Parménion aux Enfers : catabase syncrétique et écriture thérapeutique
dans Lion of Macedon de David Gemmell
1Les lieux de l’au-delà, tels que les Enfers, le Paradis ou encore le Valhalla, font partie de constructions humaines imaginaires censées pallier les angoisses face à ce qui suit la mort. Si le monde de « l’après-vie » agit souvent comme un levier pour maîtriser une population (« si tu te comportes mal tu seras puni, si tu te comportes bien tu seras récompensé à ta mort »), ces lieux sont avant tout des espaces que nous pourrions qualifier de « merveilleux », adjectif caractérisant « ce qui s’éloigne du cours ordinaire des choses ; ce qui est miraculeux, surnaturel » (définition du dictionnaire Larousse en ligne). Or, la fantasy historique, en anglais Fantasy of History1, genre qui emprunte à la littérature épique, aux mythes et légendes, aux contes et au roman merveilleux, est particulièrement adaptée à la représentation de ces lieux imaginaires2. Considéré comme un sous-genre de la fantasy, la fantasy historique revisite une période en y introduisant des éléments de merveilleux. La relation supposément conflictuelle entre fantasy et Histoire dans les romans de fantasy historique est interrogée par Veronica Schanoes :
La fantasy historique est un genre hybride semblant reposer sur deux modes opposés, celui de la fantasy avec son rejet explicite de la réalité consensuelle, et la fiction historique, un genre enraciné dans le réalisme et les événements historiquement exacts3.
2L’autrice américaine conclut son article en considérant que la fantasy historique questionne l’histoire et permet d’en délimiter les zones d’ombre. C’est ce que fait David Gemmell en écrivant Lion of Macedon, récit dont le protagoniste est Parménion, général méconnu d’Alexandre le Grand.
3En 1976, croyant souffrir d’un cancer, David Gemmell écrit en deux semaines seulement un roman intitulé The Siege of Dros Delnoch. Le héros, Druss, combat symboliquement les hordes cancéreuses jusqu’à sa mort. Ce roman sera réécrit en vue d’une publication et paraîtra en 1984 chez Random House à New York sous le titre Legend (Légende)4, un best-seller qui marquera le début de sa carrière d’écrivain. L’ouvrage dont nous allons parler dans cet article, premier volet d’un diptyque, reprend les codes de Legend, mais cette fois la maladie emporte son héros aux Enfers.
4Articulé en deux tomes parus chez le même éditeur, respectivement en 1990 et 1991, sous les titres Lion of Macedon et Dark Prince5, ce roman prend place au ive siècle av. J.-C. en Grèce pendant le règne de Philippe II de Macédoine puis d’Alexandre le Grand, avec pour héros le général Parménion, qui présente l’avantage d’être un personnage malléable avec très peu de contraintes historiques6. David Gemmell romantise sa vie : orphelin né d’un père lacédémonien et d’une mère macédonienne, il ne trouve pas sa place à Sparte ; le sacrifice de la femme qu’il aime le pousse à vendre ses services de strategos aux différentes cités grecques, voire aux Perses ; animé par son désir de vengeance envers Sparte, il aidera Philippe II de Macédoine à conquérir la Grèce, puis se mettra au service d’Alexandre le Grand.
5L’aller et retour de Parménion aux Enfers dans Lion of Macedon, épisode final du tome I et apogée du roman, est un récit initiatique non seulement pour le protagoniste, mais aussi pour l’auteur. Dans cet article, nous analyserons en quoi le passage aux Enfers de Parménion est à la fois une représentation chrétienne des Enfers antiques et un voyage spirituel pour David Gemmell. En effet, le traitement de la représentation des Enfers lors de la catabase du héros est typique de la fantasy historique anglaise : elle mêle éléments de décors antiques et réappropriation religieuse. Les nombreux entretiens biographiques de David Gemmell éclaireront la part thérapeutique de son écriture lors de l’anabase de Parménion.
L’aller aux Enfers
6Dans les derniers chapitres de Lion of Macedon, Parménion accède aux Enfers par projection astrale, une expérience ésotérique proche de la métempsycose, puisqu’elle dissocie corps et âme. Parménion tombe dans le coma au moment où accouche Olympias, l’épouse de Philippe de Macédoine, avec laquelle il a eu une relation ; son âme est alors envoyée intentionnellement aux Enfers par Aristote. Celui-ci ne ressemble en rien au philosophe grec : c’est un puissant mage qui joue un rôle important dans la dimension fantastique du roman. Il investit Parménion d’une mission : protéger l’âme de son enfant à naître, le futur Alexandre le Grand, de la possession du démon Arhiman7. En effet, comme dans le chant VI de l’Enéide où Anchise explique que les âmes des Enfers renaissent8, l’âme d’Alexandre se trouve déjà aux Enfers et elle est convoitée par Arhiman. Cet étonnant épisode apparaît comme une aventure dont le but est moins important que le voyage en lui-même.
