Colloques en ligne

Anastasia de La Fortelle

(Anti)utopie (post)soviétique du souterrain : Enfer et Paradis du métro moscovite

(Anti-)utopia of the (Post-)Soviet Underground:
Hell and Paradise of the Moscow Metro

1La topographie des Enfers est riche, variée, voire contradictoire. Certains (les plus nombreux) le cherchent dans des profondeurs souterraines (Dante, William Blake, etc.), d’autres l’imaginent, au contraire, quelque part dans l’espace, dans un au-delà de l’immensité de l’univers (Victor Hugo). Si dans la tradition hébraïque, la porte qui mène dans ses entrailles opaques se trouve entre deux palmiers près de Jérusalem, dans la vallée d’Hinnour1, pour un Énée ou un Ulysse, elle est située sur ou à proximité du rivage, tandis qu’un Borges la place sous le mont Sillon2.

2La littérature contemporaine russe, à son tour, assigne à la bouche des Enfers un emplacement bien précis : sur la ligne circulaire du métro de Moscou, à la station Belorousskaya. Après avoir creusé un certain temps bien au centre, la pioche ne rencontre plus de résistance, le seuil est franchi et l’accès aux abysses infernaux est libéré.

3C’est ainsi que l’écrivain russe Dmitry Glukhovsky imagine la découverte de l’entrée des Enfers dans son roman Métro 2033, publié en 2005, traduit dans plusieurs langues et devenu un vrai bestseller au niveau mondial. Sa dystopie post-apocalyptique a par ailleurs été suivie par Métro 2034 (2009) et Métro 2035 (2015) et a donné naissance à une célèbre adaptation en jeu vidéo.

4La genèse et le cadre épistémologique de la réflexion proposée dans cet article sont liés à mes recherches sur la mnémopoétique de la littérature russe actuelle, et plus particulièrement à celles que je propose de désigner par le terme de mnémotopologie et qui visent à décrire et à analyser des interférences complexes dans le domaine de la culture post-soviétique, reliant entre eux le texte littéraire, l’espace et la mémoire traumatique. En effet, la mnémopoétique de la littérature post-soviétique a une dimension explicitement spatiale : l’espace n’y est pas juste un décor ou un mode de description, engendrant un effet de réel, mais représente une instance signifiante, un moteur de l’intrigue structurant la narration à tous ses niveaux. D’autre part, la mémoire incarnée ainsi à travers un imaginaire spatial est en effet une mémoire traumatique qui renvoie toujours d’une manière ou d’une autre à différents aspects du fonctionnement de l’utopie soviétique.

5En tant que modèle heuristique spatial pour décrire et analyser les particularités de ce qu’on pourrait appeler la mnémopoétique spatiale de la culture post-soviétique en général et de la dystopie de Dmitry Glukhovsky en particulier, je propose d’utiliser le modèle archétypique de la Tour de Babel à la lumière de la réitération et de la reconfiguration moderne du mythe fondateur que proposent la culture et la littérature du xxe siècle. Ces dernières renversent l’interprétation classique du mythe qui voit dans la destruction de la Tour et du langage unique un terrible châtiment infligé par Dieu à l’hybris de l’homme. Au contraire, chez plusieurs auteurs du xxe siècle, Babel symbolise une utopie dangereuse d’où l’altérité et la différence se trouvent chassées, tandis que la destruction de la Tour signifie la liberté de la langue et de la pensée — Roland Barthes parle d’une Babel heureuse3. Ce « renversement axiologique » — j’emprunte le terme à Sophie Parizet, auteure d’une étude consacrée au fonctionnement du mythe de Babel à travers les différentes cultures4 — se produit déjà chez Dostoïevski, qui introduit dans Les Frères Karamazov l’image de la deuxième Tour de Babel, lieu d’aliénation de « l’homme au profit d’un idéal collectif »5, et se trouve perpétué au xxe siècle chez Evgueni Zamiatine, Andreï Platonov ou Pierre Emmanuel. Ainsi, la caractéristique moderne du mythe babélien est celle de sa récupération politique et de sa relation au totalitarisme.

