Littérature et jazz
1
2 J’ai choisi d’évoquer aujourd’hui un champ d’étude particulier : celui des rapports de la littérature et du jazz, en m’appuyant sur un ouvrage inédit présenté dans le cadre de mon habilitation. Dans cet ouvrage, qui porte sur un ensemble d’œuvres de fiction inspirées par le jazz, j’ai notamment cherché à faire valoir la dimension vivante, cinétique des écritures influencées par cette musique. Pour vous présenter cette étude, je la situerai tout d’abord dans le cadre des recherches musico-littéraires en dégageant sa spécificité, puis je présenterai ses principaux aboutissements en insistant sur deux aspects théoriques et méthodologiques qui me paraissent importants : je montrerai notamment quel liens cette étude entretient avec la problématique des transpositions intersémiotiques et j’expliquerai qu’elle m’a conduite à proposer et à définir la notion de « musique-fiction ».
3
4L’ensemble de mes travaux de recherche se rattache à la problématique des rapports de la littérature et de la musique. Ces travaux m’ont amenée à aborder successivement différents champs musicaux - la musique classique, la musique contemporaine et le jazz - et différents champs littéraires : tandis que ma thèse de Doctorat, qui était consacrée à l’étude du « roman de la formation musicale », portait sur des œuvres d’auteurs français (comme George Sand ou Romain Rolland, par exemple) et d’auteurs de langue allemande (de Thomas Mann à Thomas Bernhard), ce sont des œuvres de langue anglaise – tel Jazz de Toni Morrison - que m’a amenée à privilégier le sujet de mon inédit.
5Intitulé « Jazz-Belles Lettres », pour suggérer la dignité du jazz comme sujet littéraire, cet ouvrage correspond à la fois à un approfondissement et à une extension de mes recherches antérieures. Je précise que c’est aussi ma pratique musicale (pratique du trombone au sein de grandes formations de jazz, de « big bands ») qui m'a déterminée à consacrer un livre à l'influence thématique et formelle exercée par le jazz sur la littérature.
6Comme les rapports de la littérature et du jazz avaient fait l'objet de plusieurs numéros spéciaux de revues1 mais n’avaient donné lieu jusqu'à présent, en France, qu'à une seule étude de synthèse, portant exclusivement sur le domaine américain2, j’ai pour ma part entrepris une étude comparatiste qui porte sur un ensemble d'œuvres des littératures française et étrangères, faisant référence aux différentes époques de l'histoire du jazz3. Le corpus abordé ne prétend évidemment pas à l’exhaustivité mais permet une saisie historique du jazz, dans la mesure où les œuvres retenues font référence à des courants allant du ragtime – précurseur du jazz – au jazz postmoderne, autrement dit à un siècle d’histoire musicale.
7C’est l'idée d'une spécificité de l'écriture consacrée au jazz qui m’a servi de fil directeur. Il s'agissait d'analyser les répercussions stylistiques, formelles et génériques de l'intérêt porté par des écrivains, non seulement américains mais aussi européens, au sujet et au modèle d'inspiration qu'offre le jazz. Il importait de discerner les indices du phénomène d'imprégnation de l'écriture par la musique, de montrer dans quelle mesure les romanciers s'approprient l'idiome « jazz ».
8Ce travail, qui s’inscrit dans la tradition des études « musico-littéraires », tendait à dégager les enjeux d’une réflexion portant plus particulièrement sur le jazz, objet d’étude qui présente une spécificité non seulement musicale (singularité liée au swing et à la part non écrite qui le distingue majoritairement de la musique classique), mais aussi socio-culturelle (de par la problématique des origines du jazz et le rapport qu’il entretient avec la question noire aux Etats-Unis). Cette voie de recherche était donc pour moi « nouvelle » en ce qu’elle m’a amenée à considérer une musique qui - comme le souligne André Hodeir -, demande une posture d’écoute spécifique :
Celui qui, abordant le jazz sans avoir assoupli ses habitudes artistiques européennes, tente de le placer dans la perspective de la culture occidentale, a peu de chances de le comprendre. Il n'en peut voir que les défauts : le jazz lui apparaît sous ses aspects négatifs, qu'une comparaison avec l'art européen lui rend plus sensible encore4.
