Approcher et écrire la précarité : l’image de l’Enfer dans Les Dépossédés de Robert McLiam Wilson et Donovan Wylie
1En 1992 paraissent Les Dépossédés, un livre enquête sur la précarité en Grande-Bretagne, cosigné par deux Irlandais, Robert McLiam Wilson, vingt-six ans, écrivain, et Donovan Wylie, vingt-et-un ans, photographe. McLiam Wilson, qui a publié trois ans plus tôt son premier roman, Ripley Bogle, et Wylie, « petit génie de la photographie1 » dont le premier livre est édité à dix-huit ans, ont à cœur de dénoncer la politique ultralibérale implémentée par Margaret Thatcher en rencontrant et documentant le quotidien de laissés-pour-compte. Ainsi décrit, le projet ne peut qu’évoquer Louons maintenant les grands hommes (1941), le livre documentaire de deux Américains, James Agee et Walker Evans. En 1936, pendant la Grande Dépression, Agee, vingt-sept ans, écrivain et journaliste, et Evans, trente-trois ans, photographe, sont partis observer les conditions de travail et de vie de fermiers sur la Cotton Belt pour le compte du magazine Fortune. Arrivés dans l’Alabama, ils choisissent de partager le quotidien de trois familles de métayers pour rendre compte des conditions d’extrême pauvreté dans lesquelles vivent ces familles. De fait, ces projets, tous deux entrepris par de jeunes écrivains et photographes, font le choix d’aborder la précarité par le biais de textes et de photographies en noir et blanc, mais surtout en allant à la rencontre des plus démunis et en partageant leur quotidien. À travers ces rencontres, les auteurs mettent à nu la perversité d’un système économique et interrogent l’éthique d’une société qui, selon leurs observations, n’a que faire de ses citoyens les plus pauvres2.
2Si les parallélismes entre Louons maintenant les grands hommes et Les Dépossédés sont nombreux, les différences le sont tout autant. En effet, Agee et Evans séjournent deux mois en milieu rural pour dénoncer les méfaits d’un système féodal et capitaliste écrasant pour les fermiers, tandis que McLiam Wilson et Wylie sillonnent un territoire urbain. Ces derniers arrêtent leur choix sur trois villes : Londres, où a vécu McLiam Wilson, Glasgow, qu’aucun des deux hommes n’a visitée, et Belfast, la ville qu’ils connaissent le mieux puisqu’ils y ont tous les deux grandi. Leur décision est surtout motivée par des raisons socio-économiques : en Grande-Bretagne, c’est en périphérie de grandes villes industrielles, dans des quartiers difficiles et souvent dangereux, que se trouvent les plus grandes misères et violences sociales. Mais en observant de plus près Louons maintenant les grands hommes et Les Dépossédés, il apparaît que c’est principalement au niveau du style que se manifeste la plus grande dissemblance entre les deux livres. Agee, qui a eu une éducation anglicane, choisit de nommer son projet à partir de l’Ecclésiaste, rendant ainsi hommage aux hommes qui « ont fait la loi dans leurs royaumes, et étaient renommés pour leur puissance » et furent « la gloire de leurs temps3 », alors que McLiam Wilson, né dans un quartier ouvrier catholique de Belfast Ouest, adopte d’entrée de jeu un autre ton en choisissant d’ouvrir Les Dépossédés avec une épigraphe de Christopher Morley, « Il soupçonnait parfois qu’il les aimait comme Dieu les aimait : à une distance judicieuse4. » Si la citation introduit une dimension religieuse, elle instaure surtout une distance avec le divin. Quand Agee cherche à élever le statut de ces familles précaires en insistant sur la dimension divine des individus qu’il rencontre5, McLiam Wilson situe d’entrée de jeu son récit dans une atmosphère infernale :
La soirée s’enveloppait d’une brume marronne. Les lumières et les bruits agitaient Hackney comme un chien qui geint dans son sommeil. En ce vendredi soir, la cité de Kingsmead exhalait l’odeur du diable6.
3Un tel cadre inscrit de prime abord Les Dépossédés dans une certaine tradition littéraire, celle qui convoque l’image de l’Enfer pour écrire sur la pauvreté. En effet, le voyage en Enfer est devenu un topos de la littérature sur la précarité, il assoit l’idée que la vie des pauvres est à part, qu’elle est souterraine, invisible, et surtout terrible. Par exemple, Dans la dèche à Paris et à Londres (1933) de Georges Orwell et Le Peuple de l’abîme (1901, aussi traduit par Le Peuple d’en bas) de Jack London rendent compte de la pauvreté en Angleterre en établissant l’idée qu’elle est verticale et appartient aux bas-fonds. Dans le projet de Jack London, le schéma du voyage en Enfer est d’ailleurs poussé à son paroxysme puisque l’auteur est invité par des badauds à se tourner vers l’agence de voyages Thomas Cook qui, selon eux, est la seule institution à même de l’orienter et de l’aider à entreprendre ce périple. Dès lors, et à première vue du moins, il est étonnant de constater que McLiam Wilson use à son tour de l’image de l’Enfer, lui qui affirme haut et fort dans son livre vouloir sortir des lieux communs pour mieux approcher la précarité.
