Le style « rêvé » du roman policier dans trois parodies du XXIe siècle
1La parodie est, par nature, une pratique déformante, qui se fonde sur des modèles qu’elle caricature et dont elle prélève ce qui sert son propos pour fonder sa raillerie. De ce fait, il est souvent bien difficile de trouver un hypotexte ressemblant, qui corresponde au modèle rêvé qu’a dessiné le texte parodique. On le constate encore dans les parodies de roman policier qui pullulent en ce début de xxie siècle, ce qui n’a rien d’étonnant pour un genre qui cultive avec délectation l’autoparodie. Trois romans retiendront ici notre attention : La Disparition de Jim Sullivan de Tanguy Viel (2013)1 ; Du rififi à Wall Street d’Antoine Bello – présenté comme écrit par Vlad Eisinger, traduit par Antoine Bello – (2020)2 ; Pas de littérature ! de Sébastien Rutès (2022)3. Leur mise en parallèle nous paraît cohérente, puisqu’ils ont en commun d’être métatextuels par leur construction même : tous mettent en scène des personnages que l’on voit en train d’écrire un roman policier et qui, ce faisant, produisent un texte qui apparaît parodique du style et des conventions du genre, parfois à leur insu, texte lui-même enchâssé au sein d’un autre texte – le roman que nous tenons entre les mains – ouvertement parodique. Ce dispositif narratif, qui met en abyme dans nos romans – classables ou non comme policiers4 – des romans policiers, offre non pas tant un reflet de ce qu’est véritablement le style du roman policier qu’une image de ce que nos romans témoignent que nos auteurs ou leurs narrateurs imaginent être le style du roman policier… Ces œuvres contemporaines françaises portent particulièrement la trace de leur travail stylistique du fait de la mise en abyme qu’elles élaborent. Le fait qu’elles proposent à la fois le récit de leur élaboration et des extraits de l’œuvre produite dans la diégèse permet encore de multiplier les lieux de la parodie, et donc du travail stylistique, depuis le texte second, mis en abyme, jusqu’au texte premier, qui le commente. La confrontation de ces œuvres permet alors de dégager des invariants de ce que les auteurs ou les narrateurs de ces trois romans supposent être un style policier. De la sorte, on peut, à partir de ces œuvres, tenter de dessiner la forme rêvée du style du roman policier que ces parodies supposent et, en retour, contribuent à fonder, en se demandant si ce style rêvé est seulement recréé, ou fantasmé. Pour ce faire, on verra d’abord comment se met en place, dans notre corpus, le lien entre métatextualité, parodie et hypogenre, avant de considérer comment se présente le style du roman policier ainsi vu par la parodie. On se demandera enfin si la pratique parodique, dans ce cadre, se contente d’imiter, ou va jusqu’à inventer.
I. Métatextualité, parodie et hypogenre
1. Des romans à double fond
2Nos œuvres ont d’abord en commun d’être des romans métatextuels, qui mettent en jeu deux textes : celui du roman encadrant et un roman en abyme dont le roman premier commente la composition.
3Dans La Disparition de Jim Sullivan, le narrateur (non nommé) commente l’écriture de son roman, intitulé La Disparition de Jim Sullivan, présenté comme un « roman américain ». Contrairement aux autres œuvres de notre corpus, le récit composé par le narrateur n’est enchâssé dans aucun récit-cadre : La Disparition de Jim Sullivan n’est constitué de rien d’autre que du récit de cette rédaction ; nulle information sur le narrateur ne nous est fournie, rien d’extérieur à son écriture. Pour autant, il n’y a pas d’adéquation ou de confusion entre le roman de Tanguy Viel et le texte de son narrateur : le récit se construit sur une alternance entre l’évocation de ce qui a été écrit dans le roman inséré et la citation précise de ce même roman, avec une abondance de commentaires visant à justifier les choix du narrateur – qui tiennent la plupart du temps à sa volonté de correspondre aux attendus du genre, sans doute les siens.
4Le narrateur de Du rififi à Wall Street, Vlad Eisinger, dont le nom est présenté comme celui de l’auteur du livre, commence par raconter comment il a été sollicité pour écrire la biographie d’un grand patron, Kenneth Tar, avant d’être remercié. Cette expérience avortée lui inspire un roman pour une collection baptisée « True Fiction », qui commande aux futurs auteurs un pitch de moins de dix mots, des chapitres qui « ne peuvent pas dépasser six pages », pour un manuscrit au nombre de signes prescrit, avec au moins « une scène de cul » et « deux membres de minorités ethniques » (RWS, 70). Le pitch que propose Vlad tient en cinq mots : « du rififi à Wall Street » (RWS, 75). Son roman aura pour titre How America Was Made, « un roman noir » (RWS, 74), dans lequel il imagine que son héros et narrateur, Tom Capote, écrivain chargé d’écrire la biographie d’un grand patron, Laser, a découvert des malversations lors de son enquête et s’est retrouvé pris en chasse par les hommes de main de Laser. Le roman est publié et devient un immense succès, mais, très vite, Vlad vit les mêmes aventures que Tom Capote, qu’il dépeint avec les mêmes mots, même si Vlad se sort bien moins glorieusement de chaque situation. Il comprend alors que, sans le vouloir, How America Was Made, pourtant tiré de son imagination, a mis le doigt sur une véritable arnaque de Kenneth Tar. Il finit par disparaître, ce que nous apprend son « traducteur », Antoine Bello, dans une postface. On a donc ici plusieurs enchâssements : le roman principal dans lequel Vlad Eisinger raconte sa « vraie » expérience avortée de ghost writer puis livre de nombreux morceaux de son roman How America Was Made5 – résumant et citant en 30 000 mots un roman qui en comporte 70 000 – avant de rapporter comment il devient lui-même le héros d’un roman noir très proche de celui qu’il a écrit ; le tout encadré par les propos du « traducteur » Antoine Bello, qui commente notamment le travail de Vlad dans un avant-propos et une postface.
