Enfers romains, Enfers grecs : lecture en catabase dans les inscriptions latines versifiées
En y regardant de trop près, la première rue
qui se présente est une descente aux enfers.
André Velter, « Avec les dents »,
La vie en dansant, 2000, p. 22
1Quiconque se promenait dans les rues de l’Empire romain voyait défiler un paysage tissé d’inscriptions : graffiti, slogans électoraux, dédicaces, édits monumentaux et, à l’approche des villes, épitaphes1. Autant de textes à la vue de tous et dont la lecture appelle le passant à nouer avec lui une relation étroite et éphémère. Celle-ci est d’autant plus personnelle lorsqu’elle opère par le biais de la poésie, qu’elle est inscription funéraire, tout à la fois commémoration et méditation ; une rencontre ponctuelle, entre vie et mort, hors du temps, un voyage rituel et poétique dans le monde des morts.
2Avant d’aborder à proprement parler cet autre monde, les Enfers, qui intègre divers éléments des traditions romaine et grecque, ainsi que la descente — la catabase — qui, dans certains poèmes, y conduit métaphoriquement, il paraît essentiel de définir quelle sorte d’espace constituent ces inscriptions, et dans quelles conditions elles permettent d’atteindre cet ailleurs. On peut voir les épitaphes latines comme des lieux d’une nature particulière que Foucault appelle hétérotopies ; il s’agit d’espaces absolument autres2, dont les cimetières font partie a fortiori, lorsqu’ils reposent sur l’individuation des corps et leur mise à l’écart de l’espace des vivants3. Le monument funéraire se déploie dans la dimension spatiale de l’hétérotopie et celle, temporelle, de l’hétérochronie qui en est le pendant, en tant que « lieu d’un temps qui ne s’écoule plus »4. Voir un monument, s’arrêter pour lire un nom, un texte, c’est accomplir ce pour quoi le monument existe, performer ce qu’il demande de faire, sur un mode qui répond à sa logique propre : l’épitaphe conduit à ses propres mondes alternatifs via l’inscription. C’est par le texte que se déploie l’hétérotopie du monument funéraire. Il en est le point d’entrée et l’accès ritualisé :
les hétérotopies ont toujours un système d’ouverture et de fermeture qui les isole par rapport à l’espace environnant. […] Ou bien on y entre parce qu’on y est contraint (les prisons, évidemment), ou bien lorsque l’on s’est soumis à des rites, une purification5.
3À la vue du monument et de ses premières lignes de texte, il y a rupture : la lecture impose un arrêt dans le flux de l’existence humaine, représenté métaphoriquement par la marche du voyageur. Elle est l’occasion de mettre en pause la vie pour commémorer les morts. À ce titre, elle est accompagnée d’une série d’actions rituelles spécifiques qui font de la lecture un perpétuel recommencement, un enchaînement d’actes performatifs réitérés, assurés par la longévité du support qu’est la pierre6. C’est dans ce contexte de lecture des épitaphes que s’inscrit cet article, qui traite des potentialités performatives des épitaphes latines versifiées (carmina epigraphica), comme lieu d’hétérotopie d’une part et comme accès aux mondes infernaux romains et grecs de l’autre7.
4L’entrée dans l’hétérotopie est assurée par un aspect formulaire qui caractérise les épitaphes en prose ou en vers, mais qui s’incorpore tout particulièrement à la matière poétique. En effet, on trouve fréquemment — bien qu’il faille nuancer selon les époques et les régions — des formules d’ouverture qui définissent le rôle du passant en tant que lecteur8 en train de lire le texte :
CLE9 973
hospes sta et lachruma si quicquam humanitus in test /
ossua dum cernis consita maesta mihi /
Arrête-toi, voyageur, et pleure s’il y a un tant soit peu d’humain en toi,
en voyant mes os réunis ici pour moi : quelle tristesse !
CLE 995
tu qui secura / procedis mente / parumper
siste gradum / quaeso uerbaque / pauca lege /
Toi qui avances sans préoccupations, un bref instant,
arrête ton pas, je te le demande, et lis ces quelques mots.
CLE 1540
tu qui stas et spectas / mortem monimenti / mei
aspice quam indi/gne sit data [uita] mihi
Toi qui t’arrêtes et contemples la mort sur mon monument,
regarde comme la vie m’a été donnée de façon si injuste.
CLE 2068
hoc quicum<q>ue legis titulo rogo carmen amice /
perlege sic uitae commoda multa feras /
Qui que tu sois qui lis le poème de cette épitaphe, mon ami, je te le demande,
lis en entier. Et ainsi puisses-tu vivre de nombreux bonheurs !
