Quand la remontée du fond de la fosse et des noirs enfers devient projet politique : Césaire et le Roi Christophe à l’heure décoloniale
1Si l’on admet avec Aristote que « le théâtre éveille le sens de l’humain », il s’agit aussi de reconnaître sa capacité à agir avec le monde, impliquant qu’il a « quelque chose à dire et à soumettre à la pensée du spectateur ». Ce pouvoir, tissant un lien ténu entre le monde et sa représentation, est le socle sur lequel notre approche de la pièce de théâtre d’Aimé Césaire, La Tragédie du Roi Christophe, publiée en 1963 aux Éditions Présence africaine, va s’élaborer. Dans celle-ci, les « noirs enfers » mis en scène rendent compte de l’aliénation d’une « négraille » que le nouveau roi d’Haïti vilipende, tout en tentant de l’extraire de ce qu’il considère la fosse de l’Histoire. La pièce — représentant l’accession au pouvoir de Christophe après l’indépendance de l’île d’Haïti en 1804, puis son règne et sa mort — a résonné au cœur des années des Indépendances africaines et est associée, depuis sa création, à un « théâtre engagé », typologie que nous abordons à l’aune des propositions faites par Pascal Vacher dans Violence de l’histoire et poélitiques théâtrales contemporaines. Dans cet essai paru en 2016, le théâtre de la seconde moitié du xxe siècle et du début du xxie est pensé en tant qu’immersion dans « le contexte de la violence de l’histoire » où il ne s’agit pas
de répondre à la guerre en la déplorant ou en faisant consensus pour exprimer à quel point l’horreur est horrible, [… mais] de s’interroger via la représentation dramatique […] sur la façon dont la guerre est l’aboutissement d’une certaine logique politique ; [… en d’autres termes] ce théâtre nous demande comment devenir sujet de son histoire — de notre histoire — après avoir été laminé par des violences qui ne sont autres que le résultat d’une logique sociétale individualiste, voire libérale ou néo-libérale, voire totalitaire1.
2Pourtant, en étudiant l’œuvre d’Aimé Césaire (1913-2008), il faut admettre que le point focal de cette violence n’est pas comme l’affirme le dramaturge Edward Bond le « chronotope d’Auschwitz », c’est-à-dire la conviction que « nous sommes tous — même ceux qui sont nés plus tard — des survivants de Babi Yar et d’Auschwitz et d’Hiroshima »2, mais celui de la colonisation et des processus d’indépendance, perçus comme une extraction de la boue3 de l’Histoire se jouant et se déjouant non sur une décade mais en plusieurs siècles, jusqu’à aujourd’hui. Si l’implication du politique semble une évidence, comment en admettre la dynamique, le mouvement permettant les métamorphoses puisque, comme l’affirme Vacher « le premier ennemi de la pièce politique est le tragique »4 ? Dans La Tragédie du Roi Christophe, admettre le fatum reviendrait à accepter qu’aucun changement n’est possible, que toute perspective d’avenir est vaine ; le ciel restant à jamais inatteignable. Mais Césaire, en 1967, n’en croit rien :
Le théâtre remplira sa fonction sociale, non seulement en faisant voir, mais aussi en faisant comprendre et prendre conscience. Cela rejoint les idées de Brecht. Mon théâtre a une fonction critique, il doit inciter le public à juger.5
3L’écrivain reprend à son compte l’analyse du dramaturge allemand pour qui les « forces occultes » ne sont rien d’autre que le contexte historique : « elles sont créées par des hommes et maintenues par des hommes (et ce sont des hommes qui les changeront) »6. De fait, ce que le titre suggère par la catégorie « tragédie » a beau se vérifier avec la présence d’un prologue et d’une scénographie en trois actes, ainsi qu’avec les intermèdes d’un présentateur et la voix d’un chœur, s’y joue simultanément une tentative de déconstruction des forces occultes permettant de placer la pièce sous le signe du tragique contemporain. La Tragédie rend palpable la responsabilité de l’homme, tant du colonisateur que du colonisé, celui que Césaire, par la voix de Christophe, n’hésite pas à nommer la « négraille », le « nègre ».
