Colloques en ligne

Michel Viegnes

L’Enfer du sens : sur quelques infra-mondes de Jorge Luis Borges

The Hell of Meaning: on some Infra-Worlds of Jorge Luis Borges

1Dans « L’immortel », Borges met en scène un centurion romain relatant à la première personne son voyage vers une Cité à l’architecture monstrueuse, dont il parvient à s’échapper physiquement mais non mentalement, d’autant qu’il est frappé d’une malédiction, celle de l’immortalité, et se voit accompagné d’un « double » qu’il identifie à Homère. La conclusion semble néanmoins porter l’espoir d’une évasion finale, alors que dans d’autres ficciones, l’auteur argentin confère à la représentation infernale une dimension totalisante. On examinera ici trois espaces infernaux par ordre croissant d’amplitude, même si cet accroissement peut lui-même être dénoncé comme une illusion : la maison, la cité, l’univers. S’il emprunte à une tradition littéraire déjà ancienne le motif de la maison infernale, Borges lui réserve un traitement bien particulier, que l’on peut analyser à travers deux récits : une parodie d’intrigue policière intégrée en 1942 dans Ficciones, « La mort et la boussole » (La muerte y la brújula) et There are more things, une nouvelle du Libro de arena que Borges lui-même présente comme un pastiche de Lovecraft. Outre la cité monstrueuse de « L’immortel », cette aberration qui « compromet les astres1 », Borges construit une contre-utopie métaphysique dans « La Loterie à Babylone » (La lotería en Babilonia). La tyrannie aléatoire que finit par imposer la Cité antique s’étend au-delà de toute frontière dans « La Bibliothèque de Babel » (La biblioteca de Babel), cette « bibliothèque » n’étant, selon l’incipit de ce texte au statut générique très ambigu, qu’un autre nom de l’univers. À travers ces quelques infra-mondes, Borges pose la question du sens, se souvenant peut-être de la « peine du dam » de la théologie catholique, qui assignait comme punition suprême aux damnés le sentiment d’une perte irrémédiable de Dieu2. En substituant à la figure divine traditionnelle le fantôme d’un Sens perdu, ces fictions métaphysiques suggèrent que l’homme ne peut ni assouvir ni oublier cette exigence inscrite au fond de lui-même.

La maison infernale

2Bachelard consacre le premier chapitre de sa Poétique de l’espace aux représentations imaginaires de la maison, dans laquelle il voit « le premier monde de l’être humain3 ». Dans Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Gilbert Durand affirme plus spécifiquement que depuis la sédentarisation à l’époque néolithique la maison, ou l’habitat sous toutes ses formes, « constitue, entre le microcosme du corps humain et le cosmos, un microcosme secondaire4 ».

3Le microcosme de l’espace architectural comme projection du corps : cette continuité structurelle et symbolique se vérifie dans les contextes les plus divers. On peut penser, dans le cas particulier du sanctuaire, à l’équivalence symbolique bien connue entre le Temple de Jérusalem et le corps du Christ. « Détruisez ce temple et je le relèverai en trois jours » (Jn 2, 21). L’Évangéliste précise qu’« il parlait alors du temple de son corps » : il n’y a pas de solution de continuité entre le corps mystique de la future Église et le corps charnel du crucifié5. Dans un contexte moderne et profane6, on pense au « modulor » de Le Corbusier, cette mesure tirée d’une silhouette humaine standardisée avec un bras en extension, et qui devait permettre une harmonie parfaite entre l’habitant et son « unité d’habitation ». Même dans ce contexte totalement laïc, l’espace architectural est sinon un paradis, du moins une utopie quasi parfaite, ce qu’exprime d’ailleurs ce mot-valise de Modulor, créé par l’agglutination de « module » et « or », comme dans le « nombre d’or7 ».

