Colloques en ligne

Nicolas Le Flahec

Le style, source de joie ?

Style, a source of joy? 

1Associer la notion de style au nom de Jean-Patrick Manchette ne semble a priori pas surprenant. Dès 1995, dans un article paru quelques jours après la mort de Manchette, le critique Arnaud Viviant le présente comme un « pur styliste1 ». Près de vingt ans plus tard, dans les entretiens qui composent le recueil intitulé Du Polar, François Guérif déclare :

Pour moi Manchette, plus que d’avoir renforcé brutalement l’arrière-plan social dans le roman noir français, est le premier auteur qui, tout en publiant dans une collection de romans policiers populaires, affirme depuis le début l’importance absolue de l’écriture. (Guérif, 2013, p. 97)

2L’étiquette de « styliste » traduit à juste titre un attachement pour les questions formelles qui a souvent été confirmé par Manchette. Elle ne suffit pourtant pas pour véritablement caractériser le style de Manchette, d’autant que, comme le constate ce dernier dans une lettre écrite en 1979 : « Quant à savoir ce qu’est un style, je cherche, mais on n’est pas sorti de l’auberge. » (Manchette, 2020, p. 94). Peut-être faut-il d’abord s’attarder sur l’effet produit par le style. C’est ce que fait souvent Manchette, qui nous éclaire par exemple à ce propos dans l’une de ses « Notes noires » publiées en octobre 1982 par la revue Polar. Il nous interpelle alors, comme pour nous prendre à témoin : « Oui, le style, source de joie, n’est-ce pas ? » (Manchette, [1996] 2003, p. 296). Cette joie peut surprendre. D’une part Manchette évolue dans le champ des littératures policières et dans la part la plus sombre de ce champ : celle du roman noir, qui n’a pas les vertus consolatrices du roman policier à énigmes et qui est bien plutôt l’espace d’une amertume partagée. D’autre part, Manchette célèbre lui-même les vertus d’un « style behavioriste apparemment froid » (Manchette, 2020, p. 250). Entre l’amertume et la froideur apparente, comment le style de Manchette peut-il dès lors devenir « source de joie » ? Pour le comprendre, il faut sans doute commencer par cerner les spécificités de ce style, en s’attachant moins à une sorte de pureté qu’aux différentes formes que peut prendre cette langue véloce et tranchante. Ce style en mouvement, qui n’est pas étranger au singulier plaisir éprouvé par le lecteur, ne va toutefois pas sans le mouvement de la pensée. C’est sans doute cet accord du style et de l’idée qui constitue le plus sûr chemin pour atteindre la joie promise par la noirceur du polar.

1. Les styles de Jean-Patrick Manchette

3Parmi les styles du polar, quel pourrait donc bien être celui de Manchette ? Il en existe peut-être plusieurs. Le premier style auquel on l’associe souvent, c’est, pour reprendre ses mots, « le fameux style “behavioriste” » (Manchette, [1996] 2003, p. 175). Il est vrai que Manchette revendique souvent l’héritage behavioriste, même s’il s’agit nécessairement d’un héritage altéré, d’autant que, comme le rappelle Benoit Tadié, « sous sa forme la plus radicale, le behaviorisme n’a été illustré que par un petit nombre de textes » (Tadié, 2006, p. 89). Ce behaviorisme n’est pas qu’une affaire de point de vue et il ne vise pas seulement à réduire le personnage à ses paroles ou à ses gestes. D’une part, il permet à Manchette de s’inscrire dans une histoire, celle du roman noir américain, et partant de prendre ses distances avec certains romanciers français qui ont fait les grandes heures de la Série Noire. D’autre part, le behaviorisme offre un style en héritage : pas de phrases chargées de l’argot du milieu, pas de goût pour la gouaille chez Manchette. Ce dernier va même jusqu’à faire l’éloge d’une forme qui

[…] par défiance et par désespoir, est épuré[e] systématiquement de toute fioriture, de toute figure, de tout flottement poétique du sens, jusqu’à devenir le contraire d’un objet d’art, un os humain : Je poussai la porte et entrai. Le bruit d’eau venait de l’évier. Je regardai dans l’évier. (Manchette, [1996] 2003, p. 175-176)

4Ces trois phrases extraites d’une nouvelle publiée dans Black Mask rappellent que Dashiell Hammett n’est pas seulement « le meilleur des meilleur » (Manchette, [1996] 2003, p. 35). L’auteur de Moisson rouge paraît également faire office de patron, au sens où on l’entend en couture : il offre un modèle auquel se conformer. Mais est-ce vraiment ce que fait Manchette au début des deux premiers romans qu’il signe seul ?

5On pourrait d’abord le penser en découvrant les toutes premières lignes de L’Affaire N’Gustro :

Henri Butron est assis tout seul dans le bureau obscur. Il porte une veste d’intérieur à brandebourgs. Sa figure est pâle. Il sue lentement. Il a des lunettes noires sur les yeux et un chapeau blanc sur la tête. Devant lui, il y a un petit magnétophone, qui tourne. Butron fume de petits cigares et parle devant le magnétophone. Il trébuche sur certains mots.

