Formes musicales et formes littéraires. Réflexions sur le dispositif esthétique musical au service de la représentation littéraire
1Ce sous-titre est né du vertige suscité par l’ampleur d’un sujet dont je ne pourrai faire contenir que les grandes lignes dans le temps qui m’est imparti. Il est né, aussi, du souci de centrer clairement la problématique sur le texte littéraire (et non sur le texte musical).
2Je commencerai donc par quelques définitions. Ressortissant aux études comparatistes, notre recherche envisage deux objets : la littérature et la musique ; précisons néanmoins que l’approche transartistique ne peut qu’exceptionnellement être décrite comme « intertextuelle » : la coprésence –pour reprendre le terme de Genette1- du texte musical, sous forme de citation, et du texte littéraire, ou la dérivation d’un texte littéraire d’un texte musical précis, repris et transformé, sont rares du fait du décalage entre les deux codes sémiotiques. (Je pense aux citations musicales dans la nouvelle « Fräulein Else » d’Arthur Schnitzler, ou dans Jean-Christophe de Romain Rolland, et à quelques rares tentatives d’ekphrasis musicale comme dans « Le quatuor à cordes » de Virginia Woolf).
3Ce dont nous voudrions parler aujourd’hui est une interpénétration des deux arts de telle sorte que l’un informe l’autre ; il ne s’agit pas d’approche intertextuelle (nous l’avons dit) ; il ne s’agit pas non plus de rapprochement thématique (quoiqu’il soit très souvent pertinent dans les œuvres littéraires qui nous occupent). Ce dont il s’agit, et de manière beaucoup plus organique, c’est de tous les emprunts contractés par les écrivains au code sémiotique musical –donc, non référentiel- pour tenter de déjouer la linéarité congénitale du code linguistique. Une chose est sûre : cette perméabilité entre les deux arts ne pourra être révélée que par un examen stylistique et formel, puisque l’échange ne peut être que structurel. D’où le vocable d’ « intersémioticité » que nous avons forgé.
4Le concept d’intersémioticité est fondé sur le fait que deux systèmes sémiotiques distincts sont en jeu. Précisons tout de suite que nos recherches ne portent que sur les littératures européennes et connexes, et sur la musique occidentale tonale. De la « correspondance des arts » établie par Etienne Souriau en 19692, il ressortait déjà que les codes linguistique et musical étaient proches et complémentaires ; les deux arts impliquent en effet des vibrations de l’air perceptibles par l’oreille (phonèmes indéterminés, d’une part et sons purs déterminés3 de l’autre) et un rythme (ce que Platon nommait l’« ordre dans le mouvement », hiérarchisation des accents –toniques, syntaxiques, rythmiques- d’une part, durées strictes mathématiquement mesurées de l’autre) ; les deux codes ne fonctionnent cependant pas de la même façon : en effet, reprenant encore une fois la théorisation de Souriau, si le code linguistique sert à la représentation du réel (sens de l’œuvre littéraire, forme secondaire), le code musical (forme primaire) ne sert qu’à la présentation de l’œuvre même : une structure abstraite qui éveille directement des émotions en nous. En d’autres termes, à l’articulation signifiant / signifié, effet spécifique du système linguistique, ne correspond rien de directement comparable en musique. C’est là le point d’achoppement essentiel lorsque l’on tente –comme nous le faisons- de rapprocher les deux arts. Je ne dirai pas pour autant –comme on a parfois tendance à le faire- que la musique « n’a pas de sens » : elle n’a certes pas de contenu notionnel ni de valeur référentielle. Son atout principal est la tonalité4, qui crée une articulation particulière signifiant / signifié selon des modalités fort différentes de celles qui sont à l’œuvre dans le système linguistique ; cette disposition harmonique prend la forme mélodique lorsque les sons sont distribués horizontalement ; elle devient polyphonique dès que les deux orientations (harmonique et mélodique) sont combinées.
