Catabase et catalogue : les allers et retours dans l’enfer rabelaisien
1Au chapitre xxx de Pantagruel, le héros éponyme et ses amis ressortent sains et saufs d’une bataille. Seul un ami, Epistemon, ne réapparaît pas. Ils le retrouvent la tête coupée entre les bras. Panurge invite tout le monde à garder son sang-froid et promet de guérir l’ami mort. En effet, quelques coups d’aiguilles, de l’onguent « resuscitatif » et une gorgée de vin blanc suffisent à remettre Epistemon pieds sur terre, tête sur les épaules1. Cette mort subite et sa renaissance aussi rapide fournissent l’occasion d’un récit d’enfer surprenant de la bouche d’Epistemon2 — surprenant parce qu’il ne s’agit pas vraiment d’un récit, mais d’une longue énumération des damnés qui sont réduits à exercer des métiers manuels, dont la raison d’être reste souvent énigmatique. L’ancien roi persan Xerxès devient crieur de moutarde, le fondateur de Rome, Romulus, marchand de sel, le roi romain Numa cloutier, et les anciens papes écument des marmites (le pape Boniface) ou prennent des rats (le pape Alexandre)3.
2Cet enfer étrange que nous donne à lire Rabelais a suscité de très nombreuses interprétations. Certains, notamment Edwin Duval, ont cherché à l’expliquer en recourant aux sources anciennes et bibliques. Selon Duval, Rabelais s’inspire surtout de Platon et Lucien et adapte ces modèles à une conception évangélique de l’au-delà4. La mort et la résurrection d’Epistemon seraient ainsi une réécriture du mythe d’Er dans la République (10.614b-621d), où Socrate raconte comment ce soldat, retrouvé mort sur le champ de bataille, ressuscite dix jours plus tard pour témoigner de ce qu’il a vu aux Enfers. La condition des damnés réduits à exercer des petits métiers manuels renverrait au dialogue de Lucien Ménippe ou la consultation des morts, dans lequel Ménippe descend aux Enfers et trouve un monde à l’envers, où les riches sont devenus pauvres et les pauvres riches. À travers ces réécritures, Rabelais chercherait à instaurer une vision de ce monde et de l’au-delà où les conquérants et les anciens puissants sont punis et les justes récompensés.
3D’autres chercheurs ont relevé les limites de cette lecture et souligné l’importance de prendre en compte la multiplicité et la variété des échos qui résonnent dans le monde infernal de Rabelais. Dans plusieurs travaux, Nicolas Le Cadet montre que les damnés et les métiers qu’ils exercent renvoient à divers genres et types de textes qui circulent en France dans les années qui précèdent la publication de Pantagruel, dont la première édition connue paraît entre 1531 et 1532 chez Claude Nourry à Lyon5. Le genre des mystères qui met volontiers en scène des diables et évoque des outils de cuisine comme instruments de supplices donnerait lieu aux diables « bons compagnons » de Rabelais et aux nombreux métiers de bouche associés aux damnés. De même, les farces où les personnages échangent couramment des coups de bâtons se retrouveraient dans les saynètes à la fin du chapitre, par exemple lorsque Diogène s’en prend violemment à Alexandre le Grand pour avoir mal réparé ses chaussures. Finalement, les échos des cris de Paris donneraient à l’enfer rabelaisien l’air d’une grande ville foisonnante et bruyante6. En plus de ces genres littéraires retravaillés de manière plaisante, Nicolas Le Cadet et Claude La Charité ont identifié de très nombreuses références à l’actualité éditoriale « brûlante », c’est-à-dire à des titres qui sont sur le point de paraître ou qui sont parus peu avant Pantagruel7. Ces titres, qui sont souvent des rééditions de textes antérieurs, s’introduiraient dans la liste des damnés et expliqueraient aussi, dans certains cas, les métiers qui leur sont attribués.
