De l’obscurité de l’exil à la lumière de l’écriture : les mouvements d’allers et retours chez Amina Saïd
1Amina Saïd naît à Tunis en 1953 d’un père tunisien et d’une mère française. Elle passe son enfance à Tunis et commence très jeune à écrire de la poésie en français, tout en étant entourée par la langue et la culture arabes. Elle fait des études de langue et de littérature anglaises à la Sorbonne, puis enseigne à la Faculté des lettres de Tunis avant de s’installer à Paris. Elle a publié une quinzaine de recueils de poésie (de 1980 à 2018), dont trois ont reçu un prix littéraire, ainsi que deux livres rassemblant des contes de Tunisie et des traductions de textes anglophones. Ses poèmes sont également publiés dans de multiples revues, anthologies et ouvrages collectifs, font l’objet de travaux académiques, et ont été mis en musique par différents compositeurs.
2Le mot Enfers, que ce soit au singulier ou au pluriel, apparaît exceptionnellement dans les textes poétiques d’Amina Saïd. Le Paradis est mentionné tout aussi rarement. On ne retrouve pas le thème du châtiment. Aucune descente aux Enfers n’est explicitement revendiquée. Il n’y a pas non plus de référence explicite à des textes antiques faisant mention d’une descente aux Enfers, bien qu’on perçoive en filigrane des échos à Orphée, Sisyphe, au mythe platonicien de la caverne, ou encore à Ulysse. Et pourtant, il ne fait aucun doute qu’Amina Saïd puise abondamment dans l’imaginaire classique de la descente aux Enfers, qui a nourri tant de grands poètes avant elle, pour mettre en mots un passage dans l’espace de la mort. Il s’agira dans cette étude d’explorer la manière dont elle dépeint la mort, les Enfers, les trajets allers et retours vers et de ce lieu infernal, mais surtout de réfléchir à la signification de telles images, notamment dans le cadre d’une expérience de l’exil. Dans quelle mesure l’expérience exilique de la poète, déracinée de sa terre natale tunisienne, s’apparente-t-elle à une descente aux Enfers ? De quelles manières le topos de la mort fonctionne-t-il comme une métaphore du non-temps et du non-être vécu dans l’exil ?
3Le point de départ de mon analyse rejoint la conviction de Georges Poulet que le texte « est avant tout la trace d’une expérience intérieure »1. Il s’agira alors de chercher à percevoir la voix subjective de la poète, d’accorder une valeur à l’expérience de l’exil et à l’expression d’une poésie lyrique, énoncée fréquemment à la première personne du singulier. Amina Saïd suggère à cet égard la proximité entre elle-même et le sujet lyrique dans plusieurs entretiens et textes critiques2. Cet article propose ainsi une lecture de l’ensemble de la poésie d’Amina Saïd et dessine les contours d’une poétique qui repose sur des schèmes descendants et ascendants. Mon intention s’accorde ainsi avec celle d’Abdellatif Laâbi d’accompagner, telle qu’il l’exprime dans son introduction au recueil Métamorphose de l’île et de la vague :
Je veux tout simplement accompagner A. Saïd dans son cheminement “à racines perdues”, dans son parcours intérieur extérieur […]. L’accompagner de mon silence complice au moment où ses poèmes vont affronter le péril de la lecture3.
4Cette étude s’attachera donc à suivre attentivement le cheminement (parcours audible) des textes d’Amina Saïd, car c’est dans les détails (d’une ponctuation, d’un mot, d’un temps de conjugaison, d’une référence, de l’ordre de mots, d’une analyse proche du texte, etc.) que peut se déceler le sens du texte. Comme le note Jean Starobinski, le lecteur critique espère
[…] redécouvrir le sens d’une vie qui s’organise à partir de la conscience qu’elle prend d’elle-même. Et c’est découvrir aussi du même coup l’ordre dans lequel les pensées se disposent. Elles surgissent l’une après l’autre, tantôt en accord, tantôt en conflit, selon les fluctuations d’une réflexion qui semble se déployer anarchiquement […]. L’ordre mental ainsi créé par l’écrivain doit devenir l’ordre mental observé à son tour par le critique4.
5Discours à la fois descriptif et interprétatif donc, qui vise à demeurer au plus près des textes étudiés.
6Structuré en trois parties, cet article se focalisera d’abord sur l’obscurité de l’exil et l’image d’une descente aux Enfers, puis suivra la remontée de l’abîme grâce à la lumière de l’écriture. Enfin, la dernière partie portera sur les multiples allers et de retours et établira un lien avec l’expérience de l’exil.