9La principale difficulté que présente l’étude du jazz est liée au fait qu’il constitue une réalité « insaisissable » puisque pour le critique, « les voies de l'enregistrement sont la seule approche objective [de] cette musique, qui n'est nulle part et qu'on ne peut scruter dans les partitions »5, comme le souligne encore A. Hodeir. Le jazz est insaisissable parce qu’il est avant tout une musique vivante, en vertu de la part qu’il réserve à l’improvisation et en vertu d’une utilisation spécifique du rythme dont résulte le swing, terme qui désigne, dans le domaine de la boxe, un coup porté en balançant le bras et qui renvoie, dans le domaine du jazz, à une accentuation, à une impulsion particulière créant un effet de balancement. Le swing correspond d’un point de vue technique au déplacement du temps fort vers le temps faible (beat / off beat), ce qui suscite chez l'auditeur la sensation de rebondir d'un temps sur l'autre.
10Au-delà de la difficulté qu’il y a à saisir le jazz, on peut souligner que son étude pose, de manière spécifique, la question des rapports de la musique et du langage. Par rapport au précepte selon lequel il convient de tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler, le jazz fait prévaloir une logique qu’on aurait tort de réduire, par opposition, au seul principe de spontanéité. Cette logique, selon laquelle on peut dire une chose vingt-sept fois, de vingt-sept manières différentes6, est une logique variative sur laquelle j’ai mis l’accent dans les chapitres de mon inédit consacrés à la modélisation de l’écriture par le jazz, en analysant différents cas d’écritures polyperspectivistes.
11Pour résumer, j’ai souligné que la fascination musicale des auteurs pour le jazz se traduisait, de manière plus ou moins ostensible, par une musicalité particulière de l'écriture, tenant au jeu sur les sonorités et sur le rythme, à la recherche d'un effet « swing » et à la volonté de mimer, par un assouplissement de la syntaxe, la liberté de l'improvisation. Il y a bien sûr des différences de degré d’imprégnation de l’écriture par le jazz, notamment entre des écritures à dominante analytique (celle par exemple de Dorothy Baker, qui fait prévaloir un lexique technique pour évoquer le jazz) et des écritures à tendance mimétique, qui privilégient la transposition métaphorique. Il peut s’agir en outre, dans ce cas, de transpositions à l'échelle de la macrostructure - les romans de Toni Morrison et de John Clellon Holmes obéissent par exemple à une logique polyperspectiviste qui mime l'exécution d'un morceau de jazz - ou à l'échelle de la micro-structure, comme peuvent l'attester les écritures respectives d'Alessandro Baricco et de Christian Gailly.
12Si l’étude du jazz pose le problème des rapports de la musique et du langage, c’est aussi parce qu’il offre l’exemple, avec le scat-singing, d’une expérience de dé-sémantisation de la langue, qui rejoint certaines expérimentations musico-littéraires « limites », comme le lettrisme d’Isidore Isou. La langue onomatopéique, à laquelle j’ai montré que les écrivains avaient fragmentairement recours lorsqu’ils voulaient « citer » du jazz est une façon de « mettre le chant hors du sens », selon une expression de Jean-Pierre Martin7. Ce type de citation invite à souligner que l’ « écriture-jazz », que j’ai tenté de caractériser, est nécessairement une écriture hybride. Au même titre que les différents types de formes mixtes qui combinent les sons et les mots, comme le Lied, la mélodie, la chanson, ou encore l'opéra, les fictions inspirées par le jazz sont des formes mixtes. Elles amènent à réfléchir à la question de l'hybridité d’une manière particulière et à l’intérêt que pourrait peut-être présenter, pour leur étude, la transposition des analyses de M. Bakhtine sur le plurilinguisme dans le roman.