5À ces exemples, il faut ajouter les nombreuses variations sur les archétypes « toi qui passes… [tu qui praeteriens…] » et « toi qui lis, qui que tu sois… [tu quicumque legis…] ». D’une façon analogue, il existe des formules de fermeture qui réaffirment la fonction initiale du passant :
CLE 1082
dicite si merui / sit tibi ter(r)a / leuis
Dites, si je l’ai mérité : « Que la terre te soit légère. »
CLE 1100
sis felix ualeas et te tua seruet origo /
et dicas claro sit tibi terra leuis /
Sois heureux, porte-toi bien et que tes origines te préservent
et dis clairement : « Que la terre te soit légère. »
CLE 1452
dic rogo qui transis sit tibi / terra leuis
Dis, je te le demande, toi qui passes : « Que la terre te soit légère. »
6Ces éléments formulaires minimaux constituent parfois à eux seuls la matière poétique de l’inscription :
CLE 1455
te rogo preterie(n)s sit tibi terra / leuis
Je te demande, toi qui passes : « Que la terre te soit légère. »
CLE 1464
tu qui legisti nomina / nostra uale
Toi qui as lu nos noms, porte-toi bien !
7L’efficacité de ces formules qui encadrent le texte tient à plusieurs facteurs : 1) elles sont en un même temps les plus indéfinies, adressées à tout un chacun (quicumque), et les plus personnelles, puisqu’elles interpellent directement la deuxième personne : tu ; 2) elles sont un renvoi déictique et textuel constant à la réalité matérielle du monument (monimentum), aux restes physiques (oss(u)a), à l’épitaphe (uerba, nomina, titulo, carmen) ; 3) elles sont performatives au sens où elles définissent le passant (procedis, praeteriens, transis, uiator) en tant que lecteur (legis ; perlege ; legisti), impliqué temporairement en tant qu’hôte (hospes) pour le temps de la lecture, et parce qu’elles dictent en tout point sa conduite (« arrête-toi [sta, siste gradum] », « regarde [cernis, spectas, aspice] », « dis [dicas] », « pleure [lachruma] »), jusqu’à mettre dans sa bouche les mots rituels qu’il doit adresser au défunt (sit tibi terra leuis). En outre, le texte construit la relation spatiale que le lecteur entretient avec le défunt. Il y a opposition entre être debout (stare) et être couché sur le sol (iacere10). La confrontation se fait donc aux confins de la verticalité et de l’horizontalité, qui informent l’hétérotopie funéraire dans et par la lecture, et qui définissent les modes de communication entre vivants et morts ainsi que les rites qui accompagnent la lecture.
8En tant que lieu de culte funéraire, le monument appelle toute une série de rituels, construits en opposition aux rituels des vivants11, et qui se déroulent autour de l’épitaphe. Pour les Romains, « faire, c’est croire »12, et inversement. Par conséquent, la performance, en tant que « faire », sous-tend le « croire », ce qui contribue à la stabilité de l’acte rituel durant toute la période pré-chrétienne. Même si la représentation des croyances s’enrichit au fil du temps, en particulier avec l’influence grecque, elle ne perd pas son ancrage rituel latin. L’élément central des rites funéraires romains et de la conception de la vie après la mort est lié aux dieux Mânes (dii Manes)13. Ces entités représentent à la fois l’esprit individuel de chaque défunt et le groupe collectif des divinités des morts. Généralement, les Mânes résident auprès des restes physiques de leur défunt respectif, directement sous les tombes. C’est pour cette raison qu’il est nécessaire de rendre un culte aux morts, principalement pour se concilier leur bienveillance. Ceci leur vaut le qualificatif apotropaïque de manes, qui signifie « les bons ». Un second adjectif permet de spécifier leur relation spatiale avec les vivants : dans l’espace funéraire, ils sont en dessous, au pied de la stèle, Inferi dii Manes. Le qualificatif inferi, de infra, indique en premier lieu une position, avant d’évoquer à lui seul la collectivité des Mânes et, par métonymie, les Enfers où ils résident (Inferi). C’est précisément à cet espace que la tombe donne accès en tant qu’hétérotopie, comme point de contact entre le monde des morts et celui des vivants.
9Un second élément renforce le lien entre croyance et « faire » rituel : le culte des Mânes implique des offrandes à apporter sur la tombe (in-ferre). Le vin de la libation est ainsi dit vinum inferium. Par le jeu des étymologies, certains entendent que le vin s’écoule lorsque le bord de la coupe est incliné vers le bas14. Substantivé au féminin pluriel sous la forme inferiae, par analogie avec des termes qui évoquent déjà le rituel funéraire (obsequiae, exsequiae), ce mot désigne les offrandes faites aux défunts, inscrites dans la logique spatiale d’un mouvement descendant. C’est d’ailleurs cette direction que prennent les rituels libatoires (vin pur, fleurs, parfum15), mais aussi les larmes versées16 ; enfin, pour revenir au texte, le mouvement des yeux lors de la lecture de l’épitaphe, ligne après ligne, opère encore de haut en bas.