L’obscurité de l’exil
Paysages intérieurs
7La poésie d’Amina Saïd est marquée par les nombreuses descriptions d’espaces vastes, offrant au lecteur des tableaux de paysages. Elle fait référence à la mer, au ciel, au désert, à l’horizon, aux étoiles, à la lune, au soleil. Il émerge une géographie de l’espace vide et déshumanisé, des lieux atemporels, insituables et aux proportions cosmiques, dans lesquels la poète cherche à se frayer un chemin et à se repérer comme si elle était perdue. Quelques exemples :
terre arrondie
comme un galet usé
barque perdue dans l’univers5
suspendu entre ciel et terre
rattaché exclu6
la question mise
au pas tu hésites
au-dessus du vide
suspensions d’acrobate7
partout le vide
jusqu’à l’aveuglant soleil
la couleur noire domine8
8Dans sa thèse de doctorat, Inès Moatamri étudie par le biais d’interrogations stylistiques et thématiques la façon dont Amina Saïd écrit le paysage9. Elle avance l’idée selon laquelle il représente non seulement un espace géographique, une référence à la nature, ou encore une quête sur la façon d’habiter le monde, mais aussi de manière métaphorique un espace intérieur, mental, une référence au monde intérieur du sujet lyrique et à sa conscience subjective. Se dessine ici une sorte de confusion entre le dehors et le dedans, selon une dialectique de l’extérieur et de l’intérieur rappelant les travaux de Gaston Bachelard10.
9Une des caractéristiques de la poésie d’Amina Saïd est qu’elle interroge ses états d’âme. Le langage qu’elle développe pour les mettre en mots puise dans la richesse des images de lieux — essentiellement méditerranéens — dans lesquels elle a habité. Ainsi, un décor sombre symbolise un état émotionnellement incertain, un terrain vaste traduit une forme de perdition et d’infini ; la mer est souvent liée à une impression d’instabilité et de perte, d’éloignement progressif au travers des vagues. Par l’ampleur des environnements décrits, on comprend que l’espace intérieur est également un immense espace à sonder, à la fois onirique et métaphysique. Cette métaphorisation est caractéristique de l’ensemble de l’œuvre d’Amina Saïd, comme le montrent les exemples suivants qui sont tirés de plusieurs recueils :
pour ne plus cesser d’errer en nous11
car nous n’avons de lieux peut-être
qu’intérieurs et de parole
qu’insaisissable12
mondes
cerclés de chaos
j’arpente seule
l’espace de ma nuit13
grande mer intérieure14
nous aurons accompli ce voyage
à l’intérieur de soi15
je parcours mes horizons intérieurs16
nous peignons le monde
aux couleurs de notre mer intérieure17
10Ces vers sont rythmés par l’idée du mouvement. En ce sens, on peut évoquer une forme d’introspection, au sens d’une observation de soi qui suit le va-et-vient d’une quête intime et vivante, soulignée par les verbes « arpenter », « accomplir un voyage », « parcourir », « errer ». Les éléments naturels qu’Amina Saïd choisit pour créer ces tableaux métaphoriques varient aussi, comme la nuit, qui alterne avec le jour ; le ciel, qui change de couleur et de lumière, comme en peinture ; la mer, qui est constamment soulevée par les vagues et le vent. De même, l’horizon n’est jamais un point fixe. Les phrases nominales sont récurrentes et contribuent à l’impression d’un tableau qui se peint au cours de l’écriture. Ces phrases ont une valeur descriptive. En effet, la poésie d’Amina Saïd n’est pas une poésie de l’action, mais plutôt une poésie réflexive, pensive, une poésie de l’être, au sens de l’existence et d’un être-au-monde.
11Plus précisément, ses textes poétiques admettent deux zones distinctes. On remarque par exemple des images de portes qui ont comme rôle de séparer les espaces de la nuit et du jour, de la mort et de la vie. De façon similaire, la poète distingue les deux rives de la mer Méditerranée : elle est née sur une rive et se déplace ensuite vers l’autre. Ce déplacement exilique a créé une dualité éprouvante :
franchir la Méditerranée avait été une rupture brutale, douloureuse, une fracture à partir de laquelle il ne pourrait y avoir qu’un avant et un après. J’avais quitté à jamais la patrie de l’enfance. Ce fut la fin de l’innocence. Mais aussi le début de l’expérience18.
12Le verbe franchir appelle la notion de limites, de frontières qui délimitent le territoire familier de ce qui se situe au-delà, comme si ces deux zones ne se recoupaient pas, créant ainsi des espaces définis et hermétiques. Cette dualité est le propre d’une expérience de l’exil : « J’ai pensé l’exil sur l’autre rive, je l’exprime sur cette rive-ci, qui est l’un de mes lieux, lieu privilégié »19. Sa poésie évoque un « ici » et un « là-bas », parfois avec l’image d’une barque qui l’emmène d’un côté à l’autre. Certains recueils contiennent des illustrations de ces espaces souvent sombres, ténébreux, marins, en noir et blanc. De nombreux éléments tendent à dépeindre un lieu de ténèbres associé à la nuit et hanté par la mort.
