Colloques en ligne

Sara Di Santo Prada

La descente aux Enfers dans l’œuvre littéraire et graphique de Dino Buzzati

The Descent into Hell in Dino Buzzati’s Literary and Graphic Works

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« Tu me demandes pourquoi ? Tu comprendras bien tout seul.
Seulement, réfléchis-y avant de descendre ! »
(Dino Buzzati, Poème-bulles, 1969)

1Cet article vise à présenter quelques aspects saillants de la représentation des Enfers proposée par Dino Buzzati (Belluno, 1906 – Milan, 1972), en mettant en perspective l’écrivain et l’artiste (mais aussi, implicitement, le journaliste) par le biais de la nouvelle Voyage aux enfers du siècle et de la bande dessinée Poème-bulles. La première a été publiée en 1966 dans le recueil Le K1, qui figure parmi les ouvrages buzzatiens ayant obtenu le plus de succès en France, en devenant un incontournable de la littérature fantastique ; la deuxième a été publiée pour la première fois en Italie en 1969 chez l’éditeur Mondadori, l’année suivante en France chez Robert Laffont, et en 2006 (année du centenaire de la naissance de l’écrivain), puis retraduite et republiée en France sous le titre Orfi aux Enfers2 chez Actes Sud. La nouvelle est divisée en huit chapitres et, par son titre, rend hommage au chef-d’œuvre de Jules Verne Voyage au centre de la Terre ; la bande dessinée, quant à elle, est divisée en quatre chapitres et son titre (Poema a fumetti en italien) annonce la hardiesse de rapprocher deux formes littéraires aux antipodes et, pour ce faire, englobe en deux mots des millénaires de tradition littéraire : du plus archaïque et noble, le poème, au plus moderne et populaire, la bande dessinée3.

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Figure – Titres des chapitres de Voyage aux enfers du siècle et de Poème-bulles. Au milieu, représentation de « sorcières urbaines » qui volent autour de la Tour Velasca de Milan (un sujet récurrent dans l’œuvre graphique de Buzzati)4.

2Voyage aux enfers du siècle contient tous les éléments qui caractérisent la poétique et le vécu de Dino Buzzati. Le héros est le journaliste Buzzati lui-même, envoyé par le directeur de son journal dans le soi-disant Enfer, surgi au cours des travaux d’excavation pour la réalisation du métro de Milan. Dans Poème-bulles, il conjugue la tradition classique à l’époque contemporaine : le héros est Orfi, appellatif contemporain d’Orphée, une figure mythologique grecque reprise notamment par les poètes latins Virgile (dans les Géorgiques) et Ovide (dans les Métamorphoses), incarnant la présence de la poésie dans le monde et la puissance de ce moyen d’expression. Orphée part dans le royaume des morts à la recherche de sa bien-aimée Eurydice — Eura dans la transposition buzzatienne — et la retrouve, mais ne parvient pas à la ramener parmi les vivants. Cette œuvre singulière est elle aussi chargée de références autobiographiques, aussi bien sur le plan de la narration scripturale que de l’élaboration graphique, et de nombreuses vignettes naissent de l’image photographique : Eura, par exemple, a les traits de sa jeune épouse Almerina ; tandis que, pour la représentation d’Orfi, notre auteur demande à son ami artiste Antonio Recalcati de poser pour lui5 et attribue à ce personnage l’identité d’un chanteur très apprécié par les adolescents, qui se produit tous les soirs dans la salle de concert Polypus, au grand regret de sa famille, appartenant à la haute bourgeoisie milanaise, qui aurait souhaité un autre destin pour lui6.

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Figure – Les personnages d’Eura et Orfi, des portraits photographiques de leurs modèles (Almerina Buzzati et Antonio Recalcati) aux vignettes de Poème-bulles.

