Colloques en ligne

Pierre Dupuy

« La Maison du Berger » ou le premier chef-d’œuvre du lyrisme moderne

La Maison du Berger or the first masterpiece of modern lyricism

1Dans l’œuvre poétique de Vigny, surnage un poème : « La Maison du Berger », publié en préoriginale dans la Revue des deux mondes le 15 juillet 1844. Sa gloire est incontestable — il est l’un des rares poèmes à mettre tout le monde d’accord. Il est surreprésenté dans les anthologies — celles de Georges Pompidou, de Bernard Leuilliot ou de Jean-François Revel. Les plus grands écrivains du xxe siècle, quand il leur arrive de faire référence à Vigny, citent en premier lieu ce poème. Voici un florilège de leurs commentaires : Marcel Proust constate que « la source de ce calme et de son ineffable beauté nous échappe » (Proust, 1971, p. 621) ; René Char soutient que « ce poème contient par moments de l’insurpassable » (Pénard, 1989, p. 123) ; Yves Bonnefoy affirme enfin qu’il est « le roc sur quoi fonder l’expérience poétique » (Bonnefoy, 2001, p. 335). Même André Breton, qui pourtant n’apprécie pas Vigny — et l’on sait que celui-ci put susciter des antipathies retorses —, doit reconnaître à demi-mot la prééminence de ce poème :

À condition de le dégager de sa gangue, en en sacrifiant les neuf dixièmes, un poème comme « La Maison du Berger » […] marque une des culminations les plus éclatantes et les plus vertigineuses de l’amour passion et à ce titre me subjugue au point de m’emporter très au-delà du sens appréciable des mots. (Eigeldinger, 1965, p. 182.)

2Pourtant, cette lente et progressive renommée, presque arrachée de haute lutte, suscite des interrogations. Le xixe siècle ne semble pas avoir compris l’ampleur de ce poème. Peu d’auteurs le citent, du moins explicitement. On remarque bien, dans la correspondance de Vigny, un chapelet de compliments envoyés par son cercle proche et par certaines personnalités littéraires — citons entre autres Marie d’Agoult, Antoni Deschamps ou Auguste Vacquerie — mais il faut toutefois les nuancer : d’une part, Vigny en reçut tout autant l’année précédente pour des poèmes que nous jugeons de moindre importance, comme « La Sauvage » ou « La Flûte » ; d’autre part, ces louanges concernent surtout les passages ouvertement philosophiques, le cycle du chemin de fer, le procès de la poésie indigne, la prosopopée de la nature, et ont tendance à mettre de côté le début et la fin du poème, plus intimistes et moins identifiables d’emblée à l’horizon d’attente vignyen (Correspondance, t. V, 2012, p. 309-321). Notons, pour finir, que Sainte-Beuve passa à l’origine complètement à côté de ce poème. En août 1844, sous couvert d’anonymat, il laissa libre cours à sa verve dans la Revue suisse : « Cette poésie-là me paraît comme de l’albâtre assez artistement travaillé, mais pâle, sans couleur ; la vie et le sang n’y circulent pas. » (Sainte-Beuve, 2012, p. 35). En 1864 néanmoins, au moment de la publication posthume des Destinées, il se montre plus nuancé et même particulièrement attentif à l’un des derniers vers du poème, « Les grands pays muets longuement s’étendront » (v. 329, GF, p. 204) :

Voilà un vers à joindre au Pontum adspectabant flentes de Virgile, à ces longues vallées sacrées que l’errant Ulysse voit si souvent se dérouler devant ses yeux dans les contrées désertes qu’il a à traverser chez Homère — un vers presque égal lui-même à l’immensité. C’est ce côté de M. de Vigny qu’il faut maintenir […]. Il avait du grand sous le pointillé. (Sainte-Beuve, 2012, p. 144.)

3Voici exposée dans ses grandes lignes la réception de ce singulier poème ; en voici également les contrastes que j’ai eu envie d’interroger. Pour quelles raisons, me suis-je dit, nous émouvons-nous davantage de « La Maison du Berger » que ses immédiats contemporains ? Notre sensibilité est-elle en cause ou bien le poème lui-même ? N’inaugure-t-il pas, tout compte fait, une poétique radicalement neuve, que peu à son époque pouvaient percevoir — sinon Sainte-Beuve, quand il mettait son aversion de côté ? Pour répondre à ces questions, il faudra tout d’abord rappeler quelle forme Vigny souhaitait donner à son recueil de poèmes philosophiques au moment où il écrivit « La Maison du Berger » : cela nous éclairera à plusieurs niveaux, sur le sens du poème et plus largement sur la théorie vignyenne du vers. Ceci étant fait, nous pourrons relire les premières et les dernières strophes du poème et interroger in fine ce qui fait leur singularité — et, disons-le, leur modernité.

