Hell is empty : quelques cas de revenants dans la littérature latine
1Le voyage aux Enfers le plus « normal » tant en Grèce qu’à Rome est sans doute la descente aux Enfers, car il s’agit d’une réalité inévitable, la mort étant une condition inhérente à la vie. Comme ce type de voyage est un fait commun, on n’en parle que quand il s’avère exceptionnel, et notamment quand c’est un être vivant qui l’accomplit, défiant les règles de la nature. Les revenants sortent également de l’ordinaire, car les morts, par loi naturelle, ne seraient pas censés revenir ; mais ce deuxième postulat, nous le verrons, prévoit des exceptions significatives. La différence principale que nous pouvons relever entre les histoires de descentes et de remontées infernales concerne surtout la condition pour ainsi dire sociale et littéraire de ceux qui accomplissent ces voyages. Si les vivants qui descendent aux Enfers sont d’habitude des figures exceptionnelles, les morts qui en reviennent ont au contraire un statut bien plus différencié. Certes, les revenants d’exception ne manquent pas, mais les gens communs, sinon humbles, sont tout aussi fréquents. Je focaliserai mon attention sur quatre cas de retours infernaux dans la littérature latine, qui permettront de souligner la diversité du traitement de ce sujet selon les différents genres de discours, ainsi que ses possibles implications religieuses et littéraires1.
2En règle générale, dans l’imaginaire gréco-romain, les défunts se répartissent entre âmes en repos (quiescentes animae), établies définitivement aux Enfers, et âmes en peine qui, mécontentes de leur sort pour une raison ou une autre, viennent hanter les vivants. On classe ces dernières en trois catégories : les morts privés de sépulture (ἄταφοι, insepulti), les morts prématurés (ἄωροι, immaturi) et, sous-catégorie de ces derniers, les morts de mort violente (βιαιοθάνατοι, violenter perempti). Virgile, au livre VI de l’Énéide, signale le statut particulier et distinct de ces trois groupes en les plaçant aux portes des Enfers, où ils ne peuvent entrer qu’après une période d’expiation (v. 315-383 : insepulti ; v. 426-429 : immaturi ; v. 430-547 : violenter perempti)2. Avant de trouver leur paix définitive, ces âmes « inquiètes » remontent parfois sur terre pour rendre visite aux vivants ou les tourmenter, avec des motivations et des effets très variés. Les revenants peuvent se manifester parfois pour demander d’être ensevelis selon le rituel, ou pour persécuter leurs meurtriers, ou encore pour revoir leurs proches, et même pour jouir d’une sexualité dont ils n’ont pas pu profiter auparavant à cause de leur mort prématurée. Leurs visites peuvent ainsi engendrer des sentiments divers : empathie, terreur, remords, passion érotique…3
Les revenants du calendrier romain
3Les Fastes d’Ovide présentent deux festivités du calendrier romain spécifiquement dédiées aux morts. La première, les Parentalia, dont il est question au livre II (v. 534-616)4, se déroulaient du 13 au 21 février et culminaient avec les Feralia5. Il s’agissait d’une fête spécifiquement consacrée à honorer les ancêtres (v. 533) : « c’est aussi le moment d’honorer les tombeaux, d’apaiser les âmes des ancêtres [est honor et tumulis, animas placare paternas, trad. R. Schilling] ». Les Mânes, les ombres des défunts, sont décrits (v. 535) comme modestes dans leurs requêtes (parva petunt), mais un manque de dévotion (pietas) à leur égard n’est pas dépourvu de conséquences. Ovide raconte en effet qu’à un moment non spécifié de son histoire, Rome aurait été envahie par une foule d’esprits de trépassés, qui auraient voulu ainsi punir la négligence de leurs descendants, trop occupés à faire la guerre pour leur offrir les simples sacrifices prévus par le calendrier religieux en février. Ovide se plaît manifestement à décrire une scène incroyable, digne de la littérature d’horreur la plus classique, où Rome s’embrase de nombreux bûchers6 et où des revenants quittent leurs tombes et font retentir leurs gémissements et hurlements dans le silence de la nuit (Fastes II 547-556) :
at quondam, dum longa gerunt pugnacibus armis
bella, Parentales deseruere dies.
non impune fuit ; nam dicitur – omen abesto7 –
Roma suburbanis incaluisse rogis. 550
vix equidem credo : bustis exisse feruntur
et tacitae questi tempore noctis avi,
perque vias Urbis latosque ululasse per agros
deformes animas, vulgus inane, ferunt.
post ea praeteriti tumulis redduntur honores, 555
prodigiisque venit funeribusque modus.