13En tenant compte des difficultés soulevées par le rapprochement de la littérature et de la musique, j’ai voulu montrer, dans « Jazz-Belles Lettres », quels étaient les principaux enjeux d’une mise en perspective du jazz et de la littérature. L’étude d’œuvres de fiction inspirées par le jazz permet non seulement d’appréhender cette musique dans son évolution historique mais aussi de ré-explorer, du point de vue de la poétique romanesque, de grands modèles génériques, en voyant quels infléchissements, quelles distorsions ceux-ci peuvent éventuellement subir. Une telle étude invite enfin à une réflexion portant sur l’hybridité des œuvres musico-littéraires et sur le phénomène des transpositions intersémiotiques.
14Le résultat essentiel de mon étude aura été de montrer que le jazz concourt à donner vie à l’écriture et confère à la littérature qui la prend pour objet une dynamique particulière. Musique de l’immédiateté, musique de danse, musique d’ « en bas » par référence aux connotations sexuelles de son nom8, le jazz donne vie à la littérature et fait d’elle l’antonyme du titre choisi par Danièle Sallenave pour l’un de ses essais : « lettres vives », par opposition aux « lettres mortes »9. Il était crucial de mettre en évidence l’importance des notions de dynamique, de mouvement, de rythme, d’élan, d’énergie qui font que la rencontre du jazz est pour la littérature un processus qui vivifie, tonifie, revigore. L’étude de la réception des œuvres méritait, dans cette perspective, une attention particulière, comme je l’ai souligné en me plaçant dans le sillage de Frédérique Arroyas qui rappelle que « c’est à la lecture que le texte devient un objet dynamique »10 et s’attache à montrer que la lecture musico-littéraire « tient compte de l’écart entre deux systèmes sémiotiques et mobilise des stratégies qui permettent leur interaction »11.
15Je vais à présent développer deux aspects qui me paraissent importants d’un point de vue théorique et méthodologique. Je voudrais tout d’abord faire une mise au point sur le lien que mon étude entretient avec la problématique des transpositions intersémiotiques puis j’aborderai la notion de « musique-fiction », que cette étude m’a conduite à proposer et à définir.
16Si une partie seulement du champ musico-littéraire se rattache à proprement parler à la problématique des transpositions intersémiotiques (lorsqu’une œuvre littéraire fait l’objet d’une transposition à l’opéra par exemple ou, à un moindre degré, lorsqu’on envisage la question de la musicalité d’écritures inspirées par des procédés compositionnels musicaux), toutes les études musico-littéraires impliquent en revanche une interrogation d’ordre sémiotique. Daniel-Henri Pageaux, dans le neuvième chapitre de La littérature générale et comparée, « Littérature et arts », souligne le problème de la spécificité des différents arts (« l’analyse sémiotique ou esthétique pratiquée peut difficilement – écrit-il - ne pas être différentielle »12) et insiste sur la nécessité méthodologique qui en découle pour le critique, lequel doit, selon lui :
inventer une sorte d’intersémiotique capable de décrire deux systèmes différents (système littéraire, ce qu’est tout texte), et système iconique, ou musical ou encore espace textuel et espace architectural). Cette intersémiotique à construire devrait être en un premier temps contrastive, attentive aux différences entre systèmes, et globalisante pour aboutir à un discours minimal commun aux deux systèmes étudiés.13
17Rapportée au domaine des relations de la musique et de la littérature, cette déclaration programmatique soulève diverses difficultés. D’un point de vue général tout d’abord, si l’on se réfère à ce qu’affirme J.-J. Nattiez, « La sémiologie n'existe pas » 14, dans la mesure où il y a des signes dans tous les domaines, et que des chercheurs d'horizons épistémologiques très variés ont de ce fait été tentés par l'approche sémiologique. Une histoire de la sémiologie ou plutôt des sémiologies reste à écrire, selon lui, et elle sera l'histoire « à la fois d'un mot magique et d'une quête utopique d'une science universelle »15. Cette réflexion conduit à se demander si l'on peut envisager, d’un point de vue plus précis, une critique de type intersémiotique pour appréhender les œuvres musico-littéraires, étant donné l'écart qui sépare, de manière irréductible, la littérature et la musique. On ne peut faire abstraction, en effet, du fait que le système littéraire et le système musical ont leurs propres règles, leurs propres fonctionnements et des matériaux respectifs spécifiques. Un discours « transsémiotique », permettant de décrire la combinaison des deux systèmes littéraire et musical, est-il dans ces conditions concevable et cette démarche peut-elle aboutir à autre chose qu'à établir un dénominateur commun, tout en devant toujours rendre compte des spécificités des deux systèmes ?
