Colloques en ligne

Agnès Cousson

On dit que… : rhétorique et pragmatique du discours rapporté dans les lettres des abbesses de Port-Royal

It is said that...: rhetoric and pragmatics of reported speech in the letters of the abbesses of Port-Royal

1Comment concilier au couvent l’usage de la parole rapportée et l’humilité exigée dans la manière d’être, de parler, de penser ? La citation, par essence subjective, suppose un choix et offre une possibilité d’écriture personnelle à partir de la parole d’autrui, quand les règles religieuses prônent l’oubli de soi et la fusion des singularités dans l’uniformité du groupe, selon les injonctions de saint Paul. Elle est liée à la tentation de se mettre en avant indirectement, de briller et de faire acte d’orgueil si le propos est d’ordre savant, de faire entendre la voix d’un amour-propre sévèrement condamné par la morale de saint Augustin en vigueur à Port-Royal1. Pourtant, les lettres des abbesses du monastère, destinées à des sœurs de la communauté, à des proches ou à des amis du monde, accordent une place importante au discours rapporté, quelle que soit sa forme. Des voix, identifiables ou indéfinies, paraphrasées à partir d’un discours d’autrui, s’invitent dans le dialogue épistolaire, selon des modalités et des finalités diverses. Le discours rapporté est parfois présent pour lui-même, comme dans l’exemple suivant, où Jacqueline Pascal évoque avec gaieté la conversion de son frère Blaise et les rumeurs qui courent à son sujet : « On dit qu’il s’est fait moine, d’autres ermite, d’autres qu’il est à Port-Royal. Il le sait et ne s’en soucie guère » (lettre à Gilberte Périer, 25 janvier 1655, Pascal, 1964-1992, t. 3, p. 70-71.). Mais la plupart du temps, le discours rapporté est motivé par une intention précise du sujet citant.

2Dans des correspondances spirituelles, destinées prioritairement à l’enseignement moral, il revêt un intérêt didactique : rappeler au chrétien les injonctions divines par la voix d’un tiers à l’autorité reconnue. La Bible et la littérature patristique fournissent un large vivier de références. Le Christ, modèle de prédilection des religieuses, est le personnage le plus cité, et, à travers lui, la parole de Dieu. Suivent les saints et les grands personnages bibliques, comme Job et Madeleine. Les voix contemporaines des grandes figures de Port-Royal se mêlent aux voix du passé : les premiers directeurs, saint François de Sales, Saint-Cyran, la mère Angélique Arnauld, réformatrice de la communauté en 1609, dont la vie et l’œuvre sont au centre de l’entreprise historiographique menée à Port-Royal2, des personnages plus confidentiels, le confesseur, Antoine Singlin, des sœurs de la communauté.

3Au couvent où toute parole doit être légitimée par une finalité morale ou spirituelle, la citation fait aussi partie des stratégies énonciatives chargées d’éviter ou de limiter la place du je, de dépersonnaliser le propos au profit d’un rappel général du message biblique. Au-delà de ces usages attendus, le discours rapporté revêt une fonction originale, intimement liée aux persécutions infligées par Louis XIV à Port-Royal pour son soutien à Jansénius : il offre un moyen de se défendre contre les « calomnies » jésuites et de faire entendre la « voix » de la communauté. Rappelons que les religieuses résistantes à la signature du Formulaire exigée par les autorités ecclésiastiques et par le roi, sont, pour certaines, envoyées en détention individuelle dans des couvents parisiens dirigés par des jésuites, en août 1664, puis détenues en captivité collective à Port-Royal des Champs, de 1665 à 1669, privées de sacrements et de communication. La correspondance de ces « non-signeuses » devient clandestine et dévoile les souffrances subies, suivant une stratégie de défense qui consiste à assimiler la cause de la communauté résistante à la cause de Dieu. Quel rôle ce spectateur invisible de l’échange épistolaire joue-t-il dans le déploiement du discours rapporté chez des religieuses qui se disent « élues » et « martyres », dépositaires de la « vérité » et de la « justice » divines ?

4Nous retiendrons pour notre étude les lettres des mères Angélique et Agnès Arnauld, sœurs du théologien Antoine Arnauld, celles de leur nièce, Angélique de Saint-Jean Arnauld d’Andilly3, successivement abbesses de Port-Royal, et auteurs d’une ample correspondance.

Le discours rapporté : une voie d’enseignement et d’application du message chrétien

Une stratégie d’écriture au service de l’effacement du je

1. Une manière de dépersonnaliser l’énoncé

5La pratique langagière qu’est la citation rejoint les pratiques sociales du couvent, où la maîtrise de l’expression et des sentiments s’impose. Le discours rapporté figure parmi les procédés à valeur pragmatique mis à profit par les religieuses pour réduire et transcender l’expression personnelle, au profit d’un discours moral adapté au destinataire, mais énoncé dans un style atemporel propice au recueillement4. La citation relève des énoncés de sens réflexif, que Paul Ricœur rapproche des verbes performatifs à propos desquels il note que « le simple fait de les énoncer équivaut à accomplir cela même qui est énoncé ». Le langage s’inscrit alors « dans le plan même de l’action » (Ricoeur, 1990, p. 57-58). La sous-énonciation qu’on observe, sensible dans l’effacement des marques de la présence de l’énonciateur, est une posture choisie par les religieuses pour montrer au destinataire et à Dieu leur obéissance à la règle du détachement. Elle relève plus généralement d’une rhétorique de l’humiliation qui doit permettre au sujet écrivant de s’entretenir dans la mort intérieure prescrite, de s’attirer des « grâces » divines par la représentation de son obéissance aux règles, et d’inciter le destinataire à l’imitation, suivant un processus mimétique.