5Pas de littérature ! se passe dans les années 50. Le narrateur, Gringoire Centon, est un écrivain raté et traducteur pour la Série Noire qui, comme il ne parle pas anglais, fait traduire ses romans par sa femme, avant de les « retraduire » en argot. Sa femme l’incite à écrire un roman noir et, décidant de se documenter, Gringoire traîne dans des bistros où il croise des individus louches qui lui parlent l’argot dont il s’inspire. De fil en aiguille, il se retrouve pris dans une affaire de gangsters. Le roman présente donc une intrigue principale, celle du traducteur, qui prend des allures de roman noir, dans laquelle sont intercalés des extraits des traductions qu’il propose à la Série Noire, sans rapport avec l’intrigue. Par un effet de contamination, la parodie se fait aussi bien au niveau des textes enchâssés que de la tonalité globale du roman.
6On voit donc bien, à travers ces résumés, comment la nature métatextuelle de nos romans permet de mettre en place leur dimension parodique qui trouve, du fait de l’insertion de romans dans le roman, plusieurs lieux pour se déployer et dialoguer avec les hypotextes.
2. Hypotextes
7Pour être précis, les hypotextes de nos œuvres sont surtout des hypogenres, puisque, chaque fois, ce sont des genres, et même des sous-genres, qui sont imités et non un roman qui en serait représentatif. Les romans enchâssés entendent s’inscrire dans un genre codifié qu’ils imitent ; or, comme ils en soulignent dans le même temps la fabrication et donc le caractère artificiel, cette imitation prend des allures parodiques, que le commentateur le veuille (Vlad Eisinger, Gringoire Centon) ou non (le narrateur de La Disparition de Jim Sullivan).
8On trouve, entre nos trois œuvres, une certaine variété dans le rapport à leurs hypotextes. Leur filiation peut d’abord être plus ou moins revendiquée : le narrateur de Tanguy Viel prétend ainsi écrire un « roman américain », qu’il fait équivaloir, dans un raccourci douteux, à « des romans internationaux » (DJS, 10), sans pourtant jamais donner de titre représentatif ou évoquer d’époque précise. On voit certes passer les noms de Philippe Roth, Thoreau, Kerouac, Pynchon, Don DeLillo, mais rien de ce qui nous est offert dans le roman du narrateur ne fait véritablement signe vers ces œuvres, qui ne coïncident d’ailleurs pas avec les critères donnés par le narrateur pour délimiter ce fameux « roman américain ». L’emballement de la narration entraîne Dwayne Koster, le héros du roman enchâssé, La Disparition de Jim Sullivan, dans une affaire de trafic d’art de son oncle véreux et dans diverses combines peu catholiques, ce qui fait basculer le récit dans le roman noir, sans que, cette fois, le narrateur ne formule cette filiation. Le roman revendique donc une imitation d’un vague « roman américain » qui semble amalgamer pas mal de modèles, jusqu’à leur dissolution, et, notamment, celui du roman noir, mais qui révèle surtout la manière dont le narrateur se figure ce « roman américain » – et l’Amérique elle-même.
9L’ambition de départ de Vlad Eisinger dans Du rififi à Wall Street rejoint celle du narrateur de Tanguy Viel : « accoucher un jour du Grand Roman Américain » (RWS, 15) et « en découdre avec tous les Roth, Updike et McCarthy de la terre » (RWS, 22) – ce qui désigne plus clairement que chez Viel les contours de ce fameux roman américain. Mais lorsque Kenneth Tar le contacte pour écrire sa biographie, c’est vers la true fiction que se tourne Vlad, emblématisée par Truman Capote. Toutefois, il délaisse ces deux genres pour rédiger le roman pour la collection « True Fiction » et adopte cette fois les codes du noir et aussi du roman d’espionnage, qui dominent également la tonalité du roman encadrant, cette fois dès le départ. C’est ainsi que Vlad cite au gré de son récit Hammett, Tom Wolfe, Chandler et Manchette, qui l’inspirent textuellement pour deux scènes. La parodie est présente aussi bien dans le texte inséré que dans le récit-cadre, les deux pratiquant, selon ses dires, « le même humour narquois, la même phrase relâchée, le même mépris des conventions littéraires » (RWS, 291).
10Pas de littérature ! élit pour hypogenre le roman noir des années 1950, non pas dans sa forme « pure », mais dans son retravail par la traduction française que la Série Noire en a proposée, dont on sait combien elle pouvait être éloignée des originaux (Frenay, 2019). La tonalité est donc essentiellement celle du noir, mâtinée de touches d’espionnage, mélange que souligne le personnage lui-même :
J’avais voulu écrire un roman noir, j’étais en plein roman d’espionnage. Je circulais entre les genres et les rôles avec une déconcertante facilité, sans jamais écrire la moindre ligne. (PDL, 128)
11Ainsi, tous nos romans évoquent le « roman américain » pour caractériser leur style. Ils recourent également tous au film noir pour construire leurs scènes. Le roman policier est donc établi comme l’hypogenre de ces œuvres, reposant sur une mise en évidence des clichés, volontaire chez les créateurs de Rutès et Bello, involontaire chez celui de Viel.