Un poème à la genèse complexe

4« “La Maison du Berger” est, de tous les poèmes de Vigny, celui dont l’élaboration fut, sans nul doute, la plus complexe, la plus fertile en rebondissements. » (ŒC, t. I, p. 1042.) Sans entrer aussi avant que François Germain et André Jarry dans la genèse complexe de ce poème, nous souhaiterions pour commencer en rappeler les grandes étapes. Dans les années 1840, en effet, le poète envisage son recueil comme un long poème épistolaire adressé à une femme, qu’il désigne dans ses brouillons comme « l’innommée », puis qu’il baptise Éva : l’édition au programme présente certaines esquisses de ces lettres à Éva (GF, p. 389-391), ainsi que la « Réponse d’Éva », qui aurait clos le recueil (ibid., p. 392). De plus, ce long poème épistolaire aurait suivi une progression alternée entre les poèmes narratifs et philosophiques — les poèmes déjà écrits et donnés l’année précédente à la Revue des deux mondes, à savoir : « La Sauvage », « La Mort du loup », « La Flûte » et « Le Mont des Oliviers » — et des moments de pause et d’adresse à Éva. Un plan similaire est toujours envisagé par Vigny à la fin des années 1850, lorsqu’il se propose, dans un brouillon, d’organiser Les Destinées selon une alternance entre « Rêveries » et « Poèmes » (ŒC, t. I, p. 282). Or rien, dans le recueil posthume des Destinées organisé dans l’état que nous connaissons en 1862, ne rappelle ce projet initial, sinon les premiers vers en forme de transition des « Oracles » :

Ainsi je t’appelais au port, et, sur la terre,
Fille de l’Océan, je te montrais mes bois.
(v. 1-2, GF, p. 205.)

5De ces « Rêveries », seule « La Maison du Berger » fut achevée, que son propre auteur nous invite donc à ne pas lire comme un « Poème », mais comme une œuvre singulière, d’un autre genre.

6Une note de Vigny permet de comprendre l’intention esthétique qui présidait à cette structure binaire : « Les poèmes comme je les ai faits ont un inconvénient, c’est que l’esprit n’est pas préparé à entrer en matière sur-le-champ. Dans La maison du Berger, le récitatif préparera au chant. » (ŒC, t. I, p. 287.) Pour comprendre ce que sous-tendent ces notions capitales de « récitatif » et de « chant », empruntées à l’opéra, nous devons tout d’abord faire un pas de côté pour aller lire un texte plus ancien de Vigny, la « Lettre à Lord *** », le texte préfaciel qui précède Le More de Venise, sa traduction de l’Othello de Shakespeare. Je synthétise ici la démonstration que j’ai eu l’occasion de développer ailleurs (Dupuy, 2022, p. 138-145). Voici le texte :

Nous ne sommes pas assez heureux pour mêler dans la même scène la prose aux vers blancs et aux vers rimés ; vous avez en Angleterre ces trois octaves à parcourir, et elles ont entre elles une harmonie qui ne peut s’établir en français. Il fallait pour les traduire détendre le vers alexandrin jusqu’à la négligence la plus familière (le récitatif), puis le remonter jusqu’au lyrisme le plus haut (le chant), c’est ce que j’ai tenté. La prose, lorsqu’elle traduit les passages épiques, a un défaut bien grand, et visible surtout sur la scène, c’est de paraître tout à coup boursouflée, guindée et mélodramatique, tandis que le vers, plus élastique, se plie à toutes les formes : lorsqu’il vole, on ne s’en étonne pas ; car lorsqu’il marche, on sent qu’il a des ailes. (Théâtre, 2018, p. 162.)

