Colloques en ligne

Gérald Peloux

De la « fausse réputation » d’Edogawa Ranpo : quand un écrivain s’inquiète de l’influence de son style

Edogawa Ranpo’s “false reputation”: when a writer worries about the influence of his own style

1Les lecteurs de la grande revue policière du Japon de l’entre-deux-guerres, L’Homme moderne (新青年)1, découvrent avec stupeur, en avril 1934, la première livraison d’un roman dont la publication s’achèvera en décembre de la même année : Meurtres dans la demeure de la peste noire (黒死館殺人事件)2, œuvre d’un nouvel écrivain qui avait fait déjà parler de lui quelques mois auparavant, Oguri Mushitarō 小栗虫太郎 (1901-1946). Ce long texte complexe (environ 500 pages dans sa version originale), dans lequel l’intrigue se perd dans une surabondance de détails, de références savantes, de notes, de commentaires, d’illustrations étonne les lecteurs et les critiques du genre qui y voient aussitôt un chef-d’œuvre annonçant la naissance d’un grand écrivain.

2Lors de la publication de Kokushikan, Kōga Saburō 甲賀三郎 (1893-1945), écrivain et critique du genre policier, oppose systématiquement cette œuvre avec celles d’Edogawa Ranpo 江戸川乱歩 (1894-1965) qui, depuis 1923, s’était imposé comme la figure majeure du genre au Japon. Dans le même numéro que la deuxième livraison (mai 1934), il déclare que ce texte est le premier depuis bien longtemps à autant l’enthousiasmer, et ce malgré quelques défauts. Edogawa Ranpo, dont on attendait avec impatience le retour avec une œuvre purement policière, avait bien commencé à publier L’Esprit malin (悪霊) quelques mois auparavant, mais il n’avait pas tardé à retomber dans l’un de ses travers, celui de ne pas respecter la régularité mensuelle imposée par une publication en revue. Kōga considère que l’œuvre de ce dernier allait se terminer de manière décevante « comme la tête d’un dragon et la queue d’un serpent [龍頭蛇尾] », autrement dit, comme un pétard mouillé (Kōga, 2017, 432). De fait, Ranpo, après de nouveaux atermoiements, ne reprit jamais la publication de ce texte qui aurait dû marquer son grand retour.

3Lorsqu’en mai 1935, le texte d’Oguri Mushitarō est publié chez Shinchōsha, une des grandes maisons d’édition de l’archipel, Kōga et Ranpo sont de nouveau de la partie et rédigent chacun une préface. Ce dernier fait un éloge classique de cette œuvre (Edogawa 1977). Kōga, lui, revient sur l’opposition entre Ranpo et Mushitarō. Les premières lignes font un sort à celui-là : il y a dix ans était apparu Ranpo et aujourd’hui naissait un nouveau grand écrivain, Kōga semblant reléguer de fait Ranpo dans un glorieux passé… et dépassé. Il considère que les deux sont des « monstres [怪獣] »3, mais aux caractéristiques très différentes. Tandis que l’« écriture [de Mushitarō] est caractérisée par la complexité et par une sorte de puissance »4, le « style remarquable [名文] » de Ranpo se distingue par sa ténacité, sa persévérance, son opiniâtreté, son « aspect collant [粘り気のある名文] » (Kōga 1977, 8). Si l’utilisation des métaphores ne permet pas de comprendre clairement ce qu’entend Kōga, il n’en reste pas moins vrai qu’il utilise « meibun » (« style remarquable »), un terme qui s’applique à l’écriture des grands auteurs, des grands stylistes.