Mais jadis, alors que nos pères menaient une longue guerre aux combats acharnés, ils négligèrent les jours des Parentalia. Ce ne fut pas impunément. On dit en effet – que ce mauvais présage soit éloigné – que Rome a souffert de la chaleur dégagée par les bûchers des faubourgs. J’ai peine à le croire : des tombes sortirent, dit-on, les ancêtres qui se répandirent en plaintes dans la nuit silencieuse ; et à travers les rues de la Ville et l’étendue de la campagne on entendit les hurlements d’âmes sans visage, d’une foule sans consistance. Par la suite, les honneurs de naguère sont rendus aux tombes ; prodiges et funérailles n’excèdent plus la mesure normale.
(Trad. R. Schilling, modifiée.)
4Ovide se plaît à exprimer de l’incrédulité envers cette histoire. La prise de distance du poète par rapport à ce qu’il relate, déjà suggérée par « on dit » (dicitur, v. 549), est explicitement affirmée ensuite avec l’expression « j’ai peine à le croire » (vix equidem credo, v. 551), puis confirmée encore par « dit-on » (feruntur, v. 551) et par « on entendit » (ferunt, v. 554)8.
5Si l’évanescence des revenants est un motif traditionnel9, elle est indiquée dans ce passage de façon non traditionnelle par deux syntagmes qui, à ma connaissance, ne sont attestés nulle part ailleurs dans la littérature latine : « âmes sans forme, foule inconsistante [deformes animas, vulgus inane, en chiasme] ».
6Il y a plus : en principe, les âmes sont dépourvues de voix autant que de corps10, et donc appelées « ombres silencieuses [umbrae tacitae ou silentes/silentium] »11 ; ici, au contraire, elles font retentir des cris et des lamentations dans la nuit (moment traditionnel des remontées infernales12), et c’est la nuit qui est qualifiée de « silencieuse [tacitae… noctis] ». Le terme ululatus, quand il est référé à des êtres humains, désigne normalement les hurlements, les lamentations lors de funérailles : dans notre passage, ce sont les revenants qui se plaignent ainsi de la négligence des vivants à leur égard.
7Le caractère funèbre de ces cris les rend naturellement adaptés à des descriptions infernales : on les retrouve en relation avec des évocations de divinités chtoniennes, et bien sûr toujours dans une ambiance nocturne. Ainsi, Virgile évoque Hécate « qu’appellent par les villes les hurlements des carrefours nocturnes » et Apulée « l’effroyable Proserpine aux hurlements nocturnes et aux trois visages, qui retien[t] les assauts des spectres »13. Je soulignerai encore un parallèle, que je n’ai pas relevé dans les commentaires, mais qui pourrait montrer ici un lien intertextuel avec une autre œuvre ovidienne. Ovide décrit en effet une scène similaire à celle évoquée au livre II des Fastes parmi les funestes présages annonçant le meurtre de César au livre XV des Métamorphoses (v. 796-798) :
inque foro circumque domos et templa deorum
nocturnos ululasse canes umbrasque silentum
erravisse ferunt motamque tremoribus urbem.
La tradition rapporte encore que dans le forum, autour des maisons et des temples des dieux, des chiens hurlèrent pendant la nuit ; on vit errer des spectres, ombres des morts silencieux, et Rome fut secouée par des tremblements de terre.
(Trad. G. Lafaye.)