6Or, cette caractéristique moderne sous-entend un autre changement du paradigme. L’imaginaire de la Tour de Babel y subit également d’importantes transformations spatiales : elle s’élargit dans une dimension aussi bien horizontale que verticale, envahissant les hauteurs célestes ainsi que les profondeurs souterraines. L’un des exemples que donne Sophie Parizet est celui de Franz Kafka avec sa représentation des fondations de la Tour6. Un autre exemple renvoie justement à l’imaginaire babélien dans la culture russe du xxe siècle, suivant notamment la dynamique de l’expansion spatiale propre à l’utopie soviétique. Cette dernière, qui tend toujours à aller au-delà de toutes les limites7, parallèlement à la colonisation des espaces aériens (comme dans Nous autres de Zamiatine, par exemple, ou dans le projet de la Tour Tatline et du Palais des Soviets), vise également l’exploration du monde d’en bas, de l’univers souterrain. Ainsi, dans le célèbre roman d’Andreï Platonov Le Chantier, le mouvement vers les profondeurs souterraines (assuré par le travail des ouvriers qui creusent sans relâche un immense trou dans la terre) marque l’étape initiale dans la réalisation d’un projet anabatique, utopique et grandiose : celui de construire, sur des fondations larges et solides, une « maison de tous les prolétaires », associée dans le texte à une nouvelle Tour de Babel. Les particularités de cette maison prolétarienne pourraient être saisies à travers l’imaginaire de Gaston Bachelard dont la topo-analyse oppose, dans La Poétique de l’espace, la bipolarité verticale d’une maison « à racine cosmique »8 dans les romans d’Henri Bosco à la configuration de celles qui se fixent avec l’asphalte sur le sol « pour ne pas s’enfoncer dans la terre » :

Ainsi, la maison évoquée par Bosco va de la terre au ciel. Elle a la verticalité de la tour s’élevant des plus terrestres et aquatiques profondeurs jusqu’à la demeure d’une lime croyant au ciel […]. Et elle est oniriquement complète9.

7De même, l’utopie spatiale soviétique est « oniriquement complète » : le modèle architectural qui l’incarne le mieux au niveau symbolique est celui d’une Tour de Babel bipolaire (ou en miroir) dont une partie s’élance vers le ciel et l’autre s’enfonce dans le souterrain. C’est ainsi que l’espace se trouve définitivement conquis dans sa totalité.

8Dans la culture soviétique, les profondeurs souterraines que l’utopie tend à coloniser peuvent être thématisées et conceptualisées en tant que fondation pour la structure d’en haut (comme dans Le Chantier platonovien cité ci-dessus). Mais l’espace souterrain s’y trouve doté encore d’une autre fonction : sa conquête et sa gestion permettent de créer un prototype, un modèle pour une future construction « terrestre », comme dans le cas du métro soviétique qui pourrait être vu, selon les termes d’Edward Soja, en tant que lieu à la fois réel et imaginaire, générateur de toutes sortes de significations symboliques10.

9Solennellement inauguré en 1935, le métro était l’une des entreprises les plus importantes et les plus grandioses accomplies par Staline, la phase la plus significative de la construction de la nouvelle utopie stalinienne11. Cette construction souterraine, censée être exceptionnelle, unique au monde, était dotée en outre d’une nette perspective projective et compensatrice — le métro était supposé devenir hic et nunc un prototype spatial de la capitale promise par l’avenir communiste radieux : la ville future de Moscou devrait pousser de l’intérieur de la terre en s’inspirant de l’univers propre, spacieux et lumineux du métro nouvellement construit et ayant vaincu les ténèbres du souterrain12.

Et le temps n’est pas loin où un passager, montant les escaliers de granit de l’underground moscovite, se verra dans une nouvelle ville, aussi svelte et confortable et spacieuse que la ville de marbre du métro. Bientôt, ce sera aussi bien à Moscou que dans le métro sous Moscou13.

10Le chantier a été encadré d’un puissant dispositif discursif que Mikhaïl Rykline, un philosophe contemporain russe, propose d’appeler métro-discours : « un ensemble de pratiques discursives apparues autour de la construction du métro de Moscou dans les années 1930 et 1940 »14. Ce discours donnait du métro une image idéaliste, chargée de pathos, en « déréalisant » systématiquement tous les langages professionnels et techniques et « en les intégrant dans la puissante mythologie de l’époque stalinienne »15. La rhétorique et l’imaginaire mis en place par ce métro-discours était explicite : l’utopie soviétique, avec sa prétention à posséder la totalité des espaces — physiques et métaphysiques — à travers la réalisation d’un de ses projets les plus importants, la construction du métro moscovite, a marqué la victoire sur les Enfers en tant que lieu et état.

