« Uno Inferno tutto nuovo d’invenzione…» Don Giovanni aux Enfers sur la scène baroque (Il nuovo risarcito Convitato di pietra de Giovan Battista Andreini)
1L’image la plus connue de Don Juan aux Enfers est sans doute pour nous celle d’un célèbre poème des Fleurs du mal. Le libertin y apparaît en train de voyager dans un paysage infernal qui pourrait être celui de Virgile ou de Dante, remis au goût dramatique et grotesque du Romantisme :
Quand Don Juan descendit vers l’onde souterraine
Et lorsqu’il eut donné son obole à Charon,
Un sombre mendiant, l’œil fier comme Antisthène,
D’un bras vengeur et fort saisit chaque aviron.
Montrant leurs seins pendants et leurs robes ouvertes,
Des femmes se tordaient sous le noir firmament,
Et, comme un grand troupeau de victimes offertes,
Derrière lui traînaient un long mugissement…
2Indifférent au sort des victimes qui l’entourent (le serviteur Sganarelle, son père, « la chaste et maigre Elvire », le Commandeur au gouvernail de la barque…), le Don Juan de Baudelaire demeure tel qu’il était sur terre : un pécheur ayant acquis par sa damnation une stature héroïque, un impénitent (la poésie portait d’ailleurs ce titre, L’Impénitent, dans la première version du poème, parue en 1846)1. À côté de l’agitation des personnages qui l’entourent, Don Juan est le « calme héros » qui, selon les derniers vers du poème :
… courbé sur sa rapière,
regardait le sillage et ne daignait rien voir.
3Baudelaire n’était pas le premier à évoquer le voyage du séducteur dans l’au-delà. Sous l’effet du succès grandissant de l’opéra mozartien en France (et de la reprise du texte original de la comédie de Molière), quelques artistes autour de 1840 s’étaient déjà essayés à représenter le personnage du libertin en train de rejoindre le monde souterrain2. Mais bien avant sa métamorphose en héros romantique par la poésie de Byron et de Baudelaire et sa réapparition dans l’Enfer parodique imaginé au début du xxe siècle par le drame philosophique L’Homme et le Surhomme de George Bernard Shaw3, Don Juan avait eu droit à quelques apparitions en Enfer qui n’ont pas fait l’objet d’une attention critique dans leur ensemble4. Dès le début de son long chemin sur la scène théâtrale, la représentation du destin du séducteur dans l’au-delà semble en effet avoir interpellé occasionnellement les auteurs et hommes de théâtre, et ce en dépit du fait que la dimension infernale en tant qu’expérience visuelle pour le spectateur n’entrait pas dans l’intrigue de l’action, sinon comme simple menace discursive (par exemple dans le drame de Tirso) ou ponctuellement (foudre, abîme) au moment où le séducteur y est précipité après avoir serré la main de la Statue (et parfois avec celle-ci).
4Dans cette contribution, je voudrais me pencher sur un cas assez singulier de représentation de l’Enfer autour du mythe de Don Juan au xviie siècle : celui du Risarcito Convitato di pietra de l’écrivain et homme de théâtre italien Giovan Battista Andreini (1651)5. Bien qu’on n’ait aucune preuve des représentations publiques de ce drame et que le texte d’Andreini n’ait vraisemblablement pas eu une grande circulation à son époque ni après, son examen sub specie inferni nous permet de saisir comment, face à la punition du séducteur, la question morale (qu’en sera-t-il du libertin après sa mort ?) devient dans des textes destinés à la scène une question d’ordre mimétique (comment représenter le personnage dans l’au-delà ? vers quels modèles littéraires se tourner ?) et finit (assez rapidement, apparemment déjà au xviie siècle) par se transformer en problème technique (quels moyens utiliser pour produire un bel Enfer qui plaise au public ?).