8Tant le passage des Métamorphoses que celui des Fastes décrivent une remontée nocturne d’âmes infernales, mais l’espace évoqué dans le contexte de la mort de César est strictement urbain, tandis que dans la scène des Fastes s’étend aussi aux champs qui entourent la ville, ce qui élargit le panorama de terreur. On observe d’ailleurs un autre effet similaire d’amplification du caractère effrayant du récit : par rapport aux Métamorphoses où les âmes sont silencieuses, selon la tradition, et où les chiens hurlent (ululasse), les Fastes attribuent les hurlements aux revenants eux-mêmes, qui poussent des cris funèbres d’une violence animale.
9Le vers 556 marque le retour à l’ordre, qui est juste mesure (modus) des prodiges (avec référence au retour des âmes des morts) et des funérailles (avec renvoi aux bûchers qui avaient enflammé Rome). Les remontées tout comme les décès ne vont pas cesser, mais plutôt reprendre leur rythme habituel. On peut souligner ici le paradoxe de parler d’une norme (modus) pour ce qui est indiqué comme surnaturel (prodigia). Si les ombres des morts qui reviennent sur terre sont décrites comme des exceptions à la normalité, le fait de pouvoir tenir sous contrôle leurs présences effrayantes est présenté comme un moyen de normaliser l’anormal.
10Si le retour sur terre des défunts lors des Parentalia est représenté comme un événement exceptionnel qui s’est vérifié una tantum afin de rétablir les rituels de la tradition, une autre fête officielle était spécifiquement dédiée à chasser les revenants : les Lemuria14. Dans ce deuxième cas, leur remontée était considérée comme un danger réel, car les morts concernés par cette cérémonie étaient des morts prématurés15, une catégorie de défunts particulièrement disposés à revenir sur terre. Les Lemuria se déroulaient au mois de mai sur trois jours impairs successifs (9, 11 et 13 mai).
11Au sujet du rapport entre Parentalia et Lemuria, qui a été l’objet d’un grand débat16, Alessandro Barchiesi note :
La fête (des Parentalia) vise à l’établissement d’un rapport équilibré entre le groupe familial et ses morts. Les Lemuria, déjà par leur nom, sont quelque chose de complètement différent. Les défunts sont considérés ici comme des revenants potentiels qui doivent être éloignés et tenus à distance, et non comme des parentes auxquels on rend visite avec des offrandes appropriées : on ne peut pas confondre les spectres des morts avant l’heure avec les offrandes tombales aux ancêtres. Une culture se caractérise justement par sa capacité à segmenter les phénomènes et les expériences (le facteur commun « mort ») et à codifier des réactions différentes17.
12Le principal texte évoquant les Lemuria18 est un passage du livre V des Fastes d’Ovide (v. 419-492)19. Les vers 429-444 décrivent un rituel bien codifié, accompli par le pater familias et destiné à empêcher les ombres des morts de revenir perturber la vie domestique20 :
nox ubi iam media est somnoque silentia praebet,
et canis et variae conticuistis aves, 430
ille memor veteris ritus timidusque deorum
surgit (habent gemini vincula nulla pedes),
signaque dat digitis medio cum pollice iunctis,
occurrat tacito ne levis umbra sibi.
cumque manus puras fontana perluit unda, 435
vertitur et nigras accipit ante fabas,
aversusque iacit ; sed dum iacit, ‘haec ego mitto,
his’ inquit ‘redimo meque meosque fabis’.
hoc novies dicit nec respicit : umbra putatur
colligere et nullo terga vidente sequi. 440
rursus aquam tangit, Temesaeaque concrepat aera,
et rogat ut tectis exeat umbra suis.
cum dixit novies ‘manes exite paterni’
respicit, et pure sacra peracta putat.