4Ainsi dès le milieu des années 1930, et malgré toutes ses précautions à l’encontre de Ranpo dont il n’est que peu friand, Kōga n’en reconnaît pas moins la qualité de l’écriture de ce dernier. Mais de quel style parle-t-on ? En effet, comme le suggère le critique, dans une période qui se targue de vitesse, cela fait déjà dix ans que Ranpo règne en maître sur le roman policier, et le genre depuis quelque temps « stagne [沈滞] ». Il en appelle au changement, à la venue d’une nouvelle génération que paraît inaugurer Oguri Mushitarō (Kōga 2017, 432). Le « meibun » de Ranpo semble donc être à double tranchant selon Kōga : il reconnaît la qualité de l’écriture de Ranpo, la forme, mais ne semble pas conquis par le fond.

5Dès 1925, le critique et écrivain Hirabayashi Hatsunosuke 平林初之輔 (1892-1931), un des premiers à reconnaître l’intérêt et l’importance du roman de détective5, avait déjà demandé à Ranpo de « ne pas perdre son attitude sérieuse et de progresser »6, car « il en serait fini s’il venait à se laisser aller, ne serait-ce qu’une fois »7 (Hirabayashi 1980, 13). Pour Hirabayashi, ce « laisser-aller » signifiait le non-respect des critères les plus rigoureux du roman de détective, comme les définiront quelques années plus tard Ronald Knox (1888-1957) et S.S. Van Dine (1888-1939), et que certaines nouvelles de Ranpo annonçaient déjà. Finalement, Ranpo ne suivra pas les recommandations de Hirabayashi, au grand dépit de celui-ci.

6Kōga et Hirabayashi ne sont pas les seuls à s’inquiéter. Un autre écrivain, et pas des moindres, se pose les mêmes questions. Ranpo lui-même. À partir de la fin des années 1920 il s’interroge de plus en plus sur le statut et la forme de son œuvre et son influence dans le genre policier japonais. Dans son autobiographie rédigée et amendée tout au long de sa vie, Quarante ans de roman de détective (探偵小説四十年), certains intertitres sont révélateurs : pour décrire l’année 1929, l’un d’entre eux affirme « Vivre c’est coopérer [生きるとは妥協すること] » (Edogawa 2006, 379), qu’on pourrait plutôt traduire par « vivre c’est transiger/faire des concessions ». Le titre général pour 1930 déclare « Ma fausse réputation ne fait que prendre de l’ampleur [虚名大いにあがる] » (Edogawa 206, 406). Il constate ainsi que sa production fictionnelle est caractérisée par un écart croissant entre sa réputation grandissante auprès d’un lectorat de plus en plus important avec des publications dans des magazines à grand tirage – les concessions – et sa réception auprès de « [s]es compagnons écrivains [de romans policiers], de [s]es amis et des lecteurs du monde intellectuel [作家仲間や、友人やインテリ読者] » (Edogawa 2006, 420). En effet, alors que Ranpo est confronté à la réalité de sa production qui va à l’encontre de ce qu’il propose dans ses essais théoriques, les praticiens du genre tentent au même moment d’organiser le monde du policier au Japon en s’appuyant sur les œuvres locales et en les comparant avec ce qui est produit à l’étranger.

7Dès les années 1920, les critiques et les écrivains utilisent ainsi deux séries de termes pour tenter de préciser le contenu et/ou le style des romans de détective japonais. Hirabayashi Hatsunosuke oppose ainsi en février 1926 dans son essai « Les diverses tendances du roman de détective » (« 探偵小説壇の諸傾向 ») les romans de détective « malsains [不健全] » à ceux qui seraient « sains [健全] ». Les premiers s’éloigneraient du réalisme pour créer un espace hors du commun basé sur une recherche des éléments « psychologiquement malades [精神病理的] » et « psychologiquement déviants [変態心理的] ». Quant aux seconds, Hirabayashi se contente de dire qu’ils s’opposent aux premiers. À la même période, Kōga Saburō propose l’opposition « orthodoxe [本格] » / « hétérodoxe [変格] » qu’il crée entre août 1925 et février 1926. Pour ce dernier, les romans « orthodoxes » s’attacheraient à respecter les structures du roman policier classique, avec une énigme, une résolution, ne feraient pas appel au surnaturel, ne joueraient pas la carte de l’effroi et n’utiliseraient pas des thématiques ancrées dans les aspects les plus morbides et les plus extrêmes de la psyché humaine, toutes des caractéristiques propres au roman de détective « hétérodoxe » (Taniguchi 2013, 10-11).