4Cependant, en observant de près le positionnement de l’auteur, apparaît une stratégie littéraire, celle de s’appuyer sur l’imaginaire de l’Enfer pour le déconstruit et s’en extraire. Et c’est peut-être pour cela que Les Dépossédés fait autant écho à des écrits reposant sur une allusion de l’Enfer efficace — mais désormais assez conventionnelle — qu’à l’inclassable Louons maintenant les grands hommes. Une analyse textuelle du motif de l’Enfer permet de mieux comprendre comment McLiam Wilson tente de se rapprocher d’une idée plus juste de la pauvreté en usant de ce topos.
Géographie et économie de la pauvreté
5En premier lieu, McLiam Wilson se réfère à l’Enfer pour décrire son expérience sur le terrain :
À certains moments, à Londres, j’ai vraiment eu l’impression de pénétrer en enfer. De fait, je n’avais pas à aller très loin. L’enfer, c’était la porte à côté, à un jet de pierre de chez moi. Je me suis demandé comment j’avais fait pour l’éviter si longtemps7.
6Cependant, s’il s’appuie sur l’image de l’Enfer, il ne fait pas appel à certains lieux communs littéraires et dessine une autre géographie. Ainsi, contrairement à Dans la dèche à Paris et à Londres d’Orwell, dont le titre anglais, Down and Out, illustre explicitement une catabase, ou encore à Jack London qui cherche à rejoindre « le peuple d’en bas », McLiam Wilson ne met pas les dépossédés à distance géographique et ne décrit pas les quartiers pauvres comme des espaces géographiquement circonscrits, hors d’accès, souterrains. Il prend plutôt ses distances avec l’idée ou l’image que les pauvres vivent littéralement dans les « bas-fonds » en mentionnant le ciel (« Le halo gris-bleu de la ville ne réussit pas à englober l’existence des plus pauvres8 ») et en insistant plutôt sur le caractère horizontal de la géographie de la ville. En effet, il instaure une progression horizontale du beau au laid, de la richesse à la pauvreté, du centre à la périphérie. Il constate ainsi que plus il s’éloigne du centre-ville, plus la ville laisse place à de la laideur, à des quartiers sinistres et à des rues inhospitalières. Pour se rendre à la cité Kingsmead à Hackney, où habite Gabrielle, une des personnes que Wylie et McLiam Wilson ont rencontrée, l’écrivain remarque :
On rencontre beaucoup d’endroits sinistres en chemin : Dalston, la cité Stonebridge, la cité Nightingale. Au bout du voyage on découvre les cités Trowbridge et Kingsmead. Difficile de trouver un quartier de Londres plus déprimé, plus abîmé. Malgré toutes les rumeurs qui circulent sur Catford, Thamesmead, etc., on ne peut pas imaginer plus moche que la cité Kingsmead pour ceux qui y vivent9.
7Pour décrire la déliquescence de ces quartiers, l’auteur associe l’image de l’Enfer à celle du déluge. Cette dernière lui permet d’illustrer l’horreur de la situation en usant d’un épisode biblique à l’iconographie parlante et forte : « Londres s’effondrait, des gens se noyaient, torturés, ensorcelés par le besoin. Nous n’aurions jamais dû croire que nous pourrions y échapper10 », « Certains quartiers de Londres sont en train de sombrer. Les eaux engloutissaient Hackney11. » Cependant, McLiam Wilson ne sous-entend pas que c’est Dieu qui est à l’origine de ces catastrophes. Il suggère au contraire que ce sont le gel de fonds, les coupes budgétaires ou encore les impôts mal distribués qui sont à l’origine de ce dérèglement. La punition n’est pas divine, mais économique. Ce sont « de récents règlements de la caisse de chômage [qui] rendent infernal le sort des travailleurs licenciés sans préavis12 ».