Don Juan aux Enfers ou l’ombre de Dante
5L’idée de montrer Don Juan arrivé et installé aux Enfers ne faisait pas partie du drame qui inaugure la fortune de la légende du libertin puni sur la scène européenne : El Burlador de Sevilla de Tirso de Molina. Dans celui-ci, la scène de la mort de Don Juan se déroule dans une église, auprès du tombeau de Don Gonzalo. Après avoir serré la main de la statue, le burlador de Tirso tombe avec son punisseur à l’intérieur du tombeau, comme l’indique la didascalie de l’édition de 1630 (la première qui nous soit parvenue) : « Le sépulcre s’enfonce avec fracas, engloutissant Don Juan et Don Gonzale, tandis que Catherinon (le serviteur de Don Juan) se sauve en se traînant »6. Le drame de Tirso ne prévoit aucune représentation visuelle explicite de l’Enfer. Les flammes de celui-ci apparaissent seulement dans l’allusion de Don Gonzalo au « feu » éternel mérité par Don Juan (III 20, v. 2741-2746) :
Don Gonzalo
Dame esa mano;
no temas, la mano dame.
Don Juan
¿Eso dices? ¿Yo temor?
¡Que me abraso! ¡No me abrases!
con tu fuego.
Don Gonzalo
Este es poco
para el fuego che buscaste.
Don Gonzale
Donne-moi cette main, n’aie pas peur, donne-moi donc la main.
Don Juan
Que dis-tu ? Moi ! Peur ? … Ah ! je brûle ! … Ne m’embrase pas de ton feu !
Don Gonzale
C’est peu de choses au prix du feu que tu cherchas7.
6Le drame de Tirso connut un succès précoce en Italie, notamment à Naples, où il fut représenté en langue originale déjà en 1625, quelques années avant la première impression du texte (1628-1629, perdue). Le succès du Burlador en Italie est abondamment attesté, tant par de nombreuses réélaborations qui nous sont parvenues sous la forme de scenari de la commedia dell’arte, que par des réécritures d’auteur destinées à la scène (celle qui obtint le plus vaste succès, le Convitato di pietra de Giacinto Andrea Cicognini, fut probablement représentée dès 1632 et publiée au moins vingt ans après) ou à la lecture seule8. Parmi ces réécritures d’auteur, le Nuovo risarcito Convitato di pietra (1651) de Giovan Battista Andreini, vaste poema drammatico (poème dramatique en vers) en cinq actes et quarante-deux scènes, a été ressuscité de l’oubli par l’édition de Silvia Carandini et Luciano Mariti9. L’adjectif risarcito (« réhabilité ») ajouté au titre habituel de la pièce telle qu’elle était jouée en Italie, Il Convitato di pietra, semblerait témoigner de la volonté d’Andreini de se distancier d’une pratique théâtrale dépourvue d’ambitions littéraires (celle des comici) qui s’était déjà emparée de la comédie de Tirso depuis deux décennies10.
7Cette ambition de la part d’Andreini de différencier son Convitato de ceux de ses précurseurs est évidente déjà dans le cadre allégorique et mythologique qu’il choisit. Don Giovanni est en effet d’emblée présenté comme un instrument humain dont les Titans, à l’aide de la Fureur, se servent pour engager une nouvelle gigantomachie contre les dieux (Prologo, v. 400-405). C’est la personnification de la Punition, ambassadrice de la volonté divine, qui se charge d’annoncer son châtiment (v. 441-452) :
Già Don Giovanni il crudo,
che ne’ primi vagiti
bestemmiò suo natale;già
Don Giovanni dico
d’ogni petto il coltello,
d’ogni femmina il drudo,
d’ogni Dio, d’ogni tempio
schernitor, derisor, rigido, ed empio
castigo avrà superno
trangugiatosi vivo entro l’Inferno11.
Ce cruel Don Juan qui, dès ses premiers vagissements, a maudit le jour de sa naissance, ce Don Juan qui est le couteau de toutes les poitrines, le séducteur de toutes les femmes, le contempteur de tout Dieu, de tout lieu sacré, dur et impie, sera puni un jour par le ciel, englouti et digéré vivant par l’Enfer.
8À travers l’allusion à la précocité de l’enfant Don Giovanni dans le blasphème (ne’ primi vagiti), nous rencontrons ici, encore indirectement, un des personnages les plus originaux de la pièce d’Andreini, la mère de Don Giovanni, figure absente de toute la tradition donjuanesque du xviie siècle (et rare encore après)12. Bien que sa présence dans le drame soit plutôt limitée (elle n’apparaît que dans deux scènes au total), Andreini a voulu lui consacrer une scène infernale (acte IV, scène 2) qui anticipe et préfigure celle dont le fils sera protagoniste à l’acte V.