4Dans la pièce de 19637, « le tragique a investi l’histoire comme terreur bien plus que comme destin et le terrible a pris le visage de ce que l’homme fait à l’homme et qui est pire que la mort »8, selon la formule de la philosophe Myriam Renault D’Allonnes dans Ce que l’homme fait à l’homme. Essai sur le mal politique. Ce déplacement de l’interprétation du « tragique » rend explicite l’enjeu politique, profondément traumatique, de la représentation incarnée :
Cette question est fondamentalement politique. […] Mais ni les maux de la domination ni ceux de la servitude, ni les raisons de l’héroïsme ni celles de la bassesse, ni le goût de tuer ni celui de mourir ne permettent d’appréhender l’expérimentation politique d’un siècle qui a fait remonter l’enfer à la surface de la terre. L’enfer installé avant et non après la mort, c’est ce lieu où la vie disparaît alors que l’homme est encore vivant […]9.
5Cet enfer d’avant la mort, il est temps de le situer dans la pièce de Césaire, en considérant avec Pascal Vacher que c’est « la poétique des pièces qui transmet le politique »10. Il importe donc de s’intéresser à la progression au sein même de cette Tragédie qui passe outre le tragique en tant que fatum, qui donne voix à un Roi qui fut personnage historique du début du xixe siècle et à un peuple dont la voix, elle, a été niée, oubliée. Voilà ce que Christophe, ancien esclave, allié de Toussaint Louverture, déclare alors qu’il s’apprête à confisquer le pouvoir pour devenir Roi :
Assez ! Qu’est-ce que ce peuple qui, pour conscience nationale, n’a qu’un conglomérat de ragots ! […] L’ennemi de ce peuple, c’est son indolence, son effronterie, sa haine de la discipline, l’esprit de jouissance et de torpeur. Messieurs, pour l’honneur et la survie de ce pays, je ne veux pas qu’il puisse jamais être dit, jamais être soupçonné dans le monde que dix ans de liberté nègre, dix ans de laisser-aller et de démission nègre suffiront pour que soit dilapidé le trésor que le martyr[e] de notre peuple a amassé en cent ans de labeur et de coups de fouet. […] avec moi, vous n’aurez pas le droit d’être fatigués11.
6Le monarque ne connaît aucune pitié, récuse tout pathos et dénonce avec violence une aliénation qui est pourtant formulée selon les stéréotypes racistes du colonisateur. Le pouvoir récupéré, dans son absolu, reproduit par décalcomanie les dires et les gestes reconnus comme ceux de l’autorité européenne. Le roi prolonge la violence subie en lui donnant un sens autre, justifié par l’« honneur et la survie », ce qui l’amène à considérer le martyre du peuple comme un « trésor », un acquis à maintenir telle une empreinte, une mémoire vive.
7La pièce se joue en Haïti alors que la guerre civile est terminée : cette partie de l’île d’Hispaniola12 est le premier territoire colonial qui acquiert son indépendance de la France le 1er janvier 1804. Toussaint Louverture, auquel Césaire consacre un essai en 1960, a été le fer de lance de la révolution, avant d’être trahi puis déporté par Napoléon dans le Jura français, au Fort de Joux, où il meurt de froid à la fin de l’hiver 1803. Inscrite dans l’Histoire, l’intrigue se situe après la période de la révolution et de ses sursauts — Dessalines qui avait succédé à Louverture est assassiné en 1806 — mais les violences n’ont pas cessé. La fureur a traversé « ce pays de commotion, ce pays convulsionnaire »13 et l’enfer s’y renouvelle, avant la mort. Ainsi, dans cette pièce d’une richesse fulgurante, la dramaturgie se déroule en trois temps : celui de la prise de pouvoir par Christophe, celui de son couronnement et de sa gouvernance, avant celui de sa chute.
8Ce rythme organise toute la dramaturgie à l’œuvre, mais nous n’aborderons, avec ce processus, que les enjeux de la volonté du Roi de se redresser, d’être debout, de sortir avec son peuple de la fosse de l’Histoire. Cette détermination résonne par transparence dans chacun des discours de Christophe et marque tant son époque que celle des « Soleils des Indépendances »14 des années 1960 :
Ah quel métier ! Dresser ce peuple ! Et me voici comme un maître d’école brandissant la férule à la face d’une nation de cancres. Messieurs, comprenez bien le sens de mes sanctions, ou bien on brise tout, ou bien on met tout debout15.
9Un tel but autorise tous les moyens pour y parvenir :
À refaire. À remonter. Tout. Terre et eau. Percer la route. Refaire la terre. Gouverner l’eau. […] Et vous demandez du repos ! […] Une raque. Vous savez ce que l’on appelle une raque : l’énorme fondrière, l’interminable passage de boue. […] Oui, dans la raque, nous sommes dans la raque de l’histoire.