6Le message conserve cette valeur de réciprocité dans les citations à finalité morale. Adressé au destinataire, le rappel du devoir vaut aussi pour l’énonciateur. Les paroles de Dieu et du Christ, des saints éminents, arguments d’autorité par excellence, sont introduites à l’oratio recta (discours direct) quand les paroles des autres personnages sont souvent rapportées au discours indirect (oratio obliqua). Ce privilège énonciatif permet à la parole divine de s’exprimer dans toute sa force, sans médiation du sujet citant qui s’efface derrière elle, selon la règle. Conjugaison de la reconnaissance de la grandeur de Dieu et du devoir d’humilité, l’oratio recta apparaît comme un exercice de piété en acte. En 1683, dans un avenir inquiétant pour la communauté, Angélique de Saint-Jean s’encourage par ces propos destinés à réconforter son amie, Mme de Fontpertuis :

Cependant du moment que l’on envisage que c’est une conduite de Dieu, il n’y a plus le mot à dire. Nonne Deo subjecta erit anima mea, sont des paroles de salut qu’il faut conserver dans notre cœur, et elles le conserveront dans la paix.5 (15 avril 1683, Ps. LXI, 1.)

7Le changement de langue, qui donne l’illusion qu’un autre s’exprime, renforce le poids du discours cité. L’extrait des Psaumes rappelle aux deux correspondantes ce qui doit être par rapport à ce qui est, et l’origine de la citation empêche toute discussion de l’intimation. Rapporter signifie ici « répéter » pour « agir » sur soi et sur l’autre. La place du discours cité, après l’expression de l’inquiétude dans la lettre, contribue à faire dominer le point de vue de la foi contre le point de vue de la nature. Le rappel du devoir clôt la lettre, une composition réfléchie qui vise à faciliter sa mémorisation et sa méditation. Cet exemple, qui peut être identifié au « discours rapporté neutre » (Rosier, 2008, p. 95), n’est pas pour autant donné sans une intention précise, de même le suivant, où la mère Angélique se décharge de la responsabilité de la citation qu’elle introduit : « Souvenez-vous, ma chère enfant, que ceux qui aiment le monde sont ennemis de Dieu, ce n’est pas moi qui le dis, c’est le Saint-Esprit6 ». Le rejet sur un tiers de l’origine de la parole rapportée relève d’une stratégie rhétorique qui cherche à persuader le destinataire d’obéir à une injonction énoncée sur un mode proverbial qui facilite sa mémorisation par la caution d’une référence incontestable. L’effacement énonciatif (ou « simulacre énonciatif7 ») donne à lire la vertu de l’énonciateur, qui gomme les marques de sa présence, et renforce le caractère impératif du devoir par le renvoi de la parole citée à une autorité absolue.

8Ces citations de la parole divine peuvent aussi être considérées comme des citations patrimoniales au sens où elles participent à l’élaboration d’une culture morale et spirituelle communautaire. L’apprentissage des devoirs et le développement de la culture chrétienne passe par la reprise des paroles d’un je exemplaire par un je en cours de formation. La mère Angélique donne à méditer ces paroles de Job, modèle de soumission à Dieu, à la reine de Pologne : « Quoiqu’il puisse arriver, regardez toujours Dieu et dites comme le saint homme Job : Quand Dieu m’aurait tué, j’espèrerai en lui » (Lettres, 1742-1744, 17 juillet 1653, t. 2, p. 350.). Le discours direct est privilégié à la paraphrase car il favorise l’appropriation des propos de Job par la reine au moyen de la répétition à la première personne qu’il met en place.

2. La citation : un appui du discours

9Le discours rapporté est souvent utilisé en complément ou en illustration du discours moral du je, qui accrédite ses propos par des voix prestigieuses. La mère Agnès explique l’importance du sacrifice de soi dans la vie religieuse, qui consiste pour chaque sœur à être une « hostie » de Dieu, à l’aide des paroles de François de Sales, qui avait coutume de dire après avoir communié : « Mangez-moi, Seigneur, mâchez-moi, avalez-moi, digérez-moi ». La citation est ensuite interprétée par le je qui le transforme en un discours propre : « Cela veut dire bien des choses et nous apprend que les effets de la sainte communion sont bien ruineux à l’amour-propre, puisqu’il faut qu’il soit ainsi mangé et consommé par le Fils de Dieu8 ». Rapporter revient ici à re-dire, à reproduire une parole pour l’expliciter et se l’approprier au moyen de la répétition à la première personne du pluriel, directement durant la rédaction de la lettre pour le sujet écrivant, au cours de la lecture de celle-ci pour le destinataire.