3L’incipit des deux œuvres est plutôt similaire : le Milan de Buzzati est la première « entité » à faire son apparition sur scène ; et c’est en elle, dans ses entrailles, que les deux voyages infernaux vont prendre forme. Dans la nouvelle, notre auteur met l’accent sur la brume et la grisaille qui caractérisent la ville ambrosienne : « Il était dix heures et demie et c’était une de ces habituelles matinées grises de Milan, d’un moment à l’autre la pluie pouvait se remettre à tomber »7. Apparaît aussitôt un premier élément déroutant : on pourrait croire qu’il s’agit d’une faute de frappe, mais si l’on connaît Buzzati, on sait qu’il n’en est rien. Notre auteur raconte : « Nous étions le 37 avril, il recommençait à pleuvoir ». La deuxième information tout à fait ordinaire (« il recommençait à pleuvoir ») a la fonction de renforcer le doute chez le lecteur, car elle arrive après une information absurde (« Nous étions le 37 avril ») ; et ces deux propos ne sont même pas séparés par un point, ce qui aurait produit un effet de contraste moins accentué. Le doute et le suspense s’accentuent avec la description psychologique du directeur du journal, puisqu’il affirme qu’il était particulièrement aimable ce jour-là et ajoute : « cela veut dire alors qu’il mijote quelque chose »8. De fait, il envisageait de confier à son envoyé spécial le plus populaire une mission ardue : attester de la véracité des rumeurs qui circulaient au sujet d’une éventuelle découverte de la porte de l’Hadès dans les souterrains de Milan, et récupérer (si possible) l’ouvrier qui avait découvert en premier cette porte dans laquelle on l’avait vu entrer avant de disparaître. Buzzati doit s’y rendre tout seul, contrairement à Dante qui s’aventure dans la « cité dolente » avec un guide d’exception, Virgile. Le journaliste sera juste accompagné jusqu’au seuil de la porte par Fulvio Torriani, un ouvrier témoin de la disparition de son confrère. La tension narrative monte au fur et à mesure que l’angoisse de l’inconnu s’accroît dans l’esprit du personnage :

On raconte que des hommes costauds et très forts, placés en face de ce qu’ils ont désiré le plus fortement au cours de leur existence, quand cela se présente, se mettent à trembler, et deviennent de pitoyables créatures affolées et indécises. Et pourtant je demandai :
« Et on peut y entrer ?
Il paraît que oui.
L’Enfer ?
L’Enfer.
Les Enfers ?
Les Enfers. »
[…]
Je haletais. Je me rendais compte que la fameuse porte était en train de s’ouvrir. Je ne pouvais décemment pas refuser, cela aurait été une ignoble désertion. Mais j’avais peur9.

4Dans ce voyage initiatique, notre héros devient un Thésée s’aventurant dans un labyrinthe infernal, si proche du labyrinthe aliénant de toute métropole. Buzzati le Milanais, Buzzati le chroniqueur, Buzzati l’homme du monde, conscient des dangers de ce labyrinthe, le redoute au moindre pas. Michel Suffran écrit :

Comme le chrétien se prépare à la mort, le héros buzzatien, avec la même anxieuse ferveur, se prépare aux ténèbres — ce cœur rayonnant du monde. Certes, ce n’est pas là, chez lui, un élan spontané ! Qui donc serait assez fou ou suffisamment suicidaire pour cela ? Il s’agit plutôt de devancer l’appel, d’ôter à l’adversaire l’avantage de la surprise, le bénéfice du traquenard, de foncer en avant — ou au plus profond…10

5C’est dans la station du métro de Piazza Amendola qu’il s’introduit. Cela se passe la nuit (à deux heures du matin), et nous savons que la nuit, moment de l’égarement par antonomase, tisse une relation directe avec le labyrinthe. Des tourniquets rotatifs anticipent l’entrée de l’Enfer, on perçoit des bruits indéchiffrables, à l’instar de ceux que l’on entend en deçà de la porte : rugissements de voitures, hurlements, brouhaha. La porte est toute petite, c’est pourquoi la plupart des hommes ignorent sa présence ; et pourtant, la Terre fourmille de petites portes communiquant avec l’univers des damnés, mais très peu de monde s’en aperçoit. Rien de dantesque dans la représentation de ce monde parallèle : tout nous est effroyablement familier. « La bouche noire de l’abîme »11 n’est qu’à quelques mètres sous nos pieds.

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Figure – Des clichés des années 1960 montrant les travaux de réalisation de la station de métro Amendola.