8Les écrivains, les commentateurs, mais aussi les lecteurs japonais de l’époque se sont trouvés ainsi face à un surinvestissement de la question du genre, les très nombreuses propositions de catégorisations empêchant paradoxalement de donner une image claire de l’objet « tanteishōsetsu » (« roman de détective »). Dans cet espace flou, le monde médiatique va chercher son champion : ce sera Ranpo. Yumeno Kyūsaku 夢野久作 (1889-1936), autre grand maître du genre, s’était ainsi attelé en 1934 à un des exercices obligés de l’époque : comment définir le roman de détective ?

Le roman de détective ressemble au sérum de la diphtérie. Si on l’injecte à un malade, l’effet est vraiment positif. Il semble détruire le virus avec un incroyable taux de réussite de presque cent pour cent.

Et pourtant, le virus de la diphtérie est toujours inconnu. Il n’a pas encore pu être identifié malgré la puissance de la médecine moderne. En d’autres termes, puisque la nature de la maladie n’a pas été découverte bien que son médicament l’ait déjà été, c’est tout comme si un criminel n’avait pas été arrêté et que son procès ait déjà eu lieu. Il s’agit vraiment d’une situation totalement absurde.

Il en est de même pour le roman de détective.

Vouloir comprendre la nature d’un esprit en quête d’un roman de détective, voilà déjà quelque chose de totalement absurde, désopilant, aventureux, fantasmatique, mystique… ou dans ce genre. […]

En fait, chercher ce qui rend intéressant un roman de détective ne semble guère simple. 8 (Yumeno 2001, 101)

9Ranpo est donc confronté à partir des années 1930 à un paradoxe, voire à un état proche de la schizophrénie : son œuvre, et, par conséquent son style, sont de plus en plus identifiés auprès du grand public comme représentants du roman policier japonais alors que les spécialistes du genre, et Ranpo au premier plan, se montrent toujours plus circonspects face à une écriture qui semble vouloir s’écarter d’une certaine orthodoxie du genre, des canons largement empruntés à l’Occident.

10Comment Ranpo se positionne-t-il à travers la fiction par rapport à cette reconnaissance médiatique de son style, aux dépens d’une orthodoxie générique qui rappelle systématiquement sa présence ?

L’émergence d’un style

11Lorsque Ranpo publie dans Shinseinen en avril 1923 sa première nouvelle, La Pièce de deux sen (二銭銅貨), la réception parmi les amateurs du roman policier est plus que positive. L’un d’entre eux, Kosakai Fuboku 小酒井不木 (1890-1929), dans le même numéro, explique combien il attendait un tel auteur et pourquoi il voit en Ranpo un maître en devenir :

[…] Qu’est ce qui fait de La Pièce de deux sen une œuvre supérieure aux autres ? Comme les lecteurs ont déjà pu le remarquer, ils sont totalement captivés grâce à l’ingénieux code secret, ne peuvent plus penser à autre chose, et sont renversés dans les dernières lignes. C’est un peu comme le sentiment éprouvé après la lecture de L’Arrestation d’Arsène Lupin de Leblanc. L’astuce de la pièce de monnaie pourrait avoir été inspirée par des romans policiers étrangers, mais l’habileté avec laquelle sont liées l’écriture braille et une expression en six caractères n’est rien de moins que remarquable. […]. Il n’y a rien à critiquer dans la manière dont l’intrigue se développe, la description est impeccable à tous égards9. (Kosakai 1980, 8)