9L’acte IV marque le passage du temps de l’action de la nuit au jour. Andreini traite ce moment avec un long dialogue entre la Nuit, le Sommeil et l’Aurore destiné d’après les didascalies à être chanté nello stile musicale recitativo. À la fin de ce dialogue, le décor maritime (apparato peschereccio) où s’était déroulée la fin de l’acte III, qui était resté inchangé au début de l’acte IV, laisse la place à un décor bien différent, celui de l’Enfer :
Une fois parties la Nuit et l’Aurore, le décor maritime disparaîtra ; apparaîtra alors un Enfer effrayant, réalisé avec des tissus noirs et des flammes où, pour rendre le tout encore plus effroyable, on verra apparaître dans le ciel les choses mentionnées par l’Aurore auparavant [i.e. le char de Junon qui fait pleuvoir sur la terre du sang et des os, des serpents qui tombent du ciel, Pluton]. Sur la droite de cet apparat funèbre on verra un énorme Cerbère et à gauche une Hydre également très longue. Au moment voulu le premier devra aboyer tandis que la deuxième sifflera. Une fois que tout ça sera apparu au milieu de la scène, on verra s’ouvrir un grand gouffre accompagné de fumées et des flammes. Sept Ombres sortiront du gouffre, mais seulement celle du milieu prendra la parole, et celle-ci sera la mère de Don Giovanni, appelée Lisidora13.
10Comme l’ont montré les travaux de Serena Mamone sur la technique théâtrale et la scénographie à la cour de Florence, la présence d’un « tableau infernal » était presque un moment attendu des grands spectacles de cour à sujet mythologique, notamment dans ces intermedi qui, dans le courant du xvie siècle, avaient petit à petit supplanté, dans l’engouement du public, les comédies qu’ils servaient à l’origine à ponctuer14. L’Enfer imaginé par Andreini s’insère parfaitement dans cette tradition scénographique, mais confirme en même temps ses ambitions dans la construction d’un appareil théâtral qui, à côté des figures monstrueuses incontournables (Cerbère et l’Hydre), mette à profit d’autres détails empruntés à Dante, notamment pour tous les effets sonores « infernaux » (tonnerres, sifflements, mugissements) que le poète florentin avait évoqués et fixés de façon mémorable dans les premiers chants de son poème.
11Le souvenir de l’Enfer de Dante (d’ailleurs assez prévisible pour un auteur éduqué comme Andreini et, en plus, florentin) ne se limite toutefois pas à des aspects décoratifs et secondaires, mais influence profondément la situation dramatique de ces scènes infernales. Dans le Nuovo Convitato di pietra, la punition frappe en effet mère et fils comme s’ils ne faisaient qu’un, inscrivant donc Lisidora et Don Giovanni dans la lignée de ces damnés de Dante qui forment un couple et partagent la même peine15. Apparaissant au milieu d’un groupe de mères désespérées (les six ombres), Lisidora anticipe la chute du libertin et, dans un discours qui assume les tons exaltés tantôt de la malédiction, tantôt de la prophétie, se réjouit de retrouver son fils dans l’au-delà pour continuer avec lui une lutte macabre et mutuellement destructrice (V, v. 150-152, 223-232) :
Eccoti alfin Giovanni
de le viscere mie peso molesto,
de’ tuoi misfatti appropinquarsi il fine […].
