Dans les plis des Enfers : fictions épistolaires et trajectoires politiques de l’outre-tombe à la cour (France, début du xvie siècle)
1Au premier plan d’un paysage montagneux, un guerrier en armes donne à un messager un pli cacheté. Trônant dans une salle richement tapissée, un prince dicte sa réponse, qu’un secrétaire copie sur un papier déroulé. Extérieur sauvage et intérieur luxueux, portraits de soldat et de roi en majesté, les deux illustrations, créées en 1512 par Jean Bourdichon pour un somptueux manuscrit destiné au roi Louis xii et à son épouse Anne de Bretagne1, semblent conçues en parfait contraste. Un détail, l’échange de lettres, vient pourtant les lier. Sur la première image, la missive, fermée, est remise par le défunt Hector à un faune, « dieu des champs2 » sur le point de quitter les Enfers antiques pour se rendre auprès du roi de France. Sur l’autre, la lettre, déployée, est en cours de préparation avant d’être renvoyée depuis le château de Blois, séjour de la cour française, grâce à l’aide de Boréas, le « septentrionnal vent3 » qui circule jusqu’aux Champs Élysées.
2Les images accompagnent le diptyque des Epistres d’outre-tombe conçu par Jean d’Auton et Jean Lemaire de Belges, historiographes et « orateurs4 », c’est-à-dire écrivains de cour. Il forme le cœur d’un cycle de onze lettres versifiées consacrées à la célébration des conquêtes françaises en Italie et offertes au couple royal. Or dans l’objet transmédiatique qu’est le manuscrit enluminé, où l’articulation du visuel et du textuel produit des effets de sens, un autre détail retient l’attention. Alors que le peintre a donné à voir les lettres tantôt pliées tantôt dépliées, les poètes font décrire par les épistoliers le geste du pliage, concentrant en lui la dynamique de cet échange particulier :
A tant me tays et veoys icy plyer
Le mien papier que pourras desplyer
Et regarder dedans à ton bel ayse5.
3Le contact entre l’ici-bas et l’au-delà n’est pas ici tributaire du regard que poserait sur les deux mondes un témoin privilégié capable de traverser leurs frontières. Le transfert est opéré par les mouvements, en apparence moins extraordinaires, de l’activité épistolaire : déployer un papier, lire, écrire, replier. Aller et revenir de l’au-delà par le biais de la lettre, c’est donc mettre en œuvre une mobilité dématérialisée, une fiction qui rapproche en différé des espaces et des temps — ce qui s’avère être aussi la définition de la communication littéraire.
4Les correspondances entre princes vivants et défunts ont été une forme d’écriture florissante au tournant des xve et xvie siècles6. Leur composition s’est fréquemment faite en réseau, les écrivains jouant des échanges de courriers pour prendre position sur l’actualité politique en se répondant les uns aux autres. Ainsi les deux epistres entre Hector et Louis xii composées par Jean d’Auton et Jean Lemaire ont suscité des imitations chez des auteurs qui leur étaient proches sans pour autant jouir de la même intégration au cercle royal : Guillaume Cretin, chanoine de Vincennes et ami de Lemaire, a fait resurgir des Enfers le téméraire Charles de Bourgogne par le biais d’une lettre ouverte à ses peuples ; Jean Bouchet, disciple de Jean d’Auton, a rédigé une épître envoyée du Paradis par Henri vii d’Angleterre pour exhorter son fils à renoncer à ses projets contre la France7.