12Si la question de l’influence occidentale est posée, Kosakai Fuboku applaudit également à la capacité de Ranpo d’avoir pu mettre en place un code secret en utilisant la langue japonaise. Mais surtout, il fait référence au premier texte qui fait intervenir Arsène Lupin, dont la construction pose problème : le lecteur est en quelque sorte « coincé » par l’écrivain qui fait tout pour que son lecteur soit étonné dans les dernières lignes du texte. Dans les premières années de production, Ranpo entretiendra un rapport très fort avec ses lecteurs, les impliquant textuellement dans ses textes à coups de « chers lecteurs [読者諸君] ». Ses nouvelles veulent apporter du plaisir à ces derniers mais être aussi pédagogiques : nombre d’entre elles citent des œuvres occidentales, s’appuient parfois sur un hypotexte clairement identifié, et jouent sur les horizons d’attente de lecture classique : le crime n’en est pas un, il s’agit d’un jeu, il n’y a pas d’identification du criminel jusqu’à la conclusion, il y a un crime mais pas d’enquête, etc. Le style de Ranpo des premières années s’appuie ainsi sur une intertextualité et une connaissance du genre très fortes, résultat de lectures intenses les années précédentes, qui exigent des lecteurs une connaissance approfondie du genre policier occidental. De fait, ces nouvelles policières, qui sont présentées comme telles dans les revues, sont marquées dès le début par des écarts génériques très importants avec le genre classique. Un autre aspect qui apparaît très tôt dans les nouvelles de Ranpo et qui s’amplifie dès ses premiers textes longs est le recours assez systématique à un imaginaire grotesque, compris dans un sens très large : déformation corporelle, sexualité déviante, folie, etc. (Reichert 2009, 355-380).

13C’est au croisement de ces deux spécificités : jeu avec le lecteur et le genre policier, et imagerie grotesque que se développe le style de Ranpo. La majorité des nouvelles que l’on peut lire actuellement en traduction française appartiennent à ce « style » et c’est pour celles-ci qu’on parle, au Japon également, de « meibun » dans le cadre de l’œuvre de Ranpo : les recueils (composés en France) La Chambre rouge, Mirage et Un Amour inhumain10. Tout lecteur (qu’il soit francophone ou japonophone) de ces nouvelles sera sans doute étonné qu’on puisse accoler à celles-ci le terme générique de roman policier alors que les attendus classiques n’y sont guère présents voire totalement absents. C’est malgré tout ce qui sera systématiquement fait, surtout dans le monde médiatique au Japon.

Un style qui évolue

14Ce style, propre à Ranpo, s’impose très rapidement comme le style du roman policier auprès du lectorat pour trois raisons.

15À partir de décembre 1926, il publie Le Nain (一寸法師), un de ses premiers romans longs, dans les deux éditions (de Tokyo et d'Osaka) de l'Asashi shinbun (朝日新聞), l’un des grands quotidiens nationaux. Il est ainsi l’un des premiers écrivains de roman policier à se voir offrir une visibilité au-delà du lectorat du genre, même s’il avait déjà publié deux autres récits dans des revues générales quelques mois auparavant11. Ce récit se déploie comme une enquête relativement classique, qui reprend toutefois tous les gimmicks stylistiques et thématiques chers à Ranpo : recours au grotesque du crime (morceaux de corps humains qui remplacent des parties de mannequin dans un grand magasin, etc.) et à une fin ouverte. C’est donc ce type de roman, présenté comme du roman policier, écrit par son plus grand représentant, qui va toucher un lectorat bien plus important que les quelque 20 000 ou 30 000 exemplaires du tirage mensuel moyen de Shinseinen et qui va dépasser le Landerneau des revues spécialisées dans le genre.