7Dans cette préface, Vigny doit justifier son choix d’avoir traduit l’intégralité de la pièce en alexandrins. Aux trois « octaves » shakespeariens — prose, vers blancs et vers rimés —, il oppose pour sa part une bipartition entre le récitatif et le chant, fondée sur l’usage exclusif de l’alexandrin. Un vers écrit et prononcé sur le mode du chant sera d’une régularité parfaite, il privilégiera les sujets considérés comme nobles, et visera ce que Vigny nomme le lyrisme — selon une tradition confirmée par le Trésor de la langue française, c’est dans cet extrait qu’on trouverait la première occurrence du substantif lyrisme en langue française, dans un premier temps comme synonyme d’élévation. Ce sera donc un vers à la manière de Racine, lequel constitue aux yeux de Vigny « la source la plus pure du style dramatique-épique » (ibid., p. 159), un vers à la fois lyrique et épique, puisque les termes, dans l’esprit de Vigny, semblent s’équivaloir. Au contraire, un vers écrit et prononcé sur le mode du récitatif sera destiné à aborder les sujets les plus triviaux : ce sera un « vers brisé », désarticulé, qui bousculera les césures et multipliera les enjambements, et qui, dans le cadre des réclamations romantiques, défendues dans la préface de Cromwell de Victor Hugo, intégrera des mots traditionnellement réservés à la prose. En définissant le mode récitatif de l’alexandrin, Vigny met donc au point un vers qui n’est plus un chant, mais qui n’est pas encore tout à fait une parole parlée.

8Constatons à présent cette bizarrerie : « La Maison du Berger », conçu à l’origine comme un récitatif, c’est-à-dire comme un prologue à une démonstration en alexandrins et comme la pièce liminaire du recueil, est peut-être le poème de Vigny qui se rapproche le plus du chant et du lyrisme au sens où nous l’entendons. Accordons-nous, pour faire simple, sur la définition qui suit, tributaire des travaux de Jean-Michel Maulpoix : le lyrisme, dirons-nous, est l’expression d’un sujet qui vise à transformer son expérience affective, par le biais d’une parole musicale, en expérience collective (voir Maulpoix, 2000). François Germain et André Jarry avaient souligné avec justesse ce « paradoxe d’un poète qui, se voulant “philosophe”, n’atteint le pur lyrisme qu’à son corps défendant » (ŒC, t. I, p. 1247). Paul Bénichou, de son côté, en avait rendu compte de la façon qui suit :

L’emploi qu’il fait ici de ces deux mots peut surprendre : un « récitatif » lyrique est opposé à un « chant » narratif ; mais le sens n’est pas douteux : pour Vigny, selon la poétique traditionnelle, l’épître lyrique était chose plus familière, moins grave que la narration en vers, héritière moderne du « chant » épique. (Bénichou, 1980, p. 47.)

9En écrivant « La Maison du Berger » sur le mode récitatif, Vigny cherchait ainsi à créer des vers désamarrés du chant épique et plus proches de la prose, des vers « familiers », qui seraient demeurés, dans un premier temps, subordonnés aux vers narratifs à proprement parler, et auraient visé à soulager par intermittence l’attention des lecteurs. « Causer au lieu de chanter, c’est le ton que doivent avoir les vers familiers », lit-on dans l’une de ses notes (J supp., p. 121). Or tout se passe comme si le chant chez Vigny se réalisait au moment où il renonçait précisément à se faire chant : « La Maison du Berger » constitue à ce titre un moment de décrochement, et l’unique moment dans les Destinées où Vigny renonce au vers narratif, lequel, comme l’a très bien remarqué Bénichou, était en réalité un reliquat du vers épique. Conçue comme préambule, « La Maison du Berger » a ainsi gagné en autonomie, elle est devenue elle-même une sorte de chant, un chant anti-épique. Rappelons que c’est dans un sens résolument pratique et performatif qu’il faut d’abord comprendre les vers de l’avant-dernière strophe du poème :

Tous les tableaux humains qu’un Esprit pur m’apporte
S’animeront pour toi, quand, devant notre porte,
Les grands pays muets longuement s’étendront.
(v. 327-329, GF, p. 204.)

10Ces « tableaux humains » ne sont pas des visions du poète, mais, dans le programme de lecture initialement envisagé, ce sont bien les poèmes qui vont suivre, entendu que le mot « poème » renvoie selon lui à une forme narrative héritée de l’épopée. Bénichou le rappelait : « Ces vers n’ont pas de sens s’ils ne veulent dire que les poèmes qui vont suivre sont des récits faits par le poète à sa compagne, face au paysage solitaire qu’elle contemplera du seuil de leur maison roulante. » (Bénichou, 1980, p. 43) On arrive en somme à formuler le constat suivant : « La Maison du Berger » ne serait tout au plus, aux yeux de son créateur, qu’un prologue récitatif alors que c’est, de toutes les pièces du recueil, la plus éminemment lyrique.