10Au même titre et parallèlement aux éléments précédents, la lecture est un moyen de rendre hommage et de réactiver le rituel de commémoration17. Dans ce contexte, il s’agit majoritairement d’une lecture oralisée à haute voix18, comme l’indique explicitement l’épitaphe lyonnaise suivante (CLE 1278, v. 5-6, date incertaine) :
quodque meam / retinet uocem data litte/ra saxo
uo[ce] tua uiuet / quisque lege[s titu]los /
et du fait que l’écriture livrée à la pierre retient ma voix,
elle sera vivante par ta voix à toi, qui que tu sois, qui liras cette épitaphe.
11Par la lecture à haute voix — à travers la parole — le vivant s’oppose de manière taxinomique à la foule silencieuse des morts (silentes). En tant qu’homme d’une culture où la rhétorique (oratio) joue un rôle fondamental, le Romain est identifié par son visage tout autant que par sa voix (os)19 : parler c’est vivre, se taire c’est mourir. La lecture vocalisée de l’épitaphe met en avant la performativité du texte. Confronté au tombeau et aux restes matériels des défunts soulignés dans le texte par les déictiques, le lecteur se trouve face à plusieurs voix, dont les principales sont la sienne et celle du mort20. Mais il ne faut pas voir dans les épitaphes un dialogue opposant vivant et mort. Il y a une véritable polyphonie énonciative du texte poétique, rendue par la seule voix du lecteur. Les glissements des voix, qu’aucun signe n’indique sur la pierre, donnent lieu à une forte identification du lecteur avec le défunt pour le temps défini de la lecture. Les diverses inflexions ou réflexions de la voix renvoient toutes au lecteur : il est seul face à la tombe muette. Et c’est bien elle, avec son texte, qui agit comme un miroir, pour reprendre une analogie d’hétérotopie foucaldienne, projetant celui qui s’y regarde dans un ailleurs, une utopie.
Le miroir, après tout, c’est une utopie, puisque c’est un lieu sans lieu. Dans le miroir, je me vois là où je ne suis pas, dans un espace irréel qui s’ouvre virtuellement derrière la surface, je suis là-bas, là où je ne suis pas, une sorte d’ombre qui me donne à moi-même ma propre visibilité, qui me permet de me regarder là où je suis absent — utopie du miroir. Mais c’est également une hétérotopie, dans la mesure où le miroir existe réellement, et où il a, sur la place que j’occupe, une sorte d’effet en retour ; c’est à partir du miroir que je me découvre absent à la place où je suis puisque je me vois là-bas. À partir de ce regard qui en quelque sorte se porte sur moi, du fond de cet espace virtuel qui est de l’autre côté de la glace, je reviens vers moi et je recommence à porter mes yeux vers moi-même et à me reconstituer là où je suis […]21.
12Le croisement entre actes de langages dans le texte et actes du rituel qui l’entoure ouvre l’accès à un ailleurs tout en renvoyant à soi. Cet ailleurs s’articule dans la verticalité posée par les relations spatiales et la matérialité de la tombe, du texte et du rituel. Il est en premier lieu constitué par la résidence des Mânes, sous la tombe. Dans certaines inscriptions poétiques qui tirent leur matière de la mythologie et de la tradition littéraire, ces Enfers romains, minimaux, sont étoffés par l’utopie22 des Enfers grecs et de leur imaginaire.
13La tradition homérique offre une première représentation des Enfers influente pour l’imaginaire grec puis romain. Au chant XI de l’Odyssée, l’invocation des morts (νέκυια) pose, si ce n’est une géographie de l’Hadès en tant que monde organisé, du moins un certain nombre d’images, au sens visuel du terme. En effet, Ulysse voit23 les âmes des morts récents, ses compagnons de bataille, les divinités infernales, parmi lesquelles Minos, mais surtout les condamnés : Sisyphe, Tantale, Héraclès. Comme le souligne Calvo Martínez, cela donne à cet épisode central la fonction d’un miroir vers lequel convergent le passé, le présent et le futur du récit, et dont les reflets (re)définissent le héros24.
