Colloques en ligne

Arnaud Buchs

Prologue à une herméneutique impossible : Une Saison en enfer et la traversée du sens

Prologue to an Impossible Hermeneutics: A Season in Hell and a Journey across Meaning

1Aborder Rimbaud aujourd’hui, avec l’ambition, qui plus est, de revenir un instant sur la Saison en enfer — ou du moins sur les quelques lignes qui lui tiennent lieu de « Prologue » —, c’est d’emblée se heurter à un double écueil herméneutique. Entre cet auteur et celui qui prétend désormais le lire de manière critique se dressent d’une part des rayonnages entiers de bibliothèques, des quantités de téraoctets qu’une vie entière ne suffirait pas à parcourir. Et le texte lui-même de la Saison est d’autre part fondamentalement instable, incertain, illisible en un mot, si bien qu’un spécialiste renommé de Rimbaud, en guise de conclusion d’un ouvrage collectif dirigé par ses soins, a consacré voici dix ans tout un article à recenser quelques-uns des mythes entourant l’homme et l’œuvre1.

2Rimbaud n’est plus seulement l’homme aux semelles de vent (Verlaine), le Voyant, le poète maudit (Verlaine toujours) ou encore le passant considérable qui se serait opéré vivant de la poésie (Mallarmé) : il incarne dorénavant le point à jamais aveugle de toute critique, cette « case vide » que Deleuze plaçait au cœur de tout système signifiant2. L’œuvre de Rimbaud nous renvoie exemplairement à notre incapacité à vivre hors des histoires — j’entends par là notre besoin essentiel de nous projeter dans l’altérité — et la littérature est altérité fondamentale, pour Rimbaud — pour mieux y chercher qui nous sommes. Rimbaud, autrement dit, nous a imposé un « silence » que nous ne cessons depuis Verlaine, Blanchot et tant d’autres de faire parler, auquel nous tentons de répondre de notre mieux. Une parole recouvrant le silence, un discours pour signifier ce qui déconstruit systématiquement le sens : voilà ce que nous tentons tous de faire depuis un siècle et demi… Répondre au silence, si l’on préfère, par des discours assourdissants3.

3Lire Une Saison en enfer, c’est donc projeter sur ce texte, sur son auteur, toute une imagerie personnelle qui n’aura probablement rien à dire sur l’œuvre, mais révélera au contraire la conception de la littérature, de l’écriture et du sens que se fait le critique lui-même. L’illisibilité du texte rend d’autant plus lisible l’acte de lecture lui-même ; le silence et le vide laissés par Rimbaud font résonner la moindre parole critique comme une sorte d’écho rassurant à défaut d’être raisonnant. Le cercle herméneutique, en un mot, agit ici de manière exemplaire, comme l’illustrent les deux études consacrées à Rimbaud par Yves Bonnefoy4 et par Pierre Michon5. Ces deux auteurs jouissent, certes, d’une notoriété qui leur permet de balayer d’un revers de main toute littérature secondaire (de toute manière insaisissable) ; ils ne font néanmoins guère mystère de leur volonté d’écrire leur Rimbaud. Bonnefoy ouvre ainsi son recueil d’articles par cet aveu : « […] je ressens ces approches de Rimbaud […] comme une sorte de journal de mon affection pour ce poète6 ». Michon, de son côté, est plus radical encore : toutes les anecdotes amassées sur Rimbaud

nous permettent de ne pas lire la poésie, car lire, nul ne le peut — sinon ceux qui croient que c’est chiffré, et lisent-ils davantage ? Nous sommes des crapules romanesques. Non, nous ne lisons pas, moi pas plus que les autres. C’est un poème que nous écrivons, chacun à notre manière, sous nos calottes de soie, comme jadis on le faisait autour des beaux canevas de Troie et de la Grèce. C’est notre poème, et les poèmes de Rimbaud restent cachés à l’intérieur du nôtre, bien au secret, réservés, comme postulés : notre poème a pris tant de place qu’il nous arrive, ouvrant le petit livre où reposent les écrits d’Arthur Rimbaud, de nous étonner qu’ils existent7.

4Seulement, là où l’écrivain peut assumer en pleine lumière son rôle magnifique de « crapule romanesque », le critique est quant à lui soumis à une certaine forme de retenue, son propre poème est plutôt prié de se fondre, de se diluer dans celui qu’il commente. De donner du sens, en un mot, là où le sens échappe justement ; de faire parler, de faire avouer le silence définitif du texte.