3. Un moyen de légitimation de l’expression personnelle

10Le discours rapporté vient souvent cautionner la voix du je quand le sujet se sent illégitime à s’exprimer. Telle est l’ambition de la mère Agnès qui convoque un discours de son frère antérieur à la lettre qu’elle lui écrit, pour légitimer des conseils dont il pourrait s’offusquer :

C’est cette fois, mon très cher frère, que je fais tout à fait la prêcheuse, comme si j’avais oublié que je suis une fille et votre petite cadette ; mais vous m’avez commandé tant de fois de ne me point souvenir de ma condition à votre égard, que j’en ai pris une habitude qui m’ôte la réflexion sur ce que je vous dis. (Lettres, 1858, à Robert Arnauld d’Andilly, 26 octobre 1634, t. 1, p. 67.)

11La mère anticipe l’accusation potentielle d’orgueil en rendant à son frère la responsabilité d’un « prêche » que son statut de femme, de moniale, et son rang dans la famille lui interdisent, et empêche, ce faisant, toute possibilité de reproche. Dans ce contexte où l’expression personnelle est limitée et objet de vigilance, la parole d’un tiers est aussi un moyen de se déculpabiliser des sentiments profanes « avoués ». La mère Angélique « confesse » sa tendresse à son frère, Antoine Arnauld, et justifie la formulation de son affection par les injonctions et les sentiments de leur mère, Mme Arnauld, décédée au moment de la rédaction :

Je m’estime trop heureuse de souffrir avec vous, car j’ai une si grande tendresse pour vous que tout ce qui vous touche m’est extrêmement sensible. Notre bonne mère qui vous a commandé en mourant de souffrir et de mourir pour la vérité, et à moi d’être votre mère, m’a comme laissé ce tendre amour qu’elle avait pour son benjamin ;et j’espère qu’elle m’obtiendra aussi de Dieu sa force, vous voyant souffrir d’aussi bon cœur et mourir si Dieu vous en rend digne, pour la vérité, comme elle l’a désiré.9 (Lettres, 1742-1744, mai 1644, t. 1, p. 255.)

12Le je, en position d’infériorité sociale et morale par rapport à son destinataire, adopte une voie de contournement pour dispenser ses conseils et exprimer sa tendresse. Mme Arnauld, énonciatrice de propos différents à destination de ses deux enfants, autorise le je à assumer la dimension maternelle de sa propre affection, et à rappeler au théologien son devoir de persévérance par une voix qu’il sera en demeure d’écouter.

Une finalité morale

13Les paroles rapportées ont une finalité morale pragmatique identique aux desseins de la rhétorique classique : toucher (docere) le destinataire pour obtenir une réaction, impulser un changement (movere). Les paroles de la mère Angélique mourante interrompent l’évocation de sa dernière maladie dans les lettres de la mère Agnès pour introduire d’ultimes rappels du devoir de soumission aux décrets divins, face aux persécutions par exemple. Le choix de l’oratio recta souligne la déférence que voue l’énonciatrice à sa sœur, et met en avant la place particulière de la réformatrice dans une communauté qui la considère comme une « sainte » :

[…] la vigueur de son esprit continue et la rend capable de fortifier les autres par des paroles toutes de foi et d’anéantissement devant Dieu, comme celles-ci, « qu’il faut trouver bon d’être écrasées de la main de Dieu, qui se sert de celles des hommes quand il lui plaît pour nous réduire à rien ». (Lettres, 1858, à Mme de Foix, 22 mai 1661, t. 1, p. 498.) 

14Le discours rapporté, qui révèle le haut degré de vertu de la mère, est identifiable aux « dits » des légendes10, un modèle d’écriture dont s’inspirent les lettres et les récits des moniales consacrés à la réformatrice. Ces paroles mémorables visent à susciter les sentiments recherchés par les hagiographies : l’admiration et le désir d’imiter, quand le choix de l’oratio recta, réservé à Dieu, distingue la mère des autres membres de la communauté et contribue à sa sanctification. Autre intérêt du discours direct, pour l’énonciatrice cette fois : éviter l’expression personnelle qui induit souvent à l’attendrissement interdit. La mère Agnès laisse parler sa sœur et tire sa consolation des paroles qu’elle donne à lire.

15Les propos de la réformatrice sont utilisés aussi après sa mort, dans une double finalité morale et consolatoire. La mère Agnès donne à lire sa réaction à la nouvelle du départ de Singlin, confesseur de la communauté, contraint par le roi de quitter le monastère :

À quoi elle [Angélique] me répondit promptement : « Je n’en ai point de peine ;je sais qu’il prie Dieu pour moi, et cela me suffit ; je l’honore beaucoup […] mais je ne mets point un homme à la place de Dieu ». (Lettres, 1858, à M. Hermant, 20 août 1661, t. 1, p. 510-511.)