7Le voyage astral permet à Parménion et Aristote d’arriver directement aux Enfers, sans rencontrer ni portes ni gardiens mythiques. Au lieu de cela, Parménion franchit le seuil entre la vie et la mort et se trouve directement confronté à un paysage désolé :
There was no sensation of waking, no drowsiness. One moment there was nothing, the next Parmenion was walking across a colourless landscape under a lifeless grey sky. He stopped, his mind hazy and confused.
As far as his eyes could see there was no life, no growth. There were long-dead trees, skeletal and bare, and jagged boulders, rearing hills and dark distant mountains. All was shadow.
Parménion n’éprouva aucune sensation de réveil. Soudain, le néant se dissipa et il se retrouva au cœur d’un paysage incolore surplombé par un ciel gris. Il nageait dans la plus totale confusion.
Aussi loin que portait le regard, la vie avait disparu. Tout n’était qu’arbres morts et squelettiques, rochers escarpés et lointaines montagnes. Un monde d’ombres9.
8Les Enfers présentent un paysage incolore surplombé par un ciel gris. Le terrain est escarpé, menaçant, la vie est absente, c’est un « monde d’ombres ». Le terme d’« ombres » est bien choisi : c’est la dénomination la plus commune pour désigner les « morts du royaume d’en-bas » chez Homère et Platon10. La forêt d’arbres morts accentue l’ambiance lugubre. En effet, le rivage du Cocyte se compose d’arbres comme l’if ou le cyprès, qu’on trouve traditionnellement dans les cimetières. Nous pouvons en déduire que cette forêt symbolise la frontière, ou tout simplement constitue un lieu merveilleux, surnaturel, parfois corrompu, comme on en retrouve dans les romans de Chrétien de Troyes, dont s’inspire David Gemmell.
9La chercheuse Catherine Cousin indique que :
La nature tient un rôle secondaire dans la pensée grecque, centrée avant tout sur l'homme. La perception du milieu paysager se limite donc, au moins à l'époque archaïque, à de rares éléments indicatifs, voire symboliques, qui sont toujours secondaires par rapport à la figure humaine, que cette dernière soit vivante ou morte11.
10Le manque d’éléments paysagers des Enfers est souligné par le fait que David Gemmell répète les rares motifs descriptifs plusieurs fois. La fantasy étant un genre majoritairement descriptif, l’atmosphère du lieu a autant d’importance que les dialogues.
11La description du lieu est également temporelle : on perd toute « notion de l’écoulement du temps12 ». Il s’agit donc bien d’un monde hors normes qui échappe aux logiques terrestres. Pourtant, le héros reçoit des indications spatiales liées aux points cardinaux et à la géographie des Enfers. Aristote, qui accompagne Parménion, les géolocalise facilement, en lui disant qu’ils sont à l’est du Styx, près d’une montagne :
“What is this place?” Parmenion asked the magus. “The land beyond the River Styx, the first cavern of Hades,” answered Aristotle. […] Parmenion stood and stared hard in all directions. “Where is the Styx?” “To the east,” answered Aristotle. “And how do I tell which is east? There are no stars save one, no landmarks that I could recognize.”
— Quel est ce lieu ? demanda le strategos.
— Le territoire qui s’étend au-delà du Styx, la première caverne d’Hadès. […]
Le Spartiate se leva et effectua un tour d’horizon.
— Où se trouve le Styx ? voulut-il savoir.
— À l’est, répondit son compagnon.
— Et en quoi cela m’aide-t-il ? Il n’y a qu’une seule étoile dans le ciel, et nul repère terrestre ne permet de s’orienter13.
12Aristote remplit la fonction de guide en tant qu’être surnaturel. Nous remarquons que David Gemmell prend soin d’utiliser un vocabulaire lié à la mythologie grecque ; la mention du Styx et de l’Hadès facilite la projection du lecteur dans un imaginaire grec antique.
13Parménion discerne l’âme de son fils, Alexandre, sous la forme d’une étoile brillante. Lorsqu’il récupère cette âme, il fuit vers le portail des Champs Élysées, ce qui montre que David Gemmell utilise l’itinéraire de Virgile. La représentation de ce locus amoenus dans Lion of Macedon est similaire à celle des îles des Bienheureux dans les textes d’Hésiode, d’Homère et d’autres auteurs antiques14 :
The gates were carved from shining black rock—as tall as three men, as wide as ten. Beyond them were green fields, flowering trees, tall snow-capped mountains and a sky the blue of dreams. Parmenion ached to walk there, to put behind him the grey, soul-less horror of the Void.