Or è gettato il dado,
di Caronte t’attende il tetro guado;
là dove madre anch’io, rabbida madre
t’assalirò furente, e bestemmiando
educazioni insane,
tu me ogn’or laniando
n’andrai; ed io co’ morsi
(Ecuba fatta inferna)
prendo, e ciò far già parmi;
dal tuo volto spiccar filiali carni…16
Voilà enfin arrivé, Giovanni, poids funeste de mes entrailles, le moment de la punition de tes méfaits […]. Le sort en est jeté, le noir gué de Charon t’attend, là-bas, où moi-même, ta mère, enragée et furieuse, je t’assaillirai en maudissant l’éducation folle que je t’ai impartie. Pendant que tu me lacéreras de ton côté, moi (nouvelle Hécube infernale) à coups de morsures — et je me vois déjà le faire — j’arracherai un à un de ton visage des morceaux de la chair de mon fils…
12L’autoreprésentation de Lisidora en nouvelle Hécube (Ecuba fatta inferna) en train de déchirer les membres de son fils prépare, nous le verrons, l’atmosphère de la scène V 9 avec l’apparition de Don Giovanni. Encore une fois, Andreini récupère l’imaginaire classique (la reine de Troie Hécube, désespérée par la mort de ses enfants Polyxène et Polydore) par le biais de la mémoire de Dante. Au chant XXX de l’Enfer, Hécube apparaît en effet non pas comme personnage parmi les damnés, mais en tant qu’exemple du désespoir impuissant qui réduit l’homme à un état presque bestial (Inferno, XXX, v. 13-21) :
E quando la fortuna volse in basso
l’altezza de’ Troian che tutto ardiva,
sì che ‘nsieme col regno il re fu casso,
Ecuba trista misera e cattiva,
poscia che vide Polissena morta,
e del suo Polidoro in su la riva
del mar si fu la dolorosa accorta,
forsennata latrò sì come cane;
tanto il dolor le fe’ la mente torta…
Et quand la fortune abaissa l’orgueil
des citoyens de Troie qui osaient tout faire,
si bien que le royaume tomba avec son roi,
Hécube affligée, misérable et captive,
quand elle vit sa Polyxène mort
et le corps de son fils Polydore
sur le rivage de la mer, la malheureuse
dans sa folie aboya comme une chienne,
tant la douleur lui égara l’esprit17.
13Par la comparaison avec Hécube, Dante illustre l’attitude enragée des âmes de la dixième fosse (les faussaires), condamnées à s’entredéchirer par morsure (XXX, v. 22-27) :
Ma né di Tebe furie né troiane
si vider mai in alcun tanto crude,
non punger bestie, nonché membra umane
quant’io vidi in due ombre smorte e nude
che mordendo correvan di quel modo
che ‘l porco quando del porcil si chiude…
Mais ni les fureurs de Thèbes, ni celles de Troie,
ne se montrèrent jamais aussi cruelles
à tourmenter les bêtes et les corps humains
que je vis deux ombres pâles et nues
qui couraient en mordant comme un porc
quand il est lâché hors de la porcherie18.
14La morsure, nous l’avons vu, est un geste qu’Andreini prête à Lisidora, faisant ainsi de la mère de Don Giovanni un personnage à l’allure décidément dantesque.
15Avant de nous pencher sur la scène V 9 (jumelle de celle que nous venons d’évoquer), il est peut-être utile de rappeler l’articulation de la séquence finale de l’action telle que l’avaient fixée les drames antérieurs à Andreini, notamment celui de Tirso (objet, comme on l’a vu de nombreuses adaptations en Italie), ainsi que le Convitato di pietra de Giacinto Andrea Cicognini :
-
Don Giovanni honore l’invitation du Commandeur dans le tombeau de celui-ci : festin à base d’animaux dégoûtants et infernaux (Cicognini III 5 et III 8 ; Andreini V 4) ;
-
Don Giovanni, qui refuse de se repentir, serre la main de la Statue, puis est précipité (avec ou sans le Commandeur) dans un gouffre qui s’ouvre au milieu du tombeau19 ;
-
retour des personnages du drame sur la scène (changement de décor : chambre du roi de Castille) et récit de la mort de Don Giovanni par son serviteur qui a assisté à sa mort (Cicognini III 10 ; Andreini V 6, nous y reviendrons) ;
-
monologue-invective de Don Giovanni aux Enfers (Cicognini III 11 et dernière scène ; Andreini V 9).
16Comme on le voit, Andreini n’est pas le premier à montrer Don Giovanni aux Enfers. Le Convitato di pietra de Cicognini (en circulation et représenté déjà dans les années 1630 et très probablement connu d’Andreini) se termine avec une scène infernale dans laquelle Don Giovanni, seul, dialogue avec un chœur (de démons ?) qui répond négativement à sa plainte désespérée (Scena ultima. Inferno) :
Don Giovanni
O mostri troppo crudi,
troppo fieri, e spietati,
che in fra fiamme e catene,
tutte le viscere mie qui lacerate,
usatemi pietà,
se pietà regna in voi!