16Ces paroles, équivalentes à une leçon de morale, ne sont pas commentées par la mère Agnès, jugées auto-suffisantes pour susciter l’admiration de la mourante et le désir d’imiter sa soumission à Dieu. Des paroles passées sont implicitement recontextualisées et deviennent une indication du comportement à suivre dans le présent du deuil : elles sont une consolation de la défunte aux vivants, invités à privilégier les sentiments de la foi. Le discours rapporté, comme l’éloge auquel il confine, demeure un procédé d’évitement de l’expression personnelle11. Le portrait épidictique de la défunte supplée l’expression de la douleur du je au profit d’un rappel du devoir par l’intermédiaire des paroles rapportées.

17La lettre montre parfois le travail du sujet scripteur contre ses propres sentiments. Le discours rapporté revêt alors une valeur essentiellement réflexive. La mère Angélique lutte en ces termes contre sa peine durant la maladie de deux de ses nièces :

C’est une perte que ces deux filles qui ont de bonnes qualités, qui pourraient être fort utiles : mais il faut adorer les jugements de Dieu, et se soumettre à ses saintes volontés. Elles seront heureuses de sortir de bonne heure des misères de ce monde, et d’éviter la plus grande, qui est le péril où on y est toujours de déchoir de la grâce de Dieu qui nous doit faire trembler, et nous séparer continuellement des vaines joies qui feraient estimer fou un criminel qui s’y attacherait en attendant son jugement. Je prends ces pensées pour me consoler, en voyant mourir ces deux pauvres enfants que j’aime bien tendrement, parce qu’elles sont bien bonnes ; et pour cela même, je me réjouis de leur bonheur. (Lettres, 1742-1744, à Mme de Guéméné, 19 août 1642, t. 2, p. 227.)

18Le rappel du devoir, introduit par le verbe impersonnel, et la joie de mourir prêtée aux deux malades sont autant de moyens pour l’énonciatrice de s’encourager dans l’épreuve à venir, tout en se rappelant, et sa destinataire avec elle, au devoir de soumission au décret divin. La mise en scène du raisonnement de la mère (« je prends ces pensées pour me consoler »), qui montre l’appropriation d’un discours général à des fins personnelles, fonctionne comme une autocitation qui renforce la portée réflexive des propos à double destination. La co-existence de points de vue (celui de la mère, de Dieu, des malades) aboutit à la reconnaissance de la supériorité du point de vue divin, présenté comme la source de consolation absolue.

1. Le recours aux pronoms

19La leçon de morale passe aussi par l’emploi du pronom indéfini. Le on s’immisce dans le dialogue du je et du vous pour tancer le second et l’amener à obéir au premier. Angélique de Saint-Jean exprime ainsi sa contrariété à Mme de Fontpertuis, qui néglige sa santé :

Quand on me vient dire qu’on vous rencontre allant sur le pavé de Paris faire toutes vos commissions et vos dévotions à pied, cela me tue, parce que je prévois que vous vous tuerez vous-même et que vous tomberez tout à fait.12 (12 août 1682.)

20Le on, énonciateur anonyme, rapporte au je les actions du vous qui ont pour effet de « tuer » au sens figuré le je, contraint de supporter une désobéissance à ses injonctions. Cette passivité infligée au je par le vous est reproduite symboliquement par la forme complément atone du pronom de première personne. Le je intervient en forme sujet quand il exprime le discours attendu : avertir Mme de Fontpertuis des risques encourus (se tuer au sens propre).

21Le bulletin de santé, exigé par la bienséance, est un moment épistolaire où la parole de l’autre est largement mise à profit. Le vous est officiellement à l’origine de sa rédaction, présentée comme un devoir et un acte d’obéissance à l’autre, humilité oblige. Le bulletin de santé fournit souvent l’occasion d’un rappel du devoir, comme dans ces lignes d’Angélique de Saint-Jean à Mme de Fontpertuis, à qui elle vient de donner de ses nouvelles :

Vous voyez que j’agis sur vos principes, et que croyant avec vous que Dieu ne condamne pas des sentiments qui sont inséparables de l’amitié, je vous dis tout ce qui peut soulager l’inquiétude que vous donne la vôtre. Après avoir satisfait en cela […] à la faiblesse de la nature, il faut comme vous le savez donner l’avantage à la foi, et apprendre à vivre et à agir par ses mouvements. (29 septembre 1675.)

22L’autocitation (« je vous dis »), ou mise en scène par l’énonciatrice de son propre discours, a une visée argumentative qui se manifeste dans l’anticipation du discours prêté au destinataire. Ce procédé, qui consiste à supposer que l’autre a atteint un degré de maturité spirituel élevé, est récurrent sous les plumes des abbesses, qui veillent à ménager la susceptibilité de leurs correspondants pour favoriser la réception et la mise en application de leurs injonctions. Flatter pour convaincre, telle est l’autre stratégie du discours rapporté mise en œuvre pour favoriser le détachement.