La nuit est assez avancée et le silence total autour de la demeure, éloignée du port de Rouen. (Manchette, [1971] 2005, p. 125)

6La syntaxe est d’abord relativement simple et quasiment dépourvue de subordonnées, comme lorsqu’il s’agit de se concentrer sur la sueur de Butron. L’émotion n’est pas pour autant absente : elle déborde même de Butron. Le corps en dit long sur ce personnage dont nous n’entendons pas encore la voix. C’est assez pour mesurer la solitude d’un héros qui parle tout en étant déjà menacé par un « silence total ». Dans quelques lignes, le lecteur assistera à la mise à mort du personnage.

7Manchette tire donc profit des vertus du behaviorisme, qui sont pour lui réelles. Il se place alors en apparence dans le sillage du « moment américain du roman français » analysé par Anne Cadin, qui montre bien comment certains romanciers français ont pu s’inspirer par exemple de Dos Passos et d’une forme de « dépouillement radical de l’écriture » (Cadin, 2020, p. 117). Manchette associe d’ailleurs notamment Hammett et Dos Passos dans l’un de ses entretiens : « C’est ce behaviorisme, sapristi, que l’on trouve chez les auteurs hard-boiled, les Hammett et Chandler, et chez Dos Passos ou Hemingway. C’est la forme d’une période terminée, mais c’est aussi la vraie forme du polar. » (Manchette, 2023, p. 138). Sans doute Manchette utilise-t-il aussi ce style pour jouer le jeu du polar et effectuer une série de figures imposées. Nous savons en effet qu’il a en partie réécrit L’Affaire N'Gustro pour en condenser l’action mais aussi pour supprimer ce que Marcel Duhamel et Robert Soulat appelaient « la gamberge » (Lhomeau et Cerisier, 2015, p. 89). Il faut parfois savoir montrer patte blanche pour continuer à écrire des romans noirs.

8Cette entrée en matière de L’Affaire N’Gustro annonce celle du chapitre 0 de Ô Dingos, ô châteaux !. Ce chapitre a été ajouté au dernier moment, comme l’explique Manchette dans un entretien :

C’est un peu comme dans un jeu de société. Il y a là aussi un certain nombre de règles : ne pas rester trop longtemps sans tuer quelqu’un, répartir convenablement les scènes de violence (les industriels du genre alternent celles-ci avec les scènes polissonnes), ouvrir sur un temps fort. J’ai dû, ayant oublié cette règle, ajouter une petite scène de meurtre en catastrophe, au début d’Ô dingos, Ô châteaux ! : d’où le chapitre zéro (j’étais trop paresseux pour changer toute la numérotation). (Manchette, 2023, p. 32)

9En exposant sans détour la violence, le style behavioriste permet bien d'« ouvrir sur un temps fort ». Le jeu référentiel ne tient pas seulement d’une forme de pastiche ludique : il participe pleinement à cette esthétique du choc que Manchette appelle de ses vœux2. Comme l’écrit Jean Kaempfer, ces incipits « donnent le ton : ils ont fonction codifiante, annoncent le commerce spécifique que Manchette veut entretenir avec le topos, propre au genre, de la mort violente » (Kaempfer, 2009, p. 178). Mais est-on bien certain, pour autant, de faire face à des textes « épurés systématiquement de toute fioriture » ou encore dépourvus de tout « flottement poétique du sens », pour reprendre les mots du critique qu’est aussi Manchette ? Rien n’est moins sûr, d’autant que le romancier rappelle aussi dans sa correspondance que « la beauté, la poésie, sont dans l’ambiguïté » (Manchette, 2020, p. 121).

10Dès le premier chapitre de L’Affaire N’Gustro, la mécanique behavioriste commence en réalité à se gripper. La voix narrative peine ainsi à s’en tenir à une stricte distance. C’est par exemple sensible lorsqu’elle s’attarde sur la sueur de Butron par le détour d’une comparaison : « La poignée de la porte grince. Butron bondit du fauteuil. La sueur jaillit de son front comme d’une olive pressée l’huile. » (Manchette, [1971] 2005, p. 125). La comparaison contribue déjà à atténuer l’impassibilité de la narration, à l’instar de l’adverbe « niaisement », qui, quelques lignes plus tard, permet au narrateur de sortir encore plus franchement de sa réserve pour commenter l’attitude de Butron. La syntaxe de la dernière phrase peut également étonner : avec ce chiasme, elle tient moins de la simplicité que d’une forme d’afféterie. Une autre comparaison inattendue permet de passer de l’olive à la tomate, lorsque Butron se fait tirer dessus et qu’une balle « lui perfore le cœur, ressort dans le dos, sous l’omoplate gauche, par un trou grand comme une tomate » (Manchette, [1971] 2005, p. 125). La précision clinique s’allie ici à l’analogie prosaïque. De même, dans Ô Dingos, ô châteaux !, le narrateur nous apprend dans le chapitre 1 que les « grandes mains brunes » de Julie « dépassaient de ses manches comme des bottes de haricots qui sèchent. » (Manchette, [1972a] 2005, p. 241).

11L’Affaire N’Gustro va même jusqu’à entremêler les voix. Le récit commence par une série de « jugements choisis avancés à propos d’Henri Butron dans les semaines qui ont suivi son décès » (Manchette, 1971, p. 123). Franck Frommer note, à propos de Butron, que « toute sa biographie est finalement rapportée par des témoignages, une confession enregistrée, des ouï-dire. » (Frommer, 2003, p. 50). Le roman se place ainsi sous le signe du dialogisme, si bien qu’il tient moins du portrait harmonieux que de la mosaïque complexe. Manchette tient cette note dissonante grâce à un récit enchâssé : la voix narrative extérieure au récit cède en effet souvent la place au « je » du Butron. Nous écoutons alors la confession rageuse enregistrée par le jeune homme avant sa mort. À bien des égards le roman tient parfois plus des Carnets du sous-sol que de Moisson Rouge.