Quand minuit arrive et apporte au sommeil le silence, quand se sont tus les chiens ainsi que les oiseaux au plumage bariolé, alors l’homme fidèle à la liturgie ancienne, l’homme qui craint les dieux se lève ; ses deux pieds sont libres de tout lien. Il fait un signe en passant son pouce à travers ses doigts joints, pour éviter qu’une ombre légère ne se présente devant lui dans sa marche silencieuse. Quand il s’est purifié les mains avec de l’eau de source il se tourne et prend d’abord des fèves noires. Il les jette en arrière et, en les jetant, il dit : « J’offre, moi, ces fèves ; je me rachète moi-même et les miens ». Il prononce neuf fois ces paroles sans se retourner : l’ombre est censée ramasser les fèves et suivre par derrière sans que nul ne la voie. Il touche à nouveau l’eau et fait retentir le bronze de Témésa. Il somme l’ombre de quitter son toit. Quand il a dit neuf fois : « Sortez, Mânes de mes pères ! » il se retourne et considère que la cérémonie est régulièrement accomplie.
(Trad. R. Schilling.)
13Le père de famille ici décrit est pieux et « se souvient du rituel ancien [memor veteris ritus] » : il apparaît donc comme l’opposé des Romains oublieux du culte des ancêtres évoqués à propos de la fête des Parentalia. Le rituel qu’il accomplit pour éloigner de la maison les esprits des membres de la famille morts avant l’heure peut être interprété comme complémentaire aux cérémonies des Parentalia, puisque le but commun est de garantir un équilibre, une harmonie de rapports entre les vivants et les morts. Les ancêtres doivent être honorés, mais il est en même temps nécessaire de se protéger des incursions éventuelles de ces derniers, si les circonstances ou causes de leur mort les empêchent d’être des « âmes en repos [quiescentes animae] ».
Un revenant de tragédie
14Ces deux passages des Fastes nous montrent des revenants caractérisés par une attitude soit ouvertement hostile (et vindicative) au livre II, soit potentiellement dangereuse au livre V. La tragédie nous confirme cette image négative des revenants. Dans l’Œdipe de Sénèque, Créon fait le récit de l’évocation de l’ombre de Laïus, qui ne remonte pas des Enfers volontairement, mais qu’un rituel de nécromancie effectué par Tirésias sur l’ordre d’Œdipe contraint à revenir21. Au début, Laïus est plein de honte et réticent à se montrer. Son aspect est effrayant : « il se tient horrible par le sang répandu sur tout son corps, une crasse hideuse recouvrant sa chevelure défaite »22. Il commence à parler en inscrivant de manière sibylline la raison de la peste qui afflige Thèbes dans le contexte plus large des malheurs de la lignée de Cadmos (v. 626-630) :
[…]
et ore rabido fatur : « O Cadmi effera
cruore semper laeta cognato domus,
vibrate thyrsos, enthea gnatos manu
lacerate potius : maximum Thebis scelus
maternus amor est. […]23
[…] et il parle, la bouche écumante de rage : « Ô sauvage demeure de Cadmus, qui toujours avec jubilation fais couler le sang de tes proches, brandis le thyrse ou plutôt mets en pièces tes fils d’une main en délire — le plus grand crime pour Thèbes est l’amour maternel ! […]
(Trad. F.-R. Chaumartin.)
15Les précédents auxquels Laïus fait allusion sont le démembrement de Penthée par sa mère Agavé, en proie à la folie bachique, et la mort des enfants de Niobé, conséquence de l’arrogance impie de celle-ci. Le discours s’éclaircit ensuite peu à peu et se conclut par une prophétie qui annonce la fin tragique de l’histoire (v. 634-658) :
[…]
sed rex cruentus, pretia qui saevae necis
sceptra et nefandos occupat thalamos patris ; 635
invisa proles, sed tamen peior parens
quam gnatus, utero rursus infausto gravis,
egitque in ortus semet et matri impios
fetus regessit, quique vix mos est feris,
fratres sibi ipse genuit ! — implicitum malum 640
magisque monstrum Sphinge perplexum sua.
te, te, cruenta sceptra qui dextra geris,
te pater inultus urbe cum tota petam
et mecum Erinyn pronubam thalami traham,
traham in nocentes verbera, incestam domum 645
vertam et penates impio Marte obteram.