5C’est de ce point de divergence entre les deux codes que naît chez certains écrivains le besoin de s’adonner à l’intersémioticité : l’incapacité de dire ou d’écrire « plusieurs choses à la fois » est physique et, semble-t-il, mentale : le poids notionnel des mots et de la syntaxe semble en effet rendre cet exercice problématique. D’où la tentation de la simultanéité qui pousse les romanciers et nouvellistes modernistes à emprunter des structures musicales (répétitions, symétries, usage non notionnel des sonorités de la langue etc.) pour suggérer un sens, indépendamment de la charge sémantique et de la valeur référentielle des mots. Car la capacité de comprendre, sentir, éprouver plusieurs choses à la fois est bel et bien caractéristique de l’esprit humain, à condition de choisir le code approprié ; et si l’expression verbale consciente est irrémédiablement linéaire, l’instinct global qui la précède possède une dimension « harmonique » que les structures et formes musicales sont aptes à véhiculer.
6D’où ma première approche : la musique comme dispositif esthétique au service de la littérature.
7Le concept de dispositif, désormais banal dans les recherches sur la scène et le roman5, s’impose dès qu’il s’agit d’intersémioticité : comme nous l’avons déjà remarqué, en effet, dans l’approche intersémiotique musique / littérature, c’est de littérature qu’il s’agit, littérature où intervient la musique comme auxiliaire de la représentation. Pour Stéphane Lojkine, « le dispositif pare aux débordements du réel », et Lojkine poursuit : « La notion de dispositif joue un rôle essentiel dans l’élaboration d’une théorie de la représentation car le dispositif articule de l’ordre au désordre »6. Or, le système sémiotique musical est abstrait, constitué d’éléments mathématiquement étalonnés (sons purs, tonalité, rythmes etc.), régi par le principe formel de la répétition7, et se développant sur l’axe syntagmatique comme sur l’axe paradigmatique : en bref, la musique est ordre. Le réel, en revanche, nous apparaît, en dépit des lois naturelles universelles, comme désordre, comme un fourmillement chaotique perçu par des subjectivités qui tentent de le décrire à l’aide du code linguistique dont la visée première est pragmatique ; c’est de ce réel que la littérature se veut la représentation esthétique : c’est-à-dire la mise en ordre.
8Et c’est ici qu’intervient le dispositif : dans un texte argumentatif, le dispositif est la logique formelle ; dans certaines œuvre naturalistes, il se veut scientifique ; dans une certaine littérature moderniste, c’est le dispositif psychanalytique qui impose son ordre etc. ; dans le domaine qui nous occupe, c’est la musique qui offre ses modèles formels à certains écrivains pour organiser la représentation du réel chaotique.
9Grâce au dispositif musical, la représentation du désordre apparent est ordonnée et à même de porter des significations symboliques qui dépassent sa banalité. « La musique m’aide à composer » dit ainsi Jean Giono, « l’architecture musicale inconsciemment me propose des architectures littéraires. »8 ; et Aldous Huxley fait déclarer à l’un de ses personnages romanciers (Philip Quarles, dans Point Conterpoint) ce qui passera désormais pour sa profession de foi : « Musicalisation du roman. Non pas à la manière symboliste, en subordonnant le sens au son (‘Pleuvent les bleus baisers des astres taciturnes’, simple glossolalie). Mais à grande échelle, dans la construction. »9 Et comment ne pas songer à André Gide et à son personnage Edouard dans Les faux-monnayeurs ?