8Pour autant, McLiam Wilson ne se départit pas totalement d’une dynamique verticale. Il note bien qu’il y a une trajectoire verticale, qui est socio-économique. Mais il n’associe pas le déclassement socio-économique à un espace géographique souterrain pour mieux rendre compte d’une chute littérale et métaphorique. Il décrit l’espace architectural tel qu’il est, ce qui donne lieu à des phrases qui sortent de certains schémas préétablis. Se rendant chez Gabrielle, il écrit monter chez elle : « Après une longue marche à partir d’Islington, on gravit une série de marches qui vous éloignent de la prospérité et de la normalité13. » Par ailleurs, l’auteur s’attache en grande partie à sortir de certains lieux communs et schémas de classe verticaux, à contrer l’idée d’un « eux » contre un « nous », d’une pauvreté qui serait réservée à une certaine frange de la population, qui mériterait sa condition. Il montre que, contrairement aux idées reçues, la précarité est susceptible de toucher tout un chacun : « Nous pouvons tous être pauvres. Et nous pouvons tous redouter de le devenir14. » C’est le cas de Gabrielle, rencontrée à Londres, qui confie à l’auteur son ahurissement face à sa chute sociale et son passage « du bel appartement avec de beaux objets et un mari qui gagnait bien sa vie, à une espèce de clapier avec les enfants et pas assez d’argent pour nous nourrir correctement15 ». En rapportant les propos de Gabrielle ainsi que le dédain et le manque de compassion de l’assistance sociale envers sa situation, McLiam Wilson montre que la précarité est régulièrement interprétée par le prisme de la morale, et que les gens l’associent, souvent, à tort, à la responsabilité individuelle :
Je suis tombée de haut. Quand ils ont appris ce qui venait de m’arriver, ils m’ont plus ou moins répondu que tout était de ma faute. Je l’avais épousé, pas vrai ? C’était moi qui avais commis une erreur grossière. Mes gamins et moi, nous allions devoir payer. J’aurais dû comprendre plus tôt qui était vraiment mon mari16.
9L’écrivain se garde bien de représenter le passage d’un statut confortable à un statut de dépossédé comme une chute ou une punition, et le décrit plutôt comme une situation tragique dans laquelle certaines personnes se retrouvent indépendamment de leur volonté. C’est parce que la pauvreté est subie que McLiam Wilson rejette le terme de « pauvre » et lui préfère celui de « dépossédé », qui contient, dans son préfixe, l’idée de privation, de destruction, d’action contraire et de réversibilité.
10L’auteur continue de déconstruire l’idée d’un binarisme entre « eux » et « nous, qui ne sommes pas pauvres » en insistant sur le rapport de proximité que tout homme entretient avec la pauvreté. Il remarque, par exemple, que « nous », c’est-à-dire les personnes n’ayant pas de problèmes d’argent, pensons souvent à la pauvreté justement « parce que bon nombre d’entre nous sentons qu’elle n’est pas très éloignée17 ». McLiam Wilson rappelle que si le succès de ses deux premiers romans lui a permis de sortir du statut de sans-abri, il a lui-même grandi dans une famille pauvre et vécu dans la rue pendant plusieurs années :
Même si je traversais alors une période de vaches grasses où l’argent me tombait quasiment du ciel, ce changement était assez récent pour que je me rappelle une certaine époque pas si lointaine où l’argent m’avait semblé complètement hors de portée. Un ennemi qui vous punissait, vous couvrait de honte, vous blessait18.
11Pour autant, McLiam Wilson et Wylie sont bien conscients de leur statut social et ne cherchent pas à le cacher. Ils ne prétendent pas vivre une situation économiquement difficile lorsqu’ils rencontrent les gens avec qui ils s’entretiennent. Leurs postures respectives de romancier et de photographe est toujours énoncée aux personnes qu’ils rencontrent : ils leur disent bien que leur projet est de les photographier et d’écrire sur elles. Ce parti pris est différent de celui d’autres auteurs, comme London, qui fait le choix de cacher son identité, son histoire et son statut social pour accéder sans filtre à la parole des pauvres et des vagabonds. Par exemple, London échange ses vêtements trop luxueux contre des loques pour pouvoir se fondre dans la masse et aborder son terrain. Cela ne veut pourtant pas dire que McLiam Wilson ait « trouvé la bonne méthode pour écrire ce livre19 ».
12D’un point de vue méthodologique, McLiam Wilson constate que la pauvreté est un sujet très présent dans la sphère sociale, mais que c’est finalement un concept difficile à appréhender. Il remarque :
La pauvreté est une chose étrange. Elle est atemporelle, internationale et apparemment permanente. Elle est tolérée, ignorée et supportée. […] Certains prétendent qu’elle n’existe pas vraiment. D’autres affirment qu’elle existe, mais qu’on ne saurait la définir. C’est une conséquence auto-infligée du déclin industriel. C’est un garde-fou créé par l’évolution. C’est une retombée de la conspiration capitaliste. C’est la volonté de Dieu20.
13Cet extrait introduit l’ambivalence et l’irrésolution des discours sur la pauvreté. McLiam Wilson observe que la pauvreté est un sujet transversal, qui peut aussi bien faire l’objet d’une interprétation religieuse que socio-économique. Les Dépossédés est né d’un besoin urgent de répondre aux discours politiques dominants dans la sphère médiatique, qui dépersonnalisent les plus précaires au point que, selon l’auteur, « la pauvreté est devenue une notion contestée21 ». Pour approcher ce sujet problématique, l’auteur choisit d’être en opposition avec les discours dominants : il se positionne contre un grand nombre de jugements moraux, d’écrits administratifs, d’idéologies, d’idées utilitaristes et libérales, contre les chiffres qui tendent à minimiser la précarité et la détresse financière dans laquelle se retrouvent certains travailleurs et qui ont tendance à propager certains stéréotypes (les indigents sont profiteurs, paresseux, et donc immoraux)22.