11Étudions à présent plus précisément la forme du poème. Vigny commence à écrire, à partir de 1838, un poème intitulé « Le Départ », qui regroupe déjà les thèmes du voyage et de la nature hostile : ce sont les premières et les dernières strophes du poème dans son état actuel. Puis, le poème connaît une première interpolation avec l’adjonction du « cycle des chemins de fer » en juin 1842 : ces dix strophes occupent aujourd’hui la fin de la première partie du poème (GF, p. 197-199). Par ailleurs, Vigny s’occupe parallèlement d’autres poèmes consacrés à Éva qui viennent petit à petit rejoindre « La Maison du Berger ». Parmi ces poèmes, on compte celui consacré à « la grande Figure de pitié », dans lequel Éva est célébrée comme une médiatrice entre le poète et l’humanité souffrante, et qui constitue aujourd’hui les six premières strophes de la troisième partie (ibid., p. 202-203). On compte enfin le « poème sur la poésie » qui représente aujourd’hui toute la deuxième partie de « La Maison du Berger » (ibid., p. 199-202). On le voit, le chantier de « La Maison du Berger » est pour le moins éclaté et peut-être serait-il resté longtemps dans cet état sans la pression des campagnes académiques, qui pousse Vigny à fondre tous ses brouillons en un seul poème, à organiser celui-ci en trois mouvements et à le publier avec un certain empressement dans la Revue des deux mondes. Le poème marque également un tournant décisif dans la pratique métrique de Vigny. Alors que celui-ci avait privilégié jusque-là la suite d’alexandrins en rimes suivies, il emploie à partir de ce moment le septain rimé ABABCCB, qu’il appelle volontiers « stance » dans ses brouillons et qui présente l’avantage de tisser « un système de rimes croisées et un système de rimes embrassées, avec B en jointure » (Vivès, 2024, p. 128). La prédilection de Vigny pour cette forme strophique l’amène à l’utiliser de façon récurrente et même exclusive dans ses créations ultérieures — à l’exception notable du poème des « Destinées » en terza rima.

Un poème en retrait

12« La Maison du Berger » est donc à plusieurs égards un moment de pause et même de décrochement. Primo, c’est une pause dans les récits narratifs et philosophiques qui auraient dû structurer le recueil ; secundo, c’est une pause loin du monde et du réseau de concepts qui le sous-tendent. Laissons à présent de côté les moments les plus démonstratifs du poème, déjà abondamment commentés, pour nous concentrer sur les seuls moments d’adresse à Éva, lesquels constituaient, rappelons-le, le poème originel du « Départ ». Les neuf premières strophes du poème sont organisées selon un schéma précis : les trois premières, formulées comme une suite de propositions hypothétiques, forment une longue protase, qui conduit à une apodose tranchante au présent de l’impératif : « Pars courageusement, laisse toutes les villes » (v. 22, GF, p. 196). Suivent deux descriptions : celle de la nature, présentée comme un lieu de retraite à l’écart de la ville (strophes 5 et 6), puis celle de la maison roulante, nouveau refuge à l’intérieur même du précédent (strophes 7 et 8). Enfin, l’éminence du départ est énoncée à plusieurs reprises au futur simple : « J’y roulerai pour toi la Maison du Berger » ou « Nous suivrons du hasard la course vagabonde » (strophes 7 et 9, v. 49 et 61, GF, p. 197). Mais à quelle fin ce voyage et de quoi ce départ nous invite-t-il à nous départir ?

13C’est bien dans une perspective rousseauiste qu’il faut lire « La Maison du Berger », dans la mesure où elle fait du for intérieur un abri inexpugnable contre toute forme d’agression venue de l’extérieur :

L’être éprouve la nécessité de rechercher en lui-même sa propre vérité. Il ne veut pas rester étranger à lui-même et tourner le dos à sa propre réalité. L’objection de la conscience affirme la priorité de l’espace du dedans. Le retour sur soi s’impose comme refuge, face à l’objectivité des faits et des normes, répandues par l’esprit des Lumières. (Maumigny-Garban, 2016.)