12On pourrait objecter qu’il ne s’agit que des premiers romans de Manchette, mais c’est bien d’un bout à l’autre de son œuvre que l’écriture est minée par une série de dissonances. Ces dernières peuvent aussi bien concerner la syntaxe que les temps, le lexique ou même l’intertextualité puisque, avec son goût pour le collage, Manchette nous fait volontiers passer de Hammett à Sade, de Chandler à Hegel, de Thompson ou Burnett à Flaubert, Tzara ou Reich. Il peut aussi aller d’un registre de langue à l’autre, à la manière du baron Jules qui, dans Fatale, apparaît « la verge à la main » (Manchette, [1977] 2005, p. 815), avant de se présenter en ces termes à Aimée Joubert : « Veuillez croire que je n’ai pas accoutumé de pisser par terre devant des personnes du sexe. » (Manchette, [1977] 2005, p. 816). Ce va-et-vient, d’un registre exagérément soutenu à la plus grande vulgarité, rappelle que le style de Manchette nous fait sans cesse passer d’une rive à l’autre. Il s’agit évidemment de faire sourire le lecteur, si bien que la joie qu’on ressent à lire Manchette peut tenir à son humour. Seulement, par l’humour comme par la violence, qui vont souvent de pair, le romancier veut aussi surprendre le lecteur, pour qu’il ne s’installe jamais dans une forme de confort.

13C’est encore le cas à la fin du chapitre 23 de Nada. Cash tente alors de réconforter Épaulard qui se révèle incapable de coucher avec elle. La scène tranche avec tous ces polars français qui racontent les prouesses sexuelles des héros du milieu :

— Je ne suis plus bon à rien, dans aucun domaine, dit Épaulard.

— Vieil idiot, dit Cash avec tendresse. C’est la tension. C’est l’angoisse. Cela ira mieux demain.

Elle lui caressa gentiment la joue, mais Épaulard voyait qu’elle était déçue, et c’était irréparable. Cash se trompait, cela n’irait pas mieux demain. Demain, ils seraient morts. (Manchette, 1972b [2005], p. 407)

14Le chapitre s’achève sur cette phrase qui, par sa brièveté et par cette saisissante prolepse, agit comme une pointe sur le lecteur. Ici le style nous fait passer en un seul mot d’Eros à Thanatos. Il nous rappelle brutalement le destin qui attend les membres du groupe Nada et, à travers eux, le terrorisme d’extrême gauche. Dominique Rabaté a ainsi analysé la dimension politique de cette prolepse de Nada :

Ce procédé est très fréquent dans l’écriture de Manchette : il écrase tout suspens, en déclarant l’irréversibilité du déjà-écrit. Il contribue certainement à une forme de tragique, mais mêlée à une ironie extrême du narrateur à l’endroit des protagonistes de son histoire. Ce mélange opère une alchimie très singulière car il participe à l’effet comique de ces néo-polars, qui visent à la reconnaissance d’une impuissance généralisée. (Rabaté, 2017, p. 101)

15Manchette a d’ailleurs recours à ce procédé avant son entrée à la Série Noire, comme l’indique l’incipit de Folie Noire, roman écrit pour la speakerine Sylvette Cabrisseau : « Nous n’aurons pas à nous rappeler longtemps le nom de Manga, président de la République de Côte-d’Ébène : dans un instant, il sera mort. » (Manchette, 1970, p. 8).

16Nous sommes donc souvent loin d’une véritable écriture à l’os, comme l’a notamment souligné Chantal Wionet en étudiant ces écarts qui participent activement à « l’affreuse poésie de Manchette » (Wionnet, 2017, p. 159). De même, dans un article consacré à Ô Dingos, ô châteaux !, Jean Kaempfer a montré, dès 2007, comment un zeugme suffit parfois pour « déplac[er] l’attention » : « l’évocation virtuellement pathétique de cet homme en train de brûler vif est pour ainsi dire “oubliée” dans l’élégance un peu surannée du tour rhétorique qui la prend en charge » (Kaempfer, 2007, p. 64).