6Ainsi, le journaliste pénètre dans le boyau l’amenant au cœur de l’Enfer : ici, étrangement, il fait jour, mais au lieu de la lumière chaude du Soleil, il y a la lumière grise (ordinaire à Milan) d’une grande lampe néon, faisant paraître livides et fatigués les visages des hommes. Il est accueilli par une certaine Mme Belzébuth (dont le nom, pourtant, n’est cité qu’à partir du sixième chapitre), laquelle lui assigne une place dans la soi-disant société des démons. Au fur et à mesure que le héros avance dans son exploration, le lecteur découvre que l’Enfer n’est autre qu’un double du monde ordinaire, et notamment de la société de consommation, que Buzzati (celui de la réalité) critiquait fortement, lançant des appels alarmants vis-à-vis du matérialisme moderne, qui selon lui allait inéluctablement mener à la solitude et à l’aliénation de l’homme. Il suffit de penser à la descente aux Enfers en milieu hospitalier narrée dans Les sept étages (1937), un récit culte ayant notamment fait l’objet de transpositions théâtrales et cinématographiques12. Ici, le héros Giuseppe Corte, initialement hospitalisé à cause d’une pathologie bénigne et ainsi accueilli au septième étage, est amené à descendre d’étage en étage au fur et à mesure que les erreurs de diagnostic médical se succèdent, se prononçant, en dernière instance, sur la gravité de son état de santé. Corte atteint le premier étage résigné à cette absence de communication avec le personnel hospitalier et les fenêtres qui se referment derrière lui le laissent dans les ténèbres de l’oubli. Rappelons également l’impitoyable Giorgio dans la nouvelle L’enfant tyran (1958), symbolisant les enfants de notre société en perte de valeurs, ainsi que les récits où notre auteur dénonce l’hypocrisie régnant pendant la période de Noël. L’hystérie forcenée de la course aux cadeaux, les rituels machinaux de l’échange de vœux, le chaos généré par les convenances et le paraître semblent s’amplifier pendant les festivités et se posent tellement en contraste avec le sens originel de cette commémoration, jusqu’à violenter le regard innocent de l’âne et du bœuf qui furent témoins de l’avènement divin, qui en revanche, dans la transposition du XXe siècle, devient diabolique :

Peu importe d’où ils arrivaient, c’était le même spectacle. Aller et venir, acheter ou empaqueter, expédier et recevoir, emballer et déballer, appeler et répondre. Et tout le monde regardait sa montre sans arrêt, tout le monde courait, tout le monde haletait, terrorisé à l’idée de ne pas faire à temps ; et voilà que quelqu’un s’écroulait, suffoquant sous l’écrasante marée de paquets, enveloppes, petits cartons, calendriers, étrennes, télégrammes, lettres, cartes, billets, etc.
« Tu m’avais dit », observa le bœuf, « que c’était la fête de la sérénité, de la paix, du repos de l’esprit. »
« En effet », répondit l’âne. « Autrefois, c’était ainsi. Mais que veux-tu, depuis quelques années, à l’approche de Noël, les humains sont mordus par une mystérieuse tarentule et ne comprennent plus rien. Écoute-les, d’ailleurs. »
Le bœuf écouta, étonné. Dans les rues, dans les magasins, dans les bureaux, dans les usines, des hommes et des femmes parlaient rapidement en s’échangeant l’un l’autre, tels des automates, des formules monotones : joyeux Noël, meilleurs vœux, meilleurs vœux à vous, merci pareillement, meilleurs vœux, meilleurs vœux, bonnes fêtes, merci, meilleurs vœux, meilleurs vœux, meilleurs vœux. C’était un bourdonnement qui envahissait la ville.
« Mais est-ce qu’ils y croient vraiment ? » demanda le bœuf. « Sont-ils sérieux ? Aiment-ils réellement leur prochain ? »
L’âne se tut13.

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Figure – À gauche, un plan du métro milanais, où la station Amendola de Voyage aux enfers du siècle est entourée et surlignée en jaune, tandis que le quartier où se déroule la descente de Poème-bulles est entouré et surligné en bleu. À droite, la topographie du lieu du drame représenté par Buzzati dans sa bande dessinée.

7Dans Poème-bulles, le drame débute dans une imaginaire Via Saterna, parfaitement insérée dans la topographie réelle du cœur de la ville, entre le Corso Garibaldi, la Via della Moscova et l’incontournable Via Solferino, où le journaliste Buzzati se rendait chaque jour pour rejoindre le siège historique du Corriere della sera. Ce quartier central de la ville est aussi très proche de la Piazza Amendola, lieu de la catabase de Voyage aux enfers du siècle. Le leitmotiv buzzatien qui consiste à développer la trame des récits dans des endroits fictionnels placés au milieu de quartiers réels, nous le retrouvons notamment dans le roman d’inspiration autobiographique Un amour (1963). C’est ainsi dans une « forêt obscure » métropolitaine qu’Orfi voit Eura passer la porte, qu’il découvrira être celle de l’outre-tombe. Il apprend qu’un mal mystérieux l’a emportée : un cri expressionniste immortalise ce moment de désespoir dans une vignette du premier chapitre14, un cri qui revient également dans d’autres vignettes de la bande dessinée, ainsi que dans d’autres œuvres picturales de Buzzati, notamment dans la toile intitulée précisément Le cri (1963).