14La maison roulante offre un refuge pour fuir la société, l’agitation de la ville énorme, les activités sans fin déjà entrevues dans le poème « Paris » ou encore le quadrillage et la rationalisation de l’espace par les chemins de fer. La diatribe contre les chemins de fer qui clôt cette première partie ne doit évidemment pas être lue comme une digression accessoire et réactionnaire mais doit être saisie dans toute sa portée philosophique (voir Dupuy, 2022, p. 152-158) : le développement de la technique, y lit-on, nous laisse comme un monde abîmé, rétréci, désenchanté, un monde où les enthousiasmes ont refroidi et n’ont plus cours, un monde enfin où la parole poétique, elle-même rétrécie, a perdu une partie de ses pouvoirs et de ses prérogatives — en somme « tout un monde fatal, écrasant et glacé » comme Vigny le synthétise magistralement dans ce rythme ternaire dès le début du poème (v. 4, GF, p. 196). Nous pouvons ainsi avancer que Vigny instaure dans ce poème une logique du déraillement. À la ligne droite imposée par la société, il préfère le détour, la sinuosité, « du hasard la course vagabonde ». L’énoncé à l’impératif qui clôt la quatrième strophe : « Marche à travers les champs une fleur à la main » (ibid., v. 28) marque un retour au chemin de traverse et une invitation au dépouillement. L’opposition implicite entre ligne droite et ligne sinueuse rappelle à Marc Eigeldinger « Le Thyrse » de Baudelaire :

La ligne droite, commandée par le progrès technique et la raison, correspond au déterminisme scientifique, privé de tout imprévu, et au pôle masculin de la psyché, alors que la ligne sinueuse signifie la liberté du parcours intérieur, associé au pôle féminin de l’âme. (Eigeldinger, 1980, p. 35.)

15Cette opposition est bien sûr renforcée à l’intérieur même du poème, dans la mesure où au « chemin triste et droit » (v. 121, GF, p. 199) d’un monde modifié par la technique fait écho, comme on le verra plus loin, le « chemin effacé » (v. 333, GF, p. 204) que se plaît à suivre Éva.

16Vigny énonce également sa méfiance vis-à-vis de la société dans l’un des appariements rimiques les plus importants de tout le recueil :

Pars courageusement, laisse toutes les villes ;
[…]
Du haut de nos pensers vois les cités serviles
[…] (v. 22-24, GF, p. 196.)

17Vigny reprend ici en réalité une rime trouvée dans « La Mort du loup », en 1838, au moment où la louve doit enseigner à ses petits

À ne jamais entrer dans le pacte des villes
Que l’homme a fait avec les animaux serviles
[…] (v. 69-70, GF, p. 224).

18Or cette rime est d’autant plus importante qu’elle fonctionne en miroir avec la rime « civiles / villes » qui apparaît dans « La Sauvage » :

Vous haïssiez la paix, l’ordre et les lois civiles
Et la sainte union des Peuples dans les villes,
[…] (v. 157-158, GF, p. 215).

19Les virtualités rimiques du mot « villes » sont ainsi porteuses, dans Les Destinées, d’un débat contradictoire et brouillé sur la civilisation, que j’ai déjà essayé de démêler ailleurs (Voir Dupuy, 2022, p. 353-365, et 2024, p. 201-203). Il suffira de dire ici que, dans « La Maison du Berger » comme dans « La Mort du loup », la rime « villes / serviles » pose une équivalence incontestable entre la civilisation et l’asservissement. De plus, dans le poème que nous lisons, cette paire initiale est enrichie, grâce au septain, par une seconde, antithétique, qui vient opposer aux villes serviles le refuge trouvé dans la nature :

Les grands bois et les champs sont de vastes asiles
Libres comme la mer autour des sombres îles.
(v. 26-27, GF, p. 196.)

20« La Maison du Berger » entretient donc une parenté manifeste avec « La Mort du loup » en déclarant haut et fort son rejet de la société. Cette parenté est également visible avec l’irruption du chasseur (v. 44, GF, p. 197) : le chasseur incarne en effet dans « La Mort du loup », et plus encore dans « L’Esprit pur », la figure de l’ancêtre dont Vigny souhaite se détacher par l’écriture ; il est le représentant la noblesse de sang d’Ancien Régime, à laquelle le poète souhaite substituer une aristocratie de l’esprit (voir Dupuy, 2024, p. 203). Incapable d’enfreindre le locus amoenus d’Éva grâce à l’« épaisse bruyère » qui le protège, le chasseur est ici relégué à la marge, comme si Vigny se débarrassait, par son intermédiaire, des derniers liens, filiaux et sentimentaux, qui le rattachaient à la société.