5La fiction épistolaire posthume s’est déployée au croisement de la tradition des voyages vers l’au-delà païen et chrétien et du fort développement de l’éloquence funèbre, illustré par la vogue des épitaphes et des déplorations8. Elle a aussi joué un rôle important dans le renouveau humaniste de l’épistolographie latine et française9. C’est toutefois un de ses aspects moins connus que la présente enquête souhaiterait éclairer : comment les représentations des mobilités entre monde des vivants et monde des morts ont-elles été reconfigurées par le pli ? La notion sera entendue comme une forme d’écriture, la fiction épistolaire, et comme un geste de communication politique et ludique, caractérisé par la superposition, l’intrication et l’explication par analogie. En suivant l’intuition de Gilles Deleuze qu’une « forme qui révèle ses plis devient force10 », ce bref parcours tentera de montrer comment les courriers des morts ont tissé plusieurs traditions de représentation de l’au-delà pour expérimenter divers feuilletages des espaces-temps, l’écriture épistolaire donnant un tour particulier aux mobilités infernales. Ces textes ont en outre été conçus au service d’une démonstration de force politique : dans ces écrits politiques d’actualité, les guerres menées par le roi de France se révèlent soutenues par des héros défunts, n’hésitant pas à transporter les combats d’ici-bas dans l’au-delà et vice versa. Outil de légitimation pour les ambitions du prince, la fiction épistolaire a enfin été un vecteur privilégié des compétitions ludiques nouées entre des écrivains aspirant à une forte visibilité publique. Jean Lemaire, Jean d’Auton, Guillaume Cretin, Jean Bouchet, dont les textes ont été choisis pour l’étude, ont usé des jeux de l’ouvert et du fermé, inhérents à la dynamique du pli, pour mettre en œuvre leurs propres stratégies de mobilité et de médiatisation.
Archéologie du pli : des voies d’Enfer aux lettres posthumes
6Les epistres posthumes sont nourries de nombreuses influences, que l’on rappellera brièvement pour cerner les enjeux littéraires des allers-retours vers l’au-delà au début du xvie siècle. Elles s’inscrivent d’une manière générale dans la riche tradition antique et médiévale des récits de voyage vers l’au-delà par le biais de songes et de visions. Cette veine féconde n’a pas faibli aux xve et xvie siècles11, mais a été infléchie par de nouvelles traductions d’œuvres antiques. Les Dialogues des morts de Lucien de Samosate, connus par des adaptations latines depuis le xiie siècle, ont par exemple été adaptés sous forme de débats narratifs ou théâtraux situés aux Enfers12. Ces œuvres amorcent le processus de dématérialisation dont héritent les epistres. Elles ne montrent plus des voyageurs en route vers le séjour des morts, comme c’était le cas des Voies de Paradis et d’Enfer au xiiie siècle, mais font entendre les voix des héros disparus, adressées aux gouvernants contemporains. Est par là activée une première logique du pli, qui superpose le présent des vivants et le passé des morts. Elle est illustrée notamment par Les Epitaphes d’Hector de George Chastelain : ce spectacle en vers et prose faisant dialoguer aux Enfers Hector, Achille et Alexandre à propos des conflits entre princes a été présenté en 1454 devant un parterre d’anciens chefs Armagnacs et Bourguignons, naguère engagés dans les guerres entre royaume de France et principauté de Bourgogne13.
7Sous les règnes de Charles viii et de Louis xii, le goût pour les dialogues des morts a été concurrencé par la vogue de l’épistolaire héroïque. Initié par la traduction des Héroïdes par Octovien de Saint-Gelais en 1492, le succès du genre a été assuré par la modernisation des textes ovidiens proposée par le poète latin Fausto Andrelini14. L’écrivain, qui a exercé une immense influence à la cour d’Anne de Bretagne, a campé cette dernière en nouvelle épistolière néo-antique, folle d’amour et d’inquiétude pour son valeureux mari Louis xii, parti à la conquête des villes italiennes. Le jeu repose sur une deuxième logique de pliage : tout en mettant en miroir les héros et héroïnes d’aujourd’hui et d’autrefois, la lettre se présente comme un point d’articulation entre le contact (rêvé) et la distance (effective) qui sépare deux espaces genrés, la cour française où attendent les femmes et les champs de bataille où s’illustrent les hommes.