14Si la lecture de l’épitaphe permet de redonner momentanément sa voix au défunt, de le ranimer, c’est sans doute dans un processus analogue à la νέκυια homérique, qui convoque les morts de l’Hadès. Il ne faut cependant pas oublier la transposition de ce motif épique et son acclimatation à l’espace romain, notamment sa réception au chant VI de l’Énéide25. Contrairement à son modèle grec, Virgile fait de l’épisode des Enfers un exemple de catabase à proprement parler : le héros entreprend, de son vivant, un voyage (βάσις) vers le bas (κατα-), dans le monde des morts, avant d’en revenir, rompant les lois de l’espace et du temps26. Cependant, la catabase n’est pas seulement un motif épique, comme les évocations homériques et virgiliennes le laissent penser, mais fait partie d’une tradition poétique plus large27, qui est le vecteur d’une conception culturelle des Enfers28. Elle s’adapte tout particulièrement à la tradition élégiaque et aux épitaphes29, en fournissant le matériel de l’utopie infernale, une fiction littéraire à laquelle certaines inscriptions recourent pour produire des effets sur leur lecteur.
15Dans la poétique des inscriptions latines, ce sont en premier lieu les Mânes et les croyances qui leur sont associées — notamment en termes de positionnement (Inferi) — qui rendent possible pour le lecteur le chemin de la catabase30. L’ubiquité des Mânes symbolise le passage actif entre tombe matérielle et Enfers mythologisés, et certaines inscriptions évoquent leur fonction essentielle de passeurs (CLE 1143, v. 5-6, fin Ier s. ap. J.-C.) :
molliter ad matrem placidi / descendite manes /
Elysiis campis floreat umbra tibi /
Avec douceur vers cette mère, descendez, Mânes, apaisés.
Que dans les Champs Élysées ton ombre fleurisse.
16Les Mânes, avec lesquels traite le lecteur par le biais du texte et de l’acte rituel, sont aussi ceux qui le guident dans les Enfers, puisque en tant qu’esprits des morts, ils habitent collectivement les régions infernales (CLE 1165, v. 1-4, IIe s. ap. J.-C.) :
Vmbrarum secura quies animaeq(ue) pior(um) /
laudatae colitis quae loca sancta Erebi /
sedes insontem Magnillam ducite uestras /
per nemora et campos protinus Elysios /
Repos sans souci des ombres et âmes d’hommes pleins de respect,
vous dont on a fait l’éloge, vous qui habitez les lieux sacrés de l’Érèbe,
conduisez à vos demeures l’innocente Magnilla,
à travers les bois, et tout droit aux champs Élysées.
17D’autres inscriptions plus longues développent une géographie infernale plus complète, nourrie de références littéraires. L’épitaphe de Démétrius est un exemple de ces jeux poétiques, rituels et performatifs qui sous-tendent la lecture en acte du carmen (CLE 1186, Fiumicino, IIe s. ap. J.-C.) :
Ille ego Demetrius uero / libratus abunde
ingres/sus uitam non longi tempo/ris ictu
infernis numini/bus dedi et post imagine(m) / mortis
haec mihi templa / placent merito et prae/mia lucis
pubertas niti/da studiaque abundantia / uitae 5
et reuerens plene / morte grauatus obi /
multa quidem bonitate ge/rens et uernula uernis /
nec nimie comuiuia ra/puit dum gloria uitae /
sperabam rate infernas / subito delatus ad umbras /
bis septem placidos ann(os) / et adhuc formatus in unum / 10
autumnus medius Octobri / mense refertus
laesit / animam dulcem et spem / certissima(m) fregit /
illa tamen sancta et for/mata uerecundia saepe /
amittit Tantali aspectu(m) / et timorem Sisyphi
ab/est Ixion umbraeq(ue) et / Furiae metus 15
set in se/cessu{m} numinis infer/nae domus
oficiosus tan/dem ministerio laetatur / suo
C’est moi, Démétrius, en vrai, qui suis tout bien pesé ;
je suis entré dans une vie marquée par la brièveté ;
je l’ai donnée aux divinités infernales, et puis j’y ai ajouté cette image de ma mort.
Ce monument me plaît — je l’ai mérité — et c’est une récompense pour mon existence.
Mon jeune âge était éclatant, mon envie de vivre débordante 5
et j’étais plein de respect : accablé par la mort, je m’en suis allé.
Certes, je gérais avec bonté de nombreuses affaires, j’étais le fils esclave d’esclaves de
la maison,
et quand, au faîte glorieux de ma jeunesse, la vie m’a enlevé à la communauté des vivants,
je ne m’attendais pas à être entraîné subitement sur la barque, vers les ombres infernales.
Après avoir maturé paisiblement pendant deux fois sept ans, dans l’année suivante. 10
le milieu de l’automne en plein mois d’Octobre
a meurtri ma douce âme et brisé un espoir très assuré.