4Cet aspect de projection idéale du corps, par retournement symbolique, fait de l’espace architectural une structure proprement infernale lorsque le corps de l’habitant contredit les normes du corps humain. C’est sur ce retournement symbolique absolu qu’est construit le récit de There are more things, où le narrateur va découvrir l’intérieur d’une maison de famille qu’il a connue et aimée dans sa jeunesse, mais qui a subi une restructuration cauchemardesque, ayant été adaptée pour un être venu d’un autre univers8. À la fin, en outre, le narrateur évoque la présence de « quelque chose de pesant, de lent et de multiple9 » qui s’approche de lui. Fin elliptique, puisque le narrateur, sans en dire plus, affirme in fine avoir gardé les yeux ouverts devant ce « quelque chose » indescriptible qui rappelle le « chaos rampant » de la mythologie lovecraftienne, dans cette parodie — avouée par Borges lui-même — de l’auteur du Cauchemar d’Innsmouth (The Shadow over Innsmouth) et de son univers.

5Dans « La Mort et la boussole » (La muerte y la brújula), Borges se livre à un autre pastiche, celui d’un écrivain américain qu’il admire visiblement plus que Lovecraft, à savoir Edgar Allan Poe. L’auteur de « Double assassinat dans la rue Morgue » est crédité, à tort ou à raison10, d’avoir fondé le genre policier avec ce récit et deux autres, qu’il appelait lui-même des tales of ratiocination, « La Lettre volée » et « Le Mystère de Marie Roget ». Ces trois intrigues se situent en France, pays de Descartes, et mettent en scène l’une des toutes premières figures de l’enquêteur, Auguste Dupin, qui aura l’innombrable descendance littéraire que l’on sait. Dupin est un dilettante, vrai prodige d’observation et de déduction, capable de reconstruire les enchaînements logiques les plus abstrus à partir des indices les plus fragmentaires. Borges, lui-même très intéressé on le sait par le cuento policial11, nomme son personnage Lönnrot12 et le rattache à la lignée de Dupin, du moins en partie : « Lönnrot se croyait un pur raisonneur, un Auguste Dupin, mais il y avait en lui un peu de l’aventurier et même du joueur13 ». Le criminel qu’il pourchasse, Scharlach, le piège en utilisant ce qu’il sait être la faiblesse de son adversaire, à savoir une tendance à l’extrapolation, une obsession à chercher du sens là où il n’y a que du hasard. À partir d’une première victime totalement fortuite, un théologien juif étudiant la doctrine du Tetragrammaton, le nom secret de Dieu en quatre lettres dans la Kabbale, Scharlach incite Lönnrot à voir dans les deux assassinats qui suivent un plan ésotérique où chaque meurtre correspond à une lettre du nom divin. L’enquêteur s’attend donc à un quatrième meurtre, qui conclura d’après lui une série de sacrifices humains par lesquels une secte de kabbalistes espère obtenir les pouvoirs mystiques que recèle ce Nom. Par triangulation, d’après l’emplacement des trois premiers crimes, Lönnrot est ainsi attiré par Scharlach vers la souricière que constitue une étrange villa entourée d’un parc, dans la bourgade de Triste-le-Roy :

Vue de près, la propriété de Triste-le-Roy abondait en symétries inutiles et en répétitions maniaques : à une Diane glaciale dans une niche sombre correspondait une autre Diane dans une seconde niche : un balcon se reflétait dans un autre balcon ; un double perron s’ouvrait en une double balustrade. Un Hermès à deux faces projetait une ombre monstrueuse […] Lönnrot explora la maison. Par des offices et des galeries, il sortit dans des cours semblables et à plusieurs reprises dans la même cour. Il monta par des escaliers poussiéreux à des antichambres circulaires ; il se multiplia à l’infini dans des miroirs opposés […] Au second étage, la maison lui parut infinie et croissante : « la maison n’est pas si grande, pensa-t-il. Elle est agrandie par la pénombre, la symétrie, les miroirs, l’âge, mon dépaysement, la solitude14. »

6Certains détails architecturaux sont particulièrement significatifs dans l’imaginaire borgésien, en particulier tout ce qui permet le passage d’un étage à un autre, que ce soient des escaliers ou bien une échelle, comme dans « L’immortel » ou There are more things15. Une fois parvenu au « mirador » qui constitue le faîte de la maison, Lönnrot est capturé par Scharlach, qui lui explique comment il l’a piégé, en « ourdissant » autour du lui un labyrinthe complexe de faux indices. Lönnrot admet sa défaite mais reproche à son adversaire d’avoir élaboré un plan inutilement complexe, alors que la simplicité eût été plus parfaite :