L’espace de la nuit
13Amina Saïd développe dans l’ensemble de son œuvre une importante opposition entre la nuit et le jour, l’obscurité et la lumière. Le poème je suis enfant et libre20 décrit l’apparition de la nuit. Le poème sublime l’image d’une enfance paradisiaque, libre, en union totale avec la vie et toutes les espèces qui peuplent la terre luxuriante. Les verbes positifs contribuent à la plénitude de ce lieu et de ces temps fertiles. On lit ainsi « contemple », « gonfle », « brille », « chante », « naissent », « fleurissent », « scintillent ». Ce poème présente l’image d’un jardin d’Éden. On repère des vers tels que « je suis dans l’innocence du jour / pur commencement sans avant ni après », « dans les jardins de mon père / les arbres portent des fruits anciens » — autant d’éléments qui complètent le portrait édénique. Dans l’imaginaire de la poète, ce temps parfait correspond pleinement au jour, et on trouve ainsi les vers suivants : « soleil posé sur l’horizon / dans la clarté de toute chose / la terre contemple ses saisons », « la lampe brille encore », « les algues scintillent », « il fait grand jour sur la terre ». L’avant dernier vers est le plus important et tout le sens du poème s’y raccorde : « la nuit n’est pas encore créée ». L’apparition de la nuit coïncide avec l’arrivée du mal, de la mort, du départ de la Tunisie natale, de la première blessure, du moment où on est chassé de ce paradis, du premier exil. C’est ainsi que la poète associera tout au long de son œuvre la nuit au temps de la mort et de la souffrance exilique.
14La nuit correspond à un topos classique en littérature, en particulier dans la poésie romantique, et a été le sujet de nombreuses analyses, comme celle de Maurice Blanchot dans L’Espace littéraire au travers les œuvres de Mallarmé, Kafka, Rilke et Hölderlin. Chez Amina Saïd, la nuit se rattache à un espace de silence, un lieu souterrain où demeure l’inconnu. Elle écrit ainsi :
je palpe un espace froid
où cognent les têtes métalliques
et dépasse ma peau plissée de sanglots
où s’éternise une tranche de nuit21
le soleil guide notre ombre
qui se demande jusqu’où sa nuit ira22
15La notion du temps y est suspendue et le sujet lyrique se trouve plongé dans un espace flou et imperceptible sans savoir si le jour arrivera :
le monde exil
installé dans l’attente
ne prendra jamais fin23
et nous habitons un rythme autre
que celui du temps24
16On retient que la nuit est synonyme d’errance, d’exclusion de l’espace du jour (de la même manière que Maurice Blanchot associait la nuit au dehors25) : un « exil de la lumière »26.
17La nuit est aussi associée au lieu métaphysique d’émotions douloureuses. Les premiers recueils de la poète sont hantés de solitude, d’angoisse, de confusion, d’incertitude, de terreur, de tourmente (« des âmes tourmentées »), de désespoir, atteignant même parfois un point de saturation. L’atmosphère y est dense, pesante, voire insoutenable. Tahar Ben Jelloun affirme au sujet d’Amina Saïd qu’elle « habite le territoire de la blessure »27. Voici un exemple :
désarmée
au centre des décombres
de tous les langages connus
observe surtout la nuit
venir d’affreuses solitudes
des voix confuses
chuchotis
derrière le bleu des sites
tu fis moisson de squelettes
agrégats de quel passé trouble
de l’incertitude du nom des choses28
18Si la folie ne constitue pas un thème central, elle surgit néanmoins tout au long de son œuvre, de façon marginale mais récurrente : de brèves références laissées ici et là au fil de ses textes, comme si le sujet lyrique effleurait la folie, menace permanente. La folie est à comprendre comme un espace particulièrement sombre, dans lequel le sujet lyrique n’entre que rarement, mais se tapit au loin. La première caractéristique de la folie chez Amina Saïd est qu’elle est principalement associée à l’espace-temps de la nuit :
nerfs branchés
au crépuscule de l’absurde
cauchemars pertinents
métastases de glace
tardive
qui convulsent
nos nuits secrètes29
19Dans cet espace, le sujet lyrique paraît tourmenté intérieurement, éprouvé par la solitude et écrasé par la perception de fractures et d’absurdité. On lit ainsi :
mon amour de sable
moi si folle
cernée d’ombres
qui arpentent ma vie
j’entre en solitude
qui fait mes transes
mon corps d’absence et de fuites
tout à sa dissolution lente30
20De même, l’expression d’un non-être, ou plus précisément de ne pas avoir la place pour exister entièrement dans le monde extérieur, génère quelque chose d’insoutenable, une forme d’absence de soi à soi. La folie se caractérise par une exclusion du monde extérieur et de la communauté humaine, liée par la raison, mais aussi par des expériences communes, des valeurs partagées. La proximité entre exil, rejet, exclusion, bannissement, marginalité est évidente. Les références à la folie se manifestent également par une sensation d’être enfermée, prisonnière dans sa folie solitaire. Certains passages et illustrations révèlent une forme de claustrophobie. En voici quelques exemples :
la nuit nous retournera dans ses fers
jusqu’à la sinistre éclosion
du jour
chercher refuge
hors sa prison d’angoisse
dans l’envers de l’autre31
une folie cerne les emmurés
ils prennent pied
dans la nudité des chemins32
parenté avec les masques
qui nous excluent
mimes exilés en leur singularité
faussaires
en ce royaume d’outrances
arrachement à la terre perdue
en sa folie d’horizon
inhospitalière défigurée
terrible et comme détachée
du pommeau de l’œil
affamée des espaces de la dissolution
la mort peinte
sur les masques qui nous saluent
la mort peinte
travestie
ancrée dans les regards33
21Bien que l’espace dépeint soit souvent très vaste, le sujet lyrique dit se sentir parfois à l’étroit, captif, encerclé dans cet espace immense, cantonné et mal à l’aise dans son propre corps. On lit par exemple :
tremble la chair
qui est comme à l’étroit
dans sa carapace de chair […]
tremble la chair
dans un resserrement de peau
l’instant s’attarde
à nous sculpter
un masque de gisant
c’est peu après
que nous sombrons en nous-même34
22L’enfermement ressenti se traduit dans le recueil Sables funambules par cinq illustrations peintes par Abidine Dino, en noir et blanc, toutes différentes mais similaires dans leur représentation d’un cercle, tracé avec un large pinceau et une couleur noire, dans lequel figure un seul personnage, homme ou femme, sans visage, anonyme. Les bras et les jambes sont souvent écartés. Le manque d’espace et l’impression d’enfermement sont frappants.