8Orfi décide alors de partir à la recherche de sa bien-aimée et franchit lui aussi la porte par laquelle il l’a vue disparaître. De l’autre côté, dans ce que l’on pourrait qualifier de Vestibule de l’Enfer, il est accueilli par une concierge avenante, Trudi, dont les traits séduisants, inspirés du mannequin Runa Pfeiffer, sont à l’opposé du Charon de la mythologie grecque et de la description dantesque. Celle-ci confirme avoir vu entrer Eura et le met en garde du danger auquel il s’expose. À noter le nom de famille que notre auteur attribue à Eura, à savoir Storm, « tempête », ce qui évoque le pouvoir attribué à Orphée d’apaiser les tempêtes par son chant.

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Figure – Buzzati, 2007, p. 68-69.

9Le valeureux Orfi, décidé dans sa démarche, est conduit vers le gardien de ce monde parallèle, le diable gardien, représenté par un veston, symbolisant un homme d’affaires, un homme de pouvoir, voire le Mal en personne, générateur de la soif du pouvoir15 :

MAIS TOI, QUI ES-TU ? [lui demande Orfi]
MOI, J’ETAIS COMME TOI MAINTENANT.
DESCENDU PAR HASARD DE LA-HAUT,
UNE PETITE PORTE OUBLIEE, OUVERTE,
ÇA A SUFFI.
ICI, ON ME FLATTA.
RESTE, RESTE, NOUS TE FERONS GRAND,
NOUS TE DONNERONS UNE HAUTE FONCTION […]
AINSI, JE SUIS DEVENU DIABLE GARDIEN.16

10Orfi lui fait part de son intention de retrouver Eura et de la ramener parmi les vivants. Dans l’une des vignettes de ce chapitre dédié à l’explication de l’au-delà, on assiste à une scansion du visage d’Orfi à la manière futuriste, comme dans la Fillette courant sur un balcon (1912) de Giacomo Balla, pour évoquer l’état d’agitation de notre héros17. Le diable gardien veut le rassurer et l’invite à regarder par la fenêtre. Orfi réalise alors que l’Enfer est spéculaire au monde terrestre : ses méandres évoquent — par une sorte de « loi du talion » — le labyrinthe urbain aliénant de la grande métropole, dont les hommes sont les artisans. Orfi voit par la fenêtre le Dôme de Milan, la Tour Velasca, et demande au diable gardien si l’Enfer est précisément le reflet de Milan. Celui-ci lui répond que pour lui, qui est Milanais, l’Enfer c’est bien Milan, mais pour quelqu’un d’autre c’est Zagreb, Paraná, c’est-à-dire, qu’une fois mort, chacun porte avec soi son propre monde. Il souligne que l’Enfer n’est pas comme Dante l’a décrit, où tous les morts sont rassemblés dans le royaume de Josaphat : « il n’y aurait pas assez de place », dit-il18. La prévisibilité, l’uniformité et l’ennui règnent dans ce monde où, toutefois, aucun bien matériel ne manque : ils ont même la « télé couleur »19, tient à préciser le diable gardien qui, dans sa tentative de dissuader Orfi à poursuivre sa descente, lui propose un florilège de belles damnées afin de lui faire oublier Eura. Mais le jeune héros, ne se laissant pas convaincre et affirmant sa volonté de retrouver sa bien-aimée pour la ramener parmi les vivants, se plie au chantage du diable gardien qui lui demande de chanter pour les damnés, pour qu’ils puissent se remémorer des émotions de jadis. Pris en otage, en quelque sorte, mais aussi mû par la compassion, Orfi met en scène un concert. Une armée de trépassés accourt pour l’écouter. Orfi aborde toutes sortes de sujets dans ses chansons : des plaisirs de la chair, dont se délectent même les bonnes sœurs et les moines encapuchonnés, à l’hymne à la mort. Puis il chante au sujet de Dieu, passant du « Dieu de la première communion » au « Dieu de l’Enfer et des diables »20. La violence est omniprésente dans la représentation de ces chants : violence à l’encontre de jeunes femmes, d’animaux, de Mère Nature et de notre planète tout entière qui est violentée par l’homme et que Buzzati, précurseur des débats sur l’écologie, représente flasque, vidée de ses forces, s’affaissant sur les genoux de Dieu21.