Placatevi d’Averno
tormentatori eterni,
e dite per pietade
quando termineran questi miei guai.
Coro
Mai!20
Don Giovanni
Ô monstres cruels, qui déchirez mes entrailles dans les flammes et les chaînes, ayez pitié de moi, si vous êtes capables de pitié ! Et vous, esprits justiciers de l’Outre-tombe, dites-moi : quand ma peine prendra-t-elle fin ?
Chœur
Jamais !
17Probablement inspiré par la scène finale de Cicognini, Andreini consacre à la représentation du libertin dans l’au-delà une place bien plus grande et articulée, valorisée notamment par l’intervention de la musique et du chant, d’effets sonores et techniques qui visent à transformer les scènes finales du drame en opéra21.
18Après la sortie du roi et de la cour, tous venus entendre le récit de la mort de Don Giovanni (séquence 3), Andreini imagine un nouveau décor, dont la partie supérieure devrait accueillir la personnification de la Justice en dialogue avec le Commandeur au Ciel (V 7), tandis que la partie inférieure devrait représenter le tribunal infernal présidé par Pluton, cette fois « sans cris, ni feux ou fumées », comme l’indique la didascalie22. Dans ce premier décor infernal, tour à tour, prennent la parole les ombres des femmes violées ou tuées par Don Giovanni, venues demander justice à Pluton, qui pourtant les condamne toutes (curieuse justice !) à l’Enfer23. C’est à ce moment qu’Andreini imagine un nouveau changement de décor :
À ce moment tout l’appareil représentant Astrée et l’Enfer disparaîtra pour laisser la place à un autre Enfer encore plus terrible. Dans celui-ci, au lointain, on verra tous les Pénates, et encore plus loin Charon avec son bateau et toutes les Ombres qui auparavant accompagnaient Lisidora mère de Don Giovanni, accompagnée par les quatre ombres des femmes tuées par Don Giovanni. Précédé par un grand bruit, celui-ci sortira d’un gouffre, enchaîné au cou et aux bras et, tel l’âme d’un furieux, dira avec étonnement…24
19L’appareil théâtral prévu par Andreini pour l’acte V est censé représenter à nouveau l’Enfer, comme à l’acte IV, mais dans une atmosphère encore plus spectaculaire. L’apparition en perspective (un altro Inferno… nella lontananza del quale… come nel più lontano…) des présences incontournables de l’Outre-tombe classique (Charon, les Pénates) ainsi que de certains personnages du drame (les femmes séduites par Don Giovanni en tant que groupe : le quattro ombre uccise) donne à l’apparition du protagoniste da una voragine catenato pel collo (« par une trappe de la scène et enchaîné ») un caractère monumental et grandiose. Comme pour l’apparition de Lisidora, Andreini semble compléter l’effet du décor infernal qu’il a imaginé par le discours du personnage, qui inscrit l’atmosphère de cette scène dans une dimension, encore une fois, dantesque. En effet, en plus de la malédiction que Don Giovanni prononce contre sa mère coupable de l’avoir mis au monde (situation déjà présente, bien que beaucoup plus succincte, dans la scène finale du Convitato di pietra de Cicognini)25, Andreini donne au personnage une conscience tout à fait originale du caractère proportionnel de la peine qui lui est infligée. Comme les damnés de Dante, punis selon le système du contrappasso, le corps de Don Giovanni est dévoré dans l’au-delà par des scorpions et des vipères. Ce sont en effet les mêmes créatures dégoûtantes qu’il avait accepté de manger (en défiant le Ciel) lors du festin offert par le Commandeur (V, v. 1128-1139) :
Ah, che a le mense orribili, tremende
non paventar del Fato
m’empie or qui di tremore,
e se l’anima agghiaccia, abbrucia il core.
E com’io con disprezzo
lupo affamato ed avido,
corbi, scorpion, tarantole, con aspidi,
divorava e struggeva,
così da mille vermini,
così da mille vipere,
qui laniato e divorato anch’io,
bestemmio il Fato e l’ardimento mio26.