17Ce travail sur la forme n’exclut ni la rigueur ni la précision. Manchette procède effectivement par retranchement lorsqu’il réécrit : il allège autant que possible, comme le montrent notamment les différentes versions de La Princesse du sang conservées à la BnF3. En décembre 1994, quelques mois avant sa mort, il l’explique dans une lettre adressée à Jacques Faule, alors qu’il pense encore pouvoir achever ce roman : « J’ai senti affluer l’oxygène cette fois, quand j’ai sabré dans le matériel. Je serai toujours de ceux qui se réjouissent quand ils peuvent reformer en trois phrases ce que le brouillon racontait en une page. » (Manchette, 2020, p. 509). Seulement, condenser ne signifie pas assécher. Manchette dégraisse ses textes mais c’est toujours pour ajouter du muscle autour de l’os. C’est pourquoi sa langue peut aussi bien se contracter que se déployer. On peut d’ailleurs se souvenir que le romancier James Sallis confie avoir retrouvé le chemin de l’écriture grâce à la lecture d’un roman de Manchette qui lui a redonné « muscle et vitesse » (Sallis, 2017, p. 312). Après avoir publié son premier roman, Céline Minard déclarait pour sa part : « Manchette c’est zéro gras, un grand, un qui transforme la physionomie du lecteur, un de la vitesse accélérée4. » Dans deux entretiens présentés sous la forme de questionnaires de Proust, Manchette confie justement que sa « vertu préférée » est la « vélocité » (Manchette, 2023, p. 147 et p. 222). C’est cette vélocité qui permet de prendre à revers le lecteur. De là vient notamment la joie de lire et même de relire Manchette en étant toujours surpris. Bien des lecteurs pourraient ainsi dire avec Jean Echenoz : « Même si je connais une bonne part de son œuvre presque par cœur, cet homme m'étonnera toujours, chaque fois décidément5. » Cette surprise ne vaut pourtant que si elle dépasse le simple stade de l’étonnement en menant vers ce que Manchette appelle une « jouissance intelligente » (Manchette, 1997, p. 103). C’est pourquoi le style ne va jamais sans l’idée.

2. Le style et l’idée

18« La forme n’est pas la forme si elle n’est pas la forme du contenu », constate Manchette dans son Journal en avril 1969 (Manchette, 2008, p. 136). Ces mots sont empruntés à Marx et l’idée est si importante pour Manchette qu’il revient encore vers elle lorsqu’il est question de cinéma dans les pages de son journal en octobre 1969 puis en février 1970. Nous retrouvons ces mêmes mots dix ans plus tard, dans l’une des Chroniques où s’invite aussi la voix de Hegel :

Le meilleur romancier du gangstérisme, parmi beaucoup d’autres, est sûrement William Riley Burnett. […] Chemin faisant, vous observerez que le commentaire que je fais ici n’est pas, comme on pourrait croire, une interprétation politique descendue soudain des nuages. Car c’est aussi de style et d’écriture que je vous parle. Ce moment où, de nouveau, les intentions des hommes comptent pour rien, où leurs actes seuls peuvent être décrits par l’écriture behavioriste triomphante, c’est bien cette restauration de l’ordre sous laquelle il résulte des actions des hommes autre chose que ce qu’ils projettent et accomplissent, autre chose que ce qu’ils savent et veulent immédiatement. Ils réalisent leurs intérêts, mais il se produit avec cela quelque chose d’autre qui y est caché à l’intérieur, dont leur conscience ne se rendait pas compte et qui n’entrait pas dans leurs vues. Le behaviorisme comme style est le mode d’expression d’une conscience échaudée qui craint désormais la ruse de la raison. Et la forme du polar est bien la forme de son contenu. (Manchette, [1996] 2003, p. 83-84)

19En s’appuyant sur ces textes qui ne cessent de l’accompagner6, Manchette résume parfaitement sa position : l’« interprétation politique » est indissociable de « l’écriture ». Dès lors le style du polar ne rabaisse pas le lecteur, même quand il le fait plonger dans ce que les sociétés ont de plus sombre. Au contraire, il l’élève « au-dessus des intentions des protagonistes », écrit encore Manchette (Manchette, [1996] 2003, p. 287).

20Cette élévation est bien à l’œuvre dans ses propres romans, qui nous invitent à prendre de plus en plus de hauteur, jusqu’au cycle des Gens du mauvais temps qui devait être la Comédie humaine de la seconde moitié du XXe siècle. Dans La Princesse du sang, Ivory Pearl semble d’ailleurs se faire le porte-parole du romancier lorsqu’elle évoque sa pratique de photographe :

Pas de quoi faire des photos, remarque. Mais ça aide à mettre les idées en place. Si tu veux faire de bonnes photos, aie les idées en place. Je ne crois pas qu’il faut d’abord avoir de bonnes images et ensuite réfléchir dessus. C’est dans l’autre sens que ça marche. (Manchette, [1996] 2005, p. 1045)

21L’idée précède par conséquent le style, mais l’un et l’autre ne doivent jamais être négligés. Sur ce point, Manchette entend prendre ses distances avec une partie des auteurs du « néo-polar » qui se présentent comme ses défenseurs ou ses héritiers. C’est ainsi qu’il s’en prend à Frédéric Fajardie dans une chronique publiée en juin 1981 :

Pour Fajardie qui publie dans Fayard/Noir Sniper, il est malheureusement devenu impossible de montrer plus de patience. Le populisme de cet auteur, à force de rester identique à lui-même, devient stalino-gluant. […] Mais le pire est encore à venir, dans l’écriture […]. (Manchette, [1996] 2003, p. 255)

22Manchette énumère alors des citations qui sont, à ses yeux, autant de lourdeurs et de maladresses, avant d’ajouter :

Je sais que la coutume s’est imposée à la critique, surtout confraternelle, d’être seulement une apologie et de se taire sur ce qu’elle n’aime pas (sauf s’il s’agit de fascistes : ceux-là on a le droit de les taper). Circonstance aggravante, on me dit aussi que Fajardie a confraternellement publié quelque part un texte intitulé Défense de Manchette […]. Serai-je assez salaud, après ça, pour dire que Fajardie écrit comme un cochon ? Placerai-je l’amour de la langue au-dessus de la camaraderie de métier ? Eh ! oui ! (Manchette, [1996] 2003, p. 256)

23Il ne s’agit pas d’affirmer que Manchette aurait du style et que Fajardie n’en aurait pas. Pour aller au-delà de la polémique, il est beaucoup plus intéressant d’observer ce qui différencie le style de ces deux romanciers. On peut pour cela comparer les premières lignes de Sniper avec celles de La Position du tireur couché.