Ce n’est que l’époque stalinienne qui a réuni Paradis et Enfers et rendu possible une synthèse des deux. Le produit de cette synthèse est donc la ville véritablement utopique de Moscou, la Moscou souterraine, c’est-à-dire le métro de Moscou16.

11Les anciennes connotations rhétoriques et littéraires du souterrain en tant qu’univers infernal sont absorbées par ce nouvel imaginaire d’un espace rationalisé et civilisé, d’un lieu par excellence où la nature est vaincue par la culture17, le chaos par le cosmos, l’entropie par l’ordre. Ce qui était auparavant sombre et obscur est rendu limpide ; les ténèbres des espaces souterrains sont définitivement dispersées par une « véritable orgie de lumière »18. Cette omniprésence de la lumière renvoie par ailleurs d’une manière symbolique à l’ordre du jour idéologique et politique : elle assure la vision pénétrante et totalisante19, dans le sens de Bentham et de Foucault, qui rend le corps social collectif transparent, ne laisse place à aucun élément caché, secret ou hostile, et permet ainsi à l’utopie soviétique de réaliser son aspiration à maîtriser le réel. Celui-ci inclut également l’espace intérieur de l’homme (le sous-sol dostoïevskien, autre underground infernal), qui doit, de même, être nettoyé, maîtrisé et transfiguré par l’idéologie révolutionnaire.

Les rames du métro de Kaganovitch servent non seulement de moyen efficace de transport public, mais aussi à transporter le fantasme stalinien de la vision totale dans les profondeurs obscures du souterrain en tant qu’inconscient20.

12Le constructeur du métro, fort et intrépide, dévoué et passionné, devient le héros de la culture stalinienne ; le métro-discours met en place la rhétorique et l’imaginaire du métro en tant que lieu par excellence où s’accomplissent la refonte de l’homme ancien et la fabrication de l’Homme Nouveau dépourvu de son individualité et conforme à un projet collectif. Notons que cette métaphore spatiale du métro en tant que berceau d’une nouvelle humanité socialiste idéale renvoie à l’imaginaire du récit catabatique classique, tout en mettant à nu la transformation profonde que subit ce dernier — au niveau de son schéma narratif et de ses structures sémantiques, tropologiques, topiques et symboliques — au sein de la culture soviétique. Dans les profondeurs souterraines infernales, le héros connaît toujours une initiation, qui passe par une mort symbolique et une renaissance dans une nouvelle qualité21 ; sa transformation est moins le résultat de l’acquisition d’un précieux savoir que celui d’une activité à visée cathartique : il transfigure par son travail courageux l’espace extérieur — les Enfers devenant le Paradis — tout en domptant ses ténèbres intérieures. La nouvelle théologie révolutionnaire du salut — ou sotériologie communiste — s’incarne d’une manière à la fois explicite et emblématique à travers la topographie des stations du métro en transformant celui-ci (en tant que réalité et image) en un nouvel espace sacré et sacralisé. La richesse des ornements et la beauté des firmaments peints rappellent celles d’une cathédrale, les héros de l’époque révolutionnaire et de l’ère soviétique sont vénérés, à travers leurs sculptures et représentations22 — à la station Place de la Révolution, par exemple23 — comme de nouveaux saints. L’utopie spatiale et la Tour de Babel soviétiques sont ainsi « oniriquement complètes » : les Enfers sont vaincus, le Paradis étend désormais son domaine non seulement sur les cieux, mais également sur les profondeurs souterraines.

13Tel est l’héritage de l’époque soviétique que reçoit la littérature russe actuelle. Cette dernière, à travers quelques-uns de ses textes, établit le métro comme le modèle spatial par excellence de l’univers (post-)apocalyptique. Dans une dynamique complexe à la fois de filiation et de rupture, elle forge sa mnémopoétique en réactivant les paradigmes spatiaux qui structuraient les textes littéraires du passé et qu’elle transforme en des lieux de mémoire traumatique du présent. Cette dynamique est inhérente au roman de Dmitry Glukhovsky Métro 2033, texte caractéristique de ce qu’on pourrait dénommer, dans le sillon de la réflexion de Mikhaïl Rykline, le métro-discours post-soviétique.