En sortir, pour les nègres, c’est cela la liberté. Et bougre ! Malheur à vous si vous croyez que l’on vous tiendra la main ! Alors vous m’entendez, on n’a pas le droit d’être las16.
10Dans son emportement et sa fureur, Christophe refuse toute concession à son projet, justement parce que le peuple, auquel il s’identifie, est celui qui a été envoyé au fond de l’enfer et doit désormais montrer au monde entier qu’il est capable d’en sortir par lui-même. De ce fait, il ironise sur le discours réconciliateur des philanthropes atemporels affirmant :
[…] que tous les hommes sont des hommes et qu’il n’y a ni Blanc ni Noir. C’est penser à son aise, hors du monde.
À qui fera-t-on croire que tous les hommes, je dis tous, sans privilège, sans particulière exonération, ont connu la déportation, la traite, l’esclavage, le collectif ravalement à la bête, le total outrage, la vaste insulte, que tous, ils ont reçu, plaqué sur le corps, au visage, l’omni-niant crachat ! Nous seuls, Madame, vous m’entendez, nous seuls, les nègres !
Alors au fond de la fosse ! C’est bien ainsi que je l’entends. Au plus bas de la fosse. C’est là que nous crions ; de là que nous aspirons à l’air, à la lumière, au soleil. Et si nous voulons remonter, voyez comme s’imposent à nous, le pied qui s’arcboute, le muscle qui se tend, les dents qui se serrent, la tête, oh ! la tête, large et froide ! Et voilà pourquoi il faut demander aux nègres plus qu’aux autres […]. C’est d’une remontée jamais vue que je parle […]17.
11Il n’est donc pas de peuple qui puisse se satisfaire d’un statut de victime et la « négraille » — mot déjà utilisé par Césaire dans son Cahier d’un retour au pays natal en 1939, puis réinvesti par Yambo Ouologuem en 1968 dans son roman Le Devoir de violence18 — doit se battre plus que d’autres. Ce discours brutal se veut une réaction à la violence de l’Histoire, mais la reproduit : la tragédie n’est pas un fatum divin, qu’il soit d’abord associé à l’Église catholique puis à des rituels vaudou, mais bel et bien la conséquence des actes de Christophe, inscrits dans un temps et une histoire : « Je ne vous donnerai pas quittance de vous-mêmes. / J’ai voulu forcer l’énigme de ce peuple à la traîne19. »
12Le misérabilisme qu’il dénonce justifie sa fureur et ses actes féroces, puisque son but est la grandeur, l’élévation et la reconnaissance. Mais sa chute en est d’autant plus forte que lui-même connaît « l’enfer avant la mort », pour reprendre la formule de Vacher : foudroyé dans l’église de Limonade le jour de l’Assomption, il reste paralysé, le corps estropié ne suivant plus la volonté de son esprit. Son tempérament de guerrier refuse d’y lire un signe du destin, ce mot signifiant pour lui soumission et aliénation ; il sait que ce qui lui arrive n’est dû qu’à sa seule détermination : « Je ne suis roi ni par la grâce de Dieu ni par la volonté du peuple, mais par ma volonté et la grâce de mes poings20. »
13Christophe est acteur de sa vie, le « sujet de son histoire après avoir été laminé par les violences » pour reprendre une formule de Pascal Vacher. La politique de l’autodétermination est assumée, alors que la poétique dramaturgique interroge : comment sortir de cette fureur ? Le roi est un ancien esclave, il a subi, puis il s’est révolté, il a combattu pour sa liberté, s’est engagé et a pris position face à ceux, trop conciliants, qui lui semblaient encore soumis aux colons français. Ce même homme a provoqué la mort et la ruine, a instauré la violence contre tous et son monde s’effondre avec lui. Sa dialectique mimétique n’a porté aucun fruit et la sortie des Enfers, instaurés avant la mort physique, ne prend pas la forme qu’il avait modelée : sa raque a reproduit celle du monde colonial, sans qu’il n’ait jamais admis ou envisagé des tracés alternatifs, des possibilités de transformation, d’« élévation » autres. Dans la pièce, ce cercle vicieux — que le poète avait expérimenté dans son poème Cahier d’un retour au pays natal en 1939 — est la forme du terrible qui récuse le fatum.
14Dans l’acte III, depuis la chambre de la sacristie où Christophe est soigné après l’hallucination qui l’a abattu lors de la messe de l’Assomption, ne s’entendent que les « débris d’un chœur lointain » proférant des vers du cantique à Marie ; l’on y découvre l’adresse à la « Reine des cieux », puis le choix d’un seul quintil :
Des noirs enfers
Brise les fers
Éteins les feux
De l’antre affreux
Et sauve-nous de sa rage21.