Peinture de Abidine Dino
dans Amina Saïd, Sables Funambules, Paris, Arcantère Éditions & Trois-Rivières, Les Écrits des Forges, 1988
Les images de corps meurtris
23Amina Saïd développe notamment dans Métamorphoses de l’île et de la vague, un de ses tout premiers recueils, des images poignantes de corps blessés. Ses poèmes abondent en descriptions de membres fragmentés éparpillés à travers les pages du recueil : ventres, visages, cœurs, yeux, têtes, bouches, mains, gencives, paupières, cils, hanches, nerfs, talons, ongles, pupilles, squelettes, gorges, peaux, veines, langues, voix. Anonymes, ils sont représentés comme souffrants, mourant lentement, solitaires, mutilés, saignants, spécialement ceux de femmes. Le vocabulaire médical que développe la poète pour décrire des chairs malades, craquelées, agonisantes retient l’attention. Elle dépeint ainsi des êtres atteints de gangrène, de plaies, de fièvre, d’hémorragie, de cicatrices, dans le coma, évanouis. On trouve les termes « bistouri », « métastases », « dissections », « tumeur »35. Ce langage inhabituel en poésie met en mots de manière visuelle et corporelle une douleur invisible à l’œil nu, et qui pourtant ronge de l’intérieur.
Le motif de la mort
24L’omniprésence de la mort est frappante à la lecture de la poésie d’Amina Saïd, se propageant progressivement et se décuplant dans tous les recueils jusqu’à devenir véritablement un leitmotiv. Des références à la mort sous toutes ses formes y sont disséminées, que ce soit la mort de proches, la sienne, la question du lieu d’enterrement (question récurrente pour les exilés36), une expression de l’angoisse de la mort, de la solitude et du silence qu’elle cause, des tombes, des nefs, des cercueils, des rituels autour de la mort, de la couleur noire, des annonces de décès parues dans le journal, des épitaphes dédiées à des auteurs morts, la mort du passé, la nuit comme une allégorie de la mort. Ses textes regorgent aussi d’images de destruction, de ruines, de rouille, de feu et de cendres, autant de spectres de la mort qui hantent son œuvre. Ces matières inanimées et consumées n’ont pas résisté au temps, et en ce sens deviennent des matières mortes. La poète ne formule pas toujours la corrélation avec l’expérience de l’exil, mais ces références peuvent se lire comme autant de traces de la mort exilique, de ce qui, inévitablement, se perd dans l’exil. Il est impossible de présenter tous les passages qui développent ce thème tant ils sont nombreux, mais voici quelques exemples :
je suis dans la banlieue de la mort
et le silence qui suit
n’arrête pas le temps37
la mort est un pays
inexplicable et mystérieux
l’enfer y est pavé
d’ombre et de lumière
je ne vois que fer et flammes
parmi les signes de la chute
à même la peau du monde
s’embrase une tunique
de feu et de sang
sans plus de boussole
d’étoile ni de sextant
nous naviguons vers nul lieu38
Le schème de la descente
25Outre la présence du thème d’un royaume de la mort, les textes d’Amina Saïd s’organisent autour du schème de la descente, au niveau structurel des textes. On remarque un lexique qui décrit la chute et un mouvement vers un abîme : « et je sais que je tombe »39, « et toujours nous contiendrons / la nuit qui tombe en nous / comme un clou noir / dans la chair de la chair »40. La transition entre le haut et le bas est rapide : « de cette chute à pic »41, au cours de laquelle le sujet qui tombe au fond d’un abîme :
nous ne sommes pas
venus de nous-mêmes
au fond de la caverne
la terre entrouverte
sur l’abîme nous avons
chuté en ses profondeurs42