3. Affichages éditoriaux
12Les romans de Sébastien Rutès et Antoine Bello sont édités dans des collections de polar : Rutès à la Noire, successeur de la Série Noire, tout comme celui de Bello. Néanmoins, Du rififi à Wall Street est entouré de toute une mystification éditoriale : non seulement il n’est pas publié sous le nom d’Antoine Bello mais sous celui de Vlad Eisinger, qui se trouve être le personnage principal de son précédent roman, Roman américain6, le nom de Bello n’apparaissant que comme celui du traducteur de l’anglais (États-Unis). Le roman est précédé d’un avant-propos de Bello, qui raconte comment il a traduit puis fait paraître le roman de son ami Vlad après sa disparition. Il est aussi suivi d’une postface du même auteur imaginant ce qui a pu arriver à Vlad et commentant le roman qu’il vient de traduire. Cet habillage ludique constitue, de la part de Bello, un adieu à la littérature puisque c’est le dernier de ses douze romans, comme Vlad, à qui Bello souhaite d’ailleurs, en guise de derniers mots, de « trouver dans sa nouvelle vie la paix qu’il aura vainement cherchée dans la littérature » (RWS, 309). Un dernier roman tout en mystification donc, pour lequel Bello a même obtenu de Gallimard que soit recréée, le temps d’un livre, la maquette de la Série Noire.
13En revanche, le roman de Tanguy Viel a paru dans une collection blanche, malgré son inspiration policière. On peut expliquer ce classement éditorial soit par l’idée que son statut d’écrivain non policier – déterminé par sa propre perception de leur œuvre7 ou celle de son éditeur8 – le maintiendrait dans des collections généralistes, soit par l’hypothèse que la parodie de roman policier ne suffirait pas à ce que son texte soit classé comme policier. Cette différence de traitement pointe une différence dans le maniement de la parodie, qui tient à la coïncidence ou non de l’hypotexte et de la cible de la parodie : La Disparition de Jim Sullivan semble parodier à l’insu du narrateur le roman américain que celui-ci appelle de ses vœux tout en étant incapable de délimiter les contours d’un tel genre, et de fait certains clichés romanesques s’y retrouvent réexploités, mais la cible de la parodie est bien plus diffuse : c’est surtout la courte vue du narrateur, nourrie aux clichés sur ce que devrait être le roman, qui semble être l’objet de raillerie principal. A contrario, les romans de Rutès et Bello, eux, adoptent bien la forme qu’ils parodient, le roman noir. En ce sens, leur classement éditorial paraît refléter leur traitement divers de la parodie et leurs rapports différents à leur hypotexte. Ils ont néanmoins en commun de dire, chacun, ce qu’ils considèrent être le style du roman policier, et d’en dire bien souvent la même chose, via une pratique parodique qui se déploie aussi bien au plan stylistique que thématique. Tous ces traits caractéristiques ainsi soulignés permettent de dégager, par la récurrence de leur déploiement, ce que les auteurs pensent être le style du roman policier, qu’ils décident d’imiter en retour.
II. Le style du roman policier, vu par la parodie
1. Effets de style
14On note dans nos trois romans la récurrence de mêmes procédés, la plupart du temps outrés, pour reproduire le style que les narrateurs ou les auteurs attribuent au roman policier. On observe une convergence dans les traits stylistiques relevés par les uns et les autres assez frappante, qui permet d’assurer que ce sont là des éléments considérés comme définitoires du policier.
15On trouve d’abord des traits syntaxiques, les phrases étant soit exagérément courtes et juxtaposées, marquées souvent par la parataxe soit au contraire démesurément longues et ouvragées. On note également un goût pour l’anacoluthe et pour la dislocation, les anaphores nominales fidèles, autant de procédés qui calquent une certaine oralité et donnent au récit le ton désabusé qui est celui du détective de roman noir :
« Peu à peu, il se rendait compte, le gars du FBI, que le puzzle en question en comptait un bon nombre, de pièces » (DJS, 107).
16Un certain nombre de traits lexicaux récurrents se rencontrent aussi dans la majorité de nos œuvres quand elles entendent calquer le style du policier. Le premier est l’utilisation à outrance de l’argot, évidemment chez Rutès :
« Ouvre bien tes écoutilles, pauv’cave. Tu vas m’refiler un blaze fissa si tu veux pas que j’fasse du pet dans ta taule ! C’est pigé, lavedu ? » (PDL, 76)
17Mais également chez Bello :
« Ne me dites pas que vous avez les foies ! […] Parce qu’en cas de grabuge, les gens pétochards sont les premiers à morfler. » (RWS, 190)
18Cela rejoint la pratique également fréquente du mélange des registres de langue. On observe également un goût marqué pour l’américanisation, avec l’insertion de réalités américaines (par exemple les marques de voitures chez Tanguy Viel9) ou l’utilisation du franglais, notamment dans les dialogues, émanant, dans ce passage de Pas de littérature !, de la fille du gangster :
— Je vous ai vue au Saint-François ! […]
— Le San Francisco.
— Pardon ?
— On dit le San Francisco quand on ne veut pas avoir l’air ringard. (PDL, 149)
19Cette tendance est particulièrement visible dans le nom des personnages : Tom Capote dans Du rififi à Wall Street :
Je pris d’emblée quelques décisions capitales. Mon héros s’appellerait Capote en l’honneur du grand Truman. Après avoir cherché un prénom commençant par T, je jetai mon dévolu sur Thomas. Tom Capote ne sonnait peut-être pas aussi bien que Sam Spade ou Mike Hammer, mais il tenait largement la comparaison avec Philip Marlowe et Lew Archer. (RWS, 80)
20Dwayne Koster, Alex Dennis, Susan Fraser et Milly Hartway dans La Disparition de Jim Sullivan. Quant à Gringoire Centon, le narrateur de Pas de littérature !, il est rebaptisé Gregor G. Senton :
[…] ce n’était pas mon nom qui figurait sur les livres. Gringoire Centon, ça ne faisait pas très rêve américain. […]
Martine, l’une des secrétaires de la Série Noire, avait imaginé de me rebaptiser Gregor G. Senton. (PDL, 17)
21Au chapitre des figures de style, le roman policier, vu par la parodie, semble affectionner la métaphore :
Son regard bleu acier se vrilla dans le mien et alla fouiller les profondeurs de mon âme plus sûrement qu’un scanner à la sécurité de l’aéroport. (RWS, 88)
Mais cette fois-là, dans la nuit qui recouvrait son âme, il y avait comme un point lumineux qui brillait à l’horizon. (DJS, 62)
22Mais également l’utilisation de tournures figées, souvent liées au sociolecte de la police et des gangsters : « personne ne te couvrira » se retrouve par exemple trois fois dans La Disparition de Jim Sullivan, héritage du cinéma, comme le notent Pascale Roux et Laetitia Gonon dans un article consacré à ce roman (Gonon et Roux, 2021). Du rififi à Wall Street s’amuse de ce procédé en accumulant de tels énoncés jusqu’à l’absurde :
Il faisait nuit noire, j’avais une faim de loup et mon cœur battait à tout rompre dans ma poitrine. (RWS, 106)
23De manière corollaire, nos romans foisonnent d’énoncés gnomiques, érigés au rang de pseudo-proverbes, provoquant un effet de « phrase choc ». Dans Pas de littérature !, le narrateur commente ainsi l’efficacité d’un de ces propos :
— Les réflexes de survie, beaucoup en sont morts.