14L’auteur adopte différentes stratégies pour rendre compte de l’invisibilité d’une certaine précarité en Grande-Bretagne. D’une part, il choisit de ne pas focaliser son étude sur les sans-abris, qui ont déjà une certaine exposition médiatique et sociale au sein des villes, mais sur des personnes dont les vies précaires sont dérobées au point que de nombreuses instances préfèrent ignorer leur existence. Peu de gens sont vraiment au courant des conditions de vie de cette population qui vit le plus souvent en marge des centres. D’autre part, il choisit d’ignorer des statistiques souvent falsifiées et de favoriser les témoignages de différentes personnes en situation précaire qui, en plus de leur invisibilité médiatique, n’ont généralement pas la parole. Dans Les Dépossédés, il esquisse des portraits, évoque des parcours de vie concrets, s’oppose à la dépersonnalisation des personnes en faveur des chiffres. Il met à mal l’idée qu’une chute sociale soit moralement ou économiquement méritée. Les rencontres qu’il fait montrent surtout que la précarité est subie et s’abat souvent sur les gens à la suite à un événement tragique.
L’image littéraire de l’Enfer versus la souffrance d’autrui
15McLiam Wilson nomme toutes les personnes rencontrées par leur prénom et relate une histoire à chaque fois très personnelle, ce qui lui permet de mettre à distance la typification des individus. Il met régulièrement en avant la souffrance des gens qu’il rencontre et la manière dont ces personnes, qui souhaitaient travailler, sont souvent exploitées du fait de leur condition, de femme, d’homme noir, d’invalide. Ainsi, il rencontre Hally, « gentil […], jadis vigoureux et toujours intelligent […] », mais qui « suintait la souffrance, […] débordait d’une rage causée par la souffrance et la perte23 ». En transcrivant les récits qu’on lui fait, il rend compte des situations exceptionnelles auxquelles les personnes qu’il rencontre doivent faire face. Gabrielle, avec qui il passe beaucoup de temps, lui raconte que, sous l’effet d’une famine forcée de trois jours, elle avait fait des rêves qu’elle ne referait jamais24. Et il montre l’optimiste vain, mais indispensable pour survivre, en donnant à lire la situation de Moira qu’il a rencontrée à Belfast : « De tous les gens que j’ai rencontrés, Moira m’a semblé la personne dont la situation était la plus désespérée. Moira était vraiment dans la merde jusqu’au siècle suivant. Il lui restait environ une demi-heure avant qu’un bras évangélique de l’État compatissant ne lui vole ses enfants25. » Moira, écrit l’auteur, savait sa situation désespérée, mais ne pouvait qu’espérer un changement improbable pour tenir. Et en même temps, l’auteur remarque que Moira savait « qu’aucune amélioration notable ne se profilait à l’horizon. Elle parlait ouvertement de cette absence de tout espoir26. »
16Mais avant de se rendre à Belfast, la confrontation avec des personnes, et non des types littéraires, rend le projet intenable. La souffrance et la violence auxquelles McLiam Wilson est confronté sont telles que l’auteur, trop affecté, abandonne provisoirement le projet. Après plusieurs mois passés à Londres, l’auteur écrit être découragé et dépassé par son projet. Il explique que c’est notamment la rencontre avec Hally qui l’abat et que pour que les villes livrent « la couleur de leur cœur, de leur sang et de leurs os27 », il faut du temps et de l’énergie. Il décide alors de faire comme Hally, qui « parlait de grimper dans un lit et de tirer la couverture sur sa tête jusqu’à ce que tout ait disparu, jusqu’à ce que tout le monde l’ait oublié28 ». En plein milieu du projet, après trois jours passés à Glasgow, il rentre à Belfast et appelle Wylie pour lui dire de continuer seul à Glasgow. Dans une préface exclusivement rédigée pour l’édition française quinze ans après la publication des Dépossédés, McLiam Wilson explique qu’il a pris du recul par rapport à son projet et qu’il a maintenant conscience de l’ingénuité qui l’avait poussé à penser qu’il pourrait écrire ce livre, alors qu’il lui est désormais évident que ce voyage et ce projet littéraire étaient sans issue :
Ce petit livre a été étrangement difficile à écrire. […] Je me suis lancé dans l’aventure avec toute la confiance de la jeunesse. À grandes et puissantes enjambées j’ai foncé droit dans le mur de mon ineptie et de mon incapacité à affronter un sujet beaucoup trop vaste pour moi, à décrire des individus dont l’existence était plus complexe que je ne pouvais le suggérer, ou parfois même le comprendre29.