But two guards stood in the gateway.
Taillé à même la roche noire, le portail était haut comme trois hommes et large comme dix. Au-delà s’étendaient des champs d’émeraude, des arbres en fleurs, de hautes montagnes à la cime enneigée et un ciel d’un bleu impossible. Parménion brûlait d’envie de se rendre en ce lieu paradisiaque et de laisser la grisaille infinie derrière lui.
Mais deux gardes barraient le passage15.
14Alors que le décor attendu est plutôt respecté, l’auteur va bifurquer vers des symboliques chrétiennes et sortir du contexte antique, créant ainsi un syncrétisme religieux et une réappropriation intime du mythe.
La représentation syncrétique
15Lorsque Parménion et Aristote remarquent une lumière éclatante (soul-flame) dans les Enfers, ils comprennent rapidement qu’il s’agit de l’âme du fils de Parménion. Cette lumière, symbole de pureté que l’on retrouve comme attribut des reliques depuis l’Antiquité chrétienne et dans les romans arthuriens notamment16, a un effet apotropaïque qui repousse les démons :
Far to the left shadows were merging, huge, misshapen creatures lumbering towards the light. ‘It draws them with the power of pain. They must blot it out, destroy it.’
Loin sur leur gauche, les ombres fusionnaient pour donner naissance à des monstres difformes qui se dirigeaient vers la lumière.
— Son éclat les brûle, expliqua Aristote. C’est pour cette raison qu’elle les attire et qu’ils feront tout pour l’éteindre17.
16Cette lumière symbolique, dit Maréva U, « se substitue à la lumière naturelle qui ne peut plus pénétrer dans l’espace intérieur18 ». Cette vision très manichéenne du Bien et du Mal s’éloigne du polythéisme grec, évoquant plutôt par l’opposition entre lumière et ténèbres la représentation habituelle de la vie et de la mort dans la foi catholique. Cette lumière, telle l’étoile du Berger, les guide à travers la désolation des Enfers :
Suddenly the magus swung on Parmenion. ‘Wait! What was that about stars? ‘There is but the one, flickering there,’ answered the Spartan, pointing to a tiny glistening dot of light high in the dark sky. ‘There are no stars in the Void. That’s it! That is the soul-flame.’ ‘How do we reach a star?’ ‘It is not a star! Look closely. It is a tall mountain; the light rests there. Come.’
[…] Attends ! Que viens-tu juste de me dire, au sujet des étoiles ?
— Que l’on n’en voyait qu’une seule, là-bas, répondit le Spartiate en tendant le doigt vers une petite lueur perdue dans l’immensité du ciel.
— Sauf qu’il n’y en a pas dans le néant, contra Aristote. C’est elle ! C’est l’âme de l’enfant !
— Mais comment faire pour atteindre une étoile ?
— Ce n’en est pas une ! Regarde bien. Elle est posée au sommet d’une immense montagne, plus noire que les environs. Et maintenant, hâtons-nous […]19.
17Alors que les héros des écrits antiques ont de grandes chances de rencontrer les maîtres des lieux, Hadès et Perséphone, ce ne sera pas le cas ici. À aucun moment dans Lion of Macedon une divinité païenne ne se manifestera, bien qu’elles soient couramment interpellées, au contraire des deux entités du Bien et du Mal, symbolisées par la Source et l’Esprit du Chaos (Ahriman).
18Ce dernier est incarné par des créatures monstrueuses qui pullulent aux Enfers :
As they approached a scattered group of boulders, dark shadows detached themselves from the rocks, skittering into the sky. Parmenion saw that they were birds without feathers or skin, black skeletons swooping and diving above them. […] dark-armoured warriors on skeletal horses were riding towards them.
Alors qu’ils approchaient d’un amas de rochers, quelques ombres noires s’en détachèrent et s’envolèrent. Parménion vit qu’il s’agissait d’oiseaux dénués de plumes ou de peau, petits squelettes de noirceur qui décrivaient des cercles autour d’eux. […] Des soldats en armure noire montés sur des squelettes de chevaux galopaient vers eux à bride abattue20.
19La représentation de cette armée démoniaque (demonic army) renvoie à une certaine image biblique de l’Enfer. Les squelettes notamment sont une représentation de la mort dans le Livre d’Ézéchiel21 et rappellent les chevaliers de l’Apocalypse22.
20Dans de nombreuses interviews, l’auteur revendique l’inspiration chrétienne de ses livres. Ainsi, en 1989 :
STAN NICHOLLS: Some of your elites seem to have mythical basis. Is there a religious motif here?