21À la société, en effet, Vigny préfère la seule compagnie d’Éva. « Éva, qui donc es-tu ? » (v. 225, GF, p. 202) demandent le poète et, après lui, comme en chœur, la foule de ses exégètes. Tous s’accordent au moins à dire, si l’on fait exception des interprétations biographiques sans grand intérêt rappelées dans l’édition de la Pléiade (ŒC, t. I, p. 1048-1050), qu’Éva est une allégorie, l’incarnation d’un idéal ; mais, chose rare, c’est une allégorie qui a un corps et une âme en propre, qui lui servent de surcroît de refuge. On sera sensible au fait que les premiers hémistiches de chaque strophe suivent exactement la même structure. On trouve d’abord la conjonction « si » ; puis les trois hypostases d’Éva, le cœur, l’âme et le corps, tous trois des mots monosyllabiques ; enfin des participes de trois syllabes, présents ou passés, chargés de dire les souffrances que la société inflige à Éva :

Si ton cœur, gémissant du poids de notre vie,
[…]
Si ton âme enchaînée, ainsi que l’est mon âme,
[…]
Si ton corps, frémissant des passions secrètes,
[…] (v. 1, 8 et 15, GF, p. 196).

22Cette meurtrissure, que le corps social inflige à l’individu, Vigny la rend particulièrement saillante grâce à l’image du marquage au fer rouge. Dans la deuxième strophe, il invite Éva à voir « en frissonnant, sur son épaule nue / La lettre sociale écrite avec le fer » (ibid., v. 13-14). Image saisissante que celle-ci, qui montre les individus comme d’imaginaires galériens marqués jusque dans leur chair par l’empreinte irréversible de la société. La société déflore Éva, elle flétrit de manière définitive sa nudité originelle, qui est à la fois une pureté — « Si ton beau front rougit de passer dans les songes / D’un impur inconnu qui te voit et t’entend » (ibid., v. 20-21) — et une vulnérabilité — la comparaison avec l’« aigle blessé » (ibid., v. 2) est particulièrement chère à Vigny, qui l’utilise déjà dans « Éloa » pour évoquer Satan (voir Dupuy, 2024, p. 200). Si Éva est un idéal, alors ce n’est plus qu’un idéal dégradé, comme le révèlent particulièrement les dernières strophes.

Un poème moderne

23« La Maison du Berger » est un poème qui enregistre, au même titre que « Le Mont des Oliviers », mais avec des enjeux différents, la faillite de l’idéal. Dans les dernières strophes, la nature, qui devait servir d’abri au poète et à Éva, se trouve récusée, au moyen d’une célèbre prosopopée (v. 281-301, GF, p. 203-204). De plus, Dieu est absent de « La Maison du Berger » : Vigny ne l’accuse plus, comme dans ses anciens poèmes, comme encore dans « Le Mont des Oliviers », il l’ignore. Le culte de l’idéal ne peut plus se faire que par le prisme de la mélancolie ; c’est pourquoi le départ annoncé et espéré dans les premiers vers du poème ne peut conduire, dans les derniers vers, une fois finis tous les détours, que vers un non-lieu :

Nous marcherons ainsi, ne laissant que notre ombre
Sur cette terre ingrate où les morts ont passé ;
Nous nous parlerons d’eux à l’heure où tout est sombre,
Où tu te plais à suivre un chemin effacé,
[…] (v. 330-333, GF, p. 204).

24Le poète dresse ainsi le constat que le chemin qu’il souhaitait emprunter avec Éva ne mène nulle part, qu’il est même effacé sous leurs pieds. Il comprend ce faisant la nature de sa mission, qui est de parler de ce qui n’est plus et de détourner les yeux d’un idéal suranné pour prendre conscience de la finitude de la condition humaine :

— Ailleurs tous vos regards, ailleurs toutes vos larmes,
Aimez ce que jamais on ne verra deux fois. (Ibid., v. 307-308.)