2. Discours rapporté et art de persuader

23Le discours rapporté se conjugue à d’autres procédés (questions rhétoriques, rappel de la sévérité du jugement dernier, images effrayantes) dans la rhétorique de la peur utilisée par les abbesses pour inciter leurs correspondants à suivre leurs conseils13. La posture énonciative du sujet citant est dominante, à l’image de la relation de supériorité morale entretenue avec le destinataire, en position de dirigé, mais les marques directes de première personne du singulier restent rares, comme le veut l’humilité. Le 23 août 1681, Angélique de Saint-Jean file la métaphore classique de l’argent pour convaincre Mlle de Bagnols d’« acheter de Dieu » les « grâces » dont elle a besoin :

Hélas ! Qu’il sera triste dans ce dernier jour de n’avoir pas amassé un prix suffisant pour racheter son âme ;et que l’on regrettera dans ces prisons de l’autre vie d’où l’on ne sort jamais que l’on n’ait payé, usque ad novissimum quadrantem14, d’avoir si mal ménagé le bien que l’on avait entre les mains, pour acquitter des dettes que Dieu aurait remises si facilement dans le temps de sa miséricorde, et qui seront exigées si sévèrement durant le temps de sa justice !

24La forme impersonnelle, qui suit une interjection de désolation attribuable au je, exprime de manière voilée les regrets futurs de Mlle Bagnols, de même que le premier on, quand les suivants intègrent l’ensemble des personnes qui n’auront pas fait un bon usage de leurs richesses. La manière d’écrire traduit la pédagogie dont fait preuve Angélique de Saint-Jean, et révèle un art du langage didactique omniprésent dans les lettres d’admonestation des abbesses. Une adresse directe aurait entraîné une stigmatisation de Mlle de Bagnols, susceptible de la heurter, quand les procédés de contournement du vous favorisent la bonne réception du discours moral. La citation de Matthieu souligne la sévérité du jugement dernier et les souffrances qui attendent le mauvais chrétien, suscitant une crainte renforcée par l’image de « la prison », métaphore du purgatoire. Angélique de Saint-Jean se justifie du caractère redondant de ses propos par l’importance de l’enjeu : « Quand je veux finir je recommence, ne me lassant point de rappeler devant vos yeux ces grandes vérités que l’amusement des niaiseries du monde est cause que l’on ne se dit point assez souvent à soi-même ». L’autocitation insiste sur la répétition des propos, posée comme nécessaire au salut du destinataire, désigné par le on, utilisé de nouveau comme un outil didactique. Ce pseudo-discours direct suit la même stratégie argumentative : faire remarquer la répétition pour toucher l’esprit de Mlle de Bagnols, ancrer dans son esprit les règles à suivre par un effet de ressassement.

25La mort subite15, propre à convaincre de l’omnipotence divine et de la nécessité du bon usage de la vie, tient une large place dans la rhétorique de la peur. La mère Angélique rapporte les « on dit » de la Cour à propos de la mort inattendue de Mlle de Chevreuse, susceptibles d’inciter la reine de Pologne à privilégier son salut :

Toute la cour est dans l’étonnement de la mort de Mademoiselle de Chevreuse qui était dimanche soir au cercle, et jeudi à sept heures du matin elle mourut sans aucun des saints sacrements. On dit que la veille, elle dit à son médecin qu’elle se sentait mal, et qu’en cas qu’il lui dit qu’il la croyait en péril, elle se confesserait. Il l’assura qu’il n’y avait rien à craindre, et qu’elle ne devait point avoir ces pensées mélancoliques. C’est ainsi que les hommes se trompent, et bienheureux sont ceux qui ne croient qu’en Dieu qui nous commande de veiller toujours, parce que nous ne savons le jour ni l’heure que notre maître viendra nous demander compte. (Lettres, 1742-1744, 8 novembre 1652, t. 2, p. 213-214.)

26Formellement, l’énonciatrice est absente, mais le récit est orienté par son point de vue et par son intention moralisatrice, qui s’exprime à la fin, en guise de conclusion, sur un mode impersonnel au présent de vérité générale. Le nous inclusif a essentiellement une valeur oratoire car l’avertissement de l’omnipotence divine vaut en priorité pour la reine, exposée aux « dangers » du monde. L’exemple montre que l’absence des marques de surénonciation ne met pas pour autant le sujet citant en position de sousénonciateur. La « construction du surénonciateur » passe ici paradoxalement par des « formes d’effacement énonciatif » : « Grâce à ces stratégies d’effacement de son point de vue personnel, le locuteur / énonciateur premier parvient à imposer sans contestation un point de vue apparemment “objectif” et “naturel” (le sien), en se faisant passer pour l’alter ego de ses pairs, voire, du fait de sa posture de surénonciateur, de primus inter pares » (Rabatel, 2004, p. 13).

Le discours rapporté : une stratégie rhétorique

Les citations apologétiques à valeur offensive et défensive 

27La citation de la parole d’autrui endosse des finalités apologétiques et critiques liées à la volonté des religieuses persécutées de faire entendre leur voix. Rapporter les propos revient à les « représenter », et il convient d’interpréter ceux-ci à partir des « calculs pragmatiques du locuteur / énonciateur du discours citant pour rendre compte des dires et / ou des perceptions d’autrui selon l’usage qu’il en a dans le hic et le nunc de son énonciation » (Alain Rabatel, cité par Rosier, 2008, p. 19.). En 1664, Angélique de Saint-Jean ne se contente pas d’un récit factuel de la visite de l’archevêque de Paris, Hardouin de Péréfixe, le 21 août, à Port-Royal de Paris. Sa lettre à Mlle de Vertus, écrite au lendemain de cette visite, intègre toutes les stratégies d’écriture apologétiques dont la moniale est coutumière : narration, paroles rapportées, description contrastée des comportements, réécriture de l’histoire à la lumière de l’histoire biblique, recours aux images et au pathétique, sensible dans les « cris » et les « larmes » des sœurs. La première phrase fait entendre qu’il s’agit d’une reformulation :