18Les travaux que j’ai réalisés m’ont amenée à un questionnement qui porte non pas tant sur le phénomène des transpositions intersémiotiques à proprement parler, que sur le statut hybride des œuvres musico-littéraires. En effet peut-il être rigoureusement question de transposition intersémiotique lorsqu’un écrivain s’inspire, en matière de poétique romanesque, de traits caractéristiques de la musique et/ou de procédés propres à cet art ? La dimension nécessairement métaphorique du rapprochement de la littérature et de la musique invite à répondre négativement, car il n’est pas, à strictement parler, de transposition possible entre œuvre musicale et une œuvre romanesque, du fait de l’hétérogénéité des deux « langages » considérés. Ainsi, même lorsqu’un roman emprunte à la fois son titre et sa structuration d’ensemble à une composition musicale existante comme c’est le cas, par exemple, pour Les Variations Goldberg de Nancy Huston16, l’écrivain demeure condamné à utiliser le matériau qui est le sien, comme en témoigne Jean-Louis Cupers définissant ainsi l’attitude du romancier :
Parfois [celui-ci] essaie d’instaurer plus ou moins directement ce que produit la musique elle-même en usant de reconstructions techniques de l’expérience musicale en faisant usage de termes musicaux. Il peut encore se servir d’onomatopées ou d’effets sonores divers afin de composer à son tour une certaine musique de mots. Il peut enfin s’essayer à une synthèse de ces moyens et produire une sorte de musique verbale au sens strict du terme17.
19Il ressort de ce propos que la littérature n'est pas la musique et que la musique n'est pas la littérature mais aussi que celles-ci sont à la fois le même et l'autre, l'identité/l'altérité, à l’image du lapin et de la mouette, de la jeune fille et de la vieille femme dont on peut tour à tour discerner les traits, en observant les deux exemples d’illusions optiques auxquels j’ai eu recours pour tenter de figurer le caractère hybride de l'œuvre musico-littéraire18. Est-ce à dire que le rapprochement d’oeuvres littéraires et musicales résulte d’illusions d’optique ? J.-L. Cupers fait plutôt valoir pour sa part l’idée d’une dissimulation, par l’œuvre littéraire, d’un modèle musical rêvé :
La musique dans l’art littéraire – écrit-il -, comme finalement toute réalité dont se saisit celui-ci, est une matière dont on peut dire qu’elle est, en quelque sorte, rêvée. L’œuvre musicale aussi bien ne peut être qu’évoquée ou esquissée, et cela par des moyens strictement littéraires dont seules certaines particularités, notamment l’ordonnance, peuvent être plus ou moins modifiées pour suggérer l’œuvre absente19.
20Tout cela revient en tout cas à rappeler, comme le souligne à juste titre ce critique, que « rapprocher deux arts ne veut aucunement dire les ramener l’un à l’autre, encore moins les identifier. Il s’agit simplement, en les rapprochant, de suggérer l’existence d’un lien plus ou moins privilégié et de la montrer dans les faits. »20
21C’est ce type de démonstration à laquelle je me suis livrée dans « Jazz Belles Lettres », en soulignant que la mise en perspective du jazz et de la littérature implique des questionnements d’ordre sémiotique analogues à ceux dont il vient d’être question. En effet, comme la littérature et la musique en général, la littérature et le jazz entretiennent différents types de rapports : phénomène d'emprunt unilatéral, influence réciproque, collaborations « directe » (dans le cas d’œuvres « mixtes » où entrent conjointement en jeu texte et musique) ou « indirecte » (lorsqu’il s’agit de tentatives de transposition littéraire de l'idiome « jazz »). Ces deux modes d'expression artistiques ont, en tant qu' « arts du temps », des affinités : relation d'analogie, lien de complémentarité, possibilité de fusion ou de contamination d'un domaine par l'autre (dans le cas, par exemple, de la dé-sémantisation de la langue, instrumentalisée dans le scat-singing). Le jazz et la littérature ont cependant aussi leurs spécificités, en ce qu'ils mettent en œuvre des codes sémiotiques différents, ce qui amène à envisager leurs relations en terme d'alliance mais aussi de rapport de forces, voire de rivalité.