17En partant à la rencontre de personnes ignorées par le système, Wylie et lui ont rencontré des hommes et des femmes en survie, désœuvrés, happés malgré eux par un système qui les dépasse. Touché par ces gens et ces histoires, McLiam Wilson n’avait pas pris la mesure de l’impact émotionnel d’un tel projet. Il prend conscience qu’il avait initialement pensé son projet conceptuellement ; il n’avait pas considéré la charge émotionnelle qu’impliquait la conception de ce livre, ni n’avait envisagé pouvoir être meurtri dans sa chair. Or, émotionnellement, la confrontation directe avec la réalité et l’absence de filtre sont intenables :
Donovan et moi étions partis à la recherche de la pauvreté, de la discorde et de la perte. Tout cela, nous l’avons trouvé. Nous avions confortablement cru que cette perte et cette souffrance resteraient cantonnées au malheur d’autrui. Mais ce que nous avons vu et entendu nous a entamés de multiples manières que nous n’aurions guère pu prévoir30.
18Avec le recul, McLiam Wilson remet en question l’origine même du livre : « Je ne sais pas très bien à quoi je pensais quand j’ai décidé d’écrire ce livre. Je ne sais pas au juste pourquoi j’ai choisi d’écrire sur Londres, Glasgow et Belfast. […] Qu’étais-je venu faire dans cette galère31 ? » Devant « l’étendue et la complexité de la souffrance32 » à laquelle il est confronté, l’auteur se décrit comme dépassé et terrifié au point de vouloir fuir et oublier les conversations qu’il a pu avoir avec les gens qu’il a rencontrés. C’est notamment à Londres, chez Gabrielle, que McLiam Wilson prend conscience qu’il cherchait des éléments littéraires et qu’il aurait été bien plus facile de rencontrer des types, plutôt que des individus à part entière. En effet, le profil des personnes qu’il rencontre n’entre pas dans des cases toutes faites, car leurs histoires sont personnelles et la souffrance leur était propre :
J’ai senti mon courage s’enfuir. Je cherchais des sensations fortes. Je voulais trouver des gens affreusement pauvres. J’avais besoin d’orphelins, de tubs en fer, de vieux informes crachant leurs poumons dans le tissu déchiré de leurs manches. Je cherchais une pantomime33.
19Tout au long du projet, McLiam Wilson et Wylie sont très conscients des travers de leur art. Ils insistent sur leur volonté de rester vrais envers leur sujet tout en reconnaissant l’impossibilité de ne pas déformer la réalité, puisque celle-ci est inévitablement transformée par la littérature et la photographie. Dans le journal qu’il tient lors de son séjour à Glasgow, Wylie remarque :
Je passe en revue les images que je crois avoir faites à Londres. Je m’aperçois vite que je ne suis pas certain de m’être approché de la vérité. J’ai constamment essayé d’éviter de transformer les gens en victimes, mais je ne sais pas encore très bien m’y prendre. Photographier des dépossédés est difficile, car d’une manière ou d’une autre je m’en sers pour faire des images34.
20La question de savoir comment rendre compte avec authenticité des conditions de vie des personnes rencontrées se pose. McLiam Wilson et Wylie sont conscients que le texte et la photographie vont donner une certaine image de leur sujet et peuvent plus ou moins l’altérer. Pour contrer ces difficultés, ils vont les verbaliser, reconnaître qu’ils ne sont pas à l’abri d’idées préconçues, sonder leur démarche. Le choix des deux hommes de ne pas cacher leurs dilemmes et leurs préjugés, mais bien au contraire de les identifier et de les partager avec le lecteur, contribue à mieux représenter la dépossession. En prenant leurs préjugés comme contrepoids, McLiam Wilson et Wylie parviennent finalement à esquisser une vision plus juste de leur sujet. Wylie note qu’il doit faire attention à ne pas se contenter de trouver ce qu’il cherchait (« Robert répète tout le temps qu’il faut avoir le courage de se tromper, l’intégrité de celui qui fait fausse route35 ») et en même temps reconnaître les lieux qu’il est pertinent de photographier. Aussi, leurs préjugés peuvent les amener à chercher certaines images et le danger est alors de passer à côté de leur sujet. Mais Wylie sait aussi quand ses photographies peuvent illustrer ce qu’il voit et quand elles ne le peuvent pas. Bien que McLiam Wilson et Wylie aient à cœur de représenter leur sujet avec justesse, ils font face à de nombreux obstacles pour vraiment l’approcher. Déjà, il est difficile de trouver des quartiers pauvres. Wylie, qui ne connaît pas du tout Glasgow, écrit : « [Robert] m’a conseillé de ne pas me laisser duper par mes premières impressions de cette ville, par son centre ni par ses banlieues cossues. Il m’a dit que les quartiers pauvres formaient des satellites autour de la ville36. » Il relate en effet sa difficulté à s’y orienter et à trouver les quartiers les plus pauvres de la ville. Quand il demande à un barman où ceux-ci se trouvent, ce dernier lui répond qu’il n’en existe pas vraiment. Grâce à Bill et Pat, qui jouent le rôle de guides, l’étrangeté de Glasgow s’estompe et Wylie parvient à entrer dans certains quartiers.