14Les survivants de la guerre nucléaire — la catastrophe de Tchernobyl n’est pas nommée, mais sous-entendue — se sont réfugiés dans le métro de Moscou, où ils vivent dans différentes stations séparées en communautés isolées les unes des autres. Au-delà de toutes les difficultés matérielles liées à la logistique de vie dans les espaces souterrains, ils sont condamnés en outre à exister sous la menace constante de rats monstrueux, ainsi que de créatures mystérieuses et dangereuses : les Noirs. Ces derniers habitent à l’extérieur, sur la surface irradiée, et tentent en permanence de s’introduire dans l’univers de l’underground. Le héros, Artyom, grandit à la station VDNKh où il est arrivé enfant, ayant échappé à une attaque de rats. Plus tard, il se voit confier par un homme mystérieux nommé Hunter une mission cruciale : trouver un moyen d’arrêter les Noirs en les empêchant de nuire aux humains :

Éradiquer les Noirs, mettre à l’abri sa station et ses proches, empêcher ces monstres de se répandre dans le métro : voilà une tâche digne de devenir le pivot d’une vie24.

15Il entreprend alors à travers le monde souterrain du métro un voyage initiatique, qui constitue l’intrigue à proprement parler du récit, et visite ses différentes stations et lignes, dont chacune fonctionne comme un royaume isolé. La ligne Rouge est gérée par les communistes, la ligne circulaire — la plus importante, puisqu’elle relie entre elles toutes les autres — est contrôlée par une coalition de marchands de la Hanse ; la station Avtozavodskaya se trouve entre les mains des Trotskistes, tandis que la station Pouchkinskaya appartient aux fascistes, qui fonctionnent sous le nom du quatrième Reich. Le métro de Moscou se transforme ainsi en un ensemble de « cosmologies hétéroclites »25 et se divise en plusieurs microcosmes, dont le chronotope fait référence à différentes tendances historiques, politiques et intellectuelles — russes et mondiales — du xxe siècle. La prémisse de la fin de l’histoire est utilisée dans l’univers post-apocalyptique de Glukhovsky dans le but de construire une version ironique et satirique des paradigmes utopiques connus et enracinés dans la conscience de l’homme moderne.

16Eliot Borenstein analyse avec pertinence comment Glukhovsky déconstruit, par exemple, le fameux logocentrisme de la culture russe, son culte du Livre26. Ce dernier, contenant une sagesse qui pourrait aider la société souterraine à échapper aux menaces des Noirs, fait partie de ces talismans qu’Artyom, seul capable d’entendre la voix du Livre, doit trouver lors de son voyage-quête. Aidé par les habitants de Polis (communauté occupant la surface des quatre stations centrales et représentant « le véritable foyer de civilisation », peuplé par des « gardiens des savoirs anciens »), le héros accède « au plus vaste entrepôt de connaissances d’une époque révolue », la bibliothèque Lénine qui, depuis la guerre, est farouchement gardée par des bibliothécaires mutants, « créatures de cauchemar » couvertes de fourrure, dotées de « crocs acérés s’ouvrant jusqu’aux oreilles » et d’immenses yeux27. Son accompagnateur, le brahmane Danila, explique à Artyom le pouvoir magique que possède le catalogue contenu dans de petites armoires en bois et composé de plusieurs petits tiroirs :

— C’est le Grand Index, expliqua à voix basse Danila en regardant autour de lui avec vénération. Ces petits tiroirs peuvent servir à la divination. Les initiés savent comment procéder. Après le rituel, il faut choisir une armoire à l’aveuglette puis ouvrir intuitivement un tiroir pour en extraire une petite fiche. Si le rituel a été effectué convenablement, alors le titre du livre te révélera l’avenir, te mettra en garde ou te portera chance28.

17À la fin de son expédition qui s’avère ratée, le héros trouve dans une des poches de Danila — qui a été tué par les monstres, mais a eu le temps d’accomplir le rituel — « un morceau de carton rectangulaire imprégné de sang »29 :

Chnourkov. N. E. Irrigation et perspectives de production agricole dans la République socialiste soviétique du Tadjikistan, Douchanbé ; 1965.