16Le quotidien annonce le début de la publication du Nain dans ses colonnes de la manière suivante :

Edogawa Ranpo est le représentant au Japon du roman policier et personne n’arrive à sa cheville pour ce qui touche à la clarté de ses déductions, à la richesse de ses sentiments, à l’originalité de son imagination, à la précision de ses descriptions. « Si Edgar Allan Poe est le créateur du roman policier, Edogawa Ranpo l’est pour le roman policier japonais moderne », tels sont les éloges de Kosakai Fuboku12. (Edogawa 2004, 134)

17Si l’identification, sans doute aussi pour des raisons commerciales et publicitaires, de Ranpo au roman policier est claire, l’écrivain lui-même émet déjà quelques doutes, la veille même du début de la publication, quand il s’adresse aux lecteurs du journal, venant en quelque sorte réduire la portée du discours flatteur du quotidien présenté auparavant :

J’écris des romans policiers, mais tout en disant cela, il faut bien voir que ce genre est divisé aujourd’hui en plusieurs tendances et il en existe certaines qui sont très loin des impressions ressentis à la lecture du roman policier d’autrefois. Il est difficile de dire maintenant ce que je vais écrire, tant que je n’ai pas terminé de le faire, mais il ne s’agira sans doute pas de ce qu’on appelle roman policier orthodoxe, et tout autant, il ne s’agira pas d’une nouvelle tendance, d’une tendance « moderne » comme on dit. Je pense qu’il s’agira tout simplement de ce que je préfère, un monde bizarre et vieillot.

Aussi, s’il se trouve parmi vous des personnes qui lisent pour la première fois ce genre de récits, je souhaite ardemment qu’elles n’en concluent pas que le roman de détective ressemble aux miens et qu’elles lisent également d’autres textes de types différents13. (Edogawa 2004, 134)

18Ces doutes portent sur le type de texte qu’il écrit, sur leur adéquation avec le roman policier orthodoxe, autrement dit, le roman policier canonique tel qu’il est envisagé à l’époque, entre autres, par Kōga Saburō. Cette annonce semble marquer une prise de conscience très précoce de cet écart et du désir de mettre à distance son propre style et les attentes du lectorat, au point d’appeler ce dernier à ne pas tirer de conclusion hâtive sur ce que pourrait être ce nouveau genre. Sans doute l’aura-t-il ressenti avec autant d’urgence que la même année Le Nain est adapté au cinéma, prouvant l’appétence du monde médiatique et culturel pour Ranpo et laissant présager une influence accrue de son style sur des spectateurs qui n’auraient pas encore lu ses œuvres. Dans son autobiographie, en commentaire de l’annonce précédemment citée, il ajoutera que « dès cette époque [il] avait compris que la véritable voie du roman de détective est celle d’un roman logique14 » (Edogawa 2006, 240).

19Cette prise de conscience – c’est la deuxième raison – est cependant contrecarrée par le contexte éditorial de l’époque. Les journaux et revues avaient tendance à voir et à présenter Ranpo comme le représentant du roman policier le plus en pointe. C’est en fait tout le monde de l’édition qui accapare cette image alors que la culture de la fin des années 1920 connaît une vague d’ero-guro-nansensu エログロナンセンス (« érotisme-grotesque-nonsense »), souvent abrégé en ero-guro, qui va atteindre son apogée entre 1927 et 1932. Il s’agit d’un phénomène culturel qui peut être rapproché de l’ambiance culturelle de la République de Weimar, qui se veut hédoniste, qui s’intéresse au plaisir, à la sexualité, aux marginalités, au crime, malgré une censure tatillonne15. Ranpo va, à son corps défendant, rapidement être assimilé à cette vague, ce qui va amplifier une réception, qu’il considère biaisée, de son écriture. Il suffit ainsi de rassembler quelques encarts publicitaires de l’époque pour comprendre quels aspects de l’œuvre de Ranpo sont mis en avant. On remarque sur ceux-ci systématiquement deux aspects : le nom d’Edogawa Ranpo mis en valeur, devenant ainsi une marque commerciale, le terme de « roman de détective » (« tanteishōsetsu ») toujours accompagnés d’adjectifs ou d’expressions venant renforcer l’aspect ero-guro.