10Nous ne pouvons évoquer ici toutes les composantes du dispositif musical détournées par les écrivains pour informer leurs œuvres de fiction. Nous nous contenterons de mentionner, outre les procédures relevant de la dimension harmonique10 et celles spécifiques de la dimension mélodique11, toutes les formes musicales, configurations structurelles clairement définies des objets esthétiques musicaux : formes binaires, représentées A-B, dont le rondo est une variante très répandue dans les derniers mouvements des sonates classiques (par exemple A-B-A-C-A-D… où A est le refrain et B, C, D les couplets) ; formes ternaires (A-B-A) dont il existe au moins trois versions : la forme da capo des airs d’opéra baroques, du menuet classique (ou B est intitulé trio) et du Lied tripartite ; ces trois versions de la forme A-B-A sont caractérisées par le retour à la tonique à la fin de la première partie A. La forme sonate, en revanche, également tripartite et représentée A-B-A comporte une première partie nommée « exposition » dont le/les thème(s) s’achèvent sur le 5ème degré (la dominante), une partie B nommée « développement » (qui n’est autre que la fragmentation des thèmes de A1 dans diverses tonalités, et une réexposition (A2) qui s’achève à la tonique ; cette forme sonate, qui survient surtout dans les premiers mouvements (et plus rarement dans les derniers) est un véritable mode de pensée que l’on retrouve systématiquement dans toutes les œuvres symphoniques et instrumentales des compositeurs classiques et préromantiques. Un autre modèle formel tripartite est la fugue, issue de la polyphonie de la Renaissance et dont l’âge d’or est le deuxième période baroque : A1 y correspond à l’exposition, B au développement et A2 à une réexposition-strette et une coda.
11On pourrait encore évoquer le modèle du « Thème et variations » (A, a1, a2, a3, a4, etc.) où A est le thème et a1, a2, a3, a4 des variantes rythmiques, mélodiques, modulantes de A) et toutes les « Formes cycliques » (c’est-à-dire des morceaux en plusieurs mouvements comme la « Suite » baroque12, la « sonate », la « symphonie », le « quatuor »13 etc. ; ces formes cycliques se caractérisent toutes par l’alternance de tempi systématiquement contrastés.
12Ce rapide survol a pour objectif de souligner le caractère extrêmement strict de l’architecture musicale à laquelle ce sont encore des structures (modales et tonales) qui confèrent un sens. C’est ce modèle d’ordre qui fascine certains écrivains et les incite à le choisir comme dispositif pour la représentation du réel.
13L’articulation architecture musicale / réel extralinguistique, opérée grâce au dispositif intersémiotique, passe par ce que l’on peut décrire (sur le modèle inversé de la mise en musique de textes poétiques et dramatiques) comme la mise en texte de la musique. Un dispositif musical préexiste au texte littéraire (ce peut être un procédé –répétition de motifs brefs et caractéristiques, rythme syncopé, tension dominante / tonique etc.-, une forme musicale, plus rarement une œuvre musicale identifiable) ; à l’encontre de la mise en musique (où il y a coprésence des deux textes), le dispositif musical fusionne avec le signifiant littéraire (à telle enseigne que beaucoup de lecteurs ne le percevront pas consciemment) pour produire le signifié littéraire. L’un de nos projets est d’établir un lexique de correspondance de toutes les procédures du dispositif musical et de leurs effets signifiants en littérature. Il est en effet impératif de clarifier la terminologie musico-littéraire, reflet du fonctionnement du dispositif, alors même qu’une métalangue parfois très fantaisiste s’est forgée au fil de décennies d’analyses littéraires par ailleurs fort subtiles, mais au mépris total de la spécificité des termes musicaux : je veux parler des innombrables acceptions de termes comme « contrepoint », « cadence », « polyphonie », pour ne citer qu’eux !
14Car le décodage du dispositif intersémiotique se doit d’être extrêmement minutieux : ce qui nous amène à l’approche méthodologique de l’analyse intersémiotique musico-littéraire.
15Il est à l’évidence fort hasardeux -voire impossible- de tracer en quelques mots les grandes lignes d’un protocole méthodologique : il me semble en effet que le caractère nécessairement personnel de la démarche rend une telle entreprise fort aléatoire. Je me contenterai donc ici, après un rapide survol d’un corpus jamais définitif, d’évoquer les grands traits d’une démarche dont seul un exemple précis me permettra, je l’espère, d’esquisser les étapes.