8La popularité de ces héroïdes modernes a été immédiate et leur impact direct sur la composition des epistres de la décennie 1510. C’est en effet à Jean Lemaire de Belges, principal animateur du réseau de textes ici étudié, que l’on doit, semble-t-il, un troisième pliage : la mise en relation du feuilletage des strates temporelles, caractéristiques des dialogues des morts bourguignons, et l’intrication-séparation des espaces où circulent les lettres héroïques françaises. En 1505-1506, l’écrivain, alors historien et poète de la dynastie Habsbourg, a publié Les Epistres de l’Amant vert, un « joyeux escripre »15 caractéristique de la culture facétieuse des courtisans décrite à la même époque par Castiglione. Tirant son inspiration d’une anecdote, la mort du perroquet favori de sa patronne Marguerite d’Autriche, Lemaire a fait de l’animal le narrateur par lettres d’un voyage jusqu’aux Champs Élysées des bêtes. Pastiche de l’Énéide aussi bien que de la Divine Comédie et des Héroïdes, cette épître d’un genre inédit saisit les Enfers à travers le regard — et la plume ! — d’un oiseau qui y chemine, d’abord effrayé du « lieu ombreux, tout plain de dueil et d’ire » où l’entraîne Mercure, puis ravi de jouir de la douce atmosphère des Îles Fortunées en compagnie du moineau de Catulle16. Or début 1511, ayant pris la décision de quitter la cour Habsbourg pour entreprendre une carrière officielle à la cour de France, Lemaire a eu l’habileté de faire imprimer L’Amant vert dans une version flatteuse pour le couple royal17. L’Epistre de Louis xii à Hector que Lemaire a composée peu après en réponse à l’Epistre d’Hector à Louis xii de son ami l’historiographe Jean d’Auton, s’inscrit donc dans un contexte de mobilité professionnelle pour l’écrivain. Après avoir charmé la reine en contant les tribulations dans l’Hadès d’un galant perroquet, il s’est agi de déployer les autres forces des plis d’outre-tombe à l’intention d’un nouveau mécène, le roi.
Géographies infernales et mobilités épistolaires
Roy des Françoys, Loys trescrestien,
Pren, s’il te plaist, ceste epistre et la tien
Et la reçoy, quoy qu’elle soit yssue
De rude main et grossement tyssue18.
9Dès les premiers vers de la lettre composée par Jean d’Auton, Hector de Troie souligne le caractère paradoxal de l’échange qu’il initie envers le roi de France19. Sa réalisation implique notamment une transaction entre la main du mort qui a tracé l’écrit et celle du vivant invité à le « prendre » et à le « tenir ». L’objet-lettre superpose donc deux mouvements contradictoires : une mise en contact physique et une séparation radicale des correspondants en termes d’espaces et de temporalités. S’esquisse ici une réflexion sur les mobilités spécifiques activées par l’épistolaire entre l’ici-bas et l’au-delà.
10Auton et Lemaire ont choisi de tisser la correspondance entre les champs de bataille italiens, où se trouvent Louis xii et ses soldats, et les Enfers antiques, où Hector jouit d’une existence posthume agréable, seulement troublée par la torture de ses bras, coupables d’avoir administré la mort en période de guerre20. Le héros, conscient de la curiosité de son lecteur français à l’égard du lieu exact où il réside, ne le décrit pourtant pas. Non sans malice, il renvoie son destinataire à la « fiction des poetes21 » qui, depuis l’Antiquité, ont dépeint le séjour des païens vertueux. Cette discrétion sur la géographie infernale n’est nullement fortuite ; elle permet d’articuler dans les lettres diverses figurations païennes et chrétiennes de l’au-delà, les pliant ou les dépliant selon le point de vue des épistoliers. Dans la perspective païenne d’Hector, exposée par Jean d’Auton, l’échange est initié aux « champs elisees », où le défunt habite et d’où il peut observer les manœuvres de Pluton dans l’Érèbe22. Dans l’optique chrétienne de Louis, développée par Lemaire, Hector séjourne dans un « paradis terrestre » éloigné du gouffre des damnés. Dans ce lieu qui n’est ni limbes ni purgatoire mais le point d’une possible coïncidence entre les au-delà antiques et modernes, le roi protégé de Dieu viendra un jour rejoindre son ancêtre :
Si que l’enfer ne voyons jamais nous,
Ainçoys plus tost les champs Helisiens
Où il ne croist que fruictz ambrosiens23.
11Les brouillages spatiaux disparaissent des lettres d’Henri vii et de Charles le Téméraire rédigées par Bouchet et Cretin. Ici les épistoliers, puissants récemment décédés24, appartiennent sans ambiguïté à la culture chrétienne ; ils prennent la plume depuis le Paradis pour le vertueux Henri, depuis les « bruineuses tenebres » où gisent les damnés pour Charles25. À l’au-delà culturellement poreux où s’échangent les missives entre Hector et Louis succèdent des lieux d’outre-tombe nettement définis et polarisés, d’où sont transmises des lettres ouvertes aux adversaires du roi français.
