Colloques en ligne

Myriam Tsimbidy

Les paroles et les silences rapportés dans la correspondance diplomatique du cardinal de Retz : des pouvoirs de l’épistolier au coup de force du courtisan

The words and silences reported in the diplomatic correspondence of Cardinal de Retz: from the powers of the letter writer to the power grab of the courtier

1Le cardinal de Retz est bien connu pour ses Mémoires, ses pamphlets, ou encore sa version de la Conjuration de Jean-Louis de Fiesque qui fit dire à Richelieu « Voilà un dangereux esprit ! » (Retz, 1984, p. 136), mais il l’est beaucoup moins pour sa correspondance diplomatique écrite entre 1662 et 16761. Celle-ci a été publiée intégralement pour la première fois dans le tome VII de l’édition des Œuvres complètes procurée par Chantelauze dans la collection des Grands écrivains de France2 et rééditée récemment par Jacques Delon chez Champion3. Si cette centaine de lettres n’a laissé que de « faibles traces dans les annales du temps »4 (Retz, 1870-1896, Avertissement, t. VII, p. II), c’est parce qu’elle faisait partie des papiers d’Hugues de Lionne, secrétaire d’État de Louis XIV et qu’elle est conservée dans les archives du ministère des Affaires étrangères. Aussi bien ses éditeurs n’en ont-ils pas donné les références complètes5.

2Cette correspondance, dictée à un secrétaire, adressée à Lionne, lue ou rapportée au roi6, retrace minutieusement toutes les démarches qui jalonnent les différentes missions du cardinal de Retz à Rome ainsi que la position complexe du négociateur. En effet, Louis XIV, peut-être par méfiance, ne lui a donné aucun titre particulier : Retz n’est ni ambassadeur, ni envoyé extraordinaire, il n’est qu’un cardinal français. Un titre qui lui ouvre cependant de nombreuses portes. Retz observe, écoute, espionne même pour le compte du roi. Aussi quand ses dépêches7 arrivent à la cour de France sont-elles lues attentivement et appréciées selon des critères pragmatiques mesurant la précision, l’objectivité et l’utilité des informations fournies8. L’importance stratégique de ces missives conditionne une écriture qui n’évite ni les répétitions ni la « bassesse » de style c’est à dire l’absence d’ornements, ces derniers risquant d’obscurcir le sens et de provoquer des malentendus9. Au début du xviiie siècle, François de Callière théorise ces pratiques très particulières d’écriture dans son ouvrage intitulé De la manière de négocier avec les souverains. La lettre « doit rendre un compte exact et fidèle de tout ce qui s’y passe [dans une Cour étrangère] […] [afin de] représenter [la situation des esprits de ceux qui y ont le principal crédit] de manière si claire et si ressemblante, que le prince ou le ministre qui reçoit les dépêches puisse connaitre aussi distinctement l’état des choses dont il lui rend compte, que s’il était lui-même sur les lieux » (Callières, 1716, p. 190-191). Cette représentation étant destinée à orienter des décisions et des actes politiques, l’on comprend l’importance des passages rapportant les faits et gestes de chacun, ainsi que l’omniprésence des discours rapportés qui contribuent à l’effet de mimesis. Ces derniers sont perçus comme des parcelles de réalité judicieusement collectées. Paradoxalement, dans le discours diplomatique, les propos cités in extenso sont considérés comme autant de marques de factualité10. La position et l’efficacité de l’épistolier qui s’impose en témoin privilégié conditionnent cette réception. Sa fiabilité est un pré-requis et l’énonciateur épistolier se doit de reproduire ce qu’il a vu, entendu et dit, son discours restant bien évidemment sous le contrôle absolu d’une autorité qui lui a dicté sa conduite, ainsi que les arguments à formuler.

3Le statut de ce témoin épistolier est particulier. Il n’est pas interdit d’imaginer que le cardinal de Retz espérait être rappelé par le roi pour remplir de plus hautes fonctions. Ses lettres sont soumises à plusieurs contraintes : elles doivent informer certes, c’est leur fonction première, mais aussi convaincre leurs destinataires qu’ils ont fait le bon choix en lui confiant une mission et, de surcroît, les séduire.

4C’est dans cette perspective que j’étudierai les représentations du DR dans sa correspondance diplomatique. Mes recherches sur l’insertion de la parole de l’autre, et sur les lettres et billets dans les Mémoires ont montré les multiples combinaisons qu’autorise l’entremêlement du discours épistolaire et de la narration mémorielle ; je ne développerai donc pas ces techniques d’insertion spectaculaires qui soulignent la théâtralité des propos rapportés et qui sont cependant bien présentes dans la correspondance diplomatique11. Nous nous intéresserons plus particulièrement aux interactions entre le discours citant et les propos cités pour montrer en quoi elles sont au cœur de la représentation de l’action diplomatique, et comment elles révèlent le pouvoir de l’épistolier sur son/ses destinataire(s).