20Ranpo perd ainsi la main sur sa propre image. Une anecdote vient confirmer cela : la vraie-fausse interview de Ranpo dans son bureau plongé dans l’obscurité, auteur ero-guro oblige, qui lui imposerait l’utilisation de gouttes pour les yeux de la marque Smile. Cependant, cette interview fictive est également intéressante, car elle s’appuie sur l’identification de Ranpo à l’atmosphère culturelle de l’époque. Le journaliste dit s’être fait tancer par l’auteur à propos du lien qu’on ferait entre ce phénomène et Ranpo que ce dernier rejette. Le journaliste essaie alors d’expliquer cette identification de la manière suivante : « Quand vous écrivez, vous ne cherchez pas à intégrer de l’érotisme et du grotesque, mais peut-être ces aspects se développent-ils sans que vous vous en rendiez compte, au fur et à mesure de l’avancée de votre travail16 ? » À quoi Ranpo rétorque qu’il a peut-être raison mais qu’il voudrait écrire des textes plus « orthodoxes », loin du grotesque (Edogawa 2004, 220). S’il est bien sûr difficile de séparer la réalité de la fiction, dans un contexte publicitaire, l’idée portée par cette partie de l’échange se retrouve dans certains textes écrits par Ranpo dans lesquels il rejette cette projection.

21Enfin, une troisième raison marque l’évolution du style de Ranpo, une cause cette fois-ci interne à ses textes. Avec sa réputation grandissante et les demandes toujours plus importantes des mensuels et des quotidiens, il se lance dans la rédaction de romans-feuilletons présentés comme des romans policiers. Or ce format long ne convient pas à l’écriture de Ranpo : il hésite sur la voie que doit prendre l’intrigue, rend en retard ses contributions mensuelles, impose aux illustrateurs de ses textes de dessiner un épisode sans en connaître le contenu, abandonne l’écriture de certains textes en cours de publication, voire, lors de grandes crises, s’enfuit et disparaît de chez lui plusieurs semaines ou plusieurs mois. Ainsi, dès la publication du Nain avait-il commencé, comme nous l’avons vu, à prendre ses distances avec sa propre écriture comme représentative du roman policier. Pour montrer ce rapport complexe avec son écriture des longs récits, nous allons prendre l’exemple d’Au Paroxysme de l’insolite (猟奇の果), publié durant toute l’année 1930 dans la revue Le Club des belles-lettres (文藝倶楽部). À ce stade, un résumé de cette œuvre étonnante est important pour mieux saisir les atermoiements de Ranpo concernant son style.

22Aoki Ainosuke, alors qu’il a tout pour être heureux, s’ennuie. Mais bientôt il découvre qu’un de ses amis a un sosie qui s’adonne à toutes sortes de jeux défendus. Il a même l’impression que sa propre épouse rencontre en secret cet homme. Pour en avoir le cœur net, il tente par plusieurs fois de le suivre – il est séquestré une nuit entière par ce sosie – jusqu’à un soir où il se trouve de nouveau face à lui : il lui tire dessus et l’homme tombe mort. Affolé, Aoki s’enfuit et rencontre à nouveau un jeune homme qui lui avait proposé une fois précédente de lui vendre « un miracle ». Il avait alors refusé mais cette fois-ci, il accepte. Il est conduit dans un laboratoire.

23Le récit change alors d’envergure car les aventures d’Aoki ne sont qu’un épiphénomène d’événements beaucoup plus importants qui sont sur le point de submerger le Japon. Un journaliste assiste par hasard à d’étranges mouvements près de la demeure d’un riche industriel. Il découvre sur les lieux une liste de personnages importants des mondes de la finance, de la politique et aussi le nom d’Akechi Kogorō. Il s’agit en fait d’un projet de coup d’État par un groupe prolétarien illégal : il veut remplacer toutes les têtes pensantes de l’État japonais par des membres de leur mouvement qui auront subi entre temps des opérations de chirurgie esthétique pour devenir les sosies des personnes enlevées. Alors que la situation semble désespérée, le détective, qui était séquestré par les malfaiteurs, réussit à s’enfuir et déjoue le complot tandis que l’ « usine de transformation des humains » brûle (Edogawa 2003).