12Malgré cette différence, les épîtres posthumes laissent toujours transparaître un au-delà offrant la possibilité de mobilités internes. Telles sont bien sûr les mobilités des lettres elles-mêmes, les défunts affirmant s’être lus les uns les autres grâce à la circulation des lettres à travers les divers séjours des âmes. Telles sont aussi les visites dans l’au-delà. Hector dit avoir entendu parler des exploits guerriers de Louis xii grâce à des chevaliers français tombés au champ d’honneur et passant par ses « champs floriz » avant d’être emportés au Paradis26. Charles le Téméraire, qui se morfond dans un « creux umbrageux », révèle qu’Hector parcourt les souterrains infernaux et qu’il serait même venu provoquer l’ex-duc en duel afin de le punir des nouvelles traîtrises que les Bourguignons fomenteraient envers le roi de France :
Or s’est voulu celluy Hector embatre,
Gecter son gage, affin de me combatre
Pour soustenir la querelle de France27.
13Expliquées ou provoquées par les lettres, les mobilités dans l’espace complexe des Enfers ne sauraient toutefois franchir la barrière de la mort. La coupure entre l’ici-bas et l’au-delà impose et justifie une communication dématérialisée, qui associe l’écriture et le souffle. Transportée par des êtres fantastiques ou par les dieux des vents, l’épître d’outre-tombe résonne de voix éteintes, dont elle fait entendre l’écho : voix des défunts, voix des peuples, rumeurs publiques. L’Henri vii de Jean Bouchet indique avec ironie à son fils que les « nobles preux » qui séjournent au Paradis avec lui se moquent des bruits courant sur les imprudents préparatifs qu’Henri viii entreprendrait contre la France. Chez Jean d’Auton, Hector dit écrire à Louis xii à la suite du déferlement dans les Enfers des âmes hurlantes de milliers de soldats vénitiens occis par les armées royales à la bataille d’Agnadel, le 14 mai 1509 :
Plain des ames paoureuses et tremblantes
De corps occis, dont estoient senglantes
Crians : « Fuyez, Veniciens, fuyez
Droit aux enfers ... »28
Remontages des temps et généalogies guerrières
14La guerre est en effet le moteur de la correspondance entre les vivants et les morts. Elle transforme les premiers en seconds, mais surtout elle est l’événement qui opère le plus efficacement les pliages temporels qui sont au cœur de la communication politique des textes. De fait, les lettres placent constamment les conflits passés et récents dans une double relation de spécularité — en tant que miroirs analogiques les uns des autres — et d’intrication — en tant que causes et conséquences réciproques.
15L’évocation de la bataille d’Agnadel par Hector, selon Jean d’Auton, est remarquable à cet égard. Le Troyen associe sa décision d’entrer en correspondance avec Louis xii au choc sensoriel qu’aurait provoqué dans l’au-delà l’engagement de l’artillerie française, fauchant les rangs des Vénitiens. Ce « deluge » sonore a ravivé jusqu’à l’hallucination le souvenir de ses propres combats contre les Grecs :
Et m’est advis qu’on me crie « À l’assault !
À l’arme, à l’arme ! » et que je doibz courir
À ce hutin pour les miens secourir.
Là tiens le glayve en main, serre les dents,
Haulce le coup pensant donner dedans. […]
Mais je ne voy autour de moy personne
Sur qui ferir, ne qui m’apelle ou sonne29.
16Comme le suggère le présent verbal de ces vers, l’ancêtre mort revit grâce aux guerres que mène son descendant, parce que ces dernières lui ont fait revivre les siennes. La mémoire personnelle prêtée au héros légendaire est repliée sur l’histoire contemporaine.
17Dans la réponse préparée par Lemaire, Louis xii pointe pourtant certaines limites de ces repliages temporels. Tout en reprenant à la rime les termes utilisés par Hector-Jean d’Auton30, le roi déconseille à son correspondant de revenir ici-bas pour se battre à ses côtés car l’art de la guerre a profondément changé. Avec l’artillerie, l’enfer est désormais sur terre :
Car de ton temps, les guerres et victoires,
On les faisoit par braz fulminatoires
Tant seullement ; mais nostre artillerie,
Sans point de faulte, est une deablerie. […]
[Et] nous avons autre tonnerre et fouldre
Faicte par art de merveilleuse pouldre
Qui fait partir ung si soudain boulet
Qu’autant resiste homme armé qu’ung poulet31.