Je vous dirai seulement en abrégé que M. l’archevêque vint hier ici à midi. Il fit appeler toute la communauté au parloir. Il nous témoigna son extrême mécontentement de ce que nous n’avions pas obéi à ses ordres, mais que puisque sa douceur et le temps qu’il nous avait donné n’avait de rien servi pour résoudre nos doutes, il se trouvait obligé de changer de conduite, et qu’ainsi il nous commandait à peine de désobéissance de souscrire son mandement au pied duquel était le formulaire ;qu’il nous voulait demander encore à toutes en particulier notre dernière résolution. Il commença par notre Mère, et tout le reste ensuite, mais chaque personne n’y demeura quasi qu’un instant. Après cela il fit rappeler la communauté à laquelle il parla avec une chaleur extraordinaire ;le respect empêche d’user d’autres termes ;il déclara que nous étions des rebelles, des opiniâtres, des désobéissantes, par conséquent indignes et incapables de recevoir les sacrements, qu’il nous défendait d’en approcher, qu’il mettrait ordre à notre maison selon qu’il le jugerait nécessaire et que Dieu lui inspirerait. Aussitôt qu’il eût achevé cette parole, il sortit dans une telle vitesse qu’il fut impossible de lui dire un mot. L’on était dans les cris et les larmes que vous pouvez penser. Un moment après il remonta au parloir pour dire qu’il défendait à peine de désobéissance de voir et de parler à qui que ce soit de dehors, et de donner entrée dans la maison à personne. Il dit que nous étions pures comme des anges, superbes comme Lucifer, et opiniâtres comme des démons. Il sortit en disant que nous le reverrions bientôt. Notre mère a eu l’honneur d’être traitée avec injures, et elle les a souffertes dans une humilité et un silence capables de toucher les plus durs.

28Rapporter, représenter, interpréter, les trois actions langagières sont ici liées. « Rapporté » signifie « dénoncer », « dévoiler » les violences, témoigner. La lettre devient une pièce de procès contre l’adversaire. Si le je est formellement quasi absent (inclus dans le nous), au profit des marques de troisième personne, on peut parler d’une « surénonciation » sensible dans la modalisation de l’énoncé. Les adjectifs (« extrême », « extraordinaire »), les superlatifs (« les plus durs »), les déictiques de lieu et de temps, les verba dicendi, qui soulignent l’autorité du supérieur (« défendre » à plusieurs reprises), sont autant de marques de la présence de l’énonciatrice destinées à influencer le lecteur en faveur de Port-Royal. Le flot de paroles de l’archevêque et son agitation, inattendus chez un homme d’Église, contrastent avec le silence et le calme de l’abbesse de Ligny. Les premiers sont le signe d’une perte de maîtrise de soi (Pérefixe est hors de lui au sens propre) quand les seconds érigent l’abbesse en héritière du Christ persécuté et des saints, dont Pascal célèbre le rayonnement humble16. La mère de Ligny est hors d’elle-même au sens spirituel du terme.

29Cette utilisation de la parole ou de la non-parole relève d’une rhétorique du dévoilement présente dans tous les écrits de combat de Port-Royal17. Le procédé, qui consiste à laisser l’autre se discréditer ou témoigner de ses vertus lui-même, réduit l’implication du je dans l’énoncé, préserve son humilité sans altérer la force de sa critique. La quantité de paroles s’avère indirectement proportionnelle aux vertus des personnages, et c’est bien l’abbesse, en position d’infériorité face à Péréfixe, qui sort grandie de l’extrait. Angélique de Saint-Jean domine les points de vue, répartit les rôles et crée l’absence d’interaction entre les deux personnages selon son intention : attirer le blâme sur l’un, l’éloge sur l’autre. « Rapporter » induit aussi à « interpréter ». Les injures deviennent un signe de la fausseté de la cause de l’opposant, quand le silence apparaît comme la marque de la vérité représentée par la communauté résistante18. La citation relève alors d’une pratique éthique (elle montre l’injustice ou la vertu) indissociable de la lutte communautaire dans laquelle Port-Royal est engagé. Elle corrobore le statut de « martyre » revendiquée par la communauté résistante.

30La lettre du 23 août, à la même, confirme cette portée apologétique de la mise en scène de la parole. « Il est vrai qu’on pourrait croire qu’il ne se possédait pas en disant cela », remarque Angélique de Saint-Jean à propos de Péréfixe, avant de souligner l’autre intérêt de la mise à l’écrit de l’événement : « Ces sentences nous ont été rendues, sans aucune forme de justice […] aucun témoin, si ce n’est des pages et des laquais qui étaient assez proches de la porte pour entendre avec quel ton et en quels termes on exagérait notre crime ». La restitution des paroles relève du témoignage et traduit l’ambition des résistantes de montrer ce que cachent les murs du couvent en ces années de persécution19. Ces exemples revêtent le double sens argumentatif distingué par Laurence Rosier. Ils visent à faire adhérer à une thèse (c’est leur « visée argumentative ») et à infléchir les façons de voir de l’autre (c’est leur « dimension argumentative »20). L’autre est ici moins le destinataire, convaincu du bon droit de Port-Royal, que les adversaires des religieuses, destinataires implicites des lettres et des écrits de résistance, et la postérité qu’elles veulent convaincre de leur « sainteté ».