Je me souviens clairement m’être dit, à ce moment-là, que si je m’en sortais et finissais par écrire ce roman, il faudrait recaser cette phrase. (PDL, 135)
24Chez Bello, le ton du détective de noir se retrouve dans un énoncé tel que celui qui suit, qui se plaît à balancer la solennité du ton par l’usage du terme familier « fric » :
N’empêche je me souvenais maintenant pourquoi j’avais quitté Wall Street. Pour écrire bien sûr, mais aussi pour fuir cette Babylone moderne, où la valeur d’un homme se juge à la seule aune du fric qu’il rapporte à ses employeurs. (RWS, 257)
25De manière générale, les romans cultivent un art de la formule qui rappelle le narrateur de roman noir :
Elle avait des lèvres à vous dicter vos dernières volontés (PDL, 12)
26On observe également, chez Bello une stylistique du titre qui donne lieu à un commentaire métatextuel brouillant les pans fictionnels, Du rififi à Wall Street étant le titre du roman que nous lisons et celui du roman enchâssé que commente Vlad :
« Du rififi à Wall Street ». Cinq mots (j’espérais que les éditeurs de True Fiction apprécieraient mon effort de concision), un clin d’œil au roman noir (le terme « rififi » apparaît dans d’innombrables titres du genre), la référence à Wall Street : pas à dire, c’était de la dynamite. (RWS, 75-76)
27On voit donc bien comment nos romans s’amusent à reproduire ce que leurs auteurs ou leurs personnages retiennent du style des romans policiers, reproduction parfois assortie d’un commentaire, dans une mise en évidence des clichés stylistiques qui commandent leur écriture, mais aussi de clichés thématiques.
2. Clichés thématiques
28Nos romans reprennent d’abord avec délectation des clichés venus notamment du roman policier concernant les personnages. Tel personnage chez Rutès apparaît comme une parodie de gangster par son apparence :
Je vis débarquer un jeune type en imper cintré, le genre qu’on verrait plutôt en caleçon long sur un ring. Feutre gris sur les yeux, trempé de pluie. Sous le bras, un porte-documents qu’on aurait dit volé en chemin à un employé de bureau. À peine assis, il alluma une cigarette américaine avec un briquet Zippo en acier noir et nous tendit le paquet. (PDL, 58)
29On note également une propension à faire des personnages des alcooliques, dans la plus pure tradition du noir, comme on le voit ici chez Viel :
C’était précisément le genre de choses qui le faisaient boire un peu plus, les yeux brûlés par la fumée envahissante du tabac dans l’habitacle, ou bien par l’excès de toutes choses dans son corps, vu que la bouteille de whisky sur le siège passager, elle n’était plus pleine depuis longtemps. (DJS, 18)
30Quant aux femmes, elles revêtent immédiatement des allures de femme fatale :
Plus je m’efforçais d’oublier cette photo et plus elle m’obsédait. Jamais une femme n’avait produit cet effet sur moi. Ce qui frappait chez Laura10 Atwood, c’étaient ses yeux gris, d’une limpidité stupéfiante. Qu’importaient le menton volontaire, les sourcils et les lèvres impeccablement dessinés qui renvoyaient aux heures bénies du cinéma muet, qu’importaient les joues légèrement creuses, le cou gracile, les cheveux blonds et lisses qui coulaient sur ses épaules. J’en revenais toujours à ce regard ingénu et intrépide, qui semblait me jeter un défi : « Saurez-vous me percer à jour ? » (RWS, 98)
31Dans La Disparition de Jim Sullivan, le narrateur commente la construction de son personnage :
C’est même à ce genre de détails, me suis-je encore dit, qu’on pourra apprendre à connaître Dwayne Koster, qui est le nom de mon personnage principal, de même qu’on pourrait apprendre à connaître Susan Fraser, l’ex-femme de Dwayne Koster, puisque j’ai remarqué cela dans les romans américains, que le personnage principal, en général, est divorcé. Du moins, c’est souvent à ce moment-là qu’on le découvre, en général autour des cinquante ans, après que sa vie sentimentale s’est un peu compliquée.
Et c’est vrai que Dwayne Koster avait exactement cinquante ans quand commençait mon histoire, que sa vie sentimentale s’était un peu compliquée, et qu’il était divorcé donc, puisque, d’une manière générale, il n’était pas question de déroger aux grands principes qui ont fait leurs preuves dans le roman américain. (DJS, 11-12)
32On remarque ici la récurrence des formules exprimant la généralisation – « souvent » « en général » « d’une manière générale » (Gonon et Roux, 2021, p. 189-190) –, ce qui fait signe vers l’imitation parodique, tout comme la conjonction « puisque » qui crée une fausse logique supposée justifier l’usage du cliché.