26Cette chute engendre donc un changement de monde, à la fois comme espace et comme temporalité. La référence à l’allégorie de la caverne de Platon dans cette strophe rappelle que l’on descend toujours dans le monde souterrain pour chercher quelque chose qui importera dans le monde des vivants (par exemple, Orphée descend pour chercher Eurydice), pour accéder à la connaissance, acquérir un savoir, chercher une guérison. Ce monde de l’abîme est également caractérisé par l’oubli ; Amina Saïd évoque à plusieurs reprises un espace qui causerait l’amnésie et l’effacement de soi :
je descends plus loin encore dans l’égarement des noms propres
là où croît l’angoisse humaine
là où croît l’angoisse humaine est un fruit
mort qui gît souverain
en nos poussières
tout reviendra
un cyclone
est en sommeil
en ces lieux troubles de la mémoires43
27Au niveau de la stylistique, la densité de l’écriture d’Amina Saïd suggère par ailleurs une chute. La richesse du vocabulaire est particulièrement évocatrice, comme si chaque mot avait été pesé et se révélait être absolument essentiel. Les textes s’étoffent de couches superposées, créant progressivement une écriture dans laquelle le lecteur est immédiatement plongé, sans avoir l’impression de commencer au début, comme s’il était tiré vers l’abîme en même temps que chute le sujet lyrique. Il y a par moments comme un effet de spirale et d’engouffrement. Ce phénomène est particulièrement remarquable dans les premiers textes de la poète : certaines sections du recueil Métamorphoses de l’île et de la vague sont extrêmement denses, présentées comme un bloc de mots caractérisé par une absence quasi-totale de ponctuation, de titres, de majuscules, de vers, générant ainsi un tempo rapide. Le lecteur de tels passages peut se sentir physiquement essoufflé et emporté par le tourbillon de la descente vertigineuse.
L’obscurité de l’exil
28Amina Saïd développe ainsi des images de la nuit et des ténèbres de l’abîme en puisant dans un imaginaire classique de la descente aux Enfers, sans la nommer explicitement, mais en l’évoquant par des caractéristiques reconnaissables. À mon sens, elle le fait surtout pour exprimer par la métaphore sa propre expérience douloureuse de l’exil. C’est à travers le symbole de la mort qu’elle exprime la douleur et le traumatisme du déplacement, de la position d’entre-deux dans laquelle elle se retrouve, de l’absence, de la séparation et de la mélancolie exilique qui l’habitent, de l’épreuve de la profondeur. Selon Olivia Bianchi, « l’exilé est un homme déraciné qui vit son exil comme s’il goûtait la mort »44, expression où le comme si suggère bien une métaphore, permettant de mettre en image l’épreuve de l’exil qui demeure si souvent indicible.
29Une suite de quatre poèmes sans titres, simplement numérotés de I à IV, tirée du recueil Marcher sur la terre, tisse ensemble les thèmes de l’exil, de la mort et des Enfers45. La poète dresse le tableau d’un lieu effroyable par lequel transitent « hommes femmes enfants ». Le cycle de poèmes démarre avec l’évocation de la lumière (« lumière éblouie / dans l’immensité blanche du silence »), qui permet d’apercevoir les personnes qui arrivent (« on les voit venir / de leurs seuls noms vêtus »). Les scènes rappellent le contexte de la migration contemporaine et le parcours infernal qu’entreprennent de nombreux migrants aujourd’hui (« Commencer par la mer / dans le miroir de l’imprévu », « injuste dislocation »). L’emploi dans la première partie des pronoms « les » et « leur » traduit une distance entre les personnes qui arrivent et le sujet lyrique, alors que dès la seconde partie, on lit « on nous voit venir » et le déterminant possessif « nos » est utilisé. Que caractérise ce lieu ? Quelles émotions y sont liées ? À quoi ressemblent les arrivants ?