Dans votre labyrinthe, il y a trois lignes de trop… Je connais un labyrinthe grec fait d’une ligne unique, et droite. Scharlach, quand dans un autre avatar vous me ferez la chasse […] — La prochaine fois que je vous tuerai, répliqua Scharlach, je vous promets ce labyrinthe qui se compose d’une seule ligne droite et qui est invisible et incessant16.

7« La prochaine fois que je vous tuerai » : le lecteur comprend ainsi, in fine, que ce labyrinthe intellectuel et la maison qui le matérialise sont réellement infinis, puisque les deux adversaires sont voués à s’affronter, toujours avec le même résultat final, dans une série perpétuelle de réincarnations. Le mélange des croyances indo-européennes et des doctrines monothéistes sémitiques, comme les anachronismes du récit et le caractère composite de son espace, où des toponymes argentins se mêlent à d’autres typiquement français, accentuent cette sensation de labyrinthe et de capharnaüm narratifs. Le caractère volontairement hétéroclite du récit, le « salmigondis » de références dont il est composé, s’il fait partie des procédés classiques du pastiche (de l’italien pasticcio, « pâté, pot-pourri ») est néanmoins compensé par la dominante chromatique rouge, que l’on retrouve notamment dans l’onomastique des deux personnages principaux, Erik Lönnrot — dont le prénom même évoque Erik le Rouge — et Red Scharlach. Le sinistre édifice de There are more things porte également le nom de « Maison Rouge » : comme le relève Michel Pastoureau, cette couleur est la plus ambivalente des trois fondamentales, évoquant aussi bien le sang du Christ que les flammes de l’Enfer dans l’iconographie médiévale17.

La cité maudite

8La Cité qui reflète le chaos, au lieu d’être une miniature du κόσμος dans son sens grec originel d’ordre harmonieux, motif central dans « L’immortel », se trouve déjà dans un texte antérieur, « La Loterie à Babylone ». Dans cette ficcion, c’est le hasard, avec le jeu dont il est le moteur, qui actualise la présence du Chaos : « Une fois initié aux mystères de Baal, tout homme libre participait automatiquement aux tirages sacrés, qui avaient lieu toutes les soixante nuits dans les labyrinthes du dieu18. » En fait, c’est à la suite d’émeutes sanglantes que le peuple de Babylone plébiscite la Compagnie des jeux, afin qu’elle règle leur vie au nom de l’arbitraire. Cette volonté populaire délirante « amena la Compagnie à accepter le pouvoir absolu », note ironiquement le narrateur de Borges, ce qui permet de voir dans cette ficcion une parabole sur le totalitarisme, autre avatar moderne et « terrestre » de l’Enfer19. La Babylone imaginaire, après l’investiture de la Compagnie, devient une contre-utopie où se donne carrière la dictature la plus perverse, fondée sur l’arbitraire le plus absolu, d’un pouvoir insaisissable et invisible :

Les individus de la compagnie étaient — et sont toujours — omnipotents et rusés… Leurs démarches, leurs manœuvres étaient secrètes. Pour découvrir les espérances et les terreurs intimes de chaque individu, ils avaient des astrologues et des espions. Il y avait certains lions de pierre, une latrine sacrée nommée Qaphqa et des fissures dans un aqueduc poussiéreux qui, d’après l’opinion générale, menaient à la Compagnie. Des personnes malveillantes ou bienveillantes déposaient des informations à ces endroits. Un fichier alphabétique collectait ces renseignements dont la véracité était variable20.