24Ces deux incipits publiés à quelques mois d’écart possèdent deux points communs importants : le vent et un tueur qui guette sa victime. Pour la forme comme pour le contenu, ils sont cependant bien différents. Au début de Sniper, Frédéric Fajardie écrit tout d’abord :

Le vent, froid et violent, balayait le boulevard Exelmans. À un imperceptible tremblement intérieur, l’homme sentit l’imminence de leur sortie.

Il bloqua aussitôt sa respiration, l’œil gauche au viseur.

Le premier à pousser brusquement la porte de verre de l’immeuble était un flic. Costume gris fer, yeux gris, cheveux gris : l’apparence d’un requin.

Apparence peu étonnante, au demeurant, chez ces flics surentraînés du service de protection rapprochée des personnalités.

La porte poussée, le flic s’immobilisa, la main gauche levée en un geste impératif qui ordonnait d’attendre.

La main droite, elle, s’était rapprochée de la hanche.

L’homme au fusil à lunette ne put réprimer une grimace de mépris […]. (Fajardie, [1981] 2006, p. 349)

25Dans cet extrait marqué par de nombreux retours à la ligne figure l’une des citations critiquées par Manchette dans son article : « un geste impératif qui ordonnait d’attendre ». Cette forme de redondance donne le sentiment que, dans Sniper, le trait est appuyé, comme si le romancier voulait s’assurer que le lecteur avait bien pris la mesure des qualités du tireur, qui est même capable de percevoir ce qui est « imperceptible », et de la médiocrité du « flic », qui est quant à lui triplement gris. C’est aussi ce qui explique le besoin de placer sur le visage du tueur cette « grimace de mépris » voire cet « œil gauche » qui donne le sentiment que le personnage est observé par un œil de gauche. L’issue du chapitre semble alors prévisible.

26L’approche de Manchette tranche sans doute davantage avec ce qu’attend un lecteur de polar. Au début de La Position du tireur couché, il écrit ainsi :

C’était l’hiver et il faisait nuit. Arrivant directement de l’Arctique, un vent glacé s’engouffrait dans la mer d’Irlande, balayait Liverpool, filait à travers la plaine du Cheshire (où les chats couchaient frileusement les oreilles en l’entendant ronfler dans la cheminée) et, par-delà la glace baissée, venait frapper les yeux de l’homme assis dans le petit fourgon Bedford. L’homme ne cillait pas. (Manchette, [1981] 2005, p. 875)

27De nouveau, l’écriture comportementaliste ne produit pas nécessairement un assèchement du texte. On est ainsi frappé par cette longue phrase, dont l’ampleur n’a d’égale que la vélocité. Nous filons en quelques mots de l’Arctique aux yeux d’un homme assis dans un petit fourgon, en passant par la mer d’Irlande et par Liverpool. L’ombre de Lewis Carroll apparaît même fugitivement. Cette longue phrase est certes encadrée par deux phrases plus brèves. La première permet toutefois à Manchette d’utiliser deux tournures impersonnelles. La seconde nous place face un « homme » impassible dont nous ignorons tout, à l’exception de ce mutisme qui sera l’une de ses caractéristiques premières et qui a notamment été analysé par Nicholas Paige dans un numéro de Poétique (Paige, 1999). 

28En somme, le texte s’offre et se refuse tout à la fois : c’est une autre caractéristique essentielle du style de Manchette, qui n’est pas étrangère à l’étonnante séduction qu’il opère sur son lecteur, en l’attirant à lui tout en le maintenant à distance. Encore une fois, il y a bien ici « flottement poétique du sens ». Le texte nous happe mais, dans le même temps, il se refuse aux lectures trop rapides. Grâce au travail sur la forme, il veille à « toujours conserver quelque chose d’impénétrable » (Manchette, 2020, p. 104). C’est précisément cette complexité de la forme et du contenu qui, à ses yeux, fait défaut chez d’autres auteurs de polar français.

29Pour autant, si certains auteurs du néo-polar privilégient, selon lui, leurs idées au détriment du travail sur le style, Manchette invite aussi à se méfier du travers inverse. C’est ce qui caractérise à ses yeux une bonne part de ce qu’il appelle « la littérature artistique » (Manchette, 2020, p. 151), qui pense innover lorsqu’elle ne fait que répéter les innovations qui la précèdent. Le travail sur la forme peut en effet mener à un formalisme vain, comme il l’explique dans l’un de ses derniers entretiens : sans le « jeu intellectuel », « on aboutira à un ouvrage roublard, la technique gâchée ne sera plus un style mais un maniérisme, l’objet sera moche, l’émotion absente. » (Manchette, 2023, p. 261-262). Même si le romancier paraît s’amuser avec l’écriture comportementaliste, le behaviorisme reste donc un style, et non un maniérisme. Même un roman aussi expérimental que Fatale, le seul à avoir été refusé par la Série Noire, est d’abord nourri par le travail de la pensée et conserve une dimension éminemment politique, jusqu’à cette fin incandescente. C’est ce que Manchette explique par exemple dans une lettre adressée à Jacques Faule :