30Il s’agit d’un passage que les personnes parcourent à pied, sur des routes faites de sang et de poussière. C’est un lieu hostile, tantôt hanté par des cris, tantôt alourdi de silence, associé à la mort, que l’on cherche à fuir et auquel on espère survivre :
autour de nous personne ne répond
les portes nuisibles se referment
[…]
un chien secret hurle
[…]
on nous voit venir
hommes femmes
nos derniers enfants
distribuent en chemin
la cendre des mères
[…]
nous respirons
de morte lumière
[…]
à l’étroit sur la terre
[…]
nous survivons
pour d’autres destinations
31Le passage dans ce lieu fait surgir des émotions graves, comme celles présentées précédemment :
nous fuyons l’incendie les flammes
d’antiques terreurs sifflent en nous
nos cris défroissent
les grandes lignes du vent
32La douleur est à la fois psychique et corporelle :
à l’étroit sur la terre
leurs mains filent l’effroi
approchant une terre nouvelle
le silence rompu ils délirent
hommes femmes enfants
creusés de solitude
dans leur chair brûlent des arbres entiers
étrangers jusque dans la mort
ils portent leurs yeux ouverts
33Les portraits des passants mettent en lumière l’horreur de leurs expériences dans ce lieu infernal :
étranglés de cordes
nos os flottent fêlés
sur l’écume des astres
[…]
le destin meurtrit leur veines
leur bouche n’est pas délivrée
de la mort
[…]
leurs mains saignant
sur une absence de terre
[…]
hommes femmes enfants
ils viennent de si loin
la lumière chassée de leurs yeux
[…]
hommes femmes enfants
pendus au fil des chemins
les bouches de leurs maisons brûlées
saignant sur la cendre des murs
La lumière de l’écriture
34De l’obscurité de la nuit jaillit une écriture apportant la lumière nécessaire pour remonter des Enfers. C’est l’expérience de l’écriture qui permet de refaire chemin vers la vie. Les mots ont le pouvoir de générer la lumière même au plus profond de la nuit. Amina Saïd écrit ainsi :
les mots créent
une lumière autre
le poème parfois brille
de son propre éclat
pour la lumière
nous travaillons la lumière46
L’expérience de l’écriture
35Le recueil Gisement de lumière débute avec un poème remarquable qui porte sur le thème de l’écriture. Le poème est cadencé par une construction simple et répétitive, soulignant la multitude de raisons qu’elle a d’écrire. Les prépositions « pour » et « contre » appuient l’idée que l’écriture comporte une intentionnalité. La poète cerne entièrement le pouvoir des mots. Voici quelques vers en exemple :
j’écris contre l’absurde
et parce qu’il y a le mot cri dans écrire
[…]
j’écris au dos de la mort
j’écris pour me rattraper au bord du monde
reprendre souffle m’arrêter regarder écouter
[…]
j’écris pour délivrer mes voix multiples
qu’elles soient souffle et source
du fond de ma nuit elles se fraient un chemin
jusqu’à l’aube de la page
écrire c’est repousser les frontières de l’ombre
[…]
j’écris parce que la liberté est vertige
au miroir de l’angoisse
[…]
et que funambule sur un rayon de lune j’avance
m’y contraint le souffle de l’abîme47
36La poète exprime un besoin vital des mots, qui offrent un espace hospitalier pour sa voix exilique et qui portent en eux de la lumière. La poésie devient comme un élément vivant qui repose sur le souffle. Le rythme poétique, créé par des groupes de vers de différentes longueurs et par le jeu des accents toniques et des suspensions, s’apparente ainsi à un cœur qui bat :
les mots
sont armature de lumière
j’ai besoin pour vivre
des labyrinthes qu’ils creusent
ce qui les met au monde
est cet obscur silence qui les vêt
l’écho abolit
absolument leur nuit
[…]
j’ai besoin pour vivre
que leur souffle m’anime
sinon je meurs
de ce poids de pierre sur mon corps48
Cheminement
37Si la descente est une chute brutale, la remontée se fait à l’allure de la marche. En ce sens, la forme poétique exprime bien la lente progression pour refaire surface : les vers courts et intenses prennent l’allure de chaque pas, les blancs de la page donnent à voir les pauses nécessaires pour reprendre souffle. On lit ainsi : « depuis lors je suis en marche / pour me présenter aux portes de la vie »49. Par ailleurs, Mireille Sacotte a relevé au niveau typographique l’utilisation de l’italique, qui est abondante chez Amina Saïd :
L’inclinaison des lettres sur la ligne est donc métaphore du mouvement dans l’écriture, ou si l’on préfère, métaphore de l’écriture en mouvement ; chaque caractère penché sur le suivant, le suscitant et le poussant à son tour vers l’avant, donne à la page une allure qui s’accorde avec une poétique qui se veut elle-même mouvement dans sa naissance et dans son développement50.
38La poésie s’écrit donc à partir de la mort et devient le moyen de lui résister et de lui survivre. L’écriture est pensée comme une arme, comme un signe de résilience et de courage :
je découvrais une manière d’abîme
et autant de façons de lui survivre
j’affirmais y voir clair
les mains nues dans la lumière
qui me sert de route
je tissais la toile abrupte
de mon destin
je revivais le moment
où je perdis la parole
et trouvai le poème51
39Ceci rappelle la vision de l’écriture d’Hélène Cixous, qui affirme ceci : « Écrire : pour ne pas laisser la place au mort, pour faire reculer l’oubli, pour ne jamais se laisser surprendre par l’abîme »52.