4Dans cette contribution, je souhaite prolonger cette dernière piste de lecture qui consiste à traiter l’énumération des damnés « comme un catalogue de livres »8. Mais plutôt que de remonter de la mention des damnés à des titres de parutions récentes et d’expliquer les punitions infernales par des renvois à des œuvres existantes9, je propose d’examiner les renvois à des titres fabriqués par Rabelais lui-même et insérés dans un catalogue de sa propre invention. Au chapitre vii de Pantagruel, Rabelais dresse le « repertoyre » de la librairie de Saint-Victor et énumère les titres qui « sont jà imprimez » et ceux que « l’on imprime maintenant en ceste noble ville de Tubinge »10. Comme ailleurs, ce type de précision met en relief l’invraisemblance du récit ; loin de nous fournir une liste de livres authentiques, Rabelais pastiche des titres de textes ecclésiastiques ou juridiques existants pour combiner l’apparence d’un langage savant avec des expressions souvent obscènes ou ridicules. Très éloigné des catalogues réels11, cet inventaire parodique annonce cependant à plusieurs reprises les occupations des damnés en enfer12. Il s’agira ici de déceler quelques liens entre ces deux catalogues.
5En étudiant ces renvois internes entre les titres du catalogue et la place dévolue aux damnés dans l’enfer, cette étude permettra non seulement de mieux appréhender les peines énigmatiques mais aussi la place de l’auteur lui-même. J’essayerai de montrer que le Rabelais satiriste de la librairie de Saint-Victor se retrouve en enfer dans les traits des poètes-juges Jean Lemaire de Belges et François Villon.
Le catalogue de la librairie de Saint-Victor et les peines des damnés au chapitre xxx
6L’énumération des damnés du chapitre xxx s’ouvre par des figures historiques et légendaires de l’Antiquité gréco-romaine avant de peu à peu laisser la place, dans un « désordre joyeux »13, à des héros des romans de chevalerie et à d’anciens papes. Dans cette liste, le sort infernal des figures antiques et des héros d’épopées ou de romans est le plus difficile à classer. Assurément leur état « changé en estrange façon »14 invite à rire, mais de quoi précisément rit-on ? Pour certaines références en tout cas, il semble que le catalogue de la librairie de Saint-Victor peut nous renseigner.
7Après la mention d’Alexandre le Grand qui est condamné à réparer de « vieilles chausses » comme le faisait déjà son père, Philippe de Macédoine, dans les Enfers de Lucien15, Rabelais précise que « Xerxès crioit la moustarde »16. Si rien dans la vie de l’ancien roi ne semble préfigurer cette occupation, la mention de la moutarde rappelle l’un des titres de l’inventaire du chapitre vii, Le moustardier de penitence17. Ce titre reprend des formulations d’au moins deux impressions en langue française du début du XVIe siècle, Les Sept degrez de l’echelle de penitence (vers 1510) et Le Mirouer de penitence (1507), ainsi que de l’ouvrage latin Poenitas cito, iste libellus nuncupatur (1491)18, mais il les détourne à des fins comiques. En jouant sur le mot « moustarde » et l’expression « moult tarde » (très tard), le titre de Rabelais ne promet pas une pénitence rapide mais plutôt une pénitence retardataire. Pour Xerxès qui est en enfer et qui crie « moutarde » mais aussi « moult tarde », la pénitence est en effet venue trop tard.
8Un jeu d’écho similaire s’observe un peu plus loin dans la liste des damnés. Le chevalier des cycles arthuriens, Lancelot du Lac, devient « escorcheur de chevaulx mors »19. Cette nouvelle occupation est certes un clin d’œil à son activité de chevalier de la Table ronde, mais évoque aussi le titre de la librairie Saint-Victor De usu et utilitate escorchandi equos et equas, autore M. nostro de Quebecu (De l’usage et de l’utilité d’écorcher les chevaux et les juments, par l’auteur notre Maître de Quebecu)20. La deuxième partie du titre qui concerne les chevaux ne semble renvoyer à aucun autre texte précis, mais derrière l’auteur allégué, Maître de Quebecu, se cacherait le théologien Guillaume Duchesne (Quercus signifie le « chêne » en latin), nommé inquisiteur par le parlement de Paris en 152521. Comme inquisiteur, il ne prêchait certainement pas l’utilité d’écorcher des chevaux et des juments mais des hommes et des femmes, accusés d’hérésie. En mettant les animaux à la place des hommes, Rabelais ironise sur la prétendue utilité des pratiques des autorités ecclésiastes. Cette ironie résonne encore dans les supplices subis par les damnés en enfer, notamment par Lancelot. La condamnation de l’ancien chevalier à écorcher des chevaux morts ne s’inscrit dans aucune logique d’utilité morale ; plutôt, le supplice de l’enfer perpétue l’absurdité des supplices d’ici-bas.