(le sujet anecdotique de Fatale, c’est aussi, pendant que le prolétariat dort encore, l’affinité qui existe entre une déclassée nihiliste et un rejeton de l’ancienne classe dominante, face à la classe actuelle dominante – l’érudition pourra reconnaître là, sous un autre habit, certains aspects que Raoul Vaneigem a fait apparaître dans plusieurs de ses textes, sur l’époque bourgeoise comme monde de la scission intercalé entre une organisation unitaire du monde qui est le féodalisme, et une autre organisation unitaire – à venir – qui est le communisme harmonieux). (Manchette, 2020, p. 106)

30Cette « littérature artistique » n’est pas sans lien avec le polar, rappelle Manchette. C’est que, à mesure que le genre s’institutionnalise, le roman noir paraît frayer avec la blanche. Natacha Levet a analysé cette porosité en revenant sur ce

[…] moment où les frontières entre “blanche” et “noire” se brouillent, avec des écrivains transfuges qui migrent des collections noires vers la littérature générale (Daniel Picouly, Daniel Pennac, un peu plus tard Virginie Despentes), et des auteurs de littérature « blanche » qui empruntent les codes du roman noir (Jean Echenoz, Christian Gailly, Tanguy Viel, François Bon, tous auteurs des Éditions de Minuit). » (Levet, 2024, p. 44)

31Le cas de Jean Echenoz, l’un des rares auteurs des éditions de Minuit que Manchette apprécie et complimente7, permet précisément de comprendre la singularité de la position de Manchette. En lisant bien les Lettres du mauvais temps, on observe que ses rapports avec Jean Echenoz, tout en restant amicaux, évoluent peu à peu. Alors qu’il travaille sur le cycle qui aurait dû devenir Les Gens du mauvais temps, Manchette éprouve même le besoin de marquer une « radicale divergence » avec celui qu’il continue pourtant à lire avec « un agrément entier8 ». Il lui écrit ainsi :

Grand merci de l’envoi que tu m’as fait de l’Occupation des sols. Comme nous pouvions l’un et l’autre nous y attendre, je l’ai lu avec un plaisir solide.

À parler franchement, je ne suis pas certain que je prendrais actuellement un plaisir aussi égal et soutenu à lire de toi un roman, je veux dire 100 ou 200 feuillets, qui poursuivrait dans la direction que tu as prise au cours de tes quatre (ou trois et demi) ouvrages. Je t’écrivais après l’Équipée malaise que ma préoccupation littéraire était ailleurs. Elle y est encore davantage maintenant, c’est-à-dire sur un terrain qui pourrait facilement être confondu avec la vieille affaire de la littérature « engagée », et qui, donc – et bien qu’il s’agisse d’autre chose que d’engagement civique à la Sartre –, m’écarte fermement de ce qu’un chroniqueur du Monde a appelé, si je me souviens bien, la « subversion douce » de l’écriture par Echenoz. (Manchette, 2020, p. 274)

32Cette « radicale divergence » ne vient pas du seul travail sur la forme, que Manchette ne dénie jamais à Jean Echenoz. Elle est à chercher ailleurs, du côté de « la vieille affaire de la littérature “engagée” », qui parait s’opposer à cette « subversion douce ». Mais comment le style permet-il de s’engager au sens où l’entend Manchette ? Pour le comprendre, sans doute peut-on encore revenir vers cette notion de joie.

3. D’une joie à l’autre

33Écrire permet aussi de donner libre cours à ce que Manchette appelle « la joie mauvaise de “tout remettre en cause” » (Manchette, [1996] 2003, p. 399). Dès L’Affaire N’Gustro, celui qui s’apprête à entrer en littérature dans les marges du roman noir imagine les critiques outrées que pourrait faire naître ce premier roman. « J’attends aussi les réactions, que j’espère violentes », note-t-il d’abord dans son Journal (Manchette, 2008, p. 355), avant d’écrire peu après : « J’espère que je vais faire bruyamment vomir quelques critiques, c’est bon pour la gloire. » (Manchette, 2008, p. 357). « La joie immense que c’est d’offenser » (Manchette, [1971] 2005, p. 196), proclame par ailleurs Butron.

34Cette provocation ne doit toutefois pas être gratuite, et, de nouveau, elle doit être portée par un travail sur la langue. Il faut en somme, pour reprendre les mots utilisés par Manchette lorsqu’il évoque Ellroy, que « l’invention stylistique brise chaque fois notre envie de vomir en prenant au dépourvu, chaque fois qu’il le faut, notre esprit et notre estomac. » (Manchette, [1997] 2003, p. 334). Les scènes d’action dans ses romans sont par conséquent des moments d’extrême dérèglement, où le style permet de générer une forme de « bordel social et politique » (Manchette, 2008, p. 56), pour reprendre une expression utilisée par Manchette dans son journal en mai 68. Dans son article consacré à Ô Dingos, ô châteaux !, Jean Kaempfer a bien montré combien l’écriture permet de donner corps à cette ivresse ravageuse, « libérant au hasard des catastrophes locales dont Manchette recueille les éclats dans un beau style » (Kaempfer, 2007, p. 63).