18Mais au-delà de cette reconsidération ironique de la mythologie du Livre fétiche, c’est l’utopie soviétique en général et son métro-discours en particulier qui sont la cible principale de la satire de Glukhovsky.

19Notons tout d’abord que Métro 2033 sape le modèle général des relations espace-temps caractéristiques de la culture soviétique, qui traite le passé avec « une profonde méfiance »30, et pour laquelle le nouveau monde socialiste avec ses nouvelles Tours de Babel (dont le Métropolitain est interprété comme l’une des plus importantes) représente l’aboutissement de l’histoire humaine et est résolument tourné vers l’avenir. En revanche, dans le métro post-apocalyptique de Glukhovsky, il n’y a rien de durable, rien qui soit orienté vers le futur, lui-même profondément incertain. La société du Métropolitain 2033 traite principalement du passé et s’appuie sur ses croyances, ses modèles, ses structures sociales et idéologiques.

20De plus, si l’utopie métropolitaine stalinienne se base sur le principe de complémentarité et même d’égalité entre les deux mondes — le métro moscovite y est perçu comme le modèle par excellence pour la capitale du futur —, dans l’univers dystopique, cette dynamique est inversée tant sur le plan spatial qu’axiologique. Les habitants de l’espace souterrain vivent sous la menace permanente que leur refuge devienne aussi macabre et dangereux que le monde de la surface, empoisonné par les radiations et rempli de mutants31.

21Et enfin, le roman de Glukhovsky, dans son interaction avec le métro-discours soviétique, est un texte profondément polémique à l’égard de toutes les caractéristiques distinctives de ce dernier. La rhétorique socialiste du cosmos domptant le chaos subit chez Glukhovsky une inversion significative : le cosmos redevient chaos, la culture se transforme en nature pervertie et dépravée, le triomphe de la civilisation fait place au règne de l’entropie, l’utopie se mute en dystopie, le Paradis redevient Enfer. Glukhovsky récupère et reconfigure en effet l’imaginaire et le topos traditionnels du souterrain en tant qu’Enfer que le métro-discours soviétique s’appliquait à abolir :

  • l’imaginaire spatial du Métro 2033 accumule des métaphores et métonymies organicistes et animistes et met à nu le caractère à la fois chaotique et sordide de l’espace du métropolitain en l’« inscrivant », par exemple, dans la morphologie d’un monstre géant :

On entendait à peine le crépitement des flammes, alors que l’écho du tunnel nord apportait parfois des bruits assourdis comparables à des gargouillements gastriques, comme si le métropolitain moscovite était l’intestin géant d’une créature inconnue. Et ces échos plongeaient les hommes dans l’effroi32.

  • la lumière omniprésente, qui était un attribut indispensable du métro soviétique, est remplacée chez Glukhovsky par l’obscurité et les ténèbres des tunnels, « ces entrailles de pierre de la mégalopole », « enfouis à des profondeurs inimaginables », peuplés de rats « d’une taille encore jamais vue dans le métro », remplis d’échos « aux sonorités altérées angoissantes » et de « bruits suspects »33. La lumière y devient même nocive, les habitants de certaines stations doivent porter des lunettes teintées pour se protéger les yeux. L’imaginaire de la vision pénétrante et totalisante d’un regard tout-puissant opérant dans le métro soviétique laisse la place à celui d’une vision défaillante et handicapée, incapable de pénétrer le voile de l’obscurité :

Les sources de lumière étaient peu nombreuses ; elles ne pouvaient éclairer tout ce qui entrait dans le champ de vision et en offraient une vision parcellaire. Toute station avait des recoins où aucune clarté ne pénétrait jamais. Chacun y avait plusieurs ombres : une, projetée par la lueur d’une bougie, terne et étiolée ; une autre pourpre, projetée par les éclairages de secours ; une troisième enfin, aux contours bien découpés, celle de la lampe torche34.