9Parmi les héros des romans et des épopées dont les peines renvoient aux titres de la librairie de Saint-Victor, on peut encore mentionner Hector, le héros troyen devenu « fripesaulce » (avaleur de sauce). Dans le catalogue de la librairie de Saint-Victor, le mot « fripesaulce » est à l’origine du nom de l’un des auteurs22, et le dérivé « fripon » (fourbe) du verbe « friper » (avaler) y trouve aussi une place : « Sutoris adversus quendam qui uocauerat eum fripponnatorem, et quod friponnatores non sunt damnati ab ecclesia » (Couturier, contre celui qui l’a appelé fripon et de ce que les fripons ne sont pas condamnés par l’Église)23. Ce titre fait probablement référence à une dispute entre Érasme et Couturier (Sutor en latin). Érasme aurait accusé le théologien de la Sorbonne d’être un fripon et Couturier aurait répondu que l’Église condamne uniquement les hérétiques, pas les fripons24. Cette altercation permet à Rabelais de tourner en dérision les distinctions que l’Église opère entre les damnés. Elle condamne les hérétiques mais dit épargner les malhonnêtes. Hector, rangé parmi les damnés dans le catalogue de l’enfer et qualifié de « fripesaulce », semble jouer sur ces distinctions absurdes ; s’il n’y pas de « fripons » dans l’enfer, il y a bien des « fripesaulces ».
10Ces renvois aux titres de la librairie de Saint-Victor suggèrent que les peines subies par les anciens héros d’épopées et de roman s’insèrent dans une parodie généralisée des pratiques de l’Église. Cette impression s’accentue lorsque Epistemon se tourne vers les papes qui séjournent en enfer. Le pape Sixte devenu « gresseur de verolle » évoque L’Almanach perpetuel pour les gouteux et verollez, le pape Calixte devenu « barbier de maujoinct » rappelle l’entrée sur Le culpelé des vesves (« Le cul pelé des veuves »), et le pape Urbain devenu « crocquelardon » semble être expert en matière de l’ouvrage Reverendi patris fratris Lubini provincialis Bavardie, De croquendis lardonibus, libri tres (« Trois livres du révérend frère Lubin, père provincial de Bavarderie, comment croquer les lardons »)25. Si les auteurs de livres ecclésiastiques professent une vie ascétique, dominée par l’abstinence et les jeûnes, Rabelais les met aux prises avec le corps et ses besoins. Les papes de l’enfer seront condamnés à « vivre » la parodie de leurs propres règles et préceptes.
11Dans cette perspective, l’enfer du chapitre xxx ne reflète pas tant le catalogue de la librairie de Saint-Victor qu’il ne l’actualise. Les absurdités de l’Église, relevées au chapitre vii, se traduisent dans la condition subie par les anciens héros et papes. Cette lecture métapoétique de la catabase peut aussi expliquer la place importante qui est accordée aux poètes dans l’enfer rabelaisien. Dans un enfer littéraire, ce sont eux qui deviennent juges.
Jean Lemaire de Belges et François Villon en juges infernaux
12Dans les échanges entre les damnés que rapporte Epistemon et qui rappellent les saynètes des farces, un rôle important revient aux poètes. C’est d’abord Jean Lemaire de Belges qui demande aux anciens rois et papes de gagner des pardons et qui les paie en coups de bâton, puis François Villon qui accuse Xerxès de « surfaire les vivres » et qui le punit en pissant « dedans son bacquet comme font les moustardiers à Paris »26. Nous verrons que ces poètes érigés en juges des morts rappellent le rôle de Rabelais lui-même comme juge des mots de l’Église au chapitre vii.