18Ce « cas anormal » brouille la concordance des temps, la soumettant à un « dérèglement » caractéristique de l’imaginaire culturel pendant le règne de Louis xii32. En entendant aux Enfers les échos terrifiants des guerres d’Italie, l’ancêtre croit revivre un passé mythique ; mais la fiction épistolaire permet de révéler que ce que perçoit le défunt est en réalité à la fois son propre passé antique et le futur technologique des temps modernes, conjonction inédite incarnée par son descendant.
19Ce remontage des temporalités soutient le dessein politique commun aux quatre epistres. Toutes légitiment leur rédaction par le fait que les conflits européens du début du xvie siècle, et particulièrement la politique expansionniste de la France en Italie33, s’inscriraient dans une longue généalogie de guerres des rois de France, légitimes héritiers des Troyens, contre les traîtreuses attaques des Grecs et de leur postérité. L’argument lignager, classique dans la communication politique à cette époque, a ici pour effet d’écraser la complexité des plis temporels que l’on vient de relever. La majorité des épistoliers posthumes sont en effet des figures d’autorité paternelle ou princière qui s’adressent à leurs fils ou à leurs sujets pour les soutenir dans leur combat s’ils sont Français, ou pour les décourager s’ils sont les adversaires cisalpins, anglais et impériaux du roi de France. L’analogie permettant d’empiler les temps historiques ne s’embarrasse guère alors de subtilités. Dans l’échange entre Louis et Hector, les Vénitiens, les Ottomans dont l’expansion menace depuis le xve siècle, et d’une manière générale tous les opposants déclarés à la politique française sont assimilés aux Grecs, ennemis héréditaires des Troyens. Cette concaténation de haines supposément ancestrales autorise la surenchère de mauvaise foi, comme chez Lemaire qui insinue que la mère du pontife était d’origine grecque — ce qui prouve bien que tout est dans tout :
Mais au surplus, en ceste guerre amere
S’il y a Grec, ou né de grecque mere
Puys que les Grecz haÿent tant les Françoys
Que tout gendarme en face à son franc choys34.
20Les quatre écrivains en lice ayant un statut d’historiographe de cour ou y aspirant, leurs épistoliers fictifs montrent enfin de remarquables compétences de généalogistes. Elles donnent parfois aux lettres l’allure d’un jeu sérieux dont le but serait le repliage de strates temporelles les plus nombreuses possibles35. Ainsi, alors que la principauté de Bourgogne est passée depuis plus de trente ans entre les mains des Habsbourg, Cretin met en scène le défunt Charles le Téméraire appelant ses sujets, les « Belgiques Gaulois », à se souvenir de l’ancien attachement de leurs territoires à la dynastie des Valois et à se soumettre à « l’ordre des saintes lois » du roi de France sous peine de venir le rejoindre dans les tourments de l’Enfer36. L’exhortation a une indéniable dimension politique ; mais l’argumentation s’appuie aussi sur des mythes — l’appartenance des princes de la ‘Gaule Belgique’ à la dynastie troyenne et donc française — inspirés par les Illustrations de Gaule et Singularitez de Troyes, texte composé par Jean Lemaire peu avant le ralliement de l’ancien indiciaire Habsbourg à la cour des Valois et la composition des epistres d’outre-tombe. Il est donc possible de lire la lettre de Charles le Téméraire comme un jeu malicieux de Cretin à partir des constructions mythologiques audacieuses grâce auxquelles l’écrivain Lemaire a tenté de réconcilier les dynasties de ses anciens et futurs patrons37.
21Le jeu se fait plus incisif si l’on prend en compte ce qui aurait motivé Charles à publier cette ordonnance posthume. Selon lui, Hector, ne pouvant revenir sur terre mais brûlant de soutenir Louis xii, serait venu se confronter personnellement à l’ex-duc de Bourgogne, adversaire de la puissance française quelques décennies auparavant. C’est pour « eviter [un tel] combat » que Charles invite ses peuples à se soumettre au plus vite :
Pour eviter le combat perilleux
Du preux Hector puissant et merveilleux,
J’ay deprié que delay sceusse avoir
D’ung moys sans plus ; si vous fais assavoir
Que des malings desirs soyez vaincueurs
En gettant hors les erreurs de voz cueurs : […]
Recongnoissez la splendeur du beau lys38.