  • Glukhovsky récupère un topos récurrent dans l’imaginaire traditionnel des Enfers : les eaux souterraines, qui apparaissaient comme domptées dans le métro-discours soviétique, riment ici avec le chaos originel, avec le fleuve des Enfers, le Styx35, et menacent constamment la survie des habitants du Métropolitain :

Artyom avait appris à redouter l’eau dans les tunnels […]. L’humidité s’infiltrait dans les secteurs oubliés ou négligés par l’homme. Sans une lutte quotidienne contre les eaux souterraines, celles-ci pouvaient s’accumuler dans des sections de voies. Il se souvenait même de certains récits de son père adoptif évoquant des stations submergées36.

  • le culte de la propreté engendré par l’espace sacralisé du métro soviétique (y cracher, par exemple, équivaut à un sacrilège) et évoqué à plusieurs reprises dans différents textes de l’époque stalinienne37, est absorbé, chez Glukhovsky, dans l’imaginaire faisant référence à l’étymologie biblique de l’Enfer en tant qu’un immense dépotoir, la Géhenne.

La station Botanitcheskiy Sad était noire et vide. Des débris de vie en jonchaient le sol : tentes déchirées, poupées cassées, vaisselle brisée… Des rats couraient ici et là et rongeaient jusqu’à la dernière miette de tout ce qui leur tombait sous la dent. La poussière en suspension rendait l’atmosphère étouffante, il y planait l’odeur du désespoir. Je pense que si l’enfer existe — le véritable enfer — alors il ressemble exactement à la station Botanitcheskiy Sad telle que nous l’avions vue cette nuit-là38.

  • l’enjeu central de l’utopie stalinienne — la refonte de l’homme et la fabrication de l’Homme nouveau — est satiriquement sapé chez Glukhovsky par tout un ensemble de références à la dépravation et à la dégénérescence de la nature humaine. La radiation a engendré différentes sortes de créatures cauchemardesques — des « rejetons des enfers »39 :

Ils sont effrayants. Comme des gens… mais à l’envers.

Et dans les faisceaux de lumière, on aperçoit des silhouettes étranges et fantasmatiques : nues, recouvertes d’une peau noire et luisante, les yeux démesurés et la bouche béante…

Voir un Noir, c’était comme voir un homme retourné à l’envers : une masse de viande carmin qui se contracte en rythme et des organes frémissants40.

22Enfin, dans le chapitre X du roman, sa métaphore centrale — spatiale et métaphysique —, celle du métro en tant qu’Enfer, se trouve, comme diraient les formalistes, réalisée. Un des habitants de la station Paveletskaya raconte à Artyom l’expérience qu’il a vécue à la station Belorousskaya avec une secte sataniste :

— Tu sais qui c’était ? Des satanistes, vu ? Ils ont décidé que c’était la fin du monde et le métro le portillon de l’enfer. Il y avait une histoire de cercles, mais je ne me rappelle plus…

— Les portes, fit le tireur.

— Oui. Le métro, c’est une porte de l’enfer. Mais l’enfer lui-même est un peu plus en profondeur et le diable les y attend, il suffit de se frayer un chemin. Alors les voilà qui creusent. Ça fait quatre ans… Peut-être qu’ils ont réussi depuis le temps.

[…]

L’idée que le métro soit une des portes des enfers, voire son premier cercle, le [= Artyom] fascinait et une image improbable naquit devant ses yeux : des centaines de gens creusant, telles des fourmis, un puits vers nulle part, jusqu’au jour où la pioche de l’un d’entre eux ne rencontre plus de résistance et tombe dans les abysses, et alors le métro et les enfers ne font qu’un, définitivement41.

23Le lien intertextuel avec Le Chantier de Platonov est explicite. Le rêve utopique de « la maison de tous les prolétaires » (maison à une « racine cosmique ») se matérialise dans le texte platonovien sous la forme d’un trou noir grandissant dans la terre à l’infini et fusionne, en fin de compte, avec l’imaginaire de la tombe. Une telle fosse béante devient dans les années 1920-1930, au seuil de la Grande Terreur, une métaphore spatiale ou un symbole du danger des paradigmes utopiques et babéliens soviétiques. À travers une dynamique intertextuelle, ce symbole se trouve récupéré et reconfiguré selon la perspective post-soviétique : la fosse s’associe désormais à la porte des Enfers en mettant ainsi à nu, d’une manière métaphorique, l’échelle de la catastrophe totalitaire ; le métro, la nouvelle Tour de Babel, mais cette fois-ci, dystopique, devient un lieu de mémoire traumatique par excellence du régime soviétique dont l’une des prémisses idéologiques prévoyait la participation forcée à une « jubilation collective » de l’utopie42.