DAVID GEMMELL: You’re absolutely right. All of my books have a religious basis. They’re essentially Christian books. I’m a Christian and have certain strong views about Christianity. For instance Serbitar, of The Thirty, says ‘Why was I made the leader?’ Of course he was made leader, because he had the biggest distance to travel. The Bible says ‘He who would be first shall be last.’
STAN NICHOLLS : Certains de vos protagonistes semblent avoir une base mythique. Y a-t-il un motif religieux ici ?
DAVID GEMMELL : Vous avez tout à fait raison. Tous mes livres ont une base religieuse. Ce sont essentiellement des livres chrétiens. Je suis chrétien et j’ai des opinions bien arrêtées sur le christianisme. Par exemple, Serbitar, dans Les Trente, demande : « Pourquoi ai-je été nommé chef ? » Bien sûr, il a été nommé chef, parce qu’il avait la plus grande distance à parcourir. La Bible dit : « Celui qui sera le premier sera le dernier23. »
21Quatorze ans plus tard, l’avis de David Gemmell a quelque peu changé d’opinion sur la profondeur religieuse de ses livres :
“I believe in heroes, and the need for people to stand against evil,” he once said. “I don’t evangelise. I don’t want people saying: ‘Oh yeah, he’s coming from a Christian angle, or a Judaic angle.’ To use a line, though, from the Bible, I write for those with eyes to see and ears to hear. Everyone needs to find their own route to spiritual enlightenment.
« Je crois aux héros et à la nécessité pour les gens de s’opposer au mal », a-t-il dit un jour. « Je n’évangélise pas. Je ne veux pas que les gens disent : “Évidemment, il a un point de vue chrétien, ou judaïque.” Pour citer un exemple de la Bible, j’écris pour ceux qui ont des yeux pour voir et des oreilles pour entendre. Chacun doit trouver sa propre voie vers l’illumination spirituelle24. »
22Or, en 1990, lorsqu’il publie Lion of Macedon, l’appellation Christian books est toujours d’actualité. Malgré tout, ce roman n’est pas a priori l’exemple le plus frappant de l’écriture catholique de David Gemmell. L’Homme de Jérusalem (1987-1994) et Waylander (1986) sont sans conteste des Christian books où l’ordre religieux et la foi sont explicités et revendiqués. Les citations bibliques s’enchaînent et les héros tourmentés recherchent la rédemption : l’un part en pèlerinage à Jérusalem, l’autre sauve un prêtre dans un accès de pitié, puis fonde un nouvel ordre religieux. Ce qui fait la particularité du Lion of Macedon est précisément ce fond religieux plus ou moins caché dans un monde polythéiste où divinités païennes et pseudo-chrétiennes se croisent sans jamais se rencontrer. Pour justifier ses choix, il doit constamment jongler entre les deux religions, choisissant l’une pour la forme, l’autre pour le fond.
23Cette vision d’une écriture religieuse fantastique rappelle les récits de conversion médiévaux (par exemple Robert le Diable25). Lorsque Parménion rencontre les gardiens du portail des Champs Élysées, ceux-ci ne sont autres que le roi Léonidas et ses trois cents soldats. Cet épisode est le moment-clé de la vie du paria, et c’est aux Enfers qu’il y est confronté :
“[…] You are a Spartan and that is enough for us. Our blood is in your veins.”
“You accept me?” asked Parmenion, all the tortures of his childhood roaring to the surface—the rejections, the beatings and the endless humiliations.
Placing his hands on Parmenion’s shoulders, the Sword King smiled. “Come stand beside me, brother, and the demons shall see how Spartans do battle.”
In that moment all Parmenion’s bitterness dissolved, as if a fresh spring breeze had whispered through the cob-webbed recesses of his mind.
Acceptance! By the greatest Spartan who had ever lived!
Drawing his sword, he followed his King into the battle-line.
— […] Tu es spartiate, et cela nous suffit. Notre sang coule dans tes veines.
— Vous m’acceptez ? demanda Parménion, incrédule.
Toutes les tortures qu’il avait subies au cours de son enfance remontèrent brusquement à la surface : le rejet des autres, les bastonnades, les incessantes humiliations…
Léonidas le prit aux épaules et lui sourit.
— Viens te placer à mon côté, Frère, et nous montrerons à ces démons comment se battent les Spartiates.
L’amertume de Parménion se dissipa d’un coup, comme si une fraîche brise de printemps venait de disperser les toiles d’araignée qui lui emplissaient l’esprit.
— Accepté ! Par le plus grand Spartiate de tous les temps !
Dégainant son épée, il rallia la formation en compagnie de son roi26.