Les citations à valeur apologétique et consolatoire

31Le discours rapporté retrouve une valeur réflexive quand sa portée critique s’accompagne d’une finalité consolatoire. Durant la captivité collective aux Champs, Angélique de Saint-Jean fait ce bref portrait moral de la mère Agnès :

La mère Agnès va même jusqu’à croire que nous avons encore besoin de cela pour nous humilier et nous appauvrir plus que nous ne sommes encore, tant elle trouve d’avantages à n’avoir plus pour partage que la croix de Jésus-Christ et son tombeau, afin que la vie du vieil homme y demeure ensevelie, et que nous soyons toutes entièrement renouvelées par cette heureuse persécution, qui nous devrait tenir lieu d’un baptême de sang. (À M. de Luzancy, 27 septembre 1665.)

32Plusieurs voix se mêlent : celle de la mère, retranscrite par la représentation de son point de vue, celle d’Angélique de Saint-Jean, narratrice-énonciatrice première, celle de la communauté, présente dans le nous, qui approuve le point de vue de la mère Agnès. La représentation des propos de l’ancienne abbesse, qui met en avant sa piété et son abnégation, œuvre à sa sanctification, conformément au dessein de l’épistolière. Le rappel des bienfaits des persécutions délivre aussi un message d’encouragement aux résistantes d’autant plus important qu’il émane de l’autre grande figure de référence qu’est la mère Agnès dans la communauté.

33Dans cet autre portrait de la mère Agnès, malade en 1667, par Angélique de Saint-Jean, la parole s’ajoute aux « signes » de vertu indicateurs de sainteté pour un lecteur familier des hagiographies, son parfait détachement dans la maladie par exemple :

La malade est dans la plus parfaite paix que vous sauriez vous imaginer. Elle est prête à partir, prête à demeurer, prête à se reposer, prête à travailler, comme Dieu lui en donnera l’ordre. Il est vrai qu’elle a pitié d’une si grande famille qu’elle laisserait si abandonnée, et que les desseins qu’on fait sur elle quand elle n’y sera plus lui donnent assez de tendresse pour préférer l’utilité des autres à la sienne, et lui faisaient dire il y a deux jours agréablement, que si sa vie était devenue par là nécessaire au bien public, elle serait donc obligée à en faire état par cette considération. (À Antoine Arnauld, 14 septembre 1667.)

34La lettre mêle les mêmes phénomènes polyphoniques que précédemment : la voix de l’épistolière, Angélique de Saint-Jean, qui reformule des propos dans le style hyperbolique des Vies de saints, la voix de la mère, qui s’exprime d’abord par la représentation de son point de vue, puis au discours indirect, un choix énonciatif qui met l’accent sur sa soumission à Dieu, exprimée par la répétition de l’adjectif « prête » et par la « parfaite » paix manifestée. Cette fois, l’énoncé fait l’objet d’une approbation de l’épistolière, sous la forme impersonnelle « il est vrai ». Les paroles rapportées conjuguent dans le cas présent sanctification de la mère et apologie de la résistance par la démonstration de la paix intérieure d’une non-signeuse de renom, « marque » de la paix de sa conscience. Se dessine là un des poncifs des lettres de persécution : la sérénité des malades ou des mourantes vaut pour ce qu’elle représente ;elle est un signe de la paix du cœur conférée par l’action en conscience, principe fondateur de Port-Royal depuis la réforme, et par lequel les résistantes justifient leur refus de signer. Cette paix de la mère est invitation à l’imitation de sa conduite, et, par conséquent, appel à la résistance. Elle est aussi pour celle qui la consigne une réponse indirecte aux adversaires de la communauté, désignés par le on, confronté à son impuissance à faire céder les religieuses.

35Les lettres rapportent les ultima verba des résistantes comme autant de « preuves » de cette paix de la conscience, que l’interdiction des sacrements n’altère pas. Angélique de Saint-Jean consigne les dernières paroles d’une novice :

[…] Dieu l’a fait rentrer et dans sa maison éternelle, et dans celle d’où elle avait été arrachée si violemment. Elle-même en a eu tant de consolation qu’elle n’a eu que de la joie de se voir mourir, et a témoigné qu’elle s’estimait trop heureuse de mourir bannie pour la justice : ce sont ses termes. (25 juin 1662, à Mme de Sablé.)21

36Procédé classique des récits de mort hagiographiques, ces ultima verba assimilent la novice aux martyrs et laissent augurer de son salut22. Le point de vue représenté de la malade insiste, comme précédemment, sur les sentiments : la « consolation » et la « joie », explicitées au discours indirect. L’énonciatrice se pose en témoin des paroles citées, une précaution oratoire qui suggère la prise en compte du lecteur et la volonté d’ôter tout doute quant à la véracité des propos retranscrits.