35Il faut donc tâcher de plaire et de déplaire dans le même mouvement. Sur ce plan, Manchette ne manque pas de ressources. « Soyez tranquilles, nous aurons à cœur de mécontenter tout le monde » (Manchette, 1997, p. 302), annonce-t-il dans Les Yeux de la momie. Cette conception agonistique de la littérature le rapproche sans doute de Guy Debord, qui affirme pour sa part avoir « réussi à déplaire universellement, et d’une façon toujours neuve » (Debord, [1985] 2006, p. 1553). Tous deux manient en outre, sur des terrains certes différents, une langue qu’on pourrait qualifier de tranchante. Dans ses Chroniques, Manchette s’en prend d’ailleurs à tous ceux qui pratiquent un « français filandreux, privé de tranchant, de rythme et de beauté » (Manchette, [1996] 2003, p. 367). Comme le parang de La Princesse du sang, la langue de Manchette entend, à l’inverse, « tranch[er] sans ralentir » (Manchette, [1997] 2005, p. 1029) les voiles qui font écran et empêchent d’observer les évolutions de la société. Alors le style devient « apte à critiquer la falsification généralisée de la perception du monde. » (Manchette, 2020, p. 446). Alors la forme est bien la forme parce qu’elle est véritablement « la forme du contenu » (Manchette, 2008, p. 136).

36Encore une fois, la vélocité est ici essentielle. Elle est aussi à chercher, pour Manchette comme pour Debord, dans les œuvres des « grands stylistes du passé », et notamment ceux du Grand Siècle. On peut ainsi lire ces préconisations dans les Chroniques :

Je ne sais comment nous nous en tirerons, sauf à cohabiter incessamment, par la lecture, avec les grands stylistes du passé. (Je préconise de remonter au moins jusqu'au XVIIIe siècle ; et un peu de XVIIe ne fera pas de mal). (Manchette, [1997] 2003, p. 367-368)

37Chantal Wionet a analysé la « parenté […] troublante » qui unit sur ce point Manchette et Flaubert :

La place des classiques dans la formation du goût et d’une langue à soi est bien la même : c’est en se « retrempant » dans leur énergie et leur exactitude, que, selon Flaubert comme Manchette, il devient possible de concevoir un nouveau style, lequel n’aurait rien d’une copie ou d’une redite. (Wionet, 2009)

38Cette langue énergique et tranchante pourrait rappeler ce sublime, qui, souligne Boileau dans sa traduction du Traité du sublime, « quand [il] vient éclater où il faut, […] renverse tout comme un foudre » (Longin, [1674] 1995 p. 74). Si le style renverse le lecteur, il peut aussi brièvement l’éclairer. Manchette l’explique dans un entretien : il s’agit de « faire voir, si le lecteur veut bien prendre le temps de regarder. […] s’il ne veut pas, c’est son problème. Je ne suis pas chargé de l’évangéliser. » (Manchette, 2023, p. 169). L’écrivain se garde des élans didactiques, mais sa « joie mauvaise » n’a rien de nihiliste. Elle entend apprendre à penser, et plus précisément à penser contre : contre soi, contre les autres et même contre ceux qui s’opposent entre eux. C’est l’une des fonctions essentielles de ce que Manchette appelle toujours, avec précaution, une « littérature “engagée” » (Manchette, 2020, p. 274). Le roman interroge. Comme l’écrit Philippe Dufour dans Le Réalisme pense la démocratie, il est « le branle de l’esprit critique, son dubitare aude » (Dufour, 2021, p. 10). C’est bien l’approche de Manchette, qui se place notamment dans le sillage du Orwell d’Hommage à la Catalogne. Il l’explique dans une lettre à Robin Cook :

[…] j’en suis venu à penser que le « Labyrinthe espagnol » a été le modèle des causes actuelles, quand tout le monde veut vous faire croire que vous devriez être, par exemple, avec l’IRA contre les Britanniques, ou avec l’OLP contre les Israéliens et les milices chrétiennes au Liban, et surtout, vous n’êtes pas censé être contre les deux camps ; de la même façon, vous n’étiez pas censé être contre les fascistes espagnols et contre le gouvernement républicain. (Manchette, 2020, p. 137)

39Sur des sujets aussi complexes que la guerre d’Algérie, le terrorisme ou le conflit israélo-palestinien, Manchette invite donc sans cesse à se méfier des pièges de l’idéologie. Dans Nada, il nous rappelle par exemple qu’on peut, sans jamais les confondre, se dresser contre le terrorisme qui ne mène qu’à la défaite et contre l’État qui récupère pour mieux écraser. Cette position n’est pas simple à tenir. C’est ce que découvre Treuffais, le personnage le plus proche de Manchette9, qui renonce au terrorisme après s’être violemment disputé à ce sujet avec son ami Buenaventura Diaz. C’est pourtant la seule position qui vaille pour Manchette et elle n’a rien à voir avec une neutralité confortable. Elle ne tient jamais de cette irrésolution qui, pour Machiavel, perd les princes qui doivent affronter le danger : Manchette n’ignore pas cette leçon puisqu’il recopie cette citation du Prince dans l’une de ses lettres, en prenant soin de l’écrire en italien (Manchette, 2020, p. 456).