5Pierre Michon, toujours lui, a en fait identifié trois attitudes face au génie de Rimbaud, qui nous réduisent, nous lecteurs de la Saison, à devenir à notre tour des « minuscules » :

[…] je crois avoir tout dit des conduites d’homme qui étaient permises devant lui, si l’on voulait persister à être homme : en être incommensurablement dépassé d’un seul coup, faire mine de ne pas l’être et proclamer bien haut qu’on ne l’était pas, mais détourner le regard et baisser les bras, comme les baissa Izambard ; interminablement lui répondre, commenter, c’est-à-dire négocier en sachant bien pourtant que le négoce est truqué, le roi qui est dans le poème jette à chaque pesée son épée d’or dans la balance, il faut recommencer, accumuler dans son plateau à soi des années de paperasses sans que le fléau de la balance bouge d’un cheveu : et ce fut la manière de Banville, ou plutôt de cet homme nombreux que par commodité j’ai appelé Banville. Le descendre enfin, opposer une bonne fois le plomb au Verbe, comme le tenta Verlaine8.

6Izambard, Banville et ses épigones, Verlaine : trois modèles herméneutiques superbement défaillants, et si Michon a la délicatesse de ne pas accabler les lecteurs tardifs que nous sommes, se limitant à dessiner l’attitude de ceux qui ont croisé l’homme Rimbaud, je ne me fais toutefois guère d’illusion sur mon propre projet de lecture : c’est par défaut Banville qui me servira de « modèle » épistémologique…

La question de l’unité

7Je vais donc essayer de commenter, de négocier, avec pour seule certitude — livrée comme un aveu — que « le négoce est truqué », les jeux sont bien perdus d’avance. Rimbaud soumet en fait toute lecture critique à une altérité radicale, dans la mesure où c’est la littérature elle-même qui incarne à ses yeux une forme d’altérité fondamentale, ainsi que je l’ai suggéré plus haut. Autant, dès lors, en prendre son parti et, au lieu de viser le ou les sens d’Une Saison en enfer, tenter de saisir pourquoi le sens nous échappe, le texte semblant déconstruire toute élaboration du et des sens à mesure que l’écriture progresse, engageant la lecture dans un tourbillon herméneutique infini. Mais si le cercle ne se referme ici jamais, du moins s’ouvre-t-il nécessairement à chaque nouvelle lecture — même pour une approche qui se veut d’emblée insuffisante : quelque chose comme une ouverture s’est d’ores et déjà dessinée, dont je vais à présent retracer le cercle.

8Tentons du moins de poser quelques faits, quelques jalons à partir desquels « l’interprétation » se fera rapidement poème… Une Saison en enfer est donc le seul ouvrage publié du vivant de Rimbaud, en 1873, chez un éditeur belge, Poot, « gérant de l’Alliance typographique sise au 37 de la rue aux Choux à Bruxelles et spécialisé dans les publications judiciaires9 ». Composée de huit « petites histoires en prose », précédées d’une forme de « prologue », l’œuvre déroute à plus d’un titre.

9Le genre tout d’abord : je viens d’évoquer des « petites histoires en prose », et je ne fais en cela que reprendre prudemment la description que Rimbaud lui-même faisait à Delahaye, en mai 1873, d’un travail en cours :

Je travaille pourtant assez régulièrement, je fais de petites histoires en prose, titre général : Livre païen, ou Livre nègre. C’est bête et innocent. Ô innocence ! innocence ; innocence, innoc…, fléau ! (p. 187)

10Sans m’arrêter sur les débats sans fin qui animent le sérail des rimbaldiens à propos de ces quelques lignes, mises en rapport tantôt avec la Saison, tantôt avec les Illuminations, je retiens simplement cette appellation de « petites histoires en prose » car elle me permet de ne pas avoir à trancher entre « poèmes en prose » ou « proses poétiques » — autant de catégories qui seront de toute manière mises à mal par l’« Alchimie du Verbe », où prose et vers se côtoient pour finalement se contaminer10.