21Les types et les lieux communs commencent à s’effriter et à montrer leurs limites, ils laissent place à des observations inopinées. Considérant la laideur des rues d’Hackney, McLiam Wilson observe par exemple que, contre toute attente, la décrépitude de ce quartier ne s’applique pas forcément aux intérieurs. Invité chez Gabrielle, il s’étonne de découvrir un appartement soigné, car cet appartement est en décalage avec ses attentes et l’image qu’il s’était faite d’un intérieur d’une femme dans une situation difficile : « Je ne voulais pas de cette femme. Elle avait trop de meubles et trop de goût37. » En reconnaissant que ce qu’il voit ne colle pas avec sa conception de la dépossession, il va s’appuyer sur le décalage entre ses attentes et la réalité pour reconfigurer une représentation plus juste des personnes en situation de précarité. McLiam Wilson et Wylie démontrent ainsi que certaines idées de la précarité sont bien ancrées dans les mentalités, mais qu’elles ne correspondent pas à la situation sur le terrain. Néanmoins cette réalité est difficile à affronter. Tout comme McLiam Wilson, qui écrit qu’il n’a plus la force d’avancer et d’affronter la réalité, Wylie avoue avoir lui aussi pensé à abandonner le projet lorsqu’il se retrouve seul à Glasgow et se voit assigné la rédaction du chapitre consacré à cette étape. Il souhaite décrire la pauvreté telle qu’elle est vraiment (et non comme on aime à la présenter ou se la représenter), mais la souffrance des gens l’affecte au point de ne plus vouloir la voir et ne plus pouvoir s’y confronter. À l’énergie que demande ce projet, s’ajoute celle de devoir d’abord se familiariser avec la géographie et l’identité de Glasgow. McLiam Wilson admet que sa méconnaissance de la ville l’intimide et qu'il n'a plus le cran d'entreprendre un voyage en terre inconnue. Parce qu’il n’est jamais allé dans cette ville, il y projette une géographie toute faite que seule une immersion longue permettrait de dissiper. McLiam Wilson et Wylie se retrouvent à Belfast. L’auteur se dit content de ce retour dans leur ville d’origine. Il identifie plusieurs différences de taille avec son séjour à Londres, notamment celles de séjourner dans une ville qu’il connaît bien, et de pouvoir rentrer chez lui le soir. Il reconnaît son besoin de se rattacher à des éléments de sa vie pour travailler à ce projet. D’ailleurs, il aborde cette dernière étape différemment des précédentes, aussi bien psychologiquement que stylistiquement.
Dilemmes du romancier
22McLiam Wilson fait part des facilités et des nouvelles difficultés que représente l’écriture de cette partie sur Belfast. Wylie et lui connaissent bien Belfast, il a grandi dans un quartier pauvre de la ville et Wylie, qui vient d’un quartier bourgeois, en a déjà photographié « les quartiers les plus sinistrés »38.
À Belfast c’était différent. La plupart des quartiers que je connaissais dans cette ville où j’avais longtemps vécu étaient ses enclaves les plus pauvres. La misère de Belfast, c’était la substance même de mon enfance. Ses manifestations ne risquaient pas de m’entamer. Il est difficile de craindre ou de trouver étrangères les rues qui ont fait de vous ce que vous êtes39.
23Mais McLiam Wilson se voit confronté à un nouveau dilemme, celui de ne pas savoir comment écrire la pauvreté de Belfast :
Ainsi avons-nous rencontré des problèmes différents pour comprendre ce que nous voyions dans la Belfast de la pauvreté. La complaisance et la familiarité me menaçaient, qui risquaient de rendre tolérables ou naturelles les conditions de vie dans ces quartiers. Quant à Donovan, il courait le risque de ne pas croire que la ville où il avait grandi pût être aussi cruelle ou démunie.
Et puis un problème me tracassait : il n’y avait apparemment aucune manière nouvelle de dire les maux présents de Belfast. La situation de ceux qui vivaient dans ces parties de la ville se prêtait à l’évocation dramatique ou à la polémique vertueuse. Mais ce n’était pas la vérité du mode de vie de la majorité des habitants de Belfast-Ouest. Les gens étaient heureux ou malheureux, ils se battaient et ils espéraient comme dans n’importe quelle autre ville40.
24À Belfast, il se rend compte des limites des images et décors présents dans la littérature et les arts pour documenter avec justesse la vie d’individus en situation précaire. Il constate que Belfast n’est pas un décor de roman, contrairement à Londres41. Alors qu’il avait décrit Hackney, l’un des quartiers pauvres de Londres, comme « une étagère bourrée de romans du vingtième siècle » en précisant « [o]ù qu’on regarde, ce sont des récits de perte, d’abandon, d’abnégation. Les titres qu’on lit au dos des rues promettent passion et désespoir42 », Belfast, elle, « doit sa célébrité au violent conflit politique des vingt dernières années. Belfast a peu d’autres motifs de notoriété. Elle n’a engendré aucun peintre célèbre ; aucun roman célèbre n’a Belfast pour décor43. » De par cette différence avec Londres, peut-être, ou encore du rapport intime de l’auteur à la ville, le champ lexical de l’Enfer s’estompe pour laisser place à des images plus historico-politiques. McLiam Wilson s’éloigne d’un lyrisme littéraire et insiste sur le lien entre l’économie et la politique, qui a fait de l’ombre à la misère sociale. Il explique que la pauvreté à Belfast s’explique souvent par le passé violent de la ville, mais qu’il faudrait plutôt remettre en cause l’économie. Suite à la fin d’une ère industrielle prospère, la pauvreté s’est abattue sur la communauté catholique. S’il continue de rencontrer des gens et de faire leur portrait, McLiam Wilson se tourne vers des chiffres et des statistiques, un choix que Wylie désapprouve44 :
L’Irlande du Nord a le taux de revenu brut le plus bas du Royaume-Uni, les aides sociales les plus élevées, le taux de chômage le plus élevé (14,4 % en janvier 1990 et 53 % des demandeurs d’emploi sont des chômeurs de longue durée)45.