24Lorsque les soldats spartiates acceptent Parménion comme l’un des leurs, il accepte en retour ses origines et son identité. Sa colère envers Sparte, nourrie depuis l’enfance, s’évanouit enfin. Il se tourne vers les hordes du chaos armé d’un nouveau courage, tel Énée maîtrisant sa peur là où les chemins d’obscurité mènent aux Champs Élysées (Virgile, Énéide, VI, v. 539-639). Parménion peut alors effectuer et réussir la mission dont il a été investi, qui est de sauver une âme, dans une révision chrétienne du mythe27.
25La religion est un thème substantiel en fantasy, fréquemment abordé par de nombreux auteurs, tels que J. R. R. Tolkien, C. S. Lewis, Philip Pullman ou encore George R. R. Martin. La dimension fantastique qui entoure les phénomènes religieux (miracles, dons, puissances supérieures) fut exploitée par le registre merveilleux28 avant d’être repris par la fantasy. Ce thème est si courant qu’il est devenu un sous-genre. Le critique anglais Graham Sleight établit la différence entre la fantasy et la fantasy of religion :
Une fantasy of religion est un texte qui dépeint ou utilise des tropes religieux communément reconnus, mais qui les remodèle en les contextualisant avec d’autres éléments narratifs fantastiques29.
26La fantasy of religion s’approprie l’imaginaire religieux en tant que constituant narratif, ce qui explique qu’il est assez simple pour un texte de fantasy de basculer vers ce sous-genre. Toutefois, pour Graham Sleight, le fait que l’auteur soit catholique et utilise des allégories pour aborder un « fait » religieux est symptomatique de la fantasy of religion.
27Cette généralité prend-elle en compte une volonté consciente de l’auteur ou est-elle le fruit d’un cheminement culturel inconscient, involontaire ? Il semblerait que ce soit la première option dans le cas de David Gemmell. En effet, Lion of Macedon fait allusion à différents cultes et doctrines religieuses, avec une prédominance chrétienne, en écho aux croyances propres de l’auteur.
28Spécialiste de littérature médiévale, Myriam White-Le Goff approfondit le sujet dans son article intitulé « Religion et spiritualité », écrit dans le cadre du MOOC Fantasy 2016. Elle s’oppose à l’affirmation de Graham Sleight et déclare que la spiritualité religieuse est fondamentale, raison pour laquelle il serait inutile de dissocier la fantasy de la fantasy of religion :
L’une des grandes singularités de la littérature médiévale est l’influence de la religion, qu’elle soit directe ou indirecte, comme questionnement essentiel ou comme simple référence implicite d’arrière-plan. C’est un élément incontournable du contexte. Une autre singularité, plus surprenante, est la fréquence, en littérature, du mélange ou de la superposition des références à une spiritualité païenne et chrétienne30.
29Bien que la chercheuse parle ici de littérature médiévale et non pas explicitement de fantasy, nous pouvons y voir une corrélation, étant donné l’influence des romans merveilleux médiévaux sur celle-ci, ce qui explique que cet article ait été publié dans un MOOC Fantasy. C’est pourquoi, quelques lignes plus loin, elle cite le cas exemplaire de Tolkien et la fonction mythopoétique qu’il confère à la littérature en fantasy :
La réappropriation du matériau religieux par Tolkien passe d’abord par le travail de l’imagination et plus précisément par la prise en compte du rôle de l’imagination dans la vie spirituelle. Ainsi, la vie du Christ est considérée par Tolkien comme un vrai conte de fées. De même que le conte de fées nécessite une créance secondaire de la part de son public — c’est-à-dire de présupposer que ce que le récit raconte est possible et vrai le temps de sa lecture — de même, la foi dans la vie du Christ s’appuie sur la suspension de l’incrédulité. De plus, pour Tolkien, Dieu apparaît avant tout sous son aspect créateur. Dieu est celui qui imagine le monde, l’auteur, lui, est le créateur de mondes secondaires. Tolkien articule la foi, l’imagination et le mythe pour évoquer l’histoire de l’origine du monde et celle du Salut. Ce qu’il désigne comme la fonction mythopoétique de la littérature de fantasy permet de donner à imaginer et de mettre en récit des réalités et des questions spirituelles. […] C’est la poétique de la faërie qu’énonce cette citation où Tolkien commente son texte intitulé Mythopoeia (1931) : « la Fantaisie demeure un droit humain : nous créons dans cette mesure et à notre manière dérivée, parce que nous sommes créés, mais créés à l’image et à la ressemblance d’un Créateur »31.