33Aux clichés sur les personnages viennent s’ajouter ceux qui touchent l’intrigue et ses rebondissements, tel le personnage de Tom Capote, qui essuie des aventures dignes des plus mauvais romans :
Je poussai un hurlement de terreur. Un gigantesque serpent moucheté, lové sous les draps, s’élança sur moi et s’affala sur le plancher, à quelques centimètres de mon pied nu. (RWS, 131)
34La dimension fortement métatextuelle de La Disparition de Jim Sullivan est l’occasion d’un certain nombre de clichés sur l’écriture de l’intrigue :
Même si je n’aime pas trop les flash-backs, je savais qu’il faudrait en passer par là, qu’en matière de roman américain, il est impossible de ne pas faire de flash-backs, y compris des flash-backs qui ne servent à rien. (DJS, 31)
35On trouve également dans nos œuvres les scènes apparemment incontournables du genre. D’abord, la « scène de cul », qui donne lieu chez Bello à une analyse puis à l’application des préceptes énoncés :
Deux dangers cardinaux menacent l’auteur de scène de cul. Le premier est, bien sûr, le ridicule. Celui-ci peut se nicher dans les appellations (parler de « baloches » quand « roustons » eût été plus judicieux, de « motte » quand le lecteur attendait une « chatte »), dans les positions (la « brouette thaïlandaise », par exemple, est tombée en désuétude) et dans les sentiments (« en découvrant le sexe gorgé de désir de son partenaire, Linda ne put retenir une larme de bonheur »). […]
Elle empoigna timidement mon paquet. Je refermai ma main sur la sienne, pour lui signifier d’y aller franco. Elle m’obéit et commença à me malaxer les roustons, tandis que je léchais son cou. […] Ses seins, en forme de poire, étaient glorieux. Elle les darda fièrement dans ma direction. […] Elle écarta les bras et les jambes, comme pour me signaler qu’elle était prête à être ravagée. Je n’avais pas besoin de sa permission. Je me laissai tomber sur elle et lui enfilai mon engin jusqu’à la garde. […] Pendant un moment, je la limais sur un faux rythme, en lui murmurant des insanités à l’oreille. Pas dupe, elle se mit à me flatter les glaouis pour me faire accélérer. Je ripostais en lui insérant un doigt dans l’anus. C’était une erreur. (RWS, 161-165)
36Autre scène inévitable selon le narrateur de Viel, l’adultère :
Il avait surpris l’amant en question dans le lit de sa mère quand il avait à peine 10 ans, et encore pas n’importe quel jour mais un jour qu’on trouve cité dans tous les romans américains bien avant le 11 septembre 2001, je veux dire, le 22 novembre 1963. (DJS, 37-38)
C’est un point très important du roman américain, l’adultère. C’est même une obsession du roman américain, que le mari ou la femme, même après le divorce, ait une histoire avec quelqu’un d’autre, et si possible alors, avec la personne que l’autre déteste le plus. (DJS, 95)
37À travers cette recension nécessairement lacunaire, on voit donc bien comment les mêmes clichés reviennent d’une œuvre à l’autre pour pointer du doigt leur récurrence. L’insistance avec laquelle ces différents procédés sont répétés, superposés et amplifiés permet ainsi de brosser le tableau de ce que nos auteurs imaginent être la quintessence du style du roman policier.
3. Le cas particulier de la traduction
38Le fait que nos trois romans prétendent avoir pour modèle un modèle américain pose la question de la traduction, particulièrement dès lors qu’il est question de roman noir traduit en français et qu’il est donc fait allusion aux traductions de la Série Noire de Marcel Duhamel. Si c’est le roman de Rutès, lui-même traducteur à la Série Noire, qui conduit le plus clairement cette réflexion ludique sur la traduction, elle est aussi présente chez Viel et Bello.
39Le roman de Rutès joue de deux dimensions de la traduction : de celle de l’anglais vers le français, mais surtout de celle de la langue courante vers l’argot, comme on le voit dans un des nombreux passages où le narrateur montre au lecteur le travail d’argotisation qu’il fait subir au texte de départ en proposant à la suite l’original et sa « traduction » :
Le lendemain, date fixée pour la remise du manuscrit, je sortis tôt chez le boucher. Pour fêter l’événement, Gisèle m’avait promis une blanquette pour le soir. Duhamel ne serait pas mort de patienter un jour ou deux de plus mais je voulais lui montrer que l’auteur ne partageait en rien les mauvaises habitudes du traducteur. Écrire, c’est sérieux. J’avais donc passé la nuit à fignoler les dernières corrections et Gisèle, fidèle même à mes impatiences, avait fini de tout taper à la machine à l’aube pendant que je prenais une ou deux heures de sommeil mérité. (PDL, 239)
Le jour d’aller fourguer mon bouquin à Duhamel, la patronne n’a rien trouvé de plus bath que de me coller de corvée de barbaque. L’art passe après le casse-dalle, bonjour les priorités ! Faut dire que sa blanquette, c’était Drouant, un Goncourt trois étoiles à elle toute seule. En fait de cordon-bleu, elle valait le ruban rouge, ma Gisèle, la rosette des popotes ! Duhamel allait mijoter dans son jus quelques heures de plus, des fois que ça puisse lui attendrir la viande ! (PDL, 238)
40À travers ce passage et de nombreux autres, Rutès décrit la manière dont les romans de la Série Noire des années 50 ont choisi d’abandonner l’original pour le réécrire et l’adapter au goût supposé du lectorat français (d’où le titre du roman, mot d’ordre de la traduction à la Duhamel : Pas de littérature !).