25Critiquées au début et opposées au projet du livre qui se base sur du vécu et de l’observation directe, les statistiques apparaissent comme un lieu sûr pour McLiam Wilson, un moyen aussi, peut-être, de se protéger après le voyage trop douloureux à Londres.
26Avec ce changement de décor s’opère une autre modification du point de vue narratif : l’image de l’Enfer, si présente dans la première partie du livre, s’efface dans le chapitre consacré à Belfast. Seul un graffiti dans un quartier protestant, rapporté par l’auteur, rappelle explicitement cette référence : « IL N’Y A PAS DE SORTIE DE SECOURS EN ENFER46. » L’Enfer est aussi sous-entendu une fois, non pas dans la narration de l’auteur, mais dans un discours de Moira lorsqu’elle parle de Margaret Thatcher :
Elle m’a dit que, selon elle, Margaret Thatcher constituait la preuve de l’existence de Dieu. Ce n’était pas la bonté qui convainquait Moira. C’était la méchanceté. Par conséquent, il y avait forcément une sorte de Jugement dernier. Même du seul point de vue mathématique, on ne pouvait tout de même pas imager qu’ils s’en tireraient comme ça. C’était trop asymétrique, ça ne connaît pas47.
27Parmi toutes les paroles rapportées dans le livre, seule celle de Moira fait référence au Jugement dernier. D’ailleurs, on peut remarquer que ce ne sont pas les personnes concernées, mais l’auteur seul qui a usé de l’image de l’Enfer pour décrire ce qu’elles vivent ou parler de leur environnement, plaçant cette image du côté du littéraire.
L’image de l’Enfer sur laquelle s’appuie l’auteur pourrait alors être une manière de rappeler que la littérature, si elle ne colle pas à la réalité, a néanmoins la capacité de l’approcher par certaines références. Le topos d’un voyage en Enfer pourrait être une manière d’inviter les lecteurs sur un terrain connu, mais aussi de chercher à aller au-delà de ce topos en montrant le pouvoir, tout comme l’échec de cette référence. Ainsi, le romancier, confiant dans son projet littéraire, se rend aussi compte des limites de ce dernier, de sa capacité à décrire les gens et les situations tels qu’ils sont. Dès le début du livre, l’auteur remet en question sa légitimité :
Je soupçonnais déjà l’imposture. J’étais le moins bien qualifié pour écrire sur les « dépossédés ». Je me sentais dans la peau d’un arnaqueur. J’étais romancier. Menteur appointé. Qu’étais-je venu faire dans cette galère ?48
28Même si McLiam Wilson a du mal à se sentir légitime, sa position de romancier, annoncée et mise en avant dès le début du projet, lui permet de jouer sur des images grandiloquentes pour mieux donner à voir misère et souffrance, de faire appel à l’humour pour souligner le désespoir d’une situation, d’être dans l’empathie. La préface à l’édition française s’ouvre sur deux questions :
Quelle pertinence ou quel intérêt peut-on trouver à un essai sur la pauvreté au Royaume-Uni, écrit voilà plus de dix ans par un duo d’Irlandais du Nord aux compétences discutables ? Si l’amateurisme du romancier et l’ignorance du photographe étaient alors indéniables, quel sens peuvent-ils avoir aujourd’hui49 ?
29Si l’auteur reconnaît bien des faiblesses à son projet (« tout cela, j’en suis conscient, peut sembler un peu décousu50 »), il lui accorde le mérite de porter un regard différent sur la pauvreté, en la considérant par le prisme de la littérature et non pas seulement celui de l’économie ou de la politique. Cette approche permet de donner à voir la dépossession dans toute sa violence, mais aussi de la décrire avec humanité. Surtout, elle permet de s’opposer aux « folies théoriques les plus évidentes de l’époque51 », qu’elles soient d’ordre moral ou socio-économique.