15Cette séquence du cantique de Saint Casimir, chanté en Haïti, dans une église catholique, convoque aussi le monde antique par l’allusion à l’antre de l’enragé Cerbère veillant à sa façon sur la porte du Tartare. La peur et la prière traversent les univers de croyance et appellent à la nécessaire remontée des Enfers, ce que Christophe nomme « l’haleine infernale de la foudre… »22. Son traumatisme physique et spirituel le fait dévier du mimétisme politique pratiqué jusqu’alors, car le roi choisit de réintégrer un monde originel et fondateur qui le transporte spirituellement en Afrique : le vaudou envahit le discours et l’espace représenté, il donne la force de s’affirmer, sans dégoût du « nègre ». Semble dès lors révolu le temps de la raque de l’Histoire qui avait fondé la construction de son règne, bien que ce constat façonné à l’aune des violences infligées ne lui permette plus de se projeter, avec son peuple, dans un avenir autre : Christophe disparaît en se suicidant.
16Ce cheminement tortueux, imposant la violence et l’enfer après la guerre, n’est pas le miroir de l’Histoire, tant celle qui s’est jouée au début du xixe siècle que celle qui débute avec les nouveaux États post-coloniaux : Césaire motive et choisit ce qu’il veut transmettre d’un roi dont il ne fait pas un portrait mimétique ; de même, si le fatum n’est qu’un leurre dissimulant des enjeux contextuels dont seuls les hommes sont maîtres, à eux d’éviter le retour de l’enfer avant la mort, trop souvent le lot des peuples martyrisés et aliénés. Césaire, par le théâtre, donne corps à ce Roi Christophe qui représente toutes les contradictions d’un pouvoir qui prône la sortie de la fosse tout en reconduisant la violence d’une autorité qui a construit cette même raque. La portée de ce théâtre engagé est bien de mettre en scène la logique politique de ces processus de violence, alors que les Indépendances devaient incarner une autodétermination éloignée de toute imitation. Les coups d’états militaires et les régimes dictatoriaux qui ont confisqué l’idéal démocratique dans de nombreux pays d’Afrique subsaharienne durant ces mêmes années 1960 — dans le prolongement direct de la Guerre froide — n’en ont pas démenti la terrible réalité contextuelle, éloignée de tout destin.
17Que faire aujourd’hui d’un tel discours ? La réparation voulue par le roi pour son peuple, bien que chacun ne se soit pas entendu sur la marche à suivre, a-t-elle eu lieu ? En quoi le texte théâtral et la fiction contemporaine peuvent-ils répondre à une telle injonction ? Si l’aliénation n’est plus coloniale et impériale, celle-ci a-t-elle été balayée par le monde globalisé que nous partageons ? Le théâtre engagé, selon Pascal Vacher, continue à questionner les mises en action d’une transgression fondatrice, celle d’« un siècle qui a fait remonter l’enfer à la surface de la terre »23.
18Dans notre monde contemporain, le « paradigme décolonial » — développé dès les années 1990 par un groupe de théoriciens sud-américains24 — postule que le monde colonial débute avec l’arrivée de Christophe Colomb à Hispagniola, justement, et qu’il n’a pas cessé d’exister avec la décolonisation politique des années 1960 ; de plus, ces études « postoccidentales » dénoncent la réflexion postcoloniale — accusée de renverser les stigmates coloniaux, ce qui ne permet pas de sortir d’une relation asymétrique et conforte une nouvelle fois l’hégémonie occidentale, renommée une « colonialité globale du pouvoir »25. Ces positionnements critiques, désormais repris par des mouvements militants, s’attachent à rendre impossible des interactions culturelles perçues constamment au prisme de l’équivalence « modernité/colonialité » impliquant d’un côté la responsabilité historique et de l’autre l’expérience de la subalternité. L’un ne pourrait s’exprimer à propos de l’autre, puisque le discours est perçu soit comme une appropriation culturelle soit comme un « retour du colonial »26.