11Dans Voyage aux enfers du siècle, la violence et l’égoïsme qui règnent dans le monde ordinaire trouvent leur exemple le plus éloquent dans l’Entrümpelung — « la grande fête de printemps », soit la fête de « la propreté », comme le lui explique une petite vieille, la douce et souriante tante Tussi : « À la poubelle tout ce qui ne nous sert plus. Nous le jetons dans la rue. Meubles, livres, papiers, vieilleries, vaisselle ébréchée, un tas haut comme ça. Et puis les éboueurs municipaux viennent et enlèvent tout », mais vraiment tout, y compris la « vieille ferraille » humaine, dont les jeunes gens ont le « devoir » de se débarrasser :

« Avez-vous observé les vieillards ? demanda-t-elle.
— Quels vieillards ?
— Tous. Ces jours-ci, les vieillards sont extraordinairement gentils, patients et serviables. Et vous savez pourquoi ? »
[…] « Le jour de l’Entrümpelung, les familles ont le droit, je dirais même le devoir, d’éliminer les charges inutiles. Et pour cette raison, les vieillards sont jetés dehors avec les immondices et les vieilles ferrailles »22.

12Dans cette opération de nettoyage, on n’épargne même pas les livres — « les livres que personne n’a lus », précise Buzzati avec amertume — et la poésie — « le sac de poésie oublié ». C’est la société de consommation qui dévore tout ce qu’elle rencontre sur son passage. Et il n’y a plus de place ni pour l’imagination ni pour les sentiments. La gentille et souriante tante Tussi, qui croyait que son neveu, l’épouse et les enfants de celui-ci (qui lui montraient toute leur affection) l’épargneraient de ce nettoyage, finira par être amenée elle aussi à la décharge par les employés municipaux.

13Comme toute métropole qui se respecte, l’Enfer buzzatien est caractérisé par un embouteillage terrible de voitures. On attribue à ce bien matériel non pas une simple signification de moyen de transport, mais un indicateur de statut social ; et les voitures dernier cri ont le pouvoir de transformer en lions même les hommes les plus soumis. Ainsi, le code de la route et les codes du savoir-vivre en société sont totalement bouleversés par le sentiment de toute-puissance que l’on éprouve lorsque l’on est au volant d’un puissant spider. Le timide Buzzati raconte :

Au volant de la « Bull 370 » je suis plus jeune et plus fort, je suis devenu aussi plus beau, moi qui ai toujours tellement souffert de mon physique. Je me suis composé une expression désinvolte, hardie et plutôt moderne, les femmes devraient me regarder avec plaisir et me désirer. Si je ralentis et que je m’arrête, les belles filles vont se jeter à l’abordage, quelle fatigue d’avoir à se défendre de leurs pluies de baisers.

[…] Ce qui est merveilleux surtout, c’est mon assurance quand je roule dans ma « Bull ». Jusqu’à hier, je n’avais pas la moindre importance, maintenant je suis devenu très important, je pense même que je suis l’homme le plus important, à vrai dire l’unique de la capitale tout entière, il n’y a pas de superlatifs assez forts.

[…] J’ai entendu dire qu’ici, en Enfer, ils mettent sur les volants des voitures un verni spécial, c’est un produit semblable à cette drogue fameuse qui déchaînait les instincts troubles du docteur Jekyll. Peut-être est-ce la raison pour laquelle tant de personnes douces et soumises se transforment en goujats brutaux et grossiers dès qu’elles conduisent une auto. C’est pour cela que tout souvenir de courtoise s’efface ; on se sent loup parmi les loups ; les ridicules questions de préséance engagent à fond l’honneur sacré ; l’impatience, la grossièreté, l’intolérance règnent.

[…] Au volant de ma « Bull 370 » je me sens, avec satisfaction, un tigre, un Nembo Kid : une plénitude animale de vie, un désir d’excès, l’envie de m’imposer, de me faire craindre et respecter, le goût de l’offense, de l’épithète vulgaire et comme telle humiliante, exactement les choses que jadis je haïssais plus que tout au monde.