Qui parle ? qui rapporte ? : les données historiques

5Nous partirons pour cela d’un épisode qui s’est déroulé durant l’affaire de l’infaillibilité du pape12. Afin de montrer l’efficacité du DR en contexte épistolaire, il convient tout d’abord de resituer l’événement.

6Quand le cardinal de Retz est envoyé à Rome en avril 1665, le schisme menace. Deux livres viennent d’être censurés par la faculté de théologie de Paris : la Défense de l’autorité de notre Saint Père le Pape, publié en 1658, et le livre d’Amadeus Guimenius13 paru peu après. En 1665, un bref fulminant, puis une bulle d’Alexandre VII condamnent les deux censures. Le 25 juillet, le parlement refuse de publier la bulle et soutient la faculté de théologie.

7Retz a pour mission de trouver une manière de concilier tout le monde sans que ni le souverain pontife, ni le roi, ni la Sorbonne ne perdent la face. À cet effet, Louis XIV lui a demandé d’observer sans prendre aucune initiative et de lui rendre compte des intentions de Rome. Retz a cependant affaire à des cardinaux rompus à l’art de la parole, parmi lesquels Franscesco Albizzi (1593-1684), âgé de 72 ans en 1665, « référendaire » c’est-à-dire rapporteur au tribunal suprême de la signature apostolique, très proche du pape Alexandre VII (Fabio Chigi). Ce dernier par jeu d’une instrumentalisation du silence va pousser le cardinal de Retz à désobéir au roi. Notre prélat relate ce faux pas dans une lettre du 14 juillet 1665. Retz y rapporte le « récit d’une conversation que j’ai eue, dit-il, depuis quelques jours avec M. le cardinal Albizzi » (Retz, 1870-1896, lettre à Lionne du 14 juillet 1665, t. VII, p. 35-40, p. 36-37).

8Le système de communication qui est en place et le jeu des ethos procède sur quatre niveaux : deux persona extratextuelles - l’ancien frondeur, seigneur de Commercy, et le cardinal courtisan qui dicte à son secrétaire - ; deux niveaux intratextuels - celui de l’épistolier narrateur qui veut séduire le roi et qui commente son récit, et celui de la représentation du récit de paroles du diplomate en action. Ces deux derniers niveaux interfèrent. L’épistolier a tout intérêt à mettre en lumière son habileté et sa maîtrise de la situation. Les effets des deux premiers niveaux sont impossibles à prouver. Le roi et Lionne se méfient de l’ancien frondeur et de sa capacité à jouer double, voire triple jeu. Ils ont certes besoin de lui, mais il n’est pas question de lui promettre quoi que ce soit en échange, d’où les réponses d’une grande concision et très policées. Quant à Retz dictant à son secrétaire, on ne peut qu’imaginer car niveau là entrerait dans une scène de roman. Rappelons que le mémorialiste appelait en privé Lionne le cocu…

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Les commentaires réflexifs comme effet de transparence intérieure

9Dans la missive, le récit du début de l’entretien révèle l’état d’esprit d’un Albizzi décidé à faire parler le cardinal de Retz.

Je connus sensiblement, aux premières paroles qu’il me dit, en me rendant sa visite, qu’il avait impatience de sortir des compliments ordinaires pour me parler d’affaires, et je fus bientôt confirmé dans cette pensée par l’affectation qu’il eut à entrer en discours sur la censure de la Faculté de théologie de Paris, et ensuite sur la bulle du Pape. (ibid., p. 36)

10Dès les premiers mots, l’espace énonciatif du récit de conversation est dédoublé. Retz, négociateur, est sur la scène et se décrit en position de retrait comme le montrent les commentaires réflexifs (« Je connus sensiblement qu’il avait impatience… je fus bientôt confirmé dans cette pensée »), qui éclairent les enjeux de l’échange. Le discours narrativisé synthétise les propos d’Albizzi. L’opération de transposition favorise une concentration plus ou moins dense qui est à relier aux représentations de l’épistolier des attentes de son correspondant. Ainsi l’on passe des « compliments ordinaires » qui renvoient à un discours conventionnel, connu et donc sans intérêt, à l’objet de la discussion qui porte sur la censure de la faculté et la bulle. Seuls ici sont donnés les thèmes du propos.

11L’épistolier se décrit ensuite en action, il réagit aux sollicitations d’Albizzi comme le lui a commandé le roi. Le discours narrativisé se développe alors au point de se trouver aux frontières du DI.

Je me défendis quelque temps de lui répondre sur ce sujet en lui témoignant que comme je ne savais ni les intentions du Roi sur cette bulle ni le détail de ce qui s’était passé ici sur cette matière, je n’en pouvais rien dire de particulier. (ibid., p. 36-37.)