13Dans le premier épisode, les papes experts dans l’art de « croquer les lardons » sont désormais obligés à « gagner des pardons ». À l’époque de Pantagruel, gagner des pardons signifie donner de l’argent à l’Église pour obtenir une rémission des peines au purgatoire, mais dans l’enfer de Rabelais, cet échange prend une tout autre tournure. Le poète Jean Lemaire de Belges vend les pardons « bon marché » aux anciens « roys et papes de ce monde » et ne les absout pas de leurs péchés mais de manger et boire :
Je veiz maistre Jean le maire qui contrefaisoit du pape, et à tous ces pauvres roys et papes de ce monde faisoit baiser ses piedz, et en faisant du grobis leur donnoit sa benediction, disant. « Gaignez les pardons coquins, guaignez, ilz sont à bon marché. Je vous absoulz de pain et de souppe, et vous dispense de ne valoir jamais rien, » et appelle Caillette et Troublet, disant. « Messieurs les Cardinaulx depeschez leurs bulles, à chascun un coup de pau sus les reins », ce que fut faict incontinent27.
14Dans cette scène infernale, les papes doivent baiser les pieds du poète Jean Lemaire de Belges comme on baiserait des reliques, et ils ne sont pas absous de « peine » et de « coulpe » mais de « pain et de souppe », autrement dit ne reçoivent rien en échange, même pas à manger. Les bulles d’indulgence, c’est-à-dire les décrets pontificaux qui devraient promettre l’absolution des peines, sont converties en coups donnés sur les reins.
15Ces coups donnés sur les reins de papes et de rois par les fous de Louis XII et de François Ier (Caillette et Troublet) semblent annoncer la punition que le poète François Villon inflige à Xerxès devenu crieur de moutarde. Voici la saynète suivante relatée par Epistemon :
Je veiz maistre Françoys Villon qui demanda à Xercés. « Combien la denrée de moustarde ? — Un denier, dist Xercés. » À quoy dict ledict de Villon. « Tes fievres quartaines villain, la blanchée n’en vault qu’un pinard, et tu nous surfaictz icy les vivres ». Adonc pissa dedans son bacquet comme font les moustardiers à Paris28.
16Le geste punitif de Villon qui « pisse » dans la moutarde de Xerxès est un topos récurrent dans l’œuvre de Rabelais — Pantagruel noie l’armée des Dipsodes dans son urine et son père Gargantua noie tout Paris29 — mais il rappelle aussi le travail de Rabelais lui-même comme poète-artisan. Dans le catalogue de la librairie de Saint-Victor, Rabelais parodie les préceptes et règles inutiles, mais il attire aussi l’attention sur les dimensions excessives qu’occupent les publications de l’Église, comme dans le titre suivant qui évoque précisément la moutarde : M. n. Rostocostojambedanesse, de moustarda post prandium servienda lib. quatuordecim, apostilati per M. Vaurrillonis (« De servir la moutarde après le dîner, quatorze livres apostillés Maître Vaurillon »)30. Rabelais joue de toute évidence avec l’idée d’une addition inutile. La moutarde servie après dîner vient « trop tard » et la précision que quatorze livres commentés aient été consacrés au sujet insiste sur l’excès du nombre de volumes. En parodiant ces exagérations, Rabelais « pisse » en quelque sorte dans les catalogues du savoir ecclésiastique comme le ferait un « moustardier de Paris », et il submerge l’inventaire des préceptes religieux. Si des bribes de celui-ci réapparaissent à la surface, c’est seulement dans les flots des fleuves infernaux où « messieurs les diables [s’ébattent] sur l’eau »31.
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17Ces allers-retours entre les deux chapitres suggèrent que la multiplicité des genres et des voix, qui se tissent dans l’enfer d’Epistemon selon Nicolas Le Cadet, construisent aussi une certaine cohérence à travers Pantagruel. Cette cohérence ne saurait se résumer à une réécriture du Nouveau Testament comme l’a proposé Edwin Duval, mais s’exprime plutôt par un jeu sur la réécriture des publications de l’Église. L’encre de l’auteur qui détourne les titres des parutions récentes au chapitre vii se transmue dans l’urine de Villon qui va gâter la moutarde de Xerxès au chapitre xxx. Ainsi la catabase d’Epistemon devient une mise en abyme du catalogue de Rabelais.