9Description typique d’une dictature fondée sur l’espionnage, le secret, la délation, mais aussi l’administration la plus absurde : on remarque le clin d’œil sardonique au lecteur dans le nom de la « latrine sacrée ». Autre allusion très claire à l’histoire politique, la formule de l’« ordre nouveau » et son vocabulaire justificatif qui renvoient aussi bien à la dialectique marxiste qu’au discours fasciste : « Quelques obstinés ne comprirent pas — ou firent semblant de ne pas comprendre — qu’il s’agissait d’un ordre nouveau, d’une étape historique nécessaire21. »

Chaosmos

10La Babylone de Borges, qui n’a aucun rapport avec la cité-État historique, est donc à divers degrés l’allégorie d’une contre-utopie totalitaire et d’un monde infernal et dément, un « chaosmos », pour reprendre le terme créé par James Joyce. Du reste, telle est bien l’ambition affichée de ses maîtres, qui est de pratiquer « une infusion périodique du Chaos dans le cosmos22». De Babylone à Babel, les mêmes connotations s’affirment. On se souvient de l’incipit de « La Bibliothèque de Babel » :

L’univers (que d’autres appellent la Bibliothèque) se compose d’un nombre indéfini, et peut-être infini, de galeries hexagonales, avec au centre de vastes puits d’aération bordés par des balustrades basses. De chacun de ces hexagones on aperçoit les étages inférieurs et supérieurs, interminablement. La distribution des galeries est invariable. Vingt longues étagères, à raison de cinq par côté, couvrent tous les murs moins deux ; leur hauteur, qui est celle des étages eux-mêmes, ne dépasse guère la taille d’un bibliothécaire normalement constitué. Chacun des pans libres donne sur un couloir étroit, lequel débouche sur une autre galerie, identique à la première et à toutes23.

11Ce qui frappe à la première lecture, c’est l’invariance, la répétition à l’infini d’une même structure fondamentale. Si l’on peut citer ici Stephen King, sans bien sûr le mettre sur le même plan que Borges, l’un de ses personnages les plus démoniaques affirme à plusieurs reprises, comme sa devise personnelle : « l’enfer, c’est la répétition24 ». Il y a de fait dans la répétition pure, que Deleuze définit comme une « différence vide de concept », quelque chose qui finit par susciter vertige et horreur25. Les habitants de ce triste univers tentent de trouver dans les livres une variation signifiante, mais ils retombent parfois sur le même schéma : « L’un des livres comprenait les seules lettres MCV perversement répétées de la première à la dernière ligne26 ».

12L’autre détail frappant de cette bibliothèque cosmique est sa structure hexagonale. Or celle-ci rappelle plusieurs formations que l’on rencontre dans la nature. La ruche, notamment : les alvéoles construites par les abeilles, ainsi que les ommatidies qui composent leurs yeux à facettes, sont des hexagones parfaitement réguliers27. Outre la connotation contre-utopique qui s’attache aux sociétés d’insectes comme celles des abeilles ou des fourmis, images de sociétés humaines où l’individu est totalement submergé dans le collectif, cette structure alvéolaire en hexagone suggère que la bibliothèque n’est pas une construction mais plutôt un fait de nature, indépendant de l’homme et existant de toute éternité. Une éternité, ou plutôt une perpétuité, dans laquelle l’esprit humain est totalement emprisonné. On se rappelle que le seul syntagme sensé que le narrateur ait trouvé dans la masse innombrable de livres qu’il a consultés au cours de sa vie, est la formule « Ô temps tes pyramides28 », laquelle renvoie de manière ambiguë à des tombeaux royaux censés défier le temps mais qui sont devenus les meilleurs symboles de son illimitation stérile et mortifère. La pyramide est aussi, en mode tridimensionnel, une figure géométrique des plus classiques, comme l’hexagone : façon peut-être de retourner ironiquement la connotation idéaliste de la géométrie dans la pensée platonicienne. « Nul n’entre ici s’il n’est géomètre » : cette formule censément inscrite sur le porche d’entrée de l’Académie29 prendrait une résonance tragique dans l’univers-bibliothèque. Ses habitants n’y sont jamais entrés, et la géométrie de ses structures évoque un toujours-déjà-là du chaosmos qu’il représente.