Ah, que le fait de n’avoir pas craint la nourriture effroyable du Ciel me remplit maintenant de terreur, glace mon âme, brûle mon cœur ! Et de même qu’avec mépris je me suis nourri, tel un loup affamé, de corbeaux, de scorpions, de tarentules et de serpents, de même je suis ici dévoré et déchiré par mille vers et mille vipères, et je maudis le Destin et mon audace.
20Don Juan semble en somme métamorphosé (comme sa mère) dans une des figures de l’Enfer de Dante, soumises à l’implacable loi du contrappasso qui prévoit une peine symétrique ou contraire par rapport à la faute commise. Une trace encore plus évidente de cette relecture dantesque par Andreini se trouve dans la didascalie (plus explicite) du manuscrit (B). Celui-ci suggère que Don Giovanni apparaisse à ce moment « chargé de flammes, de serpents, en secouant les chaînes qui entourent son cou, parlera avec colère en se mordant les mains et les bras »27.
21En faisant revenir Don Giovanni enchaîné et accomplissant des gestes autodestructeurs comme ceux de se mordre les mains et les bras, Andreini semble avoir voulu métamorphoser le burlador de Tirso ou le dissoluto de Cicognini en un des damnés qui peuplent l’Enfer du Poète florentin. L'auto-morsure des mains ou une autre partie du corps rappelle, par exemple, celui de nombreux personnages dans la première cantica de la Divine Comédie : le florentin Filippo Argenti parmi les coléreux (VIII 63), mais aussi d’autres figures monstrueuses telles que le Minotaure (XII 14-15) et Minos (XXVIII 126), sans oublier la figure la plus proche de Don Giovanni par son attitude blasphématoire ainsi que son outrecuidance à l’égard de Dieu, Capanée (XIV 51-57). Quant au détail des chaînes au cou, il nous ramène à la punition infligée aux Géants rebelles envers Dieu (chant XXXI), plus précisément celle d’Éphialtès dont la partie inférieure du corps est enterrée dans le puits infernal et la partie supérieure enchaînée28. L’assimilation de la punition de l’athée homicide d’Andreini à celle imaginée pour les Géants par Dante d’ailleurs n’est pas trop surprenante, si l’on se souvient que dans le prologue du Nuovo Convitato l’auteur présente l’histoire de Don Giovanni comme une sorte d’appendice moderne à la lutte des Titans contre les Dieux. Il est donc parfaitement cohérent que le séducteur d’Andreini soit soumis à la même punition que ses ancêtres mythiques (à travers la mémoire du plus grand poète italien) pour un péché d’hybris contre la divinité.
22En dédiant le manuscrit de son Risarcito Convitato di pietra à un puissant homme d’Église (l’évêque Carlo Pio di Savoia), Andreini présente son drame comme un « fruit empoisonné » dont on pourra tirer, peut-être grâce aux mains du dédicataire qui le recevra avec bienveillance, une « source salutaire de vie »29. S’il est indubitable que le vieil Andreini n’affiche aucune ambiguïté à l’égard de la moralité du protagoniste et acquiesce pleinement à la juste punition qui l’attend (annoncée dès le prologue, comme on l’a vu), il est en même temps indéniable que la conception du tableau infernal de l’acte V (et son anticipation à l’acte IV avec l’apparition de Lisidora) donne à Don Giovanni une allure grandiose. Il n’est d’ailleurs pas impossible que dans la construction de sa fantaisie infernale, Andreini ait eu à l’esprit le succès retentissant des spectacles à machines qui avaient eu lieu, à l’initiative du cardinal Mazarin, à la cour de France, comme les célèbres représentations de l’Orfeo, festa teatrale avec la musique de Luigi Rossi (1647), et les imitations que, sur le plan technique, celui-ci avait suscitées par la suite30. Pour n’en donner qu’un exemple, la reprise en 1647-1648, dans le goût du théâtre à machines mis à la mode par les Italiens, d’une tragédie de Chapoton au théâtre du Marais (La Descente d’Orphée aux enfers) prévoyait un tableau infernal dans le goût de celui imaginé par Andreini :
l’on verra tout d’un coup le Theatre couvert de flammes depuis un bout jusques à l’autre, qui ne disparaissant pas comme un esclair, dureront autant que la Scene durera. Et feront admirer le génie & l’adresse du Machiniste, soit en l’invention de cette flamme artificielle, soit dans la Perspective, les ésloignements & le diversitez, qui rendront mesme ce lieu d’horreur agreable à la veuë: Le haut mesme du Theatre qui représentait le Ciel auparavant, ne parroistra plus qu’un assemblage de cent couleurs funestes, dont le triste meslange & le mouvement, en étonnans les Spectateurs, les laisseront dans une admiration qui n’est concevable qu’à ceux qui peuvent en avoir-veu l’épreuve31.