25Pour Yves Bonnefoy, ce dernier vers offrirait la véritable révélation métaphysique du poème :

Cette phrase, c’est ce que j’appellerai le « second principe » de la lucidité poétique. En fait une ontologie à soi seule, celle qui renverse le projet multiséculaire de fondation de l’être sur une autre réalité que celle des vies, imaginée illusoires, car elle a compris que ce sont ces assises crues plus solides qui sont les rêves, et que l’être n’a pour étayage, mais c’est tout à fait suffisant, que la volonté qu’il y ait de l’être. (Bonnefoy, 2001, p. 337.)

26« La Maison du Berger » est donc bien le poème de la finitude humaine. Il synthétise bien des aspects de la pensée de Vigny, qu’il n’avait jusqu’alors formulés que dans l’intimité de ses notes. Je pense d’abord à ces notes préparatoires, remarquables et comparables à des haïkus :

Les fleurs souffrent la nuit. Tristesse de la nature, vis-à-vis d’elle-même […].
Les monts, les bois, la mer resteront à l’amour. (ŒC, t. I, p. 289.)

27La nature, que le poète honnit lorsque, personnifiée, elle devient l’expression d’un idéal, retrouve grâce à ses yeux lorsqu’elle n’est plus saisie que dans sa fugacité et dans sa précarité. Je pense aussi à cette note précoce, l’une des premières du Journal, datée, si l’on se fie à l’éditeur, de 1823 et porteuse d’une intuition considérable :

Fin d’un poème.
Les prêtres disent que son âme est dans le ciel auprès des anges et qu’ils l’ont vue monter. — Je n’en sais rien ; ce que je sais, c’est que son corps sans chair est resté sur la plage, que l’oiseau de mer repose sur ses côtes transparentes comme sur une branche d’arbre,
Et que le vent du Nord siffle à travers ses os. (J, p. 875.)

28Ce mort que nulle résurrection ne vient sauver — puisque l’on ne se fie plus aux promesses perçues comme mensongères des prêtres, puisque l’on sait que l’on ne sait rien —, ce mort qui n’est plus qu’une matière osseuse tout juste bonne à servir de reposoir aux oiseaux et à faire du bruit avec le vent, qui m’expliquera, à l’heure où l’on a fait de la charogne de Baudelaire ou du torero ou du Christ morts de Manet des fétiches de la modernité, qui m’expliquera pourquoi, à ce mort-là, porte-étendard de « ceux qui sont passés et ceux qui passeront » (« La Maison du Berger », v. 326, GF, p. 204), on n’a pas rendu la notoriété qu’il mérite ?

29« La Maison du Berger », parce qu’elle renouvelle cette expérience de la finitude faite très tôt par Vigny, est donc un poème moderne, si l’on suit la définition donnée par Jean-Pierre Bertrand et Pascal Durand :

La modernité peut se comprendre en effet comme une expérience de la singularité : celle d’un poète aux prises avec la langue, avec ses ressources, et ses résistances, tantôt cédant l’initiative aux mots, tantôt travaillant au dérèglement des sens. (Bertrand et Durand, 2006, p. 10.)

30Est moderne la poésie qui se prend ainsi pour objet, s’interroge, se remet en cause et même pense contre elle-même, à plus forte raison parce qu’elle se sait déprise de toute fonction incantatoire ou religieuse. Est moderne « La Maison du Berger » parce que l’irrésistible tension vers le récitatif, le repli sur l’intériorité, la dégradation de l’idéal, tout cela a abouti à la création presque accidentelle de ce poème. Jean-Christophe Bailly fait coïncider l’essor du lyrisme moderne avec la « fin de l’hymne » :

Cette voie est celle du lyrisme, autrement dit celle d’un saut hors de la poésie épico-destinale et de son pouvoir de convocation. Ce qui est en jeu dans le lyrisme, c’est sans doute le droit pour le sujet qui parle de s’éloigner de la tension qui le lie à un nous dont il serait le porte-voix, c’est la possibilité pour la voix de parler solitairement dans le poème. […] Alors qu’en fait il n’y a pas d’âge de l’épico-destinal, il y a, je crois, un âge du lyrisme, et ce qui est significatif, c’est justement qu’il coïncide avec la crise de l’épico-destinal. Au moment même où le poème perd de vue la possibilité de s’effectuer comme chant général, il devient chant particulier, chant du particulier et du singulier, chant de la singularité du poète. (Bailly, [1991] 2015, p. 62-63.)