Pourtant, ce respect révérencieux et sans cesse maturé
tient éloigné la vue de Tantale et la peur de Sisyphe ;
Ixion est loin, de même que les ombres et la crainte de la Furie. 15
Mais dans sa retraite, dans la maison des divinités infernales,
serviable, il accomplit finalement avec joie son office.
18Ce poème présente deux sections aux mètres différents : une première partie dactylique (v. 1-13) et une seconde iambique (v. 14-17). Le vers 13, « pourtant, ce respect révérencieux et souvent cultivé » (illa… sancta et formata uerecundia saepe), reprend le contenu des vers 1-2 et surtout 7, traitant du respect de Démétrius face à son maître, et permet de faire la transition avec la séquence suivante. Il y a continuité syntaxique (uerecundia est sujet de amittit) mais rupture métrique. Singularisés par l’emploi du sénaire iambique, vers du théâtre et de la langue parlée, les quatre vers finaux convoquent une vision (aspectu(m)) des Enfers tout en la maintenant à distance sur les plans énonciatif et métrique. Cette distanciation est marquée également sur le plan sémantique par des verbes d’éloignement en anaphore (v. 14 : amittit ; v. 15 : abest) et par le substantif « retraite » (v. 16 : secessu(m)). Enfin, il y a distinction au niveau moral et mythologique, puisque les figures évoquées, celles des condamnés traditionnels (Tantale, Sisyphe, Ixion) ainsi que des furies, s’opposent à la bonne conduite du défunt durant sa vie. Sur le plan métapoétique, on peut reconnaître au vers 13 dans ce « respect souvent formé » (formata uerecundia saepe) un renvoi à l’hommage même du lecteur qui, par sa répétition — ou mieux, sa formulation — perpétuelle, contribue à préserver Démétrius des affres du Tartare, ainsi que les vivants du courroux de divinités infernales négligées. Une nouvelle fois, ce sont les Mânes qui assurent la descente (v. 3 : infernis numinibus ; v. 9 : rate delatus ad infernas umbras ; v. 12 : numinis infernae domus). Mais l’image des Enfers à laquelle la lecture aboutit se laisse voir par la négative : cet espace repoussé, nié, reste fantasmé, utopique, vis-à-vis de la réalité matérielle du monument et du texte.
19La descente vers les Enfers rendue possible par la lecture du texte est intimement connectée aux rites qui l’accompagnent. Tous sont orientés dans une même direction. Ces mouvements descendants convergent vers les restes physiques dont le texte, la lecture et le rituel matérialisent constamment la présence. La dimension littéraire de certains carmina offre la possibilité d’une descente dans un monde mythologisé qui soutient l’organisation et l’orientation mises en place par le rituel. À travers la performance du texte, dans le lieu hétérotopique qu’est le monument, le lecteur emprunte un chemin qui conduit aux utopies infernales et fait l’expérience des Enfers gréco-romains spatialisés dans un cadre rituel.
20La confrontation entre espace infernal imaginaire dans le texte et réalité matérielle de la tombe hors du texte suppose des mouvements variés vers, mais aussi depuis les Enfers. Puisque l’hétérotopie de l’inscription, avec sa catabase dans l’utopie infernale, emmène le lecteur hors de l’espace et du temps, elle doit se doubler d’un retour au réel, à la topie. Il est assuré de façon liminaire par les formules qui dictent les modalités d’entrée et de sortie du texte de l’inscription funéraire. En se concentrant sur une redéfinition du rôle de chacun, qu’il soit lecteur ou défunt, ainsi que sur certains aspects du culte (formules rituelles), le texte met fin à sa propre utopie au moment où se termine la lecture et invite le lecteur à reprendre son chemin — et donc sa vie — dans le monde physique.