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30Les Dépossédés et Louons maintenant les grands hommes sont des « protestation[s] contre la réalité », des critiques contre une « pauvreté sans retour52 ». Confrontés à la réalité quotidienne d’individus vivant dans la misère et la souffrance, les écrivains de ces projets, McLiam Wilson et Agee, se sont probablement rendu compte qu’ils ne pourraient rendre justice à leur voyage et leurs rencontres, les rendre mémorables et toucher le lecteur, qu’en puisant dans la littérature et ses ressorts. Agee doutait de son aptitude à écrire son article : « J’ai un terrible sentiment de responsabilité vis-à-vis du sujet ; de nombreux doutes quant à ma capacité de réaliser le projet ; plus encore quant au manque de volonté de Fortune de l’utiliser comme je le crois souhaitable (en théorie)53 ». Il fait part de la difficulté à écrire ce voyage :
Ce voyage a été extrêmement dur, et certainement une des meilleures choses qui me soient arrivées. […] Écrire ce que nous avons trouvé sur place est une tout autre affaire. Impossible sous quelque forme ou longueur utilisable par Fortune ; et je suis maintenant si abruti par mes tentatives que j’ai peur d’avoir perdu jusqu’à la capacité de le rédiger à ma manière personnelle54.
31C’est finalement pour sa forme inclassable, qui est plus de l’ordre du romanesque et du récit homérique que du reportage sociologique, que son récit marquera les esprits.
32Les Dépossédés est souvent décrit comme une entreprise documentaire. Or, en étudiant le topos du voyage en Enfer et le champ lexical de l’Enfer présent dans ce livre, on se rend compte que, si McLiam Wilson a organisé son ouvrage autour de ses impressions et des témoignages des personnes qu’il a rencontrées pour ce projet (et dont il n’a pas modifié la parole, retranscrite telle quelle), il a construit un cadre qui emprunte autant au récit sociologique et activiste [Wigan Pier Revisited: Poverty and Politics in the Eighties (1984) de Beatrix Campbell55] qu’au romanesque (Dostoïevski, Lawrence, Orwell, Dickens...56) et qu’il s’agit d’un livre reposant sur une pluralité de genres. Finalement, autant Agee que McLiam Wilson font le choix d’une forme hybride, qui s’appuie à la fois sur le littéraire et le documentaire, l’ethnographie et l’économie, la photographie et le texte, pour rendre compte de leur voyage et de leurs rencontres, pour pouvoir parler de la honte, de la misère, des humiliations tout en les mettant à distance. Agee et McLiam Wilson ont décrit leurs livres comme des échecs, mais on peut aussi se demander s’ils n’ont pas réussi ainsi à éviter les écueils auxquels ils souhaitaient échapper : l’impossibilité et les limites de la représentation textuelle ou visuelle de la pauvreté. D’ailleurs, McLiam Wilson écrit :
J’ai déjà dit que ce livre est un échec ou, au mieux, un livre sur l’échec. Plus j’écrivais, plus cette conviction grandissait. Certaines parties furent écrites beaucoup trop vite, d’autres trop lentement. […] Mais mon échec est sans doute aussi éloquent que l’aurait été une quelconque preuve de compétence. Cet échec prouve peut-être à quel point la situation des pauvres est vraiment désespérée aujourd’hui en Grande-Bretagne57.
33Même s’il a du mal à se sentir légitime, McLiam Wilson met en avant sa position de romancier dès le début du projet. Grâce à ce statut, il valorise les témoignages par rapport aux chiffres, remarque que le problème de la dépossession est politique et non moral et conclut que la responsabilité morale de la dépossession que vivent certaines personnes ne leur incombe pas à eux seuls, mais à nous tous. Au cours de son enquête, l’auteur s’est tourné vers le romanesque, l’humour, le témoignage, la sincérité ; il a narré son étonnement, sa colère, son effroi, son désespoir, ou encore sa fatigue pour approcher son sujet le plus éthiquement et intègrement possible, tout en reconnaissant régulièrement l’impossibilité de figurer la dépossession et donc à l’échec inéluctable de son projet. L’image de l’Enfer qu’il utilise pourrait alors être interprétée comme une manière de rappeler comment la littérature altère la réalité, mais paradoxalement aussi sa capacité à l’approcher par la réappropriation de cette image voire de son artifice. La référence à l’Enfer est familière, elle est apte à parler au lecteur, à ne pas complètement le déstabiliser, et contribue à ce qu’il continue sa lecture. Elle permet en outre à l’auteur d’amener les lecteurs sur un terrain connu pour leur faire prendre conscience de choses qui le sont moins, et en s’éloignant de ce topos, de leur faire également accepter le grand contraste qui existe entre représentation et expérience du monde, le décalage entre certaines images ou attentes et la réalité. Si la littérature filtre le réel, elle permet aussi de dire les choses sans image et sans détour. Et c'est sur un ton franc et assurément sérieux, sans métaphores ni cabotinage, qu’il remarque à quelques pages de la fin des Dépossédés :
Nous devons tous assumer la responsabilité morale de la pauvreté dans notre société. Cette responsabilité morale nous incombe. À maints égards, la responsabilité empirique nous incombe. De plusieurs manières compliquées et vaguement louches, notre prospérité dépend de leur dépossession. Nous leur sommes redevables. Et nous devons laisser cette conviction nous gâcher la soirée58.