Il ne fallait pas chercher ailleurs le secret de la réussite de la Série Noire. Duhamel était visionnaire : l’ère des belles infidèles était revenue, et on n’était pas près d’en sortir. (PDL, 92)
41Cette adaptation passe par le fait de raccourcir les œuvres (Cible mouvante de Ross MacDonald est amputé de trente-deux pour cent quand il passe en traduction), de les farcir d’un argot qui ne figure pas forcément dans l’original et autres fantaisies plus difficiles à expliquer. Ainsi, son narrateur s’étonne-t-il :
Fiction Murders était le roman de Charles S. Salem que nous étions en train de traduire pour la Série Noire. En français, Duhamel avait décidé de l’intituler J’en parlerai à mon cheval, allez savoir pourquoi. (PDL, 45).
42Or, de tels procédés sont parfaitement attestés : on peut rappeler que Pop. 1280 de Jim Thompson est devenu 1275 âmes ; The Raving Beauty de David Goodis a été traduit par La Pêche aux avaros, tandis que The Long Good Bye de Chandler s’appelle en français Sur un air de navaja. Le narrateur de Rutès le commente :
« La Série Noire, c’est la littérature sans auteur. Une arnaque parfaite : le lecteur croit acheter un Hammet ou un Cheney, on lui refile un produit de contrebande meilleur que l’original, et il est content. Hammett et Cheney pourraient bien ne pas exister, ce serait pareil. Leurs textes n’ont pas besoin d’eux. C’est la preuve que la littérature a une vie propre, elle est un courant d’énergie dont les traducteurs sont les meilleurs conducteurs. » (PDL, 147)
43 Ainsi, Rutès insiste sur le caractère artificiel des romans noirs et notamment de la langue des romans noirs tels qu’ils ont été traduits en France dans les années 50. Sous sa plume, l’argot du roman noir apparaît comme une langue strictement parodique, au sens où elle imite un modèle qui n’existe pas vraiment comme tel et qu’elle exagère. On le constate, et le narrateur aussi, quand Gringoire se retrouve face à un supposé gangster :
« Le Ricain raconte que tu pourrais dégauchir un mecton pour mézigue. Le gonze s’est esbigné et on est marron. »
J’eus beau faire appel à mes souvenirs, rien ne vint. Argotier de salon, professionnel de la langue verte à l’écrit, jargonnier de dictionnaire bilingue, mon apprentissage théorique ne m’avait pas préparé à l’immersion linguistique. (PDL, 59)
44En cela, la traduction telle que l’entend la Série Noire est désignée comme un geste parodique à son insu.
45Tout le travail de perpétuation et, par là même, de mise en évidence du cliché – qu’il soit stylistique ou thématique – relève de l’imitation. Mais alors, on peut se demander quel sens donner à cette imitation : est-elle vouée à rester ludique ou la parodie dans nos œuvres recèle-t-elle une dimension d’invention ?
III. La parodie, imitation ou invention ?
1. La parodie, ou la (re)création de l’hypotexte
46Il s’agit dans un premier temps de se demander ce que la parodie dit des modèles mais aussi de ceux qui prétendent les reconstituer. Il semble que la parodie, quoique fondée sur une étude précise des œuvres qu’elle imite, dont elle théorise donc en creux les caractéristiques, notamment stylistiques, contribue à l’invention de son modèle11. Certes, les traits relevés par nos textes se retrouvent dans les originaux dont ils s’inspirent, mais la parodie leur donne une ampleur qui les fait passer de marqueurs de genre à clichés.
47Car la parodie est par essence une pratique déformante, qui passe par plusieurs opérations servant cette déformation, comme l’exagération, la concentration et la simplification. La parodie consiste à concentrer en un lieu, en un livre et même en une phrase, les traits stylistiques qu’elle aura repérés disséminés, à les exagérer et à passer sous silence la raison d’être de ces choix : la déformation de l’original est nécessaire pour servir son dessein et pour le rendre plus efficace. Cette déformation est encore accentuée quand on parle non pas d’hypotexte mais d’hypogenre, rendant dès lors la sélection des éléments à imiter particulièrement féroce. On le voit dans les effets de sommaire qui agglutinent des éléments normalement dispersés, comme dans ce passage de Pas de littérature ! :
[L’Américain] se lança alors dans une histoire compliquée à propos d’une statue en or qu’un détective avait été chargé de retrouver. Chez nous, les détectives privés suivent les femmes infidèles mais, là-bas, ils recherchent des pièces de musée, question de culture. Alors, le détective avait un associé, dont l’épouse était sa maîtresse, et cet associé s’était fait tuer par une femme dont le détective était tombé amoureux, tellement amoureux qu’il en avait délaissé la veuve de son ex-associé, laquelle avait voulu se venger par la suite. La femme en question les avait engagés pour retrouver un homme dont elle prétendait qu’il était l’amant de sa sœur, mais c’était le sien, et elle croyait qu’il avait voulu la doubler de la même façon que lui et elles avaient doublé leur patron en gardant pour eux la statue qu’ils avaient volée pour son compte, statue qui représentait un genre de volatile local. Alors le patron en question envoyait deux tueurs pour reprendre la statue, mais la femme dont le détective était tombé amoureux l’avait confiée à un capitaine de bateau avec qui elle était en cheville, peut-être un autre de ses amants. Un des tueurs du patron avait tué le capitaine comme il avait tué l’amant de la femme que les détectives étaient chargés de retrouver. À la fin, le volatile n’était pas en or mais en plomb, et le Ricain ajouta quelque chose à propos de la matière dont sont faits les rêves. (PDL, 36-37)
48On observe ici, en quelques lignes, non seulement la concentration de ce qui pourrait former une intrigue entière mais aussi une exagération de la complexité de cette intrigue par le refus de nommer les personnages, donc l’abondance des pronoms de rappel, des propositions relatives à foison, des mots de liaison laissant deviner une causalité factice et soulignant l’absurdité de l’intrigue, selon un fonctionnement habituel de la parodie.