30Cet extrait permet de mieux appréhender les raisons pour lesquelles les mythes et légendes religieuses sont des matériaux si couramment utilisés en fantasy et, par conséquent, comment la fantasy permet à David Gemmell de faire triompher sa vision spirituelle du Bien et du Mal en se réappropriant dans son roman la tradition religieuse des romans d’Alexandre et des Iskandar Namah32.
31Myriam White-Le Goff conclut son propos en soulignant un aspect fondamental :
En ce sens, la fantasy, ce pan de la littérature auquel on a parfois reproché sa légèreté et sa gratuité, se leste d’une profondeur non seulement en tant qu’elle permet un retour sur l’actualité contemporaine en vivifiant la perception de ses lecteurs — c’était par exemple l’argument de Tolkien quand on lui reprochait de ne pas se préoccuper davantage des difficultés de son temps plutôt que d’inventer des réalités imaginaires — mais elle se leste également d’une gravité, en tant qu’elle participe à la vie spirituelle de l’auteur et du lecteur, en dramatisant la question du Salut et la lutte entre différentes instances, bénéfiques et maléfiques, en l’homme. L’histoire telle que la conçoit Tolkien se conclut par ce qu’il désigne comme l’eucatastrophe, c’est-à-dire une fin positive qui suscite la joie, sur le modèle évangélique et chrétien, une forme de joie qui va au-delà des contingences et qui engage profondément l’être dans son entier33.
32Ce « modèle chrétien » se retrouve dans la représentation des Enfers de Lion of Macedon et explique la fusion entre la mythologie grecque (lexique et géographie) et des conceptions chrétiennes (démons et lumière sacrée, rédemption), faisant de ce roman non pas une simple littérature de divertissement, mais plutôt une littérature spirituelle ; l’auteur s’approprie un lieu hautement symbolique en écho à son parcours de vie.
Le retour : une écriture thérapeutique de la résilience
33La profondeur et les contours de cette spiritualité s’éclaircissent lorsque nous contextualisons l’écriture de ce roman dans la vie de David Gemmell. En 1976, l’auteur développe une maladie dont les symptômes correspondent à un cancer du cerveau en phase terminale. À cet instant, David Gemmell avoue avoir eu peur de la mort, ce qui a motivé l’écriture de son tout premier roman, Legend, dont il laisse à l’époque la fin ouverte en fonction des résultats médicaux :
STAN NICHOLLS: When did you start to write fiction?
DAVID GEMMELL: In 1976 I was being tested for cancer, and it was a particularly ghastly time. There I was, losing weight, pissing blood—I knew something had to be wrong. Believe me, the prospect of death really clarifies the mind.
My wife said to me, ‘Look, why don’t you do something to take your mind off it?’ So, I wrote—in two weeks—a book called The Siege of Dros Delnoch. I just powered this book out, writing eight hours a day. I didn’t realise quite what it was at the time, but if you think of Legend, which it later became, you’ll know that the enemy were the Nadir. My conscious mind hadn’t told me that means the point of greatest hopelessness. The fortress was me and the Nadir were the cancer.
When I finished I left the ending open, so that if I went to hospital and they said ‘sorry, you’ve got cancer and there’s fuck all we can do about it’, the fortress would go. If it wasn’t cancer, or there was anything they could do about it, the fortress would survive. It gave me something to hook on to. Anyway, obviously I’m still here34.
STAN NICHOLLS : Quand avez-vous commencé à écrire de la fiction ?
DAVID GEMMELL : En 1976, on m’a fait passer des examens pour dépister un cancer, et c’était une période particulièrement horrible. J’étais là, à perdre du poids, à pisser du sang — je savais que quelque chose n’allait pas. Croyez-moi, la perspective de la mort clarifie vraiment l’esprit.
Ma femme m’a dit : « Écoute, pourquoi ne fais-tu pas quelque chose pour te changer les idées? » Alors, j’ai écrit — en deux semaines — un livre intitulé The Siege of Dros Delnoch. J’ai écris sans relâche huit heures par jour. Je n’ai pas réalisé ce que je faisais à l’époque, mais si vous pensez à Legend, la version publiée, il est évident que les ennemis étaient les Nadir. Mon esprit ne m’avait pas dit consciemment que cela signifiait le plus grand désespoir. J’étais la forteresse et les Nadir représentaient le cancer.
Quand j’eus terminé, je laissai la fin ouverte, de sorte que si j’aille à l’hôpital et qu’on me dise : « Désolé, vous avez un cancer et il n’y a rien que nous puissions faire », la forteresse disparaîtrait. Si ce n’était pas le cancer, ou s’ils pouvaient faire quelque chose, la forteresse survivrait. Ça m’a donné quelque chose à quoi m’accrocher. De toute façon, évidemment, aujourd’hui je suis vivant.