31La poésie de Vigny, marquée par le deuil et le désir de l’hymne, se situerait ainsi entre deux âges. Toute tentative de retour à l’hymne semble irrémédiablement destinée à avorter : le poème « Héléna » (GF, p. 255-282), censé célébrer la guerre d’indépendance grecque, est en quelque sorte renié et retiré de ses œuvres complètes ; un « Chant d’ouvrier » (ibid., p. 345), à peine esquissé, ne semble pas être sorti du cadre privé. Poème de la finitude, « La Maison du Berger » est donc également le premier poème à renoncer au modèle narratif et musical du chant épique ; il marque à ce titre un premier pas vers le déchantement, et même vers le désenchantement. Le chant, quand il est évoqué dans la deuxième partie du poème, n’est plus qu’un chant « désaccordé » et désacralisé :

Tu n’irais pas ainsi, d’une voix étouffée,
Chanter aux carrefours impurs de la cité,
[…]
Tu chantas en buvant dans les banquets d’Horace,
Et Voltaire à la cour te traîna devant nous.
(v. 157-158 et 167-168, GF, p. 200.)

32Ces occurrences laissent à penser que toute forme de chant n’est plus possible, selon Vigny, que dégradée : le chant, attendu qu’il ne peut plus être épique, ne sera plus qu’un madrigal ou une chanson à boire.

33Mais que reste-t-il de la poésie une fois tous les idéaux congédiés ? Les derniers vers du poème nous en donnent une idée :

Pleurant, comme Diane au bord de ses fontaines,
Ton amour taciturne et toujours menacé.
(v. 335-336, GF, p. 204.)

34Figure mythologique inattendue, apparaissant comme un vestige du passé dans ce poème, Diane pourrait se lire comme un avatar du poète pleurant la poésie — qui est « des vrais penseurs impérissable amour » (v. 196, GF, p. 201) — qui ne peut plus se dire que par le silence — « taciturne » — et sous le risque perpétuel de l’extinction — « toujours menacé ». « La Maison du Berger », c’est donc le poème de l’homme seul, nu, de l’homme qui n’a plus foi ni en la nature, parce qu’il la sait indifférente aux hommes, ni dans les progrès techniques, parce qu’il connaît leur danger. Seule la poésie, dans un état précaire, devient pour lui un moyen acceptable d’habiter le monde, si tant est qu’elle ne fasse pas, elle non plus, l’objet d’un soupçon. Renonçant par conséquent au chant épique et hymnique, Vigny découvre, sans en percevoir totalement la radicale nouveauté, une nouvelle forme de lyrisme ; engagé dans la quête vaine de l’épopée depuis sa jeunesse, il ne se rend pas compte qu’il en crée une d’un nouveau genre, qu’on pourrait appeler l’épopée du moi. Ainsi pourrait-on se risquer à interpréter le dernier vers de la « Réponse d’Éva », écrit comme un message crypté mais ô combien significatif de quelque Radio Londres poétique : « Le Berger a lui-même éclairé sa Maison », je répète : « Le Berger a lui-même éclairé sa Maison » (GF, p. 392).

Conclusion

35« La Maison du Berger » ou le premier chef-d’œuvre du lyrisme moderne : à l’aune de notre enquête, nous confirmons plus que jamais ce titre donné au poème de Vigny. À l’origine, dans Le More de Venise, Vigny avait eu recours au récitatif pour alterner avec le chant ; avec « La Maison du Berger », le récitatif a remplacé le chant. Cela s’est fait pour ainsi dire au corps défendant du poète, sa pratique du vers ayant excédé les théories par lesquelles il avait voulu l’encadrer en amont, le « chant général » ayant cédé le pas au « chant particulier ». Le « chant général », pour reprendre l’expression de Bailly, elle-même empruntée à Neruda, ce sont les poèmes philosophiques tels que Vigny les avait conçus à l’origine et auxquels les lettres à Eva devaient servir seulement de prologue et d’intermède ; le « chant particulier », c’est ce qui reste, c’est « La Maison du Berger ». Son œuvre est le témoin essentiel d’une transition qui s’opère comme suit, du vers épique à un vers lyrique, du vers classique au vers moderne. Elle marque un moment décisif dans l’histoire du vers au xixe siècle. Vigny aurait-il pu en être en partie conscient, qui écrivit à Marie d’Agoult : « C’est celui de mes poèmes que je dédaigne le moins » (Correspondance, t. V, p. 295) ?