11On pourrait par ailleurs longuement discuter de la démarche, pourtant banale lorsqu’il s’agit de Rimbaud, d’aller chercher dans sa correspondance des clefs ou des pistes d’interprétation… alors que cette citation prouve en l’occurrence plutôt combien le poète, dans cette lettre-ci comme en fait dans toute sa correspondance, traite de son projet avec une réelle légèreté : c’est « bête et innocent », et le glissement de l’« innocence » au « fléau » paraît brouiller les catégories de manière ludique. Tout n’est que langage et jeu de mots un peu potache.

Quelle chierie ! et quels monstres d’innocince, ces paysans. Il faut, le soir, faire deux lieues, et plus, pour boire un peu. La mother m’a mis là dans un triste trou. Je ne sais comment en sortir : j’en sortirai pourtant. (p. 187)

12écrit d’ailleurs Rimbaud un peu plus haut, évoquant il est vrai son séjour forcé à Roche… De « l’innocince » à « l’innocence », une voyelle à peine suffit à distinguer les gens du coin (ou leur accent) et le projet d’écriture en cours — loin de moi cependant l’idée de minimiser l’importance des voyelles dans la poétique rimbaldienne, ni de prendre à la légère l’idée d’une « œuvre-vie », c’est-à-dire d’une écriture qui se nourrit de la vie quotidienne pour in fine la « transformer ». Du lieu ou des habitants du lieu à l’écriture, de l’« innocince » des uns à « l’innocence » de l’autre, une dialectique émerge bien en filigrane de ces quelques lignes, comme une invitation à mettre en branle la machinerie du sens. Le « poème » critique semble alors s’écrire presque de lui-même, qui réunirait dans un même horizon cet extrait encore, toujours dans la lettre à Delahaye :

Quelle horreur que cette campagne française. Mon sort dépend de ce livre, pour lequel une demi-douzaine d’histoires atroces sont encore à inventer. Comment inventer des atrocités ici ! (p. 189)

13et le fameux silence final, ou du moins l’« adieu » fait à la littérature dans le dernier texte de la Saison en enfer :

J’ai créé toutes les fêtes, tous les triomphes, tous les drames. J’ai essayé d’inventer de nouvelles fleurs, de nouveaux astres, de nouvelles chairs, de nouvelles langues. J’ai cru acquérir des pouvoirs surnaturels. Eh bien ! je dois enterrer mon imagination et mes souvenirs ! Une belle gloire d’artiste et de conteur emportée !

Moi ! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre ! Paysan ! (« Adieu », p. 237)

14Rimbaud est toujours pressé d’inventer du nouveau, et un siècle et demi plus tard, ses fulgurances désarçonnent encore et toujours les lecteurs, qui en sont réduits à essayer de penser dans un même horizon les poèmes les plus profonds et les confessions les plus banales — et réciproquement, les confessions les plus marquantes et les œuvres les plus légères. Tout finit de toute manière par se mélanger, se faire et se défaire, la prose encadre la poésie (dans les lettres, mais aussi bien sûr dans « L’Alchimie du Verbe ») pour mieux en dénoncer la vanité, la réalité la plus « rugueuse » est convoquée pour signifier l’échec apparemment définitif de toute littérature — dans des pages qui n’ont toutefois peut-être jamais été égalées dans l’histoire littéraire.

15L’œuvre de Rimbaud pose donc, on l’aura compris, la question de son unité, de ses propres limites — qui paraissent d’ailleurs se confondre, comme le suggère le rapprochement rapide que je viens de faire, avec les limites de l’existence même du poète. Or, ce problème d’unité ne repose pas seulement sur ce que l’on peut appeler les « contingences bio-bibliographiques » (la chronologie des textes est pour le moins douteuses, leur variabilité est déroutante11) ; il ne se réduit pas non plus à cette dimension générique dont je suis parti afin d’établir simplement « quelques faits » pouvant fonder une analyse ; ce problème de l’unité s’inscrit plus fondamentalement au cœur même de l’esthétique et de la poétique rimbaldiennes. L’écriture, la littérature est pour Rimbaud altérité fondamentale, ainsi que je l’ai avancé d’emblée.