21Dans certaines épitaphes plus richement développées, la remontée se fait de façon plus radicale et conduit à d’autres utopies avant de revenir au réel. Basée sur la tradition grecque de l’héroïsation, celle savante du catastérisme31 et celle impériale romaine de la divinisation, elle conduit à un autre ailleurs culturel placé en haut. Ce lieu alternatif de la résidence des âmes auquel le lecteur accède par le texte est inscrit dans un même rapport de verticalité, cette fois-ci ascendante, et se trouve topographié à travers diverses figures mythologiques. Un exemple d’utopie infernale et céleste est fourni par l’épitaphe de Nepos (CLE 1109, v. 17-48, Rome, IIe-IIIe s. ap. J.-C.)32 :
« ne pietas ignara superna sede receptum /
lugeat et laedat numina tristitia /
non ego Tartareas penetrabo tristis ad undas /
non Acheronteis transuehar umbra uadis / 20
non ego caeruleam remo pulsabo carinam /
nec te terribilem fronte timebo Charon /
nec Minos mihi iura dabit grandaeuus et atris /
non errabo locis nec cohibebor aquis /
surge refer matri ne me noctesque diesque / 25
defleat ut maerens Attica mater Ityn /
nam me sancta Venus sedes non nosse silentum /
iussit et in caeli lucida templa tulit » /
erigor et gelidos horror perfuderat artus /
spirabat suaui tinctus odore locus / 30
« die Nepos seu tu turba stipatus Amorum /
laetus Adoneis lusibus insereris //
seu grege Pieridum gaudes seu Palladis [arte] /
omnis caelicolum te chor<u>s exc[ipiet] /
si libeat thyrsum grauidis aptare co[rymbis] / 35
et uelare comam palmite Liber [eris] /
pascere si crinem et lauro redimire [---] /
arcum cum pharetra sumere Ph[oebus eris] /
indueris teretis manicas Phrygium [---Attis] /
non unus Cybeles pectore uiuet a[mor] / 40
si spumantis equi libeat quatere ora [lupatis] /
Cyllare formosi membra uehes e[quitis] /
sed quicumque deus quicumque uocaber[is heros] /
sit soror et mater sit puer incolu[mis] » /
haec dona unguentis et sunt potiora c[orollis] / 45
quae non tempus edax non rapi[t --- /
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« Ne sois pas en deuil par une piété ignorante : j’ai été accueilli dans les résidences d’en haut.
Ne profane pas les puissances divines avec ta tristesse :
non, je ne pénétrerai pas, attristé, les ondes du Tartare,
non, je ne serai pas transporté, ombre, sur les gués de l’Achéron, 20
non, je ne pousserai pas à la rame la barque bleuâtre
et je n’aurai pas peur devant toi, terrible Charon,
et le vieux Minos n’exercera pas sur moi sa justice,
et je n’errerai pas dans les lieux noirs, je ne serai pas embourbé dans les eaux sombres.
Ressaisis-toi ! Dis-le à ma mère : qu’elle cesse, nuit et jour de me pleurer, 25
comme la triste Philomèle pour son fils Itys.
Car la révérée Vénus a ordonné que je ne connaisse pas les résidences des silencieux et elle m’a emmené dans les temples lumineux du ciel. »
Je me redresse et la stupeur s’était répandue dans mes membres glacés,
ce lieu embaumait, imprégné d’une odeur suave. 30
« Divin Nepos : que tu sois escorté par la foule des Amours,
bienheureux, tu te joindras aux jeux d’Adonis,
que tu fréquentes la troupe des Piérides ou [l’art] de Pallas,
c’est le chœur des habitants du ciel tout entier qui [t’accueillera].
S’il te plaît de t’armer d’un thyrse alourdi [de lierres] 35
et de couvrir tes cheveux d’un sarment de vigne, tu [seras] Liber.
S’il te plaît de laisser pousser tes cheveux, de te couronner de laurier et […]
de prendre l’arc et le carquois, tu [seras] Phébus.
Arbores-tu les fines manchettes des Phrygiens, comme [Attis …],
ce ne sera plus un seul [amour] qui vivra dans le cœur de Cybèle. 40
S’il te plaît, de ta bouche de cheval écumant, de tirer sur [les mors], Cyllarus,
tu porteras le corps d’un beau [cavalier].
Mais quel que soit le dieu, quel que soit le [héros] dont tu porteras le nom,
pourvu que ta sœur, que ta mère, que son fils se portent bien ! »
Ces paroles sont des dons préférables aux parfums ou aux [couronnes], 45
ne les raviront ni le temps dévoreur, ni […]
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22La description des Enfers (v. 19-24) est élaborée et formulée au travers de propositions négatives33. Par la variété des évocations mythologiques et par son énonciation à la première personne, elle rappelle les catabases littéraires34. Lui succède une description des lieux d’en haut qui est son exact pendant en termes de nombre de vers (v. 31-42)35. Elle présente une sorte d’héroïsation à la grecque (ἀποθέωσις, ἀφιέρωσις ; cf. v. 43 : [heros])36, assimilée à la divinisation latine (consecratio), un changement de paradigme qui s’opère au premier siècle de notre ère, d’abord pour les empereurs37. La piété ignorante (v. 1 : pietas ignara), de même que l’évocation de ces deux utopies dans l’épitaphe, souligne l’incompatibilité pour les Romains d’honorer un dieu d’en-haut selon les mêmes rites qu’un dieu d’en bas, tant les entités considérées sont en opposition38. Ainsi, un tel monument, avec le rituel commémoratif qu’il suppose, ne devrait pas être adressé à un dieu qui a sa place au ciel. Néanmoins, cette distinction fondamentale semble brouillée dans la croyance populaire, et on peut lire ailleurs (CLE 1277, v. 4, Lyon, date incertaine) : « mon corps, je le rends à la terre, et mes Mânes au ciel [corpus humo Manes restituoque polo]. » Les restes matériels, terrestres, sont opposés ici à l’esprit, céleste. Il n’en demeure pas moins que dans l’inscription de Nepos, l’accès au monde d’en haut est garanti par les mêmes marques rituelles — piété (v. 17), deuil des parents (v. 25-26), prise de conscience de la mort par le lecteur (v. 29-30) — ainsi que par des artifices poétiques (hypothétiques en seu / si qui répondent aux anaphores en non). Les vers finaux permettent quant à eux de revenir sur la puissance performative des divers dons (dona) accomplis pour toujours (v. 45-46) : parfums, couronnes, mais aussi l’épitaphe en tant que texte, qui permet la lecture et donc l’activation du souvenir.