24Or, le topos de la fin du monde sert à Glukhovsky à évoquer non seulement le passé traumatique soviétique, mais également les traumatismes de l’histoire plus récente, et notamment ceux liés à la dislocation de l’Union Soviétique : chez lui, le post-apocalyptique est une métaphore du post-soviétique, engendrée par l’effondrement de l’Empire. C’est cette double perspective temporelle qui alimente, semble-t-il, la dimension mnémopoétique ambivalente du Métro 2033.

25Tout en subvertissant le paradigme utopique soviétique, y compris par la satire et l’ironie, le roman tend à démontrer un lien génétique profond qui réunit entre eux l’univers du présent et le monde du passé, et ceci à plusieurs niveaux. Dans ce nouvel espace post-apocalyptique, on reproduit avec exactitude et conviction les anciens modèles du fonctionnement social, idéologique, politique et spirituel en remplaçant la chronologie (la notion de temps y devient très vague) par la topographie43. D’une manière étonnante, le monde fonctionne comme auparavant : les mêmes confrontations violentes opposent les barbares aux civilisés ; on se livre avec la même énergie aux conquêtes colonialistes des espaces étrangers ; les idéaux communistes, ainsi que les impulsions xénophobes, restent les mêmes.

26Melnik, un chef militaire qui prend Artyom sous sa protection, caractérise ainsi la surprenante, voire effrayante invariabilité identitaire du peuple russe :

[…] je crois notre pays tel que toutes les époques y sont identiques. Ces gens… rien ne peut les faire changer. Autant apprendre à lire à un âne. Оn dirait bien que la fin du monde est là : plus moyen de sortir dans la rue sans une combinaison spéciale ; des monstres comme on n’en voyait que dans les films y grouillent… Mais non ! Rien à faire ! Toujours les mêmes gens ! J’ai parfois l’impression que rien n’a vraiment changé. Je suis allé au Kremlin aujourd’hui, ajouta-t-il, un sourire mauvais éclairant son visage, et je me dis qu’il n’y a rien de neuf là-bas non plus. Tout pareil qu’avant44.

27L’imagination de Glukhovsky représente l’Histoire russe — et c’est elle qui, dans toutes les particularités de son fonctionnement et de son développement, est le sujet central de son métarécit — comme un mouvement non téléologique, comme une éternelle réitération dans le présent et l’avenir, malgré tous les bouleversements apocalyptiques, des valeurs et modèles anciens. Et c’est toujours elle qui se trouve saisie, au-delà de la dimension spatio-temporelle de la vie dans le métro post-apocalyptique de l’année 2033, à travers le chronotope des Enfers. Comme dans l’univers de Dante interprété par Mikhaïl Bakhtine45, le temps « linéaire » (proprement historique) s’arrête, est suspendu pour donner place à un temps cyclique, mythologique, qui, étant soumis à un retour maudit des mêmes catastrophes, souffrances, erreurs, illusions, trouve sa parfaite expression spatiale dans la ligne circulaire, la plus importante de tout le réseau du Métropolitain. Le mythème de la catabase devient ainsi central pour la Tour de Babel du métro-discours post-soviétique, qui s’avère, elle aussi, « oniriquement complète ».

28La fin du roman est emblématique de ce point de vue. Artyom se rend à la tour de radio-télédiffusion Ostankino, d’où il peut tirer des missiles et détruire ceux qui sont considérés comme les pires ennemis du peuple du Métropolitain : les Noirs. Mais la mission d’Artyom est erronée et inutile, car les Noirs ne veulent faire aucun mal : au contraire, ils n’aspirent qu’à aider et à protéger l’humanité, ce qu’Artyom découvre trop tard. L’échec qui couronne la fin de l’histoire dans le récit, symbolise l’impossibilité de tout réel changement à laquelle est condamnée, selon l’auteur du Métro 2033, l’Histoire russe dans son ensemble. On s’y acharnera encore et toujours à creuser une fosse dans le sol, même si l’on sait pertinemment, à présent, que cette dernière conduit directement aux Enfers.