22Faut-il pour autant prêter foi aux dires d’un prince qui, à l’encontre de sa proverbiale hardiesse, ne fait guère ici preuve d’un courage excessif ? Quelle « creance » donner à l’ordre d’un damné qui se dit prêt à « livre[r] à tous les diables » ceux qui oseraient douter de la véracité de son mandement infernal39 ? Les plis et replis démonstratifs qui soutiennent le message politique des lettres en exhibent aussi la fiction.
Réflexions et pratiques d’une littérature en réseau
23Les échanges épistolaires avec l’au-delà ne sauraient être qu’une communication virtuelle. Mais dans le monde des vivants, et dans les cercles de la cour, les epistres ont permis d’ouvrir concrètement un espace de réflexion sur les pouvoirs d’une telle littérature et sur les réseaux formés par les « poëtes et orateurs » qui l’ont mise en œuvre.
24Peut-on croire aux courriers des morts ? La question de la créance, posée par l’Hector de Jean d’Auton, suggère que le jeu de lettres a d’emblée été pensé comme une feintise ludique propre à intéresser et à amuser ses destinataires princiers :
Te semblera estrange et non facile
Disant que moy, qui suys mort et transi
Ja long temps a, puisse transmettre ainsi
Là mes escriptz : tu diras que c’est songe
Tost controuvé ou nouvelle mensonge
De quoy pourras faire jeuz et risées40.
25Mais à l’argument usuel du docere et du placere proposés aux lecteurs se sont vite ajoutées des observations sur les choix d’écriture opérés par les créateurs de cet échange. Dans la réponse de Louis xii, Lemaire a par exemple souligné que l’étonnant est moins la transmission des lettres de l’au-delà jusqu’à la cour de France que leur rédaction en français :
Mais quel merveille ! et qui eust eu pensée
Que nostre langue ainsi propre ajencée
Fust jà commune en ta tres noble court41?
26La remarque, amusante, soutient l’idée, chère à Lemaire et aux historiographes princiers, que le français a un statut privilégié de langue politique et culturelle du royaume, la lettre posthume venant illustrer la glorieuse ancienneté de l’idiome42.
27La réflexion métalittéraire est poursuivie par Jean Bouchet, qui l’oriente vers le genre épistolaire lui-même. Henri vii, qui a pu lire au Paradis les plis échangés entre Louis xii et Hector, dit en admirer la « rethorique », sans pouvoir pour autant l’imiter :
… comme espistres esleues
depuys un an par nous veues et leues.
Aussi n’ay peu y garder leur pratique
Ne te rescrire en telle rethorique43.
28Au-delà du clin d’œil complice, Bouchet semble faire allusion à la diversité de la rhétorique épistolaire, qui intéressait les orateurs des cours françaises depuis le milieu du xve siècle. Les lettres analysées en illustrent les deux principaux modèles, que théoriseront plus tard Fabri et Érasme44. Assez brèves45, tracées d’une plume savamment naturelle par un rude guerrier et un roi pressé que leurs liens de sang autorisent à se tutoyer, les courriers d’Hector et de Louis xii ont les traits caractéristiques de la lettre familière. Les epistres d’Henri vii et de Charles de Bourgogne exploitent plutôt la rhétorique de la lettre oratoire : adressées à tous, elles emploient les stylèmes du stylus gravis et pastichent la forme des documents officiels, la poussant parfois jusqu’à la parodie comme le fait Cretin46. Le dialogue des lettres posthumes a ainsi permis aux quatre écrivains de délimiter un terrain de jeu commun, mais aussi de mesurer la différence de leurs postures auctoriales. Significativement, Lemaire et Auton ont composé les lettres familières venues des Enfers alors qu’ils étaient des écrivains gagés et liés à l’entourage royal ; ce n’était pas le cas de Cretin et Bouchet, qui ont dès lors rédigé des épîtres au style moins intime et à l’adresse plus générale.
