ou des états d’âme, parce que c’est le rôle même de ces personnages qui est porteur de sens et d’invention.

23Une idée esthétique ne se repère pas forcément à la lecture ; pour reprendre l’expression de Westlake dont nous sommes partis, cela ne se remarque pas. Les récits que j’ai commentés n’ont pas le poids des grandes œuvres, et n’ont pas de fonction critique apparente : ici, pas de grand sujet à l’horizon, et pas d’intrigue qui ait la clarté métaphorique du Couperet, où est exposée avec netteté la nature criminelle du marché de l’emploi. Et Dortmunder, comme le remarque un policier qui le poursuit, n’est qu’un voleur guidé par son simple intérêt, qui n’a « rien de politique » (Westlake, 2006, p. 256). Toutefois, le roman le fait bel et bien exister, lui et ses acolytes, comme un instrument d’optique, comme un biais cognitif. Et le lecteur en vient forcément à se rapprocher de ces personnages, quand bien même ou parce que le romancier se maintient au bord de leur intériorité. C’est dans cette inévitable sympathie que je retrouve l’essence « démocratique » du genre comme la représente Benoit Tadié dans son histoire du polar américain (Tadié, 2018, p. 6), et que Westlake me paraît fidèle à l’écriture des pulps. Dans cette perspective, finissons avec ces propos de Shane Black, scénariste et réalisateur américain très féru de romans noirs :

[…] pour certaines personnes, la qualité d’écriture consiste à prendre une grande idée philosophique très complexe et à l’exprimer à travers un vocabulaire riche et varié. Mais selon moi, la véritable difficulté est de prendre cette même grande idée philosophique et de tenter de la retranscrire à travers un personnage simple, limité dans son vocabulaire. L’intérêt de l’écriture serait alors de le représenter en train d’essayer d’exprimer cette idée dont il n’arrive même pas forcément à avoir conscience. Et la façon dont l’écrivain doit trouver un moyen de faire passer cette idée complexe à travers ce protagoniste au vocabulaire limité, c’est selon moi l’art pulp dans toute sa splendeur. (Black, 2018)