23Ces allers-retours entre les mondes, dans une perspective verticale, tantôt descente, tantôt remontée, qui confèrent une forme d’immortalité au défunt, ne sont pas sans rappeler les traditions bacchique et orphique39. L’évocation des lieux presque « paradisiaques » que sont les Champs Élysées ou les Îles des Bienheureux offrent ainsi de nouvelles perspectives utopiques et poétiques. Une inscription de Philippes, contemporaine de celle de Nepos, exploite ces éléments (CLE 1233, v. 12-23, IIIe s. ap. J.-C.) :
[--- cr]uciamur uolnere uicti //
et reparatus item uiuis in Elysiis /
sic placitum est diuis aiterna uiuere forma /
qui bene de supero ⸢n⸣umine sit meritus / 15
quae tibi castifico promisit munera cursu /
olim iussa deo simplicitas facilis /
nunc seu te Bromio signatae mystidis aise /
florigero in prato congreg[e] in Satyrum /
siue canistriferae poscunt sibi Naidis aequ[e / 20
qui ducibus taedis agmina festa trahas /
sis quo⸢d⸣cunque puer quo te tua protulit aetas /
dummodo [----
[…] nous sommes soumis au supplice, vaincus par la blessure (que représente ta mort),
et toi tu vis, revigoré dans les Champs Élysées.
Ainsi il a plu aux dieux qu’il vive dans une beauté éternelle,
celui qui l’a bien mérité, de l’avis des dieux d’en haut. 15
Ces dons, ton authenticité naturelle, préconisée autrefois par le dieu,
te les a promis pour une vie menée avec droiture.
Maintenant, ce sont soit des initiées aux mystères qui ont reçu la marque de Bacchus, selon sa décision,
dans un pré plein de fleurs, dans un rassemblement de Satyres,
soit des Naïades porteuses de corbeilles qui te réclament pour elles à parts égales, 20
afin que tu mènes leurs cortèges de fête, en tête, avec des torches.
Sois tout ce que tu veux, mon enfant, là où ta vie t’a conduit,
pourvu que […]
24La représentation idyllique de l’au-delà promis aux adeptes des cultes à mystères, comme ici celui de Bacchus, convoquent des images de printemps perpétuel, de fête, d’abondance et de fertilité. Ce développement se construit sur la base des Champs Élysées en tant que partie des Enfers gréco-romains et incorpore la notion de vie après la mort (v. 2 : uiuis), de renaissance (v. 2 : reparatus), et finalement de victoire sur la mort, rendue possible par la croyance, mais aussi par la poésie des épitaphes. À ce titre, la figure mythologique d’Orphée, qui lui aussi effectue une catabase, est tout particulièrement pertinente. Si l’on pense aux nombreux carmina adressés par des maris à leurs femmes décédées, l’épisode d’Eurydice en devient même programmatique : dans un deuil impossible, l’époux, Orphée, descend aux Enfers pour retrouver son épouse, négocie avec Pluton et Proserpine au moyen d’un chant (carmen), afin de revenir avec elle à la surface, à la vie. Il effectue alors une partie du voyage à ses côtés, mais sans pouvoir la voir et sans qu’elle puisse lui parler, avant de la perdre définitivement en raison de sa curiosité. Tel que raconté par Ovide (Métamorphoses X, v. 1-85), cet épisode mythologique offre une représentation d’Orphée qui semble être celle d’un mari romain pleurant son épouse sur sa tombe, descendant métaphoriquement auprès d’elle par le rituel et la lecture du carmen, alors qu’il est endeuillé40. Ce rapprochement ouvre également une réflexion métapoétique dans la mesure où Ovide envisage la phase de deuil d’Orphée comme source de la poésie élégiaque tant dans sa forme que dans son contenu : c’est en effet Orphée qui enseigne aux Thraces à cueillir les fleurs de la jeunesse (v. 85 : aetatis breue uer et primos carpere flores), conscient de la mortalité humaine. Le rapprochement de l’épisode orphique avec les pratiques funéraires romaines met également en lumière les potentialités de la puissance poétique pour négocier avec le monde infernal. Cette dimension est reconnue par Platon41 : la poésie ne permet certes pas de ramener Eurydice, dont Orphée n’aperçoit en réalité qu’une image, un fantôme (φάσμα), mais elle permet le voyage du vivant dans les Enfers (διαμηχανᾶσθαι ζῶν εἰσιέναι εἰς Ἅιδου)42. C’est seulement par le biais du texte que le poème redonne une forme d’existence fictive au défunt, lors d’une lecture qui est aussi une descente dans le monde souterrain à sa rencontre.