19Cette vision décoloniale du monde marque désormais une réflexion partisane en Europe ; née en Amérique du Sud, elle s’être fait connaître de façon assez paradoxale27 grâce au champ des études postcoloniales aux États-Unis, où le contexte politique polarisé a favorisé une dénonciation de la récupération capitaliste de valeurs et cultures jusque-là considérées comme mineures, alternatives ou folkloriques. Cette approche engagée a envahi les débats par une réactivité anti-intellectuelle considérant l’expérience comme un mode de critique en soi, ce qui implique la dévaluation de démarches savantes et scientifiques, désormais qualifiées de « réflexions du dehors ». Ainsi est déconsidéré le système « épistémique et politique d’un appareil critique », celui de l’université européenne, où s’exprime le « modèle kantien-humboldtien fondé sur des valeurs des Lumières comme la rationalité, le détachement, la désincarnation et la neutralité, traditionnellement considérés comme indispensables pour produire un savoir objectif et applicable à tou·te·s »28.
20En lien avec ces questionnements qui convoquent la relation à un passé commun et la reconnaissance de diverses formes de savoir — problématisés au cœur de La Tragédie du Roi Christophe — il importe de reconnaître la critique d’un « nouvel âge d’or du capitalisme »29 et la perpétuation de systèmes de domination. Cependant, revenir à la formule de Senghor qui, en 1961, accordait au seul écrivain d’origine africaine la compétence à exprimer la « sève du récit négro-africain » pour en faire percevoir le « surnaturalisme »30 ne nous paraît guère pertinent ; il s’agissait alors d’assurer sa propre légitimité par un discours d’appartenance, ce que de nombreux créateurs ont depuis clairement critiqué31, notre temps mettant en évidence les réflexions transculturelles pensées en collaboration transcontinentales, avec des plumes diasporiques. Pour cela, nous souhaitons nous inscrire dans la continuité des propositions du philosophe Souleymane Bachir Diagne, qui insiste « sur l’importance du métissage et du pluralisme interne à chaque individu, à chaque culture »32, ce qui permet de croiser autant les expériences que les savoirs de sujets mobiles — et non d’identités figées. Il importe que les interactions à renouveler ne soient pas fixées par des polarités et des assignations identitaires.
21Le temps du roi Christophe ne permettait pas une telle coopération ; celui des Indépendances vécues par Césaire — lui, le Martiniquais qui a représenté longtemps un « département d’Outre-Mer » — a porté ce souhait sans que les forces en présence ne modifient la donne d’une asymétrie, prolongeant la subalternité. Aujourd’hui, reconnaître un « nouvel âge d’or du capitalisme »33 impliquant sous des formes diverses la perpétuation de systèmes de domination est une réalité, mais celle-ci ne doit pas avoir pour conséquence l’acceptation ou la validation d’un discours en fonction de la couleur de peau de son énonciateur.
22« Être debout », pour Christophe et son peuple dont la voix est toujours sourde dans La Tragédie, a signifié sortir des noirs enfers. Le but n’a jamais varié, mais la reconnaissance des moyens pour y parvenir a creusé un fossé que Christophe n’a pas été à même de combler. Face à l’aliénation du mimétisme, dont la prise de conscience suit le foudroiement du corps, il s’est agi, trop tardivement, de retrouver une source originelle — africaine, vaudoue — qui aurait pu générer une autre relation au pouvoir. Pour l’intellectuel qu’a été Césaire, l’alternative politique aura été de dénoncer — en 1956, dans sa fameuse lettre à Maurice Thorez, chef du parti communiste français — un universalisme décharné porté par un européocentrisme politique, alors que l’expérience de l’homme noir ne pouvait se résoudre, ou se limiter, à une lutte des classes. L’origine détermine une relation au monde, l’Histoire marque chacun d’une conscience, mais celle-ci ne peut rendre caduque la capacité des uns et des autres à apprendre et échanger, à travers les obstacles.
23Cette lutte, ni la mort, ni l’enfer avant la mort ne peuvent l’arrêter. Pour Césaire, comme pour Christophe, le combat se mène debout, malgré les pièges passés ou à venir. Et c’est bien le devenir du roi, pourtant décédé, que préparent ses amis au terme de La Tragédie. Debout, emmuré au sommet de la citadelle, le roi Christophe est face à un horizon toujours placé sous le signe de la lutte. Son travail n’est donc pas achevé, car l’extraction du cul de basse fosse collectif passe d’abord par la capacité d’extraction de soi-même, défi aussi politique que personnel :
Qu’on le mette debout.
Dans le mortier gâché. Tourné vers le sud.
C’est bien. Non pas couché, mais debout.
Qu’il se fraie lui-même, dans la difficulté de la pierraille et de l’industrie du rocher inventé de main d’homme, sa route !34