24Au Paroxysme de l’insolite est une œuvre au parcours particulièrement sinueux et les lecteurs de l’époque ont dû faire face à une expérience complexe. Présenté comme le nouveau « extraordinaire roman de détective de l’étrange [怪奇の大探偵] » ou le dernier « extraordinaire long roman de détective très étrange et très bizarre [奇々怪々長篇大探偵小説] » (Edogawa 2004, 195), reprenant les slogans familiers dans les annonces des grandes revues populaires que nous avons évoquées plus haut, la publication mensuelle continue tant bien que mal jusqu’en juin. À partir du mois suivant, le titre change en Les Chauves-souris blanches (白蝙蝠) ; en août, une ligne supplémentaire est ajoutée pour indiquer qu’il s’agit de la « suite » (« 続篇 ») d’Au Paroxysme de l’insolite. Lorsque la maison d’édition Hakubunkan (qui publie la revue Le Club des belles-lettres) sort en un volume le récit en janvier 1931, le texte retrouve son titre d’origine, mais il est divisé en deux grandes parties : Première partie : Au Paroxysme de l’insolite (前篇 猟奇の果) et Seconde partie : Les Chauves-souris blanches (後篇 白蝙蝠 ) (Hirayama 2003, 616-617).

25Dans ses œuvres complètes publiées en 1961-1963, Ranpo présente Au Paroxysme de l’insolite et son processus de création dans les termes suivants :

Ce roman, parmi tous ceux que j’ai écrits, est une œuvre particulièrement étrange, ressemblant à un enfant malformé. Divisé entre une première et une seconde partie, il compose un récit dont le rythme semble être différent. Je crois que le rédacteur en chef de la revue Le Club des belles-lettres était à l’époque Yokomizo Seishi. Au début de la publication, je ne me rappelle pas avoir reçu de demandes particulières de sa part, mais à mi-chemin au moment du changement de titre, je me souviens avoir pris conseil auprès de lui, et, pour une bonne part suite à ses recommandations, d’avoir changé le style du texte.

Pour ce qui est de la partie intitulée Au Paroxysme de l’insolite, j’avais commencé à écrire un récit du genre de Grouillement dans l’obscurité ou de L’Affaire de l’auberge Au Bord du Lac mais comme le thème ne prenait pas suffisamment forme, mon rythme ralentit et alors que je n’arrivais pas à obtenir ce que je voulais, mon texte s’approchait de sa conclusion. Le fait que deux hommes aux visages absolument identiques existent n’était en fait qu’une supercherie, marquée du sceau de la recherche de l’étrange, particulièrement bien construite, qu’avait imaginée le directeur d’une revue scientifique, supercherie dont la réalité était dévoilée à la fin : c’était la même inspiration que ma nouvelle La Chambre rouge17. (Edogawa 2003, 599)

26Yokomizo aurait donc proposé la chose suivante :

Comme cela l’ennuyait que j’arrête au bout de six mois, il me proposa de me reprendre, de changer le titre et d’écrire un roman beaucoup plus virevoltant. En fait, il me demandait si je voulais écrire un texte à la façon des revues de la Kōdansha, un récit d’aventures à la Lupin. Si j’acceptais, je devrais changer de rythme, mais il me serait possible de continuer, pensais-je. Finalement, suivant les suggestions de Yokomizo, je changeai le titre en Les Chauves-souris blanches ; l’idée première selon laquelle toute l’histoire était une « grande farce » était transformée en un récit où la chute se trouvait dans « la transformation du corps humain » et j’en faisais ainsi un conte pour enfant sans queue ni tête18. (Edogawa 2003, 600)