Et encore autre chose : cette férocité intérieure doit se refléter sur mon visage, dans mon expression, dans mes mouvements, j’ai l’illusion d’être plus beau qu’avant. Et pourtant quand ma colère d’automobiliste explose, je lis dans les yeux des spectateurs la répulsion et l’horreur, comme pour Mr. Hyde. Est-ce le Démon qui triomphe en moi ?23

14Il se rend bien compte qu’il est devenu méchant, que l’Enfer a pénétré en lui. Cette prise de conscience d’être désormais habité par le Mal le fait se sentir heureux : « Je suis la méchanceté, la lâcheté, la forêt. Je suis heureux d’une façon répugnante ». La catabase se développe alors à une triple échelle : dans la ville, en dessous de celle-ci et à l’intérieur de l’homme. Le mouvement est pluridirectionnel, fait d’« allers-retours » répétés : on va et on revient, mais chaque fois que l’on revient, on s’enlise tout doucement dans les ténèbres, le mal gagne sournoisement du terrain, l’attrait de la mort l’emporte sur l’amour pour la vie. Cet attrait pour la mort gagne aussi l’esprit d’Eura, qui fera échouer l’entreprise d’Orfi, lequel parvient cependant à la retrouver avant qu’elle ne parte avec un autre moyen de locomotion : le train. Ce dernier, dans l’imagination buzzatienne, apparaît plutôt comme un imposant immeuble urbain, à l’instar de ceux qui ont été bâtis sans aucune préoccupation esthétique dans les banlieues des grandes villes durant les années du boom économique24. À la vue de son aimé, Eura descend du train et une course contre la montre démarre : vingt-quatre heures pour réemprunter le chemin qui les ramènera à la vie, mais seul Orfi tient à réussir. Eura fera l’impossible pour ne pas revenir parmi les vivants ; elle veut juste s’enivrer de la chaleur de son aimé, une dernière fois et pour l’éternité. Les heures, les minutes, les secondes défilent à grande vitesse, contrairement au temps figé des ténèbres ; et lorsque le temps imparti est échu, une force violente sépare les deux amants : Orfi est ramené à la vie dans un mouvement elliptique ascendant, tandis qu’Eura est aspirée par le même tourbillon vers les ténèbres.

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Figure – Buzzati, 2007, p. 215, 219, 220.

15Si l’on voulait tracer un portrait psychologique des personnages de l’outre-tombe buzzatien, on pourrait dire que, malgré leur apparence d’hommes et de femmes parfaitement insérés dans la société (par exemple, ils participent à des festins où l’on sert du Martini), ils sont affectés par une solitude qui les rapproche fortement des hommes sur Terre. Pas même les enfants ne sont épargnés. Dans Voyage aux enfers du siècle, notre auteur écrit avec cynisme : « Sans la douleur et le désespoir des enfants, qui probablement est le pire de tous, comment pourrait-il y avoir un Enfer comme il faut ? ». Et dans les limbes, il retrouve son ami d’enfance, que le lecteur reconnaît dans la figure d’Arturo Brambilla, lequel venait juste de décéder lorsque Buzzati a écrit ce récit : « Combien d’années nous avions passées ensemble », s’exclame-t-il de prime abord avec une pointe de nostalgie, « les mêmes pensées, les mêmes désirs, les mêmes épanchements, les mêmes désespoirs. Nous étions des amis extraordinairement intimes »25. Mais, somme toute, dans le royaume du Mal, il n’y a pas de place pour l’amitié, ni pour un quelconque sentiment bienveillant :

Il se tenait en ce moment devant son miroir, droit et voûté, orgueilleux et battu, maître et serviteur, avec cette vilaine patte d’oie au coin de la paupière.

Mais pourquoi aussi immobile ? Qu’y avait-il ? Quelque souvenir ? Ou bien la vieille blessure humiliante qui de temps en temps se rouvre ? Ou les remords ? Ou la pensée d’avoir tout gâché ? Ou les amis perdus ? Ou les regrets ?