37Angélique de Saint-Jean révèle à plusieurs reprises son art de la mise en scène du récit de mort et du rôle critique, apologétique et consolatoire dévolu au discours rapporté. Elle consigne la dernière prière de la sœur de Saint-Paul Goulas, qui a signé le Formulaire avant de se rétracter, et qui décède un cierge dans une main, et, dans l’autre, l’attestation signée par ses compagnes de la pénitence de sa « faute », en guise de témoignage de sa repentance : « La dernière prière qu’on lui entendit encore prononcer intelligemment hier au matin fut, Veni domine, et noli tardare23 » (à Antoine Arnauld, 23 mai 1667). Un changement de disposition se produit au moment du passage : « Sa crainte s’est changée en désir, et elle n’a plus souhaité que d’aller à Dieu, jusqu’à se réjouir à mesure qu’elle voyait venir tous les accidents qui font juger que la mort s’approche ». La peur laisse place à la joie de mourir malgré l’interdiction des sacrements en cette période de captivité collective, un sentiment érigé en un nouveau « signe » de la nécessité de l’action en conscience, autre appel à la résistance lancé, cette fois, à l’aide de l’exemple d’une signeuse repentie. La suite confirme le rôle de témoignage accordé au discours rapporté et à la lettre dans laquelle il s’inscrit : « Il faut que je vous envoie », écrit Angélique de Saint-Jean à son destinataire

la copie de sa rétractation, et l’attestation qu’elle nous fit signer jeudi, afin de l’emporter avec elle, et que nous fussions ses témoins dès à présent devant Dieu, et quand il lui plaira devant l’Église, de la pénitence qu’elle a faite de sa signature, et de la consolation qu’elle avait de mourir dans la souffrance pour la vérité. (à Antoine Arnauld, 23 mai 1667)

38Le point de vue de la sœur, rapporté au discours narrativisé, se confond avec la manière dont l’épistolière et la communauté résistante considèrent la rétractation : une réparation du péché. La « consolation » de la mourante renvoie à la consolation de la communauté de souffrir pour Dieu, et relève de l’écriture du martyre pratiquée à Port-Royal. La conclusion explicite l’intérêt de cette mort tranquille, « marque » de la bienveillance de Dieu envers Port-Royal :

C’est cela après tout, qui console et qui fortifie plus que des miracles. […] notre foi trouve un plus grand soutien dans ces effets si sensibles de la grâce de Jésus-Christ, qui paraissent en ces âmes si innocentes et si pures. (ibid.)

39Ces lignes légitiment le travail historiographique mené par la communauté. La réflexivité n’est pas acte d’orgueil, mais acte de charité et de reconnaissance à Dieu. L’œuvre mémorielle se déploie à partir d’une transcendance qui lui confère sa légitimité. Dès lors, les vies et les paroles individuelles doivent être mise à l’écrit, comme l’indique ce commentaire de l’épistolière : « Elle nous laisse toutes comblées d’édification et en même temps d’admiration de la conduite de Dieu sur les petits de son troupeau. Car on voit sa Providence dans toutes les circonstances qui ont précédé et accompagné cette heureuse mort ». Mais « l’admirable paix » de la mourante est aussi pour Angélique de Saint-Jean « une marque de la bonne conscience, [qui] devrait convaincre tous ceux qui ne sauraient prouver que nous soyons criminelles », c’est-à-dire l’adversaire, dont elle donne le point de vue et auquel elle répond directement. La paix dans la mort de la sœur Goulas devient alors un démenti implicite à l’accusation de religieuses rebelles et hérétiques répandues par les jésuites24.

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40L’usage de la parole d’autrui relève à Port-Royal d’une rhétorique de la persuasion mise au service des deux luttes menées par les moniales, celle contre les sens et celle pour la survie de leur communauté. Les citations à valeur morale se font écho, donnant aux lettres une unité de style et de contenu qui endigue la singularité introduite par l’expression de la voix personnelle. Elles accentuent le caractère universel du propos et confèrent à un outil de communication par essence subjectif et tributaire d’un espace-temps précis, une valeur atemporelle. Plusieurs voix se font entendre dans une polyphonie harmonieuse et transmettent un message identique.

41Le discours rapporté joue un rôle essentiel dans la défense de Port-Royal. Dans les portraits, il s’ajoute aux comportements décrits pour témoigner de la « sainteté » d’un personnage et de la communauté à laquelle il appartient et dont il représente les valeurs. Il œuvre pleinement à l’édification de l’identité et de la mémoire de Port-Royal par la transmission de paroles emblématiques des principes fondateurs de la réforme. Citer les mots mémorables de la mère Angélique est pour ses héritières un moyen de défendre ses valeurs, de les perpétrer dans le présent et de les transmettre à la postérité, de les faire « fructifier », selon le sens spécialisé de « rapporter25 ». L’espace discursif maintient une unité que les persécutions subies par Port-Royal mettent à mal. Centré sur soi ou sur autrui, le discours rapporté ramène toujours les moniales à Dieu, et se confond avec un témoignage d’amour et de fidélité.