29Redonner la parole aux princes d’outre-tombe pour s’approcher des puissants d’ici-bas : tel est au fond le dernier pliage stratégique mis en œuvre dans les lettres. On peut interpréter dans cette perspective leurs évocations du rôle crucial que joueraient les poètes d’hier et d’aujourd’hui dans la communication avec l’au-delà. Morts, ils sont les « espriz de maintes guises / avec lesquelz de noz faitz tu devises47 » que Louis suppose aux côtés d’Hector. Vivants, ils ont été et sont ceux dont les « fictions » permettent de nouer d’impossibles dialogues :
Là congnoistras, selon la fiction
Des poetes, que j’ai fruition
Des dieux qui m’ont octroyé et permis
Escrire à toy…48
30Les pliages de l’ici-bas de l’au-delà sont ainsi dupliqués au bénéfice des écrivains, seuls possesseurs des clefs de l’outre-tombe et qui circulent eux-mêmes autour de cet autre paradis terrestre, la cour.
*
31Les epistres posthumes sont à bien des égards une production caractéristique de la culture littéraire des cours au tournant du xve et du xvie siècle. Elles illustrent l’importance accrue du patronage princier et le développement d’une république des lettres consciente d’elle-même, fonctionnant sous la forme de réseaux d’auteurs unis par des liens de complicité et de compétition49. On peut dès lors relire in fine cet ensemble épistolaire dans la perspective d’une mobilité socio-poétique, la fiction littéraire exprimant mais aussi maillant le réseau des écrivains dans et autour de la cour.
32À la faveur d’une invention commune permettant de mettre en valeur leurs talents de poètes et d’historiens, Jean d’Auton et Jean Lemaire ont d’abord mis en œuvre une entreprise collaborative, croisant leurs textes au sein d’un dialogue ludique destiné à des récepteurs privilégiés. Cette démonstration de virtuosité, nourrie de divers gestes de pliages, avait pour Lemaire un objectif précis : accompagner sa prise de fonction d’historiographe officiel du couple royal, aux côtés de Jean d’Auton. Pour assurer la trajectoire professionnelle de l’écrivain vers la cour de France, il s’est agi d’offrir au roi une trajectoire complémentaire, politique et historique, en revêtant Louis xii de la double identité de héros à l’antique et d’épistolier moderne.
33D’abord réalisé dans le cadre d’un manuscrit de luxe, cet acte de communication a été publiquement exposé en 1513, quand Lemaire a fait imprimer son Epistre du roy à Hector50. La diffusion du texte a sans doute inspiré la rédaction de Cretin et de Bouchet. Certes, leurs lettres ouvertes transmises du Paradis et de l’Enfer ne semblent pas avoir accéléré les carrières de ces auteurs à la cour. Mais elles ont certainement renforcé leur réputation de brillants représentants de l’art de la lettre en français51. Pour tous, le pli épistolaire, une écriture qui oscille entre le public et le privé, l’écriture et la lecture, a été une forme-force, propice à la circulation de leurs œuvres et au croisement de leurs stratégies de médiatisation.
34Le succès des correspondances d’outre-tombe se mesure également à la floraison ultérieure d’une autre forme d’écriture transitoire entre le monde des vivants et le monde des morts : la composition de Parnasses et d’Enfers poétiques, lieux privilégiés de panthéonisation des écrivains français dans les années 1520-1530. C’est donc sans surprise que le lecteur de Pantagruel en 1532 a pu découvrir, sur les pas d’Épistémon tué à la guerre, un au-delà renouvelé par la parodie. Hector, devenu gâte-sauce, et le pape Jules ii, vendeur de petits pâtés, s’y trouvent malmenés par un Jean Lemaire qui règne désormais en maître sur les enfers de la littérature :
Je vis maistre Jean le Maire qui contrefaisoit du pape, et à tous ces pauvres roys et papes de ce monde faisoit baiser ses piedz […] disans : « Gaignez les pardons, coquins, gaignez […], je vous dispense de ne valoir jamais rien52. »
Outre-tombe, Hector donne à un faune un message pour le roi Louis xii
Genève, Bibliothèque de Genève, ms. Fr. 179, f. 2v
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delvallée Ellen (éd.), « Guillaume Cretin, écrivain polygraphe », Cahiers de Recherches Médiévales et Humanistes 47, 2024, p. 13-282.
delvallée Ellen et doudet Estelle (éd.), Anthologie des Rhétoriqueurs, éditions et commentaires par François Cornilliat, Nathalie Dauvois, Ellen Delvallée, Adeline Desbois-Ientile, Estelle Doudet, Philippe Frieden, Sandra Provini, avec Natalia Bercea, Lucien Dugaz, Benedetta Salvati, Paris, Classiques Garnier, 2025.
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