16Et cette altérité n’est peut-être finalement jamais aussi perceptible que dans la Saison en enfer justement, car cet ensemble de « petites histoires en prose » constitue, je le rappelle, le seul livre publié du vivant de Rimbaud — on peut donc lui attribuer une certaine forme d’unité, au moins « extérieure », physique et matérielle : « objective » en un mot. Seulement, dès l’ouverture du livre, dès cette sorte de « Prologue » d’à peine deux pages se joue une scène capitale et paradoxale : celle de l’entrée du sujet dans la littérature et le langage, qui doit également se lire comme son aliénation définitive. C’est précisément cette scène que j’aimerais comprendre, d’une constitution et simultanément d’une déconstruction du sujet. Je mesure combien cette démarche (lire un seul texte pour rendre compte d’une œuvre) est a priori peu orthodoxe, je sais qu’elle mènera rapidement à une aporie, mais c’est justement cet échec qui m’intéresse, cette volonté de l’écriture rimbaldienne, dès les premières lignes de la Saison, de plonger son lecteur dans l’enfer du sens… Une Saison en enfer ? Cette « saison » intemporelle est probablement autant celle du « je » que celle du critique — la littérature étant notre enfer commun.

La question du sujet

17L’œuvre s’ouvre donc sur ce qui ressemble à un « Prologue », où le « je » est omniprésent :

* * * * *
« Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s’ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient.
Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux. — Et je l’ai trouvée amère. — Et je l’ai injuriée.
Je me suis armé contre la justice.
Je me suis enfui. Ô sorcières, ô misère, ô haine, c’est à vous que mon trésor a été confié !
Je parvins à faire s’évanouir dans mon esprit toute l’espérance humaine. Sur toute joie pour l’étrangler j’ai fait le bond sourd de la bête féroce.
J’ai appelé les bourreaux pour, en périssant, mordre la crosse de leurs fusils. J’ai appelé les fléaux, pour m’étouffer avec le sable, le sang. Le malheur a été mon dieu. Je me suis allongé dans la boue. Je me suis séché à l’air du crime. Et j’ai joué de bons tours à la folie.
Et le printemps m’a apporté l’affreux rire de l’idiot.
[…] (p. 201)

18On peut en effet compter plus d’une vingtaine (23) d’occurrences directes ou indirectes de la première personne pour les seuls sept premiers paragraphes. Le « je » semble donc clairement le sujet de sa propre histoire12. Tout laisse dès lors à penser que nous avons affaire à une sorte d’autobiographie, et la critique ne se fait d’ailleurs pas trop prier pour suivre, au moins un moment, cette voie/voix-là.

19Mais c’est sans compter, pour ce seul extrait, sur trois éléments au moins qui mettent à mal ce que l’on pourrait appeler la « posture » habituelle d’un sujet parlant de lui. Le premier est lié à la présence des astérisques qui précèdent ce que j’ai appelé « Prologue ». Traditionnellement, cette marque peut prendre diverses valeurs : elle est ainsi mise avant des tournures impropres dans les manuels de langue ; en littérature, où il est plus fréquemment utilisé sous une forme multiple comme c’est le cas ici, l’astérisque ou les astérisques permettent de séparer différents textes, ou micro-textes — or ils sont ici placés avant le premier texte, « prologue » ou pas, comme si un autre texte, absent, était manquant. Ces astérisques paraissent donc faire signe vers un vide qui précéderait le premier texte ; d’un point de vue que l’on pourrait qualifier de « spatial », l’entrée dans Une Saison en enfer est pour le moins paradoxale, comme s’il n’y avait pas de vrai seuil : nous sommes toujours déjà dans l’écriture, dans « l’histoire ».

20Cette impression que le livre n’a pas de début ou d’ouverture véritable est encore renforcée par le deuxième élément que j’aimerais souligner : des guillemets ouvrants qui laissent à penser que ces premiers paragraphes sont en fait un discours direct ou cité dont le discours citant est, là encore, absent. C’est même tout le livre qui s’apparente à une parole sans réel sujet puisque jamais ces guillemets ne seront fermés (ni dans le « Prologue », ni dans le livre) — et cette parole, allons encore plus loin, ne paraît jamais se clore jusqu’aux dates finales (« avril-août, 1873 », p. 238). Erreurs ou fantaisies typographiques ? On ne peut l’exclure, même si j’ai bien pris soin de préciser que l’éditeur du livre est gérant d’une « Alliance typographique » et qu’il était spécialisé dans les « publications judiciaires » : un éditeur a priori donc peu susceptible de laisser passer de telles erreurs13, même pour un texte qui a certes dû déconcerter typographes et autres correcteurs, peu habitués sans doute à éditer de telles « petites histoires en prose »...