22Après cette mise au point sur la problématique des transpositions intersémiotiques (l’idée à retenir étant que l’on doit toujours rester conscient de la particularité des arts dans toute tentative de comparaison, de confrontation), j’en viens à la notion de « musique-fiction ». Mes travaux m’ont conduite à une tentative de nomination et de définition de l’ensemble des textes de fiction inspirés par la musique, qu’il s’agisse de musique classique ou d’autres musiques, tel le jazz. J’ai proposé de regrouper ces textes sous la bannière du terme de « musique-fiction ». Calque du mot « science-fiction », ce terme peut être non seulement employé de manière générique mais aussi de manière plus circonscrite, pour désigner les séquences au cours desquelles, dans une œuvre, l'écrivain compose en silence, en mots, une musique qui demeure nécessairement fictive et qu'il revient au lecteur d'imaginer. Le domaine de la « musique-fiction » est susceptible d’englober le genre du « roman de la formation musicale » mais aussi d’autres formes fictionnelles.
23C’est dans le cadre de mon inédit que j’ai plus précisément défini cette notion. L’esquisse de typologie des récits inspirés par le jazz, qui figure dans cette étude, montre qu’elle dépasse le cadre générique qui était considéré dans ma thèse, en prenant en considération non seulement la catégorie du roman de formation, mais aussi les catégories du roman historique et du « roman de voix ». Le « sur-genre » que constitue par conséquent le champ de la musique-fiction regroupe les œuvres fictionnelles inspirées de manière non seulement thématique mais aussi formelle par la musique, l’idée sous-jacente étant que, de même que la science-fiction consiste en une expérimentation imaginaire dans le cadre d’une fiction narrative, à partir d’une hypothèse scientifique, la musique-fiction peut renvoyer aux tentatives de création par les écrivains de musiques fictives, fondées sur le modèle d’expérimentations musicales réelles. A titre d’exemple, la musique jouée par le personnage fictif de Novecento n’a d’existence que par le matériau littéraire utilisé pour la créer par A. Baricco, lequel se réfère, pour la rendre vraisemblable, à la musique et à la figure réelle de Jelly Roll Morton. Ainsi, si la science-fiction littéraire se définit comme un genre de fictions narratives explorant des mondes inventés, qui comportent des éléments de vraisemblance obtenus par le traitement de thèmes et de notions scientifiques et par le recours à un vocabulaire technique, on peut définir la musique-fiction comme étant l’ensemble des fictions qui évoquent la musique et plus spécifiquement, au sein de cet ensemble, celles d’entre elles qui créent des musiques fictives.
24L’exploration du champ des fictions consacrées au jazz m’a notamment permis de préciser quelles sont, au sein du grand ensemble qu’est la musique-fiction, les différentes modalités de référence à la musique, en littérature. La première partie de l’étude, intitulée « Pluralité du jazz : les jazz sont des romans », a mis l’accent, dans cette perspective, sur l’importance d’une modalité à proprement parler « référentielle » (ancrage historique conféré aux fictions par les références au jazz ancien, au jazz moderne et au jazz « postmoderne »), une modalité qui demande à être, d’un point de vue théorique, distinguée de la modalité de « référence » à des musiques fictives ne pouvant en principe qu’être évoquées et non citées. La modalité référentielle peut en outre se décomposer en plusieurs types de modalités : modalité descriptive, analytique et métaphorique notamment, qui n’ont pas forcément le monopole de l’évocation de la musique, mais auxquelles les écrivains ont recours en pouvant les conjuguer. La caractérisation de l’écriture-jazz m’a quant à elle amenée à préciser qu’une quatrième modalité était à prendre en considération, qui ne relève ni de l’analyse, ni du mimétisme et que l’on pourrait qualifier de modalité « imaginative », dans la mesure où elle fait appel à la participation active du lecteur, ce qui rejoint la question de la réception de l’oeuvre musico-littéraire, brillamment traitée dans l’ouvrage de Fr. Arroyas auquel j’ai déjà fait référence.