16C’est évidemment d’un corpus littéraire qu’il s’agit, le corpus musical à la base du dispositif de représentation étant choisi de manière totalement imprévisible par les écrivains eux-mêmes. Composé surtout de romans et de nouvelles des XXe et XXIe siècles, il nous donne à penser que la pratique intersémiotique musicale est quasiment indissociable des littératures moderniste et postmoderne.
17Pour résumer en quelques mots les modalités de la recherche d’un tel corpus, nous dirons qu’au moins deux cas de figure se présente. Dans le cas de recours explicite au dispositif musical, ce sont des indices clairs qui nous aident ; indices biographiques : l’auteur est musicien (musicologue comme Alejo Carpentier, Alessandro Baricco ou Jarosław Iwaszkiewicz ; compositeur comme Anthony Burgess ou Gaston Compère ; instrumentiste comme Carson McCullers et Gert Jonke [pianistes], Nancy Huston [claveciniste et flûtiste], Katherine Mansfield et Pascal Quignard [violoncellistes] etc. ; ou amateur notoire de musique classique, comme Thomas Mann, Marcel Proust, Romain Rolland, Arthur Schnitzler, Aldous Huxley, Virginia Woolf, etc.). L’indice le plus « accrocheur » est évidemment le titre de l’œuvre : Novecento pianiste d’Alessandro Baricco, Dialogue avec 33 variations de Beethoven sur une valse de Diabelli de Michel Butor, Mozart et Amadeus d’Anthony Burgess, Presto con fuoco de Roberto Cotroneo, Moderato Cantabile de Marguerite Duras, Au piano de Jean Echenoz, Les variations Goldberg de Nancy Huston, etc.
18Selon un deuxième cas de figure, aucune allusion explicite à la musique n’intervient pour nous mettre sur la voie d’une lecture intersémiotique. Ce n’est alors que guidés par le hasard que le savoir-faire et la double compétence de l’analyste lui permettront de reconnaître dans une œuvre qui n’avoue pas le dispositif musical des répétitions, symétries, formes cycliques, schémas binaires ou ternaires, et tous les artifices de l’illusion polyphonique. L’établissement d’un tel corpus est bien sûr indispensable.
19L’étape suivante consistera en la reconnaissance de la nature et de la localisation des emprunts à la musique faisant fonctionner le dispositif. Il va sans dire qu’une telle tâche ne peut être accomplie que par un intersémioticien aussi averti des arcanes de l’analyse musicale que de ceux de l’analyse stylistique. Ces analyses étant exclusivement structurelles, nous serons astreints à quelques principes méthodologiques de base ; en ce qui concerne les œuvres musicales –et cela exclusivement dans le cas où il s’agit d’une œuvre identifiée- l’unité structurelle minimale sera la mesure ; la structure syntagmatique correspondra à la hiérarchisation de l’œuvre en mouvements (ou parties), séquences, thèmes, phrases, membres de phrases et motifs. Pour ce qui est des œuvres littéraires (romans, chapitres de romans, nouvelles), l’unité minimale sera la phrase ; quant à la structure syntagmatique, elle équivaudra à une hiérarchisation des parties, séquences, phrases et motifs.
20Prenons un exemple. La nouvelle « Le vent souffle » publiée en 1920 dans le recueil Félicité par la nouvelliste néo-zélandaise Katherine Mansfield possède une trame diégétique extrêmement ténue : par un jour de grand vent, une adolescente se prépare pour se rendre à sa leçon de piano ; nous la suivons chez son professeur, où elle joue une sonate de Beethoven ; c’est ensuite en compagnie de son frère que nous la retrouvons dans le port, luttant contre les bourrasques et rêvant à l’avenir. Si le titre n’a rien qui nous mette sur la voie d’une lecture intersémiotique, quelques indices thématiques peuvent néanmoins nous alerter : il s’agit d’une leçon de musique, l’héroïne joue une sonate de Beethoven, le champ sémantique de la musique est abondamment manifesté (outre le patronyme du compositeur, des termes comme « piano », « cartable à musique », « gammes », « arpèges », « mouvement mineur », « reprise », « noires et croches », « allegretto », sans pouvoir être automatiquement considérés comme les indices d’un dispositif intersémiotique, n’en sont pas moins une invitation à examiner le texte de plus près).