27Ce récit faillit ne jamais voir de conclusion puisqu’au bout de six mois (sur les douze prévus) il se trouvait déjà proche de la chute prévue. Cette option est d’ailleurs confirmée par l’existence d’une seconde fin, publiée en 1946 (mais jamais reprise par d’autres éditeurs par la suite). Dans celle-ci, la seconde partie, celle qui fait la part belle aux aventures d’Akechi Kogorō et à l’existence d’un complot national pour remplacer tous les hommes importants du Japon par des sosies, n’est pas reprise. À sa place, deux chapitres : le premier reprend l’idée des transformations corporelles et la possibilité de créer des sosies, le second dévoile que l’histoire n’était qu’une supercherie montée de toutes pièces par un des deux héros (Edogawa 2003, 584-597). Cette seconde suite se rapproche de La Chambre rouge comme l’explique l’auteur mais aussi de La Pièce de deux sen avec cette fin où l’un des personnages (et les lecteurs également) sont pris au piège de la narration. La remarque de la « grande farce » dans la citation précédente constitue d’ailleurs peut-être une référence à cette même nouvelle où le hold-up s’avère n’être qu’une « blague [冗談] » organisée par un des deux protagonistes (Edogawa 2004, 40). On est donc face à un texte qui oscille selon la version entre un style qui se rapprocherait des nouvelles de la première période et celui des romans longs de la deuxième période.

28Cet « enfant malformé » qu’est Au Paroxysme de l’insolite constitue de fait l’horizon d’attente que Ranpo met en place à partir de la fin des années 1920 pour ses lecteurs « non spécialistes », ceux qui vont lui apporter la gloire médiatique. Cette mise en place se fait d’une certaine manière contre son gré et répond à une pratique proche de l’écriture automatique. Cette œuvre, par ces rebondissements incessants, même au niveau de la publication, rappelle plutôt les récits d’aventure, les thrillers que les romans policiers que Ranpo, à la même période, tente d’imposer dans son pays.

29À l’inverse, ce style d’écriture particulièrement débridé, éloigné du genre policier classique, provoque un rejet plus ou moins important des spécialistes du genre, comme Kōga Saburō, tenant d’un roman à la structure canonique. Le Ranpo écrivain n’est pas dupe : il tentera un retour vers le format classique (chambre close, code secret, etc.) avec L’Esprit malin. Ce sera un échec car trop éloigné de ses pratiques d’écriture instinctives.

Conclusion : les paradoxes de l’après-guerre

30La « fausse réputation » dont se plaint Ranpo après-guerre, au moment où il rédige son autobiographie, concernant cette gloire médiatique qu’il semble considérer comme galvaudée, ne concerne en fait que ses récits longs qui n’entrèrent jamais dans le cadre du roman policier orthodoxe mais s’affirmèrent comme des représentants du genre hétérodoxe. Cependant, ce sont bien ces récits loin du canon classique qui vont faire de Ranpo un monstre médiatique à partir des années 1930, et encore plus après la guerre. De manière paradoxale, c’est son style, si particulier mais si décrié – par son auteur lui-même – qui va permettre au roman policier de s’affirmer au Japon et à Ranpo, par son travail en parallèle de grand ordonnateur, d’ancrer le genre sur l’archipel.

31Également, de manière tout aussi paradoxale, c’est ce style, hétérodoxe, qui va se retrouver à nouveau au-devant de la scène policière à partir de la fin des années 1960, et surtout au cours des années 1970 : à cette époque, les étudiants japonais, en pleine effervescence comme leurs acolytes occidentaux, en ont assez d’un roman policier ancré dans le réel le plus quotidien, le roman policier social de Matsumoto Seichō 松本清張 (1909-1992) : tels une métaphore de leur propre rejet d’une société bloquée, ils découvrent une mine de textes réfutant, consciemment ou inconsciemment, les cadres génériques, ces récits hétérodoxes des auteurs de l’entre-deux-guerres, Yumeno Kyūsaku et Oguri Mushitarō, et bien sûr Edogawa Ranpo. Ce dernier avait raison de s’inquiéter de l’influence de son style, mais sans doute pour de mauvaises raisons.