34Legend raconte l’histoire de Druss et de sa dernière bataille pour protéger le fort de Dros Delnoch, les hordes d’ennemis étant la métaphore des cellules cancéreuses. Druss est en quelque sorte un double littéraire de David Gemmell qui, bien que victorieux, succombera à la fin du roman. Finalement, en raison d’une erreur médicale, David Gemmell apprend que sa santé n’avait jamais été en danger. Sa carrière littéraire est lancée.
35On peut qualifier l’écriture de ce premier roman d’acte thérapeutique. Cette activité témoigne généralement du besoin de laisser un legs, ce geste étant souvent considéré comme une manière de surpasser la mort en atteignant l’immortalité par l’écriture. Pourtant, des années plus tard, David Gemmell continue d’écrire sur ce souvenir traumatisant : la maladie est un thème majeur dans la construction de ses protagonistes. Et Parménion, dans Lion of Macedon, en est un des exemples les plus frappants :
Parmenion was barely breathing. The seeress flowed her spirit into the dying man, avoiding his memories and holding to the central spark of his life, feeling the panic within the core as the growth reached out its dark tendrils in his brain. […] Parmenion was moments from death, gangrene and decay entering his bloodstream and carrying corruption to all parts of his body. Fresh cancers were flowering everywhere.
Parménion respirait à peine. Dérae s’insinua en lui. Évitant les souvenirs de l’homme qu’elle aimait, elle s’accrocha à l’étincelle de vie qui subsistait en lui, percevant clairement la terreur qui envahissait le corps de Parménion devant les tentacules de la tumeur qui s’étaient étendus à l’ensemble de son cerveau. […] La mort de ce dernier était imminente, car la gangrène avait atteint son système sanguin, qui la transmettait au reste de son corps. De nouveaux cancers apparaissaient un peu partout35.
36Dans cette scène, située à la fin du roman juste avant que Parménion effectue sa catabase, le héros tombe dans le coma à la suite d’un cancer du cerveau qui le ronge depuis des années mais inopérable au ive siècle av. J.-C. Cependant, l’espoir demeure toujours, car bien que ce personnage se retrouve plusieurs fois dans le coma, entre la vie et la mort, la guérison intervient deux fois, aux toutes dernières pages de Lion of Macedon et de Dark Prince :
Mothac was beside the bed when the miracle occurred. The colour flowed back into Parmenion’s face, the flesh filling out, but more than this—his hair thickened and darkened, the lines around his eyes, nose and chin fading back and disappearing. He looked younger, a man in his twenties. Mothac could not believe what he was seeing.
Mothac se tenait à côté du lit lorsque le miracle se produisit. Parménion retrouva un teint normal et ses joues creusées s’arrondirent. Mais ce ne fut pas tout : ses cheveux repoussèrent et redevinrent d’un noir de jais tandis que les rides qui ornaient le coin de ses yeux et la commissure de ses lèvres disparaissaient.
Il avait l’air d’un jeune homme de vingt ans. Mothac n’en revenait pas36.
He [Parmenion] was healed of his wounds, and the image in the mirror showed a young man in the prime of health—tall, slender, with a full life ahead of him.
Ses blessures avaient disparu et son reflet était celui d’un homme jeune, en pleine forme ; élancé et musclé, il avait manifestement une vie entière devant lui37.
37Le héros reçoit aussi une aide surnaturelle :
From the pouch at his hip Aristotle took a small golden stone, touching it to Parmenion’s right knee. The Spartan stirred and groaned softly but did not wake. The power of the stone flowed into the sleeping man, the iron-gray of his hair darkening slightly, the chiseled lines of his face becoming more shallow.
“One gift, my friend,” whispered Aristotle […].
Sortant une petite pierre dorée de sa bourse de ceinture, il l’apposa sur le genou droit du Spartiate. Celui-ci grogna dans son sommeil, sans pour autant se réveiller. La magie de la pierre de Sipstrassi se diffusa dans l’organisme du dormeur dont les traits devinrent plus lisses tandis que ses cheveux gris reprenaient une teinte plus sombre.
« Un cadeau pour toi, mon ami », chuchota Aristote38.
38Parménion revient d’entre les morts rajeunit, et conjointement son fils naît. La catabase suivie d’une anabase représente une double renaissance : un motif récurrent dans les textes classiques39, un mythe devenu topos, que l’on retrouve dans une des étapes du « voyage du héros » décrit par Joseph Campbell dans sa théorie du monomythe40. Le héros passe par la descente aux Enfers — réelle ou spirituelle — et en revient changé. On pourrait rapprocher ce processus de la palingénésie orphique dont parle Platon41.