21Ces détails diégétiques, thématiques et lexicaux, affleurant de l’évocation impressionniste de l’atmosphère d’un jour de grand vent, nous incitent à une lecture précise de l’architecture du texte. La nouvelle se déroule en trois syntagmes narratifs correspondant à trois moments par ordre chronologique et trois lieux différents ; la continuité entre les trois (moments et lieux) est assurée par le personnage principal (Matilda) et le vent qui ne cesse de souffler ; chaque syntagme narratif comporte trois parties, et c’est au centre géométrique de la nouvelle (la deuxième partie, centre du deuxième syntagme narratif) qu’est jouée la sonate, elle-même constituée de trois mouvements dont c’est le second mouvement qui est mis en relief par la narration. De sorte que la nouvelle apparaît comme un ensemble parfaitement symétrique de mises en abyme (voir diagramme dans les feuilles d’exemple). Tout se passe comme si le microcosme de la forme musicale cyclique informait le syntagme narratif central et le macrocosme de la nouvelle ; forme cyclique, avec, comme toute forme cyclique en musique, l’alternance d’un tempo vif et d’un tempo lent, connotée par le vent qui souffle dans les premier et dernier syntagmes et ne souffle pas dans le second.
22Notons en outre que le motif du vent, justement, est traité par Katherine Mansfield comme un « motif conducteur » (« Leitmotiv ») en musique ; partie intégrante du dispositif musical élaboré par la nouvelliste, il prend une forme caractéristique (« the wind » au rythme heurté : 4/4 ♪ | ◦ | ) et est porteur d’une idée (comme tout Leitmotiv au sens wagnérien du terme) : en l’occurrence, il symbolise –ce qui n’a en soi rien d’original- le mouvement, le passage du temps, une crise dans l’existence de la protagoniste ; au vu de l’âge de Matilda, nous comprenons que c’est de la crise de l’adolescence qu’il s’agit. Et c’est le dispositif de la forme cyclique minutieusement jalonné d’évocations d’un motif conducteur au rythme propulsif (« the wind ») qui est choisi par Katherine Mansfield –dans un texte entièrement marqué par le schéma rythmique du Leitmotiv (voir le feuille d’exemples)- pour suggérer le dynamisme cyclique de la vie qui entraîne infiniment les êtres vers la mort : enfant dans le premier mouvement de la nouvelle-sonate (centré autour de la relation mère / fille), Matilda est comme déposée par le vent au sommet épiphanique du deuxième mouvement (illustrant la relation homme / femme à travers le rapport élève / professeur), deuxième mouvement où l’initiation s’accomplit dans la musique, toujours médiatrice de vérité dans les œuvres de la nouvelliste, (marquée, comme beaucoup de ses contemporains, par la pensée bouddhiste), jusqu’à ce que l’ « allegretto » final de la sonate de Beethoven, troisième mouvement du microcosme, annonce le retour du Leitmotiv et propulse l’héroïne dans la bourrasque de l’âge adulte vers la mort. C’est ainsi que la forme cyclique de la sonate, soutenue par les implications soigneusement dosées d’un Leitmotiv rythmiquement et symboliquement évocateur, nous propose en quelques lignes une réflexion sur l’existence humaine, le jeu de la structure musicale et du motif quinze fois répété connotant un emboîtement infini de cycles (du cycle des vingt-quatre heures de la journée jusqu’au cycle de la vie et de la mort, sur le fond d’infini suggéré par la mer omniprésente.)