49Dans nos œuvres, un deuxième élément accentue l’outrance de la parodie, à savoir leur dimension métatextuelle qui, outre le texte parodique brut, fournit commentaires et explications, comme quand Vlad tente de commencer son livre et commente ses différents incipit :
Le téléphone sonna. Des trombes d’eau s’abattaient depuis une heure sur Manhattan, rinçant la ville de la pourriture accumulée à la surface…
Là, on versait dans les actualités régionales. Dommage car la métaphore de la pluie purificatrice avait fait ses preuves. Peut-être devais-je la prendre à rebours.
Il n’avait pas plu depuis des semaines. Dans la ville livrée à la canicule, la chaleur étouffante irritait les hommes, exacerbait les odeurs et fendillait le macadam. (RWS, 85)
50Ou encore quand il analyse ainsi une scène d’action que nous venons de lire, ne se contentant ainsi pas de l’offrir au lecteur et à son détecteur à parodie, mais choisissant d’en souligner le caractère artificiel :
Et souffrez, quant à moi, que je manque à ma parole et que j’interrompe ce récit. La scène, dont vous êtes en train de lire une variante, revient dans tous les films d’action ou presque. Le héros intrépide endure les péroraisons d’un génie du mal, qui projette de mettre la tour de Pise sur orbite ou de divulguer l’identité de tous les agents doubles contrôlés par la CIA. Tout en feignant de prêter une oreille attentive aux délires paranoïdes de leurs ravisseurs, James Bond ou Ethan Hunt cherchent désespérément le moyen de retourner la situation à leur avantage. Hélas, le méchant s’impatiente. Pressé d’actionner un levier ou d’appuyer sur un bouton qui clignote, il siffle la fin de la récréation : « Votre heure – celle d’aller barboter avec les piranhas ou d’être ligoté à une ogive nucléaire – est arrivée, mon cher. » Bond émet alors une dernière requête : « Dites-moi au moins comment vous avez placé un réacteur sous la tour de Pise, mis sur écoute le locataire du Kremlin, accumulé un tel stock de thorium (rayez les mentions inutiles). » Le méchant hésite. Il regarde sa montre, pense que son adversaire s’est bien battu et se résout, contre son meilleur jugement, à lui répondre. Et, comme de bien entendu, Bond profite de cet ultime sursis pour se libérer des liens qui l’entravent, survivre à un déluge de balles et s’échapper dans une cascade spectaculaire exigeant des connaissances avancées dans au moins six disciplines différentes. (RWS, 202-203)
51Le commentaire métatextuel concourt ainsi à la dégradation, procédé inhérent à la parodie et qui contribue à la fois à réécrire l’original et à modifier la manière dont le lecteur lit la scène : ainsi de Vlad commentant la différence entre la manière dont son héros, Tom Capote, et lui encaissent le dérouillage dont ils ont été victimes :
Entre deux injections de morphine, je repensais avec consternation à la façon dont Tom rendait compte de sa raclée dans How America Was Made. Il employait des formules de dur, du style « j’avais l’impression qu’un train de marchandise affrété par l’interprofession des producteurs d’enclumes m’était passé sur le corps », ce qui ne l’empêche pas de s’envoyer en l’air avec Laura le surlendemain. C’était ridicule. Un auteur ne devrait parler que de ce qu’il a expérimenté. (RWS, 244)
52Ou encore les heureux hasards de ses intrigues :
Dans la vraie vie, l’événement serait annoncé pour le mois suivant ; dans un livre, il y a lieu le soir même. (RWS, 147)
2. Des narrateurs non fiables, aux opinions littéraires douteuses
53En plus de cette déformation inhérente à la pratique parodique, il se trouve que nos narrateurs qui sont aussi auteurs des textes insérés sont marqués par un caractère non fiable qui invite à mettre en question leur jugement et la manière dont ils élaborent leur fiction, qu’ils la veuillent ou non parodique. Ils se découvrent ainsi au gré de leur création et de notre lecture comme des lecteurs d’une littérature qu’ils ont largement fantasmée.
54Maxime Decout a bien montré comment le narrateur de La Disparition de Jim Sullivan appartient à la catégorie du mauvais lecteur, « fétichiste dont les symptômes révèlent l’incroyable diversité des pathologies lectrices » (Decout, 2021a, p. 83). On ne doit ainsi pas prendre au sérieux les modèles que le narrateur semble donner à son histoire, à travers la voix de Dwayne Koster et sa jeune maîtresse, Milly :
Notre histoire ressemble à un roman, on dirait du Jim Harrison, tu ne trouves pas ? Et elle lui répondait que non, que c’était une histoire pour une femme, une histoire pour Laura Kasischke ou Joyce Carol Oates. Ou bien du Richard Ford, songeait-il en regardant un papillon nocturne s’agacer sur le plafonnier. Peut-être Alice Munro, pensait-elle. Non, je sais, reprenait-il, c’est du Philip Roth. […] Mais elle, comme elle n’aimait pas trop Philip Roth et qu’elle voulait avoir le dernier mot, alors elle disait le seul nom qui était hors du jeu, le seul nom qui les laisserait forcément silencieux et rêveurs, elle disait William Faulkner. (DJS, 56-57)
55L’ironie manifeste envers les personnages invite à la mise à distance. Et les stéréotypes sur l’Amérique, qui sont autant de clichés qu’on a soulignés et qui sont repris par le narrateur pour écrire sa fiction, viennent servir ce dessein et, dans le même temps, souligner le peu de pertinence des jugements littéraires du narrateur, alimentant ainsi la parodie. Maxime Decout (2021b) explique la difficulté, qu’on a déjà vue, à dire quel serait le modèle du roman américain que tente de produire le narrateur, par ses a priori discutables, comme celui associant roman américain et roman international, qui fait dire au narrateur que « jamais, dans un roman international, le personnage principal n’habiterait au pied de la cathédrale de Chartres », alors que les écrivains américains « même quand ils placent leur action dans le Kentucky, au milieu des élevages de poulets et des champs de maïs, ils parviennent à faire un roman international » (DJS, 10). Pour Maxime Decout, il serait donc vain de vouloir identifier le roman américain auquel pense Dwayne Koster et d’imaginer un modèle stable à la parodie qu’il propose malgré lui.