39Cette aide provient d’Aristote, un personnage central dans Lion of Macedon. Omniscient et puissant, le mage est un adjuvant mystérieux bien éloigné du philosophe grec. Revêtant un rôle de mentor perfectible, il apparaît quand on a besoin de lui, sans s’attarder plus que nécessaire. Il sait quand il est temps pour lui de se retirer, surtout quand sa vie est en danger. En effet, Aristote ne prend pas part au récit d’initiation : quand la situation est trop périlleuse, il s’enfuit, manipulant les autres pour parvenir à ses fins. Aristote est ici un personnage hors du temps qui a tellement vécu que la mort, qu’il repousse constamment, lui fait plus peur qu’à n’importe qui d’autre :
Immortality was a burden and yet, like the narcotics of Egypt, wholly addictive. To be relieved of the prospect of death only heightened the fear of dying. The longer he lived, the more bored he became, the more he longed for the peace of the grave, the more terrified he became at the thought of it.
L’immortalité était parfois un terrible fardeau ; pourtant, comme les substances narcotiques d’Égypte, on ne pouvait s’en passer après y avoir goûté. Le fait de ne plus avoir à craindre la mort la rendait plus terrifiante encore. Plus sa vie se prolongeait, plus l’ennui avait prise sur lui… et plus il désirait le repos éternel, qu’en même temps il redoutait toujours davantage42.
40Le rajeunissement est donc pour lui un cadeau, qu’il offre par deux fois à Parménion et à sa femme Dérae43.
41En lisant les travaux d’Andrew M. Butler sur la psychanalyse en fantasy44, j’ai réalisé qu’on pouvait appliquer une analyse freudienne à la catabase de Parménion. En effet, le thème de l’Unterwelt, ou monde souterrain psychique, est une réappropriation de Freud pour nommer l’inconscient refoulé comme psychologie des profondeurs. Parménion, envoyé aux Enfers en tombant dans le coma, peut être vu sous certains aspects comme une figure de l’auteur, représentant sa partie malade, traumatisée. Toutefois, Parménion n’est pas le seul visage de David Gemmell dans ses œuvres : on peut penser au mage psychopompe, personnage récurrent du multivers45 gemmellien, toujours immortel, qu’on retrouve sous différentes identités (ici Aristote, ailleurs Merlin, Chiron, etc.). Sa peur de la mort et son omniscience sont des indices que David Gemmell se met en scène également à travers ses héros.
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42Cet épisode infernal, qui fait la jonction entre les tomes I et II, a une fonction double. Il clôt le volet initiatique de Lion of Macedon en faisant de Parménion un héros accepté, accompli, et un père ; et il ouvre le chemin spirituel de la guérison par la résilience. En somme, une double guérison s’établit. D’après Mircea Eliade, le voyage au pays des morts suivi d’une renaissance mystique serait une épreuve initiatique et peut être analysé comme une étape de transition du profane vers le sacré46. Autrement dit, Parménion, en passant de la catabase à l’anabase, acquiert la félicité. Quant à Aristote, effrayé par la perspective de mourir, il ne peut obtenir une guérison absolue, mais choisit la fuite et continue sur le chemin de l’immortalité :
“All is lost,” said Aristotle, pushing through the line and tugging at Parmenion’s arm. “Nothing can stand against Hun in his own kingdom. Come away, man! I can return you to the flesh!” Parmenion shook him loose. “Go, then!” he commanded. “You fool!” hissed Aristotle, his hand cupping the stone at his breast. Instantly he was gone.
— Tout est perdu, fit Aristote en se frayant un chemin au travers de la phalange pour se porter au côté de son compagnon. Personne ne peut s’opposer à lui dans son propre royaume. Viens ! J’ai la possibilité de te ramener dans le monde des vivants.
— Dans ce cas, sauve-toi ! rétorqua Parménion en se dégageant brusquement.
— Espèce d’idiot ! siffla Aristote.
Sa main se referma sur sa pierre magique et il disparut aussitôt47.
43Cette fiction fantastique est appelée à rendre plus compréhensible la réalité avec un mode de réflexion analogique. Le démon est la représentation d’un combat contre la face sombre de soi-même plutôt qu’un véritable combat contre le mal lui-même. La descente aux Enfers n’est donc plus prétexte à une démonstration de prouesse mais permet d’atteindre la paix intérieure ; il s’agit d’une aventure spéculaire dans laquelle l’auteur, à travers ses doubles littéraires Parménion et Aristote, se confronte à ses propres déviances.
44La dimension merveilleuse de l’œuvre à travers une structure archétypale, où la traversée de l’Enfer est suivie par l’acceptation et la renaissance, illustre l’emprunt de la fantasy au mythe des Enfers antique et sa réactualisation.