12Le discours citant (« Je me défendis quelque temps de lui répondre sur ce sujet en lui témoignant que ») induit que l’épistolier ne rapporte que la teneur d’une réponse qui s’est peut-être développée. Il faut convenir qu’à ce degré du récit, l’intérêt sur le plan de l’information semble proche du degré zéro. Sur le plan de la stratégie discursive, il en est toutefois autrement, puisque le locuteur qui dit ne rien savoir suggère que s’il était informé, il pourrait répondre. Ce qui implicitement invite son interlocuteur à l’informer « de ce qui s’est passé ici sur cette matière ».

13En rapportant ce début de conversation, l’épistolier n’apprend rien à ses destinataires, mais il rend sensible l’inquiétude d’Albizzi et se met élégamment en scène en homme apte à conduire habilement l’autre à dire ce qu’il sait.

14Albizzi, un vieux renard, se garde bien de l’informer. Au contraire il insiste. Et l’épistolier rapporte les premières manœuvres du cardinal romain à travers un discours très narrativisé. Il ne laissa pas de me « presser avec beaucoup d’instance de m’ouvrir sur la question » puis il décrit précisément son changement de tactique :

(comme) je vis, par de certaines expressions, qu’il se voulait persuader à lui-même que j’étais de son sentiment, et qu’il tournait la chose d’une manière selon laquelle il lui eût été facile de donner à mon silence dans le monde un sens qui n’était pas assurément le mien, je crus être obligé de m’expliquer et de lui dire, comme en confidence entre lui et moi. (ibid., p. 37)

15Le dédoublement énonciatif autorise la verbalisation de la pensée du cardinal et permet de de focaliser son récit sur les enjeux stratégiques de la manœuvre discursive14. L’épistolier efface paradoxalement l’énoncé pour s’intéresser à l’énonciation. En effet le destinataire ne saura rien de ce qu’a dit Albizzi ! L’épistolier reste vague quant à l’énoncé : il s’agit « de certaines expressions, d’une manière de « tourn[er] la chose » mais d’une grande précision quant à son interprétation. Albizzi, selon lui, voulait donner du sens à son silence et en fait en sorte qu’il ne puisse pas l’ignorer. La manipulation ainsi décrite justifie une explication, c’est à dire une prise de parole et donc une prise de position pourtant interdite par le roi.

16Cette transgression est, sur le plan de la scène énonciative, soulignée par un pacte de confiance ; Retz parle « comme en confidence entre lui et moi », la valeur de ce pacte est renforcée par la prise de risque du cardinal, qui outrepasse ses prérogatives, de manière à prouver à son interlocuteur à quel point il lui fait confiance.

17Cette situation de communication épistolaire introduit ici une distance ironique, « la confidence » étant d’ores et déjà partagée par plusieurs : Lionne, derrière lui le roi, et également le secrétaire à qui le cardinal dicte sa missive. S’en suit une série de complétives correspondant au mode d’écriture de la parole rapportée au DI la plus usuelle au xviie siècle. Cette modalité accrédite l’idée que le correspondant est censé reproduire fidèlement son propos ou du moins l’ordre de son propos, le DI se rapprochant, par sa représentation très développée, du DD.

18Dans l’économie de ce récit, cet enchaînement fait figure (en tant que mise en forme repérable). C’est un événement textuel, car la parole retenue ou évoquée jaillit en quelque sorte de cette accumulation de complétives qui construit une persona ou la révèle (Retz, 1870-1896, lettre à Lionne du 14 juillet 1665, t. VII, p. 35-40, p. 36-37).

Je crus être obligé de lui dire que je ne pouvais concevoir les motifs qui avoient obligé la cour de Rome à la publication de cette bulle, qu’ayant été nourri dans la Sorbonne dès mon enfance, et y ayant pris tous les degrés, je ne pouvais ignorer ses véritables sentiments, que je savais certainement qu’ils n’avoient jamais été de condamner l’opinion qui soutient l’infaillibilité du Pape, quoique cette opinion ne soit pas celle de la Faculté de théologie, que sa censure n’a point touché cette doctrine de Rome, mais seulement celle qui dit que la contraire est hérétique, et que je ne pouvais concevoir par conséquent les raisons par lesquelles la cour de Rome, qui n’a jamais prétendu jusqu’ici faire passer pour un article de foi son opinion de l’infaillibilité du Pape, condamne une censure qui ne dit dans le fond que ce que les auteurs mêmes qui soutiennent l’infaillibilité enseignent en mille endroits de leurs ouvrages, qui est que l’une et l’autre de ces deux opinions est soutenable, et que l’une ni l’autre n’est de foi. (ibid., p. 37-38)

19Je n’insisterai pas ici sur la teneur, mais sur la réaction de l’interlocuteur qui est donnée sur le même mode du DI : « M. le cardinal Albizzi me répondit que, si la Sorbonne s’expliquait comme moi, le procès serait bientôt fini ». Elle marque la réussite de l’entretien, et justifie implicitement l’infraction faite aux ordres donnés par le roi.