25 Le principal intérêt de la notion musique-fiction me paraît être en définitive de pouvoir donner un cadre à des recherches théoriques, fondées sur une expérience pragmatique de lecture et d’analyse. Mon propre parcours de recherche m’a amenée à sélectionner, pour ma thèse puis pour l’inédit, un certain nombre d’œuvres entrant dans ce cadre qui me semblaient offrir des exemples pertinents, dans la perspective d’une étude musico-littéraire. J’assume à cet égard le fait que les choix que j’ai dû effectuer puissent faire l’objet de critiques, dans la mesure où ces œuvres, que j’ai retenues parce qu’elles constituaient, dans leur ensemble, un socle d’investigation intéressant, ne sont pas forcément d’une égale valeur littéraire et aussi dans la mesure où j’ai délibérément écarté des oeuvres essentielles, telles que celle de Proust ou celle de Boris Vian dans le domaine du jazz, parce que celles-ci avaient déjà donné lieu à des publications21 et/ou étaient l’objet de travaux en cours22. Je tiens à dire, avant de conclure, qu’il y a encore beaucoup à entreprendre dans le champ de la « musique-fiction », en ce qui concerne l’étude des écritures influencées, dans leur texture-même, par la musique.
26Puisque cette journée d’étude s’intitule « bilans et perspectives », je soulignerai pour finir qu’il semble absolument nécessaire de développer un axe de recherche méthodologique qui soit spécifique aux études « trans-littéraires ». J’assure actuellement la partie consacrée aux rapports de la littérature et de la musique d’un séminaire intitulé « Transpositions intersémiotiques », en collaboration avec trois autres enseignants qui traitent des rapports de la littérature avec la peinture, le cinéma et la danse. Au-delà de considérations méthodologiques générales, il serait important de réussir à établir et à proposer aux « apprentis chercheurs » un ensemble de consignes spécifiquement liées aux travaux de type interdisciplinaires. Cet axe de recherche méthodologique devient à mon sens primordial à l’heure où les travaux de ce type se multiplient, comme peuvent l’illustrer, par exemple, les contributions des jeunes chercheurs qui ont participé aux Rencontres Sainte Cécile, université d’été organisée durant cinq ans à Aix-en-Provence. Ces travaux demandent une réflexion sur les outils et méthodes d’investigation. Il me semble que fait défaut, dans cette perspective, un manuel qui proposerait des pistes d’analyse propres aux œuvres musico-littéraires, sur le modèle, par exemple, de celui qu’a réalisé Patrick Pavis pour l’analyse des spectacles23. Enfin le projet d’un dictionnaire des termes « musico-littéraires » qu’a conçu Timothée Picard me paraît, dans la même logique, essentiel.
27Arroyas, Frédérique, La lecture musico-littéraire, Presses universitaires de Montréal, 2001.
28Atlantiques. Les Cahiers du Centre régional des Lettres d'Aquitaine, III, automne 1997: « Jazz et littérature ».
29Les Cahiers du jazz, n°4, 1994 : « Jazz et littérature ».
30Europe, n°820-821, août-sept.1997: « Jazz et littérature ».
31Hodeir, Hommes et problèmes du jazz [1954], Parenthèses, 1981.
32Huke, Thomas, Jazz und Blues im afroamerikanischen Roman von der Jahrhundertwende bis zur Gegenwart, Würzburg, Studien zur neuen Welt, Bd 1, 1990.
33Laurent, Camille Pierre, L'inscription idéologique et esthétique du jazz dans la fiction des Etats-Unis, Thèse de Doctorat, Paris III, 1990.
34Martin, Jean-Pierre, La bande sonore, Corti, 1998.
35Rimondi, Giorgo, La scrittura sincopata. Jazz e letteratura nel Novecento italiano, Milan, B. Mondadori, 1999.