La renaissance : entre lumière et connaissance
40Une lumière apparaît progressivement dans les œuvres d’Amina Saïd. Au fil des pages s’installe une dialectique entre obscurité et lumière, nuit et jour, absence et présence, mort et vie. L’écriture dit la rupture et la mort de l’exil, et le disant, elle ouvre la voie à la vie et à une continuité retrouvée. La lumière peut être interprétée comme une métaphore de la connaissance pour l’exilée qui cherche comment être au monde et se comprendre après une expérience de marginalisation, de rupture et de déracinement. En ce sens, la descente aux Enfers et la quête de la lumière au travers de l’écriture se lisent comme une quête de soi, un voyage initiatique. Ainsi « l’exil ne serait pas, fatalement, une perte de soi »53, mais une renaissance à soi :
nous sommes en quête de lumière
pour accéder aux grands fonds de nous-mêmes
nous sommes à l’écoute du silence
musique concertée concert cosmique54
et de ma propre absence
je nais à moi-même55
41Le sujet lyrique parvient à complètement remonter des Enfers et réintègre le monde des vivants symbolisé par la lumière. Saïd écrit ainsi :
ce qui se tut
n’en finit pas de renaître
de nos obscurités56
— quand la vie fait signe
la mort recule57
42La poète chante le retour d’un voyage comme le ferait une survivante, comme Ulysse qui rentre de ses dix ans d’errance :
je parle de ce qui est une fin
un voyage dont on revient
ébloui de tant d’étoiles
mais vivant58
43Pour chaque élément rattaché à la mort, on trouve aussi son contraire. Amina Saïd contrebalance ainsi la nuit par le jour, les ténèbres par la lumière, le vide par le plein, la souffrance par la paix, la mort par la vie, l’effacement par la renaissance. Dans son article intitulé « Poésie, notre part d’ombre et de lumière », la poète relève « la récurrence de la dialectique de l’ombre et de la lumière, des ténèbres et de la clarté, du jour et de la nuit »59 chez des poètes de la Méditerranée dont elle fait partie et dont elle se réclame. Elle établit un fascinant repérage de ces images dans la littérature de l’Antiquité à nos jours, citant par exemple Georges Séféris, Adonis, Salah Stétié, Georges Henein, Anghélos Sikélianos, Jean Amrouche, Mohammed Dib, mais aussi René Char, Paul Eluard, Philippe Soupault, Pierre Jean Jouve, Saint-John Perse, Mallarmé, Apollinaire, Yves Bonnefoy, Edmond Jabès et Gaston Bachelard. Amina Saïd réfléchit au rôle que jouent ces images et souligne que la remontée des profondeurs, si présente dans la poésie, cette « mise à jour », relève de l’essor dynamique de l’acte créateur60. Créer de la poésie suppose pour elle une expérience de l’abîme et une renaissance. Elle estime que « la sortie des ténèbres signifie l’accès à la lumière, symbole de régénération, d’élévation, d’épanouissement, de révélation, d’espérance, de connaissance aussi »61. Ceci n’est pas sans rappeler la conception du poète argentin Roberto Juarroz qui pense son œuvre de manière verticale62, estimant que la poésie tend vers l’élévation en même temps qu’elle puise en profondeur. L’intention de la poésie est de composer avec cette tension particulière consistant à élever et ancrer à la fois.
La naissance de la liberté
44Le retour au monde d’en haut permet une forme de renaissance, de métamorphose, de transformation profonde. Emmanuel Lévinas suggère que le poète se crée en créant le poème, qu’il naît en même temps que le poème naît. Ainsi, « l’acte poétique devient affirmation de soi, acte ontologique »63. Ceci se retrouve chez Amina Saïd, qui ose affirmer haut et fort un je, une identité dans un espace qu’elle a su créer. L’espace de l’écriture devient un lieu hospitalier qui permet une habitation poétique du monde. Amina Saïd dira lors d’un entretien que « la poésie est le lieu où je me sens moi-même »64. En effet, sa poésie métisse permet de joindre ses différentes sphères culturelles et d’établir des ponts entre là-bas et ici, de « fusionner les contraires, relier le séparé, tisser les liens du mystère »65 par la force de l’imaginaire. On touche ici à la définition même du mot « poésie » qui vient du grec « poiêsis » et qui signifie « création », au sens d’abord manuel (« fabrication artisanale »). Elle construit dans l’espace poétique un lieu de liberté afin d’exister pleinement, ce que Homi Bhabha décrirait comme un troisième lieu (« a third space »66). Cet espace liminal, où plusieurs espaces peuvent se rencontrer et se recouvrir, permet ainsi une forme de catharsis et de cautérisation des blessures exiliques (pour repenser aux corps malades décrits précédemment).
Les allers et retours exiliques
45Ce cheminement spirituel et initiatique d’aller et retour aux et des Enfers en dit long sur l’expérience de l’exil qui s’apparente à une mort, mais non à une condamnation à mort pour le poète, qui parvient à renaître à travers l’écriture. Le voyage pourrait s’arrêter là, après la renaissance, mais ce n’est pas le cas. Sitôt remontée à la clarté du jour, la poète replonge dans l’obscurité : « à peine avons-nous franchi / le seuil dans un sens / que nous le franchissons / dans l’autre »67.