23Il va sans dire que le modèle formel musical n’est pas toujours aussi évident que dans « Le vent souffle » -même si on peut s’étonner qu’il soit passé inaperçu pendant près d’un siècle de toute la critique mansfieldienne. Si d’autres auteurs attirent l’attention sur le dispositif musico-littéraire dès le paratexte, nous l’avons vu, il est des textes apparemment dépourvus de tout indice clair, de toute allusion même thématique à la musique et dont tout le sens repose –j’allais dire « subrepticement »- sur un dispositif musical jamais affiché ; l’un des exemples les plus remarquables que nous ayons rencontré est ce roman de HUXLEY14, écrit après son seul roman notoirement « musical », Contrepoint (1928) (dont le titre signalait en clair le parti pris d’écriture) : je veux parler de La paix des profondeurs ( en anglais Eyeless in Gaza), 1936, dont la chronologie brisée constitue le seul indice visible d’une structure fuguée minutieusement élaborée et ignorée pendant de longues années15.
24Si, une fois identifié, le dispositif intersémiotique ne me semble pas faire l’ombre d’un doute, il est cependant des œuvres à propos desquelles il est difficile de prouver qu’une apparente intention musico-littéraire n’est pas fortuite. Comment affirmer, en effet, que Katherine Mansfield a pu consciemment choisir le modèle du « Thème et variations » lorsqu’elle a regroupé des nouvelles déjà publiées « en vrac » dans un recueil qui constitue une parfaite suite de variations sur le thème de la mort que porte le texte éponyme « La garden party » ? Loin d’infirmer notre recherche intersémiotique, de tels exemples nous confirment dans l’idée que, si la musique offre, par son caractère abstrait et non représentatif, des modèles limpides d’ordre, aptes à apporter une forme esthétique au fourmillement du réel, elle n’en est pas moins l’un des reflets d’archétypes qui la dépassent et sont l’expression d’une forme de pensée universelle. C’est cette constatation qui nous a poussés à nous pencher sur l’un des archétypes formels les plus anciens : le principe proportionnel appelé « nombre d’or », proportion esthétique réputée idéale selon laquelle un segment ab divisé en deux parties inégales par un point c constitue un ensemble parfaitement équilibré si la place de c est telle que cb/ac = ab/cb = 1,618.
25a c b
26|_____|_________________|
27L’utilisation de la section d’or par Béla Bartók a déjà été abondamment démontrée par le musicologue hongrois Ernő Lendvai16. À notre modeste niveau, n’étant pas mathématiciens, nous avons tenté l’expérience de faire le décompte des mesures des premiers mouvements de toutes les sonates pour piano de Mozart17et avons obtenu, en leur appliquant ce calcul de proportionnalité, des résultats régulièrement compris entre 1,7 et 1,5.
28Le premier mouvement du Quintette en sol mineur, K.516 s’est avéré encore plus remarquable à cet égard ; il se présente de la manière suivante :
29Exposition : 96 mesures
30Développement : 44 mesures
31Réexposition : 91 mesures
32Coda : 23 mesures
33a c b
34|_____|___ ' ______ ' __ |
35 96 44 91 23
36← 254 →
37de telle sorte que :
38cb ab 158 254
39--- = --- = ---- = ---- = entre 1,64 et 1, 60
40ac cb 96 158
41Ce phénomène, qui tendrait à soutenir l’idée que les plus grands créateurs –quel que soit l’art choisi, des Egyptiens à nos jours18- ont instinctivement recours dans leurs œuvres les plus abouties à cette section dorée également présente dans la nature19, nous semble fondamental. Il serait également intéressant, dans le domaine qui nous occupe, d’examiner toutes les formes musicales dans le but de retrouver en elles d’autres formes archétypiques : tel le schéma de pensée <thèse – antithèse – synthèse> qui paraît a priori fort proche de certains jeux sur des thèmes, mélodiquement, harmoniquement ou rythmiquement contrastés dans des formes comme la fugue, par exemple. De sorte que cette recherche de prototypes formels idéals semble ouvrir la voie vers une universalisation de l’approche intersémiotique : et n’est-il pas vrai, de nos jours plus que jamais, que l’interpénétration des arts représente une tendance générale, les arts à forme primaire (musique, danse, architecture) offrant aux arts représentatifs du réel des versions immédiatement perceptibles de dispositifs archétypiques universels ?