proinde pulsum finibus regem ocius
agite exulem : quodcumque funesto gradu
solum relinquet vere florifero virens
reparabit herbas ; spiritus puros dabit 650
vitalis aura, veniet et silvis decor ;
Letum Luesque, Mors, Labor, Tabes, Dolor,
comitatus illo dignus, excedent simul ;
et ipse rapidis gressibus sedes volet
effugere nostras, sed graves pedibus moras 655
addam et tenebo ; repet incertus viae
baculo senili triste praetemptans iter.
praeripite terras, auferam caelum pater. »
[…] mais [c’est] un roi souillé de sang qui, comme prix de son meurtre cruel, occupe le trône et la couche profanée de son père. Postérité haïe, mais pourtant pire comme père que comme fils, sur qui pèse une fécondation maudite, il s’est introduit au lieu de son origine, à sa mère il a fait porter, à son tour, des rejetons impies et, pratique à peine connue des fauves, lui-même s’est engendré à lui-même des frères ! — mal embrouillé, monstruosité plus enchevêtrée que l’énigme de son Sphinx. Toi, toi qui portes dans ta main droite un sceptre sanglant, toi, je vais, moi ton père resté sans vengeance, t’attaquer avec la ville tout entière et à mes côtés j’entraînerai l’Erinys qui a présidé à tes noces, j’entraînerai celles qui font siffler leurs fouets, je renverserai ta demeure incestueuse et je broierai tes foyers dans une guerre impie. Expulsez donc bien vite ce roi de notre territoire, poussez-le dehors vers l’exil : toute l’étendue de notre sol que quittera son pas funeste retrouvera, en un printemps fleuri, ses herbes verdoyantes ; un air vivifiant nous rendra une respiration pure et aux forêts reviendra leur parure. Le Trépas, l’Épidémie, la Mort, la Peine, la Pourriture, la Douleur, ce cortège digne de lui, s’en iront en même temps ; et lui-même voudra, à pas rapides, fuir notre pays, mais je placerai devant ses pieds de lourds obstacles pour le retenir : il rampera sans trouver sa route, cherchant à tâtons avec son bâton de vieillard un chemin amer. Arrachez-lui la terre, moi son père, je lui arracherai le ciel. »
(Trad. F.-R. Chaumartin.)
16Les paroles de Laïus expriment ouvertement sa haine implacable et son désir de vengeance. Contraint de faire ce discours, il affirme devenir l’artisan de la chute d’Œdipe et le vengeur du parricide dont il a été lui-même victime ; il conclut en combinant la prophétie de l’exil et de l’aveuglement de son fils et meurtrier avec le châtiment prévu à Rome pour les parricides, qui vise à les priver du ciel pendant leur vie et de la terre après leur mort24.
17Œdipe, qui croit encore à ce moment être fils du roi de Corinthe, ne comprend pas les paroles de Laïus et soupçonne même Créon de mentir afin de s’emparer du trône. Néanmoins, ces révélations affreuses et effrayantes commencent à le travailler et l’amènent graduellement à prendre conscience de l’horreur de sa condition. Dans cette tragédie, la remontée de Laïus des Enfers peut être interprétée en même temps comme une figure de la remontée de la conscience d’Œdipe et comme le début de sa propre descente aux Enfers dans la prise de conscience de ses crimes. Au moment où la vérité se montre inexorable, Œdipe s’exclame :
dehisce, tellus, tuque tenebrarum potens,
in tartara ima, rector umbrarum, rape
retro reversas generis ac stirpis vices. 870
Entrouvre-toi, terre, et toi, maître des ténèbres, souverain des ombres, emporte au fond du Tartare l’être qui a renversé l’ordre naturel de la naissance et de la procréation.
(Trad. F.-R. Chaumartin.)
18Les révélations de Créon, qui rapporte des paroles revenues des Enfers, finissent par avoir pour conséquence d’insuffler à Œdipe lui-même le désir de plonger dans les Enfers.