L’altérité

21Troisième élément mettant à mal une lecture privilégiant la mise en scène d’un sujet parlant de lui-même : ce que j’appellerais le « rapport à l’altérité », ou plus généralement la question de l’altérité. Le moins que l’on puisse écrire, c’est que le rapport du « je » à toute forme d’altérité est ici fondamentalement problématique et conflictuel — et c’est là assurément une des composantes majeures de l’enfer rimbaldien.

22Commençons par une évidence : si l’altérité se définit toujours par rapport à un sujet, comment dès lors poser une quelconque altérité dans un texte où le « sujet », justement, est incertain ? Qui parle ? D’où ? Quand ? Un « je » est bien omniprésent, mais sans qu’il soit possible ni de l’identifier clairement, ni de le localiser — pour l’heure, le sujet du discours (et non du récit) est un simple pronom personnel se multipliant dans l’espace de la page. Rimbaud joue manifestement avec les codes du récit autobiographique : le sujet est partout et demeure pourtant insaisissable — spatialement et ontologiquement, si l’on peut dire.

23Mais ce n’est pas tout, l’esquisse de chronologie qui semble structurer le propos mérite elle aussi réflexion : à un « Jadis » liminaire fait immédiatement suite le « Un soir » du deuxième paragraphe. Un passé lointain, qui paraît heureux — mais la mémoire est explicitement questionnée : « si je me souviens bien », j’y reviendrai — est abruptement interrompu par un moment particulier, toujours dans le passé. Ce « soir » fait office de pivot, de point de bascule entre un avant, un passé semble-t-il festif, et un après, où l’enfer paraît prendre immédiatement forme. Du moins les verbes et actions du « je » suggèrent-ils une lente descente dans le mal et la souffrance : le « je » s’est « armé contre la justice », s’est « enfui », a dû confier à d’autres son « trésor », a fait « s’évanouir » dans son esprit « toute l’espérance humaine » et il a encore sur toute joie « fait le bond sourd de la bête féroce ». Puis il a « appelé » par deux fois « bourreaux » et « fléaux ».

24La fin du sixième paragraphe semble signifier un revirement, ou indiquer que cette fuite dans le malheur est finalement peut-être moins subie que souhaitée : « Le malheur a été mon dieu » et le « je » paraît alors se vautrer dans la bestialité : il s’est « allongé » dans la boue et s’est « séché à l’air du crime ». La dernière phrase, « Et j’ai joué de bons tours à la folie », sonne ainsi comme un aveu glaçant et grinçant : la folie a été côtoyée de près, mais rien ne garantit qu’elle n’ait pas été recherchée, telle une expérience des limites… Comme la mort d’ailleurs : les fléaux et les bourreaux ont bien été « appelés », il s’agissait de périr, de s’étouffer « avec le sable, le sang » — expériences assurément limites, comme une descente aux enfers désirée davantage que subie, suivie d’une forme de « remontée », « Et j’ai joué de bons tours… » : tout finit toujours par être un jeu avec Rimbaud.

La Beauté

25Mais il faut maintenant s’interroger sur l’élément qui est directement lié au temps de bascule dans le malheur. Ce fameux « soir » mettant fin au « festin », le « je » a « assis la Beauté sur [ses] genoux ». Allégorisation féminine et érotique de l’art ? De la poésie ? Toujours est-il qu’une dimension indéniablement esthétique est soulignée comme étant à l’origine ou au seuil de cette entrée en enfer. Sans qu’il soit toutefois permis de décider, pour l’heure, si c’est l’enfer qui est esthétique ou si c’est l’esthétique qui est infernale. Gardons néanmoins à l’esprit que ce que j’ai qualifié de « point de bascule » entre l’avant et l’après, entre jadis et ensuite, entre le festin et la fuite — ce point de bascule est fondamentalement lié à la « Beauté ».