56 Les autres figures d’auteurs ne sont pas d’un goût plus sûr : Vlad Eisinger comme Gringoire Centon sont présentés comme des écrivains ratés, au point que Vlad n’hésite pas à critiquer sa propre œuvre, s’étonnant du succès de son plus mauvais roman, par exemple :
Je m’affligeais que ce soit mon plus mauvais livre qui ait rencontré le succès. Que le public ne s’était-il rué sur Roman américain, pourtant supérieur à tout point de vue ? Et où étaient les critiques qui couvraient d’éloges How America Was Made quand avait paru Passager clandestin et Le Sosie et son double ? […]
Un rêve récurrent commença à peupler mes nuits : je me noyais dans les vagues de Destin et le New York Times signalait mon décès, en me présentant comme l’auteur de How America Was Made. (RWS, 220-221)
57Dès lors, on n’a pas de mal, forts de notre constat qu’ils sont de mauvais auteurs, à les deviner aussi mauvais lecteurs, inventant des modèles à force de les déformer dans l’opération, en plus de les rendre grotesques par la caricature qu’ils ne peuvent s’empêcher, quoique parfois à leur insu, de leur faire subir.
3. Des narrateurs créateurs ?
58Mais paradoxalement, si ces auteurs se conforment à des modèles qui n’existent pas en tant que tels, ils font aussi œuvre de création. Selon Decout (2021a, p. 88), le narrateur de La Disparition de Jim Sullivan fait « naître des genres fantômes », notamment son roman américain, « genre en grande partie chimérique » dont il s’émancipera seulement en se rattachant in fine à un intertexte non revendiqué, le sujet de thèse de Dwayne Koster, Moby Dick. De la sorte, c’est sans doute un nouveau roman français que le narrateur de Tanguy Viel rédige à son insu, « le Moby Dick français du xxie siècle » (Decout, 2021a, p. 201).
59De la même manière, le narrateur de Pas de littérature ! insiste sur le fait que l’imitation littéraire, mauvaise imitation de modèles de la vie réelle mais aussi de modèles littéraires que la traduction déforme, se fonde toujours sur un modèle absent :
On déchiffre, on réinterprète, on cherche à retrouver l’original sous les réécritures plutôt que d’accepter que rien de tel n’a jamais existé. (PDL, 172)
60Pour autant, c’est bien là son essence :
La littérature n’est après tout rien d’autre : une longue chaîne de réécritures plus ou moins fidèles, plus ou moins novatrices, plus ou moins réussies. (PDL, 212)
61Même tonalité chez Bello, qui fait dire à Vlad :
Il y a des limites au nombre de façons différentes dont je peux vous raconter la même histoire. (RWS, 292-293)
62Nos œuvres, ce faisant, créent donc à la fois un modèle qui sert leur propos, mais elles font aussi œuvre de création au-delà de leur portée parodique. C’est particulièrement net chez Bello, d’une manière métaphorique, puisque le roman de Vlad prend le pas sur le réel, faisant de la fiction ce qui modèle la réalité :
Comme Tom, on avait commencé par m’attirer hors de chez moi pour me cambrioler, puis on m’avait tabassé, et maintenant on essayait de me tuer. Depuis quand la réalité imitait-elle la fiction ? Je m’étais inspiré de Black pour imaginer America, ainsi que de certains aspects de la personnalité de Tar pour bâtir le personnage de Laser, mais on aurait dit qu’à présent c’était la copie qui influençait le modèle ! (RWS, 273)
63 Dans cette entreprise de création, le lecteur est évidemment convié à participer, avec sa compétence littéraire, qui lui permet de reconnaître et goûter la parodie, mais aussi de compléter le travail de l’auteur :
Je me lançai dans le pastiche du siècle, palimpseste plagiaire, forgerie policière d’extraits des romans traduits par Gisèle et moi, de souvenirs du Sachem, d’anecdotes tirées de la vie de Villon et de Cartouche et d’un peu tout ce dont je me souvenais en matière de criminels de littérature. J’étais un mélange de Chourineur et de Chéri-Bibi à la sauce Chicago, Fantômas capable de changer d’identité et de me faire passer pour le plus incompétent des traducteurs, un inoffensif écrivain raté, afin de mieux commettre mes méfaits.
Pas besoin d’en faire trop, leur imaginaire nourri de films hollywoodiens s’emballait à l’allusion, complétant les manques de mon récit, le mettant en images, suppléant à ses incohérences. (PDL, 199-200)
64Notons pour finir que, même si nos œuvres semblent parodier le roman policier, et notamment le roman noir, ce faisant, elles ne font que lui rendre hommage, tant le roman noir est un roman qui joue déjà avec ses propres stéréotypes et s’amuse d’une certaine distance ironique envers sa propre pratique, dans une utilisation récurrente du second degré. Si l’on ajoute à cela que nos œuvres proposent une intrigue qui remplit les attentes du roman noir – à l’exception peut-être de Viel, mais après tout, on l’a dit, une parodie de roman policier ne prend pas forcément la forme d’un roman policier –, on constate combien la parodie, au-delà de la destruction des modèles à laquelle elle se livre, fait bien aussi, dans une certaine mesure, œuvre de création.