Un revenant d’école de rhétorique
19La littérature latine présente cependant aussi un esprit qui remonte de l’au-delà avec les meilleures intentions à l’égard de ses proches encore en vie. C’est le cas d’un revenant d’école de rhétorique : le spectre d’un jeune garçon qui visite de nuit sa mère bien-aimée et inconsolable. La Grande déclamation 10, dont le titre éloquent est « Tombeau ensorcelé [Sepulcrum incantatum] », se présente comme une sorte d’inversion virtuose des topoi sur le surnaturel25. Son intrigue illustre déjà le caractère imprévu et à plusieurs titres surprenant de cette action déclamatoire, un procès fictif où une femme accuse son mari de mauvais traitements (mala tractatio) pour avoir employé un sorcier (magus) afin d’empêcher l’ombre de leur fils de revenir rendre visite à sa mère.
Quae amissum filium nocte videbat in somnis, indicavit marito. ille adhibito mago incantavit sepulcrum. mater desiit videre filium. accusat maritum malae tractationis.26
Une femme, qui voit son fils disparu la nuit en rêve, le dit à son mari. Lui, avec l’aide d’un sorcier, fait jeter un sort sur son tombeau. La mère cesse de voir son fils. Elle accuse son mari de mauvais traitements.
(Trad. C. Schneider.)
20Un premier élément que nous pouvons souligner comme renversement des stéréotypes liés au surnaturel est le caractère aimable du spectre du jeune garçon, qui contredit la « tradition communément admise qui veut que seuls se manifestent aux vivants les morts mécontents de leurs proches »27. La mère souligne très clairement ceci quand elle accuse son mari (§ 16) :
tu sic filium tuum clusisti, tamquam nocentes ad inferos revocari soleant animae, quae inter languentium familiam et tristes penatium morbos vagae errantesque magica sanitate captantur. […] quando domum tuam funereus et squalidus, quando te terruit ?
Vous, vous avez fait emprisonner votre propre fils, comme s’il s’agissait de l’un de ces esprits nuisibles que l’on renvoie d’ordinaire en enfer, qui rôdent, vagabonds, de maison malade en foyer infecté par des épidémies fatales, et que l’on capture par des remèdes de sorcier. […] Quand donc son spectre hideux et macabre a-t-il épouvanté votre demeure, quand donc vous-a-t-il épouvanté, vous ?
(Trad. C. Schneider.)
21Ces paroles de la mère font référence non seulement aux représentations typiques des revenants dans les récits fantastiques, mais aussi, de façon plus spécifique et concrète, à la tradition religieuse romaine qui, nous l’avons vu, prévoyait en mai le rituel très précis des Lemuria pour renvoyer aux Enfers les âmes des membres de la famille morts avant l’heure, tel le jeune homme dont il est question dans cette déclamation28. Je voudrais souligner la particularité du syntagme revocare ad Inferos, qui signifie littéralement « rappeler aux Enfers ». Cette expression, attestée ici seulement, est construite par variation antithétique sur l’expression plus commune « rappeler des Enfers [revocare ab Inferis] »29. Ce renversement montre le caractère paradoxal de la situation. C’était a priori plutôt l’évocation des âmes des Enfers qui rendait nécessaire l’intervention exceptionnelle d’un sorcier ou d’une sorcière, alors qu’à l’inverse, chaque père de famille pouvait lui-même, en suivant le rituel du mois de mai, y renvoyer les esprits nuisibles (la différence étant ici que celui du jeune homme n’est justement pas nuisible).
22Dans ce texte, le rôle du magicien apparaît donc renversé par rapport à l’ordinaire. Il n’est pas appelé pour un rituel de nécromancie, mais pour renfermer un esprit dans son tombeau, pour l’empêcher de ressortir et lui donner ainsi une « mort plus certaine [mors certior] ». L’étrangeté de l’action de rendre un mort à ses ténèbres est soulignée, dans la fiction du discours de l’avocat de la mère, par l’exclamation du sorcier lui-même au tout début de son entreprise (§15) :
custodiendus est iuvenis, assignandus est inferis et densioribus transfuga claudendus est tenebris. quanto facilius opus erat, si revocaretur !