26Le « je », après l’avoir assise « sur ses genoux », finit par « injurier » cette Beauté, non sans l’avoir trouvée auparavant « amère ». Les deux tirets, qui marquent traditionnellement une rupture forte (ou un changement de locuteur…), sont suivis à chaque fois d’un « Et » qui relance l’écriture, créant une incertitude, un rythme saccadé qui s’interrompt pour mieux accélérer. De même, la logique de ce deuxième paragraphe paraît incertaine : quel lien établir entre le fait d’asseoir la Beauté sur les genoux et celui de la trouver « amère » ? Cet adjectif gustatif est bien sûr certainement à entendre au sens psychologique — mais un autre problème surgit aussitôt, tout aussi indécidable (le poème personnel se relance presque à chaque mot) : la Beauté étant « amère », s’agit-il de comprendre qu’elle est elle-même « amère », qu’elle s’est révélée au sujet dans toute son amertume — ce qui irait dans le sens de l’allégorisation — ou est-elle amère pour le sujet (au sens où c’est lui qui dévoile cette amertume) ? Non seulement la Beauté tient lieu de point de bascule, mais elle semble de plus « contaminer » le « je », comme un poison qui diffuserait dans le sujet…

27L’art, la littérature, la poésie aussi — que Rimbaud a pu en effet avoir le sentiment d’apprivoiser, d’asseoir un instant sur ses genoux — jouent donc un double rôle : celui de repoussoir tout d’abord (c’est l’amertume). Seulement, il faut le souligner à présent, toute cette scène de reniement se joue également dans la littérature, nous sommes du moins dans le langage, toujours déjà dans le langage : il s’agit d’un discours explicitement direct, ne l’oublions pas, que rien n’introduisait cependant, les astérisques faisant signe vers un vide et les guillemets ne se fermant jamais, comme si la parole s’engendrait elle-même — n’était finalement que cela : un pur discours qui tout à la fois soumet le « je » à ses propres lois, le plonge dans l’enfer et en même temps lui donne « vie » et « substance ». Exister dans le langage, pour le sujet, ne peut donc se faire que sous la forme paradoxale d’une aliénation, d’une dépossession de soi. Le « je » est bien entièrement soumis et déterminé par un flux de langage qui l’« indétermine ». Le début du « Prologue » place donc le sujet de toute la Saison en enfer sous les auspices d’une parole sans sujet.

28Comment ne pas penser, bien sûr, en ce point de notre traversée du « seuil » des enfers, aux trop fameuses « Lettres du Voyant », où par deux fois Rimbaud — car c’est bien lui cette fois, un référent est attesté — affirme à Georges Izambard et Paul Demeny que « Je est un autre », les 13 et 15 mai 1871 (p. 92 et 95). Mais là c’est à nouveau toute une bibliothèque qui s’interpose, des giga-octets d’interprétations, de poèmes et de romans qui essaient, pour reprendre la belle métaphore de Pierre Michon, d’équilibrer une balance qui demeure truquée.

29Revenons donc plutôt au « seuil » de la Saison, et essayons maintenant de le franchir. Nous avons affaire à un « je » omniprésent mais ne renvoyant guère qu’à lui-même, c’est-à-dire en l’occurrence moins une personne qu’un simple pronom personnel ; comme si le langage lui-même parlait en son nom propre. Dans cette parole aux prises avec le langage, l’altérité se réduit à des « sorcières », des « bourreaux » ou encore « l’idiot », dont le rire « affreux » marque un nouveau temps fort dans l’histoire. Le passé cède la place au présent — et la mort du sujet est sur le point d’être actée.

L’imposture de l’écrivain

30Une saison, le printemps (« Et le printemps m’a apporté l’affreux rire de l’idiot »), est ainsi désignée et suggère une concordance entre le temps de l’histoire et le temps de la narration, puisque le présent domine les dernières lignes :

Or, tout dernièrement m’étant trouvé sur le point de faire le dernier couac ! j’ai songé à rechercher la clef du festin ancien, où je reprendrais peut-être appétit.
La charité est cette clef. — Cette inspiration prouve que j’ai rêvé !
« Tu resteras hyène, etc. », se récrie le démon qui me couronna de si aimables pavots. « Gagne la mort avec tous tes appétits, et ton égoïsme et tous les péchés capitaux. »
Ah j’en ai trop pris : — Mais, cher Satan, je vous en conjure, une prunelle moins irritée ! et en attendant les quelques petites lâchetés en retard, vous qui aimez dans l’écrivain l’absence des facultés descriptives ou instructives, je vous détache ces quelques hideux feuillets de mon carnet de damné. (p. 201-202)

31Les derniers mots sont limpides : le texte fait office d’« envoi » adressé à Satan, ultime et seule véritable figure d’altérité explicite, que le « je » interpelle directement : « Mais, cher Satan… ». Cette dernière partie est une sorte de confession — le « je » se jouant et détournant toutefois le sens d’une forme de conversion devant l’épreuve finale de la mort — annoncée ici comme « le dernier couac ! »14.