Regrets de quoi ? de la jeunesse enfouie par hasard ? Mais il s’en fiche, lui, de la jeunesse, la jeunesse ne lui a apporté que des ennuis et des tristesses. Il s’en fiche bien lui, ah ! ah !26

16Nous pouvons donc affirmer que même le retour au passé, le fait de regarder vers ce qui a été, est une spirale infernale dont l’adulte aspire à se libérer. Eura ne regrette pas la vie et, malgré l’amour qu’elle éprouve pour Orfi et le secret espoir de le retrouver un jour dans le temps incalculable de l’éternité, elle se laisse aspirer par le tourbillon mettant fin à la souffrance de l’existence. La dernière vignette qui lui est dédiée représente son corps nu dans un sarcophage, les bras croisés sur sa poitrine, rendu immortel sous les traits d’une reine d’Égypte, voire sous les traits de Laïde, l’héroïne du roman buzzatien d’inspiration autobiographique Un amour :

Complètement nue, elle repose sur le dos les bras croisés sur sa poitrine comme une Néfertiti, ses belles mains abandonnées suivent de part et d’autre la légère courbe de sa poitrine et les lentes palpitations de son souffle27.

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Figure – Buzzati, 2007, p. 225.

17Dans l’outre-tombe buzzatien, nous avons vu que chacun porte avec soi son propre monde : son monde spatial, temporel, linguistique, culturel. Les deux catabases analysées dans cette étude se développent dans la déroutante, voire envoûtante, dualité labyrinthique qui consiste à présenter sur le même plan (au lieu d’en opposer les écarts) le réel et le fictionnel, la vie et la mort. Cela se manifeste dans :

  • L’espace : l’Enfer est Milan pour les damnés milanais, mais aussi Dublin, Tokyo, New York, Paris, Paraná pour les damnés d’autres métropoles.

  • Le temps : un temps tantôt arrêté, tantôt reprenant sa course folle ; le mot « siècle », dans le titre du récit, indique une volonté précise de souligner les maux, et donc les « Enfers », du XXe siècle.

  • Le labyrinthe linguistique : notamment dans la nouvelle, apparaissent de longs extraits sans points ni virgules, afin de mieux exprimer le délire de la pensée.

  • Les évocations littéraires, telles les lectures d’enfance de notre auteur : en premier lieu, comme nous l’avons vu, la Divine Comédie de Dante Alighieri (explicitement mentionnée dans les deux œuvres) et Voyage au centre de la Terre de Jules Verne ; ensuite, Les aventures d’Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll (dans le chapitre Le Jardin, on retrouve la petite fille et le lapin), l’Odyssée d’Homère et l’Ulysse de James Joyce, où le voyage dans les méandres de Dublin est corrélé de nombreuses références aux fantasmes érotiques (telles les images érotiques de Poème-bulles). Enfin, nous n’excluons pas l’influence que Vassili Ianovski a pu avoir sur Buzzati. De la même génération (nés tous deux en 1906), sont à souligner les remarquables similitudes que le Voyage buzzatien tisse avec Le second amour (1935) de l’écrivain soviétique, où il est question d’une catabase infernale dans le métro parisien28.

  • Les sources graphiques : dans Poème-bulles, nous retrouvons les montres molles de Salvador Dalí, une peinture de Caspar David Friedrich, les poupées d’Hans Bellmer et les travaux d’autres artistes, tous ouvertement cités.

  • En outre, dans les deux œuvres, on évoque indiscutablement un chef-d’œuvre de la littérature britannique considéré comme visionnaire, à savoir 1984 de George Orwell (paru en 1949), avec notamment le motif des « télécrans » implantés dans chaque habitation et ruelle, anticipant le phénomène du « voyeurisme » typique des années 2000, avec les émissions de télé-réalité et le développement des réseaux sociaux. « Big brother is watching you », alertait Orwell : chez Buzzati, ce rôle est celui du diable gardien dans la bande dessinée, tandis que dans la nouvelle, c’est une Big sister, Mme Belzébuth, qui observe sans cesse les habitants des ténèbres.

18La vie est elle-même un labyrinthe infernal : Eura nous le fait comprendre de manière abrupte par son refus de remonter l’escalier ; tandis que, dans son Voyage, le reporter Buzzati raconte : « personne ne se libérait, personne n’était capable de sortir de la cage de fer où ils se trouvaient enfermés depuis leur naissance, de cette stupide boîte d’orgueil qu’est la vie ». Et à la fin de son aventure dans l’outre-tombe, il s’interroge :

Moi qui y suis allé, je ne suis pas bien certain si l’Enfer se trouve vraiment de l’autre côté, et s’il n’est pas au contraire partagé entre l’autre monde et le nôtre. En repensant à ce que j’ai pu entendre et voir, je me demande même si par hasard l’Enfer ne serait pas complètement de ce côté-ci, et si je ne m’y trouve pas, s’il est exclusivement une punition, un châtiment ou simplement notre mystérieux destin29.