Il faut enfermer ce garçon, lui assigner les enfers, emprisonner le transfuge dans de plus denses ténèbres. Que l’opération serait plus facile, s’il s’agissait de l’en rappeler !
(Trad. C. Schneider.)
23Le titre de la déclamation, « Tombeau ensorcelé [Sepulcrum incantatum] », souligne ce paradoxe, car il ne renvoie pas à la situation initiale du mort qui ressort, mais à la situation finale où il ne revient plus.
24À cause de la résistance de l’esprit, le magicien scelle le tombeau, porte matérielle d’accès aux Enfers, pour l’empêcher physiquement d’en sortir (§15) :
repugnat umbra, itaque carminibus non satis credo ; praefigamus omne tumuli latus et multo vinciamus saxa ferro. iam bene habet, expiravit aliquando, non videri, non progredi potest.
Le spectre se débat, aussi, je ne fais pas vraiment confiance aux sortilèges ; scellons le pourtour de la tombe et enchaînons les pierres avec une masse de fer ! C’est bien ! Il a fini par rendre l’âme, il ne peut plus se montrer, plus se promener.
(Trad. C. Schneider.)
25Le père scélérat, qui a fait cacheter le tombeau, subvertit ainsi le souhait traditionnel que les survivants adressent aux défunts qui leur sont chers : sit tibi terra levis, « que la terre te soit légère ». Ici la terre qui couvre la sépulture doit être assez lourde pour empêcher l’âme du fils de sortir des Enfers30.
26Pour ne citer qu’une dernière particularité de cette déclamation et de son traitement du thème du retour des Enfers, l’âme du jeune garçon dont il est ici question n’est pas inanis, évanescente et intangible, comme le sont d’habitude les esprits qui peuplent les textes littéraires : « il se présente comme un revenant en corps, un être de chair et de sang, bien vivant »31. Dans ce discours d’école, nous n’assistons donc pas à une scène typique de la littérature gréco-latine depuis Homère, celle des enlacements manqués avec les ombres des bien-aimés32. Les embrassades et les baisers entre la mère et l’esprit de son fils sont tout à fait concrets, comme on l’apprend dès le début du discours (§ 1) :
non inani persuasione nec cogitationibus ficta lugentis umbra veniebat, nec agitabat incertos levis imago somnos, ac ne confusi quidem tristi cinere vultus et inspersum favilla caput noctibus suis obibat, sed filius erat qualis aliquando, et iuvenis et pulcher habitu, nec aspici tantum viderique contentus, verum […] amplexus et oscula dabat et tota nocte vivebat.
ce n’était un spectre matérialisé par de vaines hallucinations ni par les fantasmes d’une mère éplorée qui revenait, ni un fantôme brumeux qui agitait son sommeil troublé, ni même un visage barbouillé de triste cendre ou une tête toute poudreuse de poussière fumante qui hantait ses nuits, non, c’était bien son fils d’autrefois, l’air jeune et beau, et il ne se contentait pas seulement de se rendre apparent et bien visible, mais […] il l’embrassait même et la couvrait de baisers et, toute la nuit, il était vivant.
(Trad. C. Schneider.)
*
27Si le cas de Laïus nous montre un revenant célèbre, obligé de sortir des Enfers contre son gré par un rituel de nécromancie, la description par Ovide de la fête des Lemuria témoigne, quant à elle, de la place que les ombres des membres de la famille morts avant l’heure avaient dans la pratique religieuse romaine. Un élément commun aux revenants des deux récits ovidiens et au père vengeur d’Œdipe est le caractère effrayant attribué à ces figures, l’idée en somme qu’il est mieux de ne pas pousser les morts à revenir sur terre, en négligeant les sacrifices qui leur sont dus ou à l’aide de rituels magiques, et de les éloigner sans hésitation, quand ils reviennent spontanément. Cette image largement partagée des revenants explique par contraste la création d’un revenant aimable dans le contexte des écoles de rhétorique friandes de paradoxes : un revenant qui renverse les stéréotypes de sa catégorie, montrant ainsi le pouvoir suprême d’une parole savamment maîtrisée.