23Sous la plume d’Andreini, sur la scène du Marais ou du Palais Royal, Don Giovanni et Orphée (deux grands mythes du théâtre baroque) se trouvaient donc descendre dans un Enfer conçu désormais moins comme une visualisation de la peine à des fins édifiantes que comme une occasion d’exploits scénographiques et techniques capables d’attirer et émerveiller le public.
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24Comme de nombreuses études l’ont montré, le succès des pièces sur Don Juan en France pendant les dernières décennies du xviie et le début du xviiie siècle (lorsque le texte original du Festin de pierre de Molière, créé en 1665, était déjà disparu de la scène) fut assuré grâce notamment à un déplacement toujours plus sensible vers « la dimension merveilleuse et spectaculaire d’un sujet qui à l’origine visait à l’édification chrétienne »32. Au moment où philosophes et érudits commençaient à pointer du doigt les incohérences et les contradiction sous-jacentes au concept théologique de la damnation éternelle (et donc de l’Enfer chrétien)33, le spectateur de province était quant à lui invité vers 1670 à assister à un Festin de pierre (une adaptation de la comédie de Molière) pour voir avant tout les « superbes machines et les magnifiques changements de théâtre », dont les prodiges se concentraient, comme on peut s’y attendre, dans les dernières scènes :
[…] le Temps par un vol merveilleux qu’il fait sur le Théâtre avertit Don Juan de songer à lui et qu’il n’a plus qu’un moment à vivre ; Il rit de ces avertissements, l’ombre entre, qui voyant qu’il persiste dans sa méchante inclination, le fait abîmer dans un gouffre, précédé des éclairs et du Tonnerre, tout le Théâtre paraît en feu, l’ombre par un vol qui vous surprendra [paraît] remonter l’air, et Sganarelle qui ne voit plus son Maître, finit cette Tragi-comédie par une fin dont on ne vous dit rien, pour vous en faire trouver plus de satisfaction quand vous la verrez34.
25Pour que l’Enfer de Don Giovanni acquière une nouvelle crédibilité tragique, il faudra attendre qu’une musique à la hauteur du sujet vienne à son secours, en prenant notamment au sérieux les derniers moments du protagoniste sans s’appuyer seulement sur des effets techniques. Après les premières mises en musique de l’intrigue donjuanesque dans la deuxième moitié du xviie siècle (l’Empio punito d’Alessandro Melani en 1669)35, la rencontre de Don Giovanni avec le sublime musical se fera un siècle après, dans un contexte esthétique et théâtral profondément changé par rapport au drame baroque qui avait vu naître à la scène la figure du burlador. Porté par la musique de Gluck (le ballet pantomime Don Juan donné à Vienne en 1761, dont la danse finale des Furies impressionna jusqu’à la frayeur les spectateurs de l’époque), puis par celle de l’opéra de Mozart (1787), le destin infernal du protagoniste trouvera pleinement cette dimension tragique et destinale qui, à travers le Romantisme, est parvenue jusqu’à nous. Aussi, lorsque Lorenzo Da Ponte nous dit dans ses Mémoires avoir cherché l’inspiration pour le livret de Don Giovanni dans la lecture de l’Enfer de Dante36, sa remarque est plus à prendre comme un rapprochement esthétique a posteriori entre deux génies (le poète italien et Mozart) que comme la preuve d’une continuité théologique et morale dans la représentation d’un Enfer de plus en plus vacillant dans la conscience des spectateurs modernes37.