40C’est en ce sens qu’il s’engage dans et par la littérature, et que son style, tout en étant singulier, devient profondément « de son temps et aussi de son espace », pour reprendre les derniers mots du Petit Bleu de la côte ouest (Manchette, [1976] 2005, p. 794). Manchette le rappelle dans une lettre adressée à Jean-Louis Sauger :

Je crois qu’on peut saisir un style, à condition de le saisir par les deux bouts en même temps : à la fois comme ensemble d’éléments difficilement dénombrables, et en tant que le style est son temps. La définition du style noir est à la fois une question de formes et une question historique, les deux questions sont absolument coexistantes. (Manchette, 2020, p. 117-118)

41Non seulement le style est historique, donc, mais il doit ramener vers l’Histoire. C’est l’une des leçons de La Princesse du sang. Cette leçon peut tenir en quelques mots, comme lorsqu’Ivory Pearl, qui est allée chercher la solitude au fin fond de la Sierra Maestra, pense pouvoir échapper à l’Histoire qui s’écrit pourtant tout autour d’elle. Le narrateur constate alors, pour décrire et invalider cette solitude en seulement cinq mots : « Nul ne l’observait encore. » (Manchette, [1997] 2005, p. 1065). Cette leçon peut aussi prendre le temps de se déployer, comme durant l’« envoûtant » (Magniont, 2017, p. 241) chapitre 11 de ce roman. Alors, comme le note Gilles Magniont, « les pages […] tanguent entre le vaste monde et les préoccupations quotidiennes d’Ivy, de l’infiniment grand de l’Histoire à l’infiniment petit des fourmis qu’elle photographie » (Magniont, 2017, p. 241-242). Manchette, prenant plus de hauteur que jamais, nous fait voyager en quelques lignes de l’Europe à Cuba en passant par l’Afrique du nord. Il assemble dans un même mouvement Miles Davis et Nasser, Ivory Pearl et la guerre d'Algérie, la mort et la création. La littérature lui permet de fondre le passé, le présent et l’avenir dans ce qu’il appelle avec Hegel « la physionomie du tout10 ». Arrivé au terme de ce chapitre, le lecteur a même la surprise de voir surgir un étrange « je »11, dont l’âge et les traits se mêlent fugitivement avec ceux du romancier. Avec l’une de ces tournures sinueuses dont il a le secret, Manchette fait ainsi dire à son narrateur : « Cet été-là j’avais treize ans et je ne croyais pas qu’il est impossible de vivre à l’abri des coups de l’Histoire. Quelques années plus tard je changeai d’avis. » (Manchette, [1997] 2005, p. 1072). À ceux qui oublient l’importance du travail sur la langue, dans le polar ou dans d’autres formes littéraires, Manchette offre dans ce chapitre une leçon d’écriture. À ceux qui sombrent dans le maniérisme, il rappelle que nul romancier ne peut espérer « vivre à l’abri des coups de l’histoire ». On comprend pourquoi il confie à Yannick Bourg, alors qu’il travaille précisément sur La Princesse du sang :

Le seul « polar non-classique » que j’apprécierais, somme toute, serait du genre de ce à quoi je travaille : le décharnement formel du roman noir doit maintenant être mis au service d’une réalité nouvelle, et laisser sur leur cul les polareux littérateurs et les polareux stalino-gauchistes. (Manchette, 2023, p. 260)

42C’est bien de la joie que peut ressentir le lecteur en voyant ainsi rassemblés la forme et le contenu. Parce qu’elle n’offre jamais aucun message explicite et parce qu’elle est morale sans être moralisatrice, cette joie est en mesure d’apprendre à penser. On pourrait peut-être se souvenir ici de ces mots de L’Éthique12, qui à leur manière éclairent aussi l’expérience singulière qu’éprouve le lecteur de Manchette : « Par Joie […], j’entendrai donc […] la passion par laquelle l’esprit passe à une perfection plus grande » (Spinoza, [1977] 1994, p. 192).

*

43En somme, le style de Manchette est « source de joie » non pas en dépit des dissonances qui le traversent et l’animent mais grâce à ces dissonances. Il l’est pour l’écrivain, malgré les affres de la création et les années de mauvais temps. Alors qu’il se destinait au cinéma, Manchette a bien été happé par « l’amour de la langue » (Manchette, [1996] 2003, p. 256). Le style lui a offert un espace de « joie sauvage », pour reprendre deux mots de sa traduction de Kahawa de Donald Westlake (Westlake, [1983] 2019, p. 293). Le style est tout autant source de joie pour le lecteur, d’autant que Manchette, dans le polar, n’entend pas choisir entre « un divertissement étincelant d’habileté » et « la grandeur morale » (Manchette, [1996] 2003, p. 47). Cette langue véloce a donc tout pour nous saisir et nous enivrer. C’est aussi ce qui explique la joie éprouvée devant ces morceaux de bravoure qu’on trouve dans tous les romans de Manchette, comme l’incendie du Prisunic dans Ô Dingos, ô châteaux !. « Le texte est ivresse ou il n’est rien », proclame encore l’écrivain dans ses Chroniques (Manchette, [1996] 2003, p. 246). Cette ivresse grise et dégrise car le plaisir du style se prolonge au-delà du simple plaisir esthétique, mais sans jamais le renier. Le roman noir peut alors conduire à une forme bien particulière de bonheur, comme l’écrit Manchette en rendant hommage à Robin Cook et en se souvenant de Kafka :

Il écrivait des horreurs parce qu’il écrivait contre l’horreur. Quelqu’un qui lutte aussi ardemment contre ce qu’il y a de pire manie sans doute « la hache qui brise la mer gelée en nous », mais c’est beau, et la beauté rend heureux, ceux du moins qui ne s’imaginent pas que le bonheur, c’est du confort. (Manchette, [1996] 2003, p. 406-407)