13On peut bien sûr s’interroger sur le choix du nom de cette bibliothèque. Le nom Babel, dans la Genèse, est l’équivalent hébreu de « Babylone ». Le nom de la ville mésopotamienne est lui-même une version hellénisée de l’akkadien, bāb-ili(m), signifiant « Porte [bābu(m)] du Dieu [ili(m)] », qui se trouve également dans les textes sous la forme bāb-ilāni, « Porte des Dieux30 ». On a là peut-être un autre exemple de renversement symbolique : cette « Porte du dieu » ou des dieux, devient une « Porte de l’enfer ». Ce seuil infernal, que l’on trouve frappé dans La Divine Comédie d’une fameuse inscription : Lasciate ogni speranza, voi ch’entrate (Inferno, III, v. 9) a marqué l’imaginaire occidental, comme on le voit à travers l’œuvre éponyme de Rodin et indirectement au cœur du Waste Land de T.S. Eliot31.

14Dans l’Apocalypse, Babylone représente une civilisation apostate, qui se livre à la Grande Prostituée et à la Bête. Du point de vue judéo-chrétien, la ville mésopotamienne représente donc la séparation d’avec Dieu : c’est le sens à la fois moral, allégorique et anagogique que la tradition herméneutique donne au Psaume 137 qui mentionne, au sens littéral, le malheur et la nostalgie des Juifs exilés à Babylone : « Près des fleuves de Babylone, nous nous asseyions en pleurant, et en nous remémorant Sion (Jérusalem) ».

15Sous ses deux formes, Babylone et Babel, le nom de la Cité antique apparaît à plusieurs reprises dans la Bible, mais surtout au début et à la fin, dans le premier livre de l’Ancien Testament et dans le dernier du Nouveau. Dans la Genèse, le mythe de la Tour de Babel exprime symboliquement un nouveau rejet du paradis, avec la confusion des langues, qui marque la perte du dernier vestige de la lingua adamica32. On voit clairement le lien avec la confusion des lettres dans les livres de la Bibliothèque-Univers, d’autant plus que les kabbalistes, comme le sait pertinemment Borges33, étaient persuadés que l’univers résultait de la combinaison des lettres de l’alphabet hébraïque. Le Sefer-Yetsirah proclame notamment que le monde a été créé grâce à d’innombrables combinaisons des vingt-deux lettres de l’alphabet hébraïque. C’est ce qui explique le « deuxième axiome » mentionné par le narrateur borgésien, à savoir que : « Le nombre des symboles orthographiques est vingt-cinq34 ». Mais cet axiome fait l’objet d’une soi-disant « Note de l’éditeur » précisant que « Le manuscrit original du présent texte ne contient ni chiffres ni majuscules. La ponctuation a été limitée à la virgule et au point. Ces deux signes, l’espace et les vingt-deux lettres de l’alphabet sont les vingt-cinq symboles suffisants énumérés par l’inconnu35 ».

16En mode « laïc » ou agnostique, Borges réutilise cet ancien symbolisme biblique pour exprimer une nostalgie du sens. C’est peut-être la seule condition infernale — non dénuée pourtant de jouissance perverse — que l’homme du xxe siècle puisse se représenter. Dans l’une de ses conférences sur Dostoïevski, dans les années trente, Gide caractérisait ainsi la théologie personnelle de l’auteur de Crime et châtiment :

Dostoïevski fait habiter le diable non dans la région basse de l’homme — encore que l’homme entier puisse devenir son gîte et sa proie — mais dans la région la plus haute, la région intellectuelle, celle du cerveau. Les grandes tentations que le Malin nous présente sont, selon Dostoïevski, des tentations intellectuelles, des questions36.

17On trouve chez Borges, en mode moins religieux que philosophique, une intuition analogue : l’enfer n’est pas un lieu de souffrances a priori physiques ni affectives. La condition infernale consiste plutôt en souffrances intellectuelles, en une torture de l’esprit qui se prolonge néanmoins dans l’émotion et la sensation, telle cette nausée qui monte lentement à la lecture de certains textes de celui en qui Roger Caillois voyait « l’inventeur du conte métaphysique ».