25Dans la pratique romaine, la fiction du texte poétique rend les Enfers accessibles au lecteur via la catabase. On peut se poser la question de l’objectif43 d’une telle mise en scène dans les carmina. En tant que motif épique homérique et virgilien, la finalité de la catabase est généralement, pour le héros qui l’effectue, d’acquérir des connaissances cachées44. À travers la lecture de textes conduisant à une descente dans le monde des Enfers, les épitaphes permettent elles aussi de donner accès à certaines formes de savoir. Par ailleurs, le rôle primordial de l’épitaphe et du monumentum dans le monde des vivants est précisément d’avertir, de conseiller, de rappeler (monere), d’être un memento mori. À ce titre, la performance d’une lecture en acte qui fait descendre symboliquement le lecteur dans un paysage infernal, mythique et rituel est l’occasion pour ce dernier d’expérimenter une mort qui n’a pas encore eu lieu, qui précède sa mort définitive45. En revenant vivant de cette expérience de mort à venir, le lecteur (re)trouve, (ré)activée à chaque lecture, une réponse concernant sa propre destinée, qui impose réflexion : il est mortel. C’est la raison pour laquelle l’hétérotopie du monument funéraire n’est pas un dialogue entre un vivant et un mort, mais un dialogue avec soi-même face à la stèle, face au mort qui est miroir de soi. Tout dans l’épitaphe y conduit — à des degrés et avec des artifices divers —, mais en particulier les constructions élaborées qui laissent à voir les Enfers, non pas seulement pour démontrer une virtuosité poétique et des thèmes culturels et cultuels, mais pour y emmener le lecteur, pour le confronter à ce monde, pour le lui donner à voir. Un tel accès n’est possible qu’à travers l’hétérotopie du monument funéraire, celle du bout du monde où Ulysse accomplit la νέκυια (Odyssée XI, v. 13-22) ou encore celle des portes des Enfers de Cumes (Énéide VI, v. 2), qui sont aussi les portes du sommeil (VI, v. 893 : Somni portae)46. Le monument est un espace et un temps de confrontation à part, où l’on n’est plus vraiment parmi les vivants, où l’on n’est plus vraiment soi : il offre une parenthèse poétique qui renvoie le lecteur à sa propre condition de mortel.
26En tant que lieu d’hétérotopie, les monuments funéraires fournissent à travers leur texte l’accès à des ailleurs hors du temps et hors de l’espace. Plutôt qu’une représentation fixe des Enfers, les épitaphes versifiées latines relèvent d’une construction rituelle qui spatialise verticalement ces espaces autres. Ils sont étoffés de la matière littéraire et mythologique grecque qui renforce leur pouvoir d’évocation. Celle-ci permet en outre de les comprendre au travers de la catabase, tout à la fois motif littéraire, acte de lecture et acte rituel qui potentialise les effets de l’hétérotopie. La performance de la lecture accompagnée des rituels provoque ainsi un voyage dans les mondes inférieurs que le lecteur effectue pour mieux se confronter à sa propre mortalité, ayant expérimenté une première visite du lieu qu’il pourrait occuper après la mort. Ce faisant, il poursuit la fonction, épique, de la catabase comme recherche de savoir et celle, performative, du monumentum. Plus que la croyance qui intègre des éléments bacchico-orphiques et évoque parfois des ailleurs célestes, la construction des Enfers dans les épitaphes relève du « faire » rituel romain, qui organise et acclimate les éléments mythologiques et littéraires grecs comme un moyen parmi d’autres d’en accentuer la force évocatrice. Ainsi, le contexte performatif et la poétique des épitaphes participe activement de la mythopoièse romaine47. En inscrivant les mythes des au-delà dans une dimension cultuelle concrète et en les réactualisant constamment pour servir des besoins culturels, les épitaphes latines versifiées donnent corps à l’utopie des Enfers grecs, devenus pleinement romains.