32Or cette expérience de la mort imminente a déclenché une sorte de prise de conscience : le « je » a « songé à rechercher la clef du festin ancien ». Un retour en arrière donc, que la charité rendrait possible. La charité ? Avec la foi et l’espérance, c’est l’une des trois vertus théologales, justement assimilable à une ouverture à autrui, à cette altérité qui est ici — c’est mon hypothèse — fondamentalement problématique. Le festin du souvenir n’est pas seulement celui de la nourriture et de la boisson abondantes, il est aussi le temps où « tous les cœurs » s’ouvraient, où une relation apaisée à l’altérité est soulignée.

33Seulement, cette période heureuse et festive semble en fait relever du fantasme : l’existence d’un temps en amont du texte est frappée de suspicion (« si je me souviens bien ») et un retour de ce temps est plus qu’hypothétique (conditionnel et « peut-être »).

34Entre le temps du festin et celui de la confession à Satan, qui se passe au présent, qui se produit dans le présent de l’écriture, se dresse l’épisode de la Beauté, comme un seuil au-delà duquel on ne peut revenir en arrière, même en songe. Car aussitôt ce « songe » d’un retour en arrière évoqué, il est en effet immédiatement dénoncé : « — Cette inspiration prouve que j’ai rêvé ! ». Ce démonstratif renvoie au texte lui-même, à cette « inspiration » que nous sommes en train de lire et qui « prouve » que nul retour en arrière n’est ici possible ; l’écriture ne peut qu’aller de l’avant : le passé s’annule dans un éternel présent. Nulle sortie, aussi bien, hors de l’écriture, nul espace, nulle temporalité hors de la page qui s’écrit ici et maintenant. Toute charité, toute forme d’altérité au langage est un leurre.

35L’enfer rimbaldien s’apparente à vrai dire à une forme de deixis impossible, où la temporalité, l’espace, le « je » et toute « altérité » sont court-circuités par une écriture ne renvoyant qu’à elle-même, fonctionnant alors comme une vaste anaphore d’elle-même. Un second démonstratif, un peu plus bas, fonctionne sur le même modèle : « je vous détache ces quelques hideux feuillets de mon carnet de damné ». Faut-il dès lors s’étonner que le « je », auquel rien ne renvoie et qui ne renvoie qu’à lui-même, soit finalement déclaré « écrivain » ? Celui qui écrit entre en enfer, il se soumet au poison de la Beauté et rencontre l’amour satanique (« vous qui aimez dans l’écrivain… »). L’écriture est un pur « égoïsme » — mais qui doit s’entendre d’une manière paradoxale, « infernale » : l’écriture se nourrit littéralement de cette volonté du sujet d’exister pleinement, de parler désespérément de lui (le « je » répété un nombre incalculable de fois). Écrire « je » revient à mourir comme personne, à s’empoisonner au contact de la Beauté. Tout souvenir est effacé, toute espérance est aussitôt abandonnée, la charité est désormais et définitivement un leurre.

36Je suis le langage, je suis la littérature, je suis l’écriture, nous dit ce « Prologue » ; rien ne pourra être décrit que le langage, rien ne s’écrit que la littérature et l’écriture elle-même. Toutes facultés « descriptives et instructives » sont dès lors inutiles : pour qui décrire, qui instruire ? et que décrire d’autre que ce qui s’écrit sous nos yeux ? Il importe peu, dès lors, de savoir si Rimbaud a définitivement pris congé de l’écriture dans « Adieu », la dernière « petite histoire en prose » de la Saison, ni si les Illuminations sont une ultime tentative de jouer à nouveau de bons tours à la folie. Nul ne saura qui a ouvert les guillemets du Prologue, nul ne pourra comprendre vers quel vide renvoient les astérisques. Il n’y a rien en amont, que l’oubli et l’effacement que nous tentons de combler à notre tour, les guillemets ne se ferment jamais — et c’est la condition pour que la machine langagière puisse continuer de fonctionner à plein, les Banville que nous sommes peuvent aisément continuer à vendre leur âme au diable pour essayer de comprendre…