46Amina Saïd évoque le rythme cyclique de la nuit et du jour, de la descente et de la remontée, imbriqués l’un dans l’autre :
mais la nuit que poursuit le jour
que poursuit la nuit
que poursuit le jour
trace un cercle parfait68
47Si on établissait une géographie des mouvements internes aux textes, on observerait non pas une descente et une remontée, mais plutôt des descentes et des remontées répétées. Cette structure cyclique traduit l’errance inhérente à l’expérience exilique, ainsi que la perception d’être condamné à des allers et retours incessants. C’est ce que pointent les vers suivants, en écho implicite au mythe de Sisyphe :
prisonnier du cercle
l’arpenteur revient
à son point de départ69
48Une lassitude en découle :
Combien de fois aimer partir tomber se relever
mourir renaître oublier l’avant l’après
s’effarer du monde qui se creuse sous nos pieds
ou le caresser au plus intime
combien de fois dire ce qui nous blesse
dans des langues inventées
ou laisser la page simplement vide70
49Le choix de l’infinitif dans de nombreux de ses textes, comme dans le passage ci-dessus, est remarquable et suggère la répétition. Le verbe n’est plus relié à une temporalité précise, mais correspond à plusieurs temporalités (passé, présent, futur). D’autres passages font apparaître ce rythme cyclique par la répétition du préverbe « re- » :
comment faire revivre le rêve
dans la nuit nécessaire
réentendre la musique précieuse
qui rythmait la solitude
50Un autre procédé utilisé est lié à la construction des œuvres, souvent circulaire. Par exemple, on peut conclure un recueil en reprenant les premiers vers. Par ailleurs, Jean-Michel Maulpoix, spécialiste de la poésie lyrique, estime que cette forme littéraire rend particulièrement bien compte de ces mouvements ascendants et descendants :
Dès son apparition, le mot « lyrisme » se trouve partagé entre un sens positif et un sens négatif. J’ai pu observer à ce propos, en étudiant ses emplois jusqu’au début du XXe siècle, que les deux verbes qui s’y associaient le plus souvent étaient monter et tomber. Soit l’on monte jusqu’au sublime, soit l’on se fourvoie dans le pathos et l’emphase. Étrange notion charnière que celle-là, puisqu’elle désigne ensemble une réussite et un échec, un envol et une chute : lyrisme pourrait être le nom de ce que risque la poésie, sa tentation, son ambition, son pourquoi peut-être71.
51Jean-Pierre Richard relève une structure similaire dans sa lecture de Rimbaud, Verlaine, Nerval et Baudelaire. Le critique estime que l’expérience de l’abîme et d’une profondeur s’accorde avec l’image d’une remontée qui s’apparente à une forme de renaissance. Il s’agit « de traverser la profondeur et d’en ressortir délivré, fraternel. D’une manière ou d’une autre, tous s’enfoncent dans l’innombrable, dans l’impossible, dans la mort, pour ensuite, ou pour en même temps en resurgir vivant72. » Il poursuit sa réflexion ainsi : « Expérience paradoxale, et pourtant chaque jour recommencée et réussie, qui lie la littérature à l’impossibilité de la littérature, et qui fonde l’être sur une familiarité active du néant73. » Il touche ici au plus intéressant dans la notion d’un retour à la vie : le fait qu’il n’est jamais définitif, jamais acquis, mais plutôt éphémère et à renouveler constamment.
52Cet aspect cyclique est également lié à l’expérience de l’exil. Stuart Hall décrit ainsi dans son article « Cultural identity and diaspora », l’expérience diasporique comme une expérience de l’errance et de la répétition : « Diaspora identities are those which are constantly producing and reproducing themselves anew, through transformation and difference74. » Pour Edward Saïd, l’exil comporte aussi un aspect insurmontable et cyclique dans la douleur : « [exile] is the unhealable rift forced between a human being and a native place, between the self and its true home: its essential sadness can never be surmounted75. »
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53Le sujet exilé semble ainsi voué à faire l’expérience de descentes et remontées aux Enfers. Une des forces de l’écriture d’Amina Saïd est de réussir à nommer la douleur de l’exil, notamment par le biais de l’imaginaire classique qui fournit un modèle narratif. Il est intéressant de remarquer que les premières œuvres d’Amina Saïd sont bien plus sombres et traversées d’éléments infernaux que les dernières. Celles-ci revisitent plusieurs fois les profondeurs obscures, effectuent encore des descentes aux Enfers, mais les passages qui célèbrent la vie occupent dorénavant plus de place. Ces passages témoignent d’une conscience et d’une confiance qu’après toute descente, une remontée sera inévitablement possible. C’est comme si la poète conservait une mémoire des trajets passés et se trouvait ainsi armée de résilience. Son dernier recueil, Chronique des matins hantés, semble aller dans ce sens en présentant pour la première fois des illustrations d’arbres très colorées et vivantes. On attend évidemment le prochain recueil de la poète afin de l’accompagner davantage dans le cheminement intérieur qu’elle entreprend.