20Cependant Rome étant un lieu où tout se sait, le cardinal négociateur s’est trouvé obligé de raconter à d’autres ces propos donnés en « confidence »,

Le maître du Sacré Palais15 me vint voir hier, qui affecta, aussi bien que M. le cardinal Albizzi, de me faire parler sur ce sujet, et je lui répondis, dans les mêmes termes, avec d’autant plus de facilité que M. de Bourlemont16 avait approuvé que je me fusse ouvert avec M. le cardinal Albizzi. (Retz, 1870-1896, lettre à Lionne du 14 juillet 1665, t. VII, p. 39)

21Il réitère le récit de cette conversation par le biais d’un sommaire : « dans les même termes » et d’une ellipse qui présuppose que Bourlemont a été informé, puisqu’il a approuvé l’échange.

22Finalement, Retz convient qu’il a enfreint les consignes du roi par trois fois.

23L’insertion des propos rapportés dans la missive entre donc dans une double stratégie. La première, utilisée dans la scène de conversation et qui se situe au niveau du dire (discours citant) et du dit (discours cité), présente Retz en homme averti, capable de deviner les intentions, et de régler brillamment un grave problème (discours cité au DI). La seconde, qui apparaît dans le cadre de l’échange épistolaire et qui se situe au niveau de l’écrire, montre par le jeu d’une représentation de la pensée intime, d’une volonté de transparence intérieure17, la nécessité d’enfreindre la consigne royale et met le ministre et le roi devant le fait accompli. Or ce coup de force diplomatique ne repose finalement que sur une interprétation.

Les propos rapportés : lieux du coup diplomatique

24La mise en scène épistolaire recèle de plus une distanciation presque ironique. Retz dictant sa lettre sait parfaitement que le roi n’aura d’autre choix que d’accepter cette situation. Cette visée est perceptible quand le cardinal avoue ses scrupules dans une feinte autocritique :

car je vous avoue que le respect que je dois au Roi, et qui m’oblige, ce me semble, à n’ouvrir la bouche sur quoi que ce soit que par les ordres exprès de Sa Majesté, m’avoit donné quelque scrupule de la liberté que j’avois prise de m’expliquer avec M. le cardinal Albizzi, quoique rien ne m’y eût porté que la bienséance, qui oblige, à ce qui me paroît, un cardinal françois à ne pas demeurer absolument dans le silence, quand on le force de s’expliquer sur des matières de cette nature. ((Retz, 1870-1896, lettre à Lionne du 14 juillet 1665, t. VII, p. 39)

25Tout est dans la concession, qui de manière indirecte, rappelle au roi qu’il ne l’a nommé ni plénipotentiaire, ni ambassadeur, et qu’il ne peut donc exiger de lui de renoncer aux valeurs « d’un cardinal français » qui est « le seul titre qu’il possède ». C’est ce dernier qui donc l’autorise à parler ou plutôt, selon la formule euphémisante, « à ne pas demeurer absolument dans le silence ». L’adverbe absolument confère un degré au silence et introduit une distance ironique puisque ce « silence » bruyant explique la série de complétives exposant l’opinion du prélat. L’insistance de son interlocuteur explique ce flot d’explications. Un cardinal ne peut faire autrement « quand on le force de s’expliquer sur des matières de cette nature ». Le discours pressant de l’autre est ici habilement suggéré par la formule introductive « on le force de s’expliquer ». Nous sommes dans les deux cas dans l’art de la reformulation de propos qui ont été déjà rapportés.

26Retz a pris des risques mais soutient qu’il ne pouvait agir autrement. La réponse de Lionne le 7 août 1665 montre tout le succès de cette lettre.

J’ai reçu la lettre dont il a plu à Votre Éminence de m’honorer, du 14e de l’autre mois. Non-seulement le Roi, après en avoir entendu la lecture, a approuvé et fort loué que Votre Éminence ait anticipé ses ordres en s’ouvrant comme Elle a fait, avec des expressions si fortes et si judicieuses, à M. le cardinal Albizzi, lorsqu’il a voulu découvrir les sentiments de Votre Éminence sur la bulle … on n’a pas peine à croire que M. le cardinal Albizzi n’ait parlé fort sincèrement quand il a témoigné du regret de n’avoir pas su, avant la publication de la Bulle, ce que Votre Eminence lui a dit sur la matière. ((Retz, 1870-1896, lettre de Lionne au cardinal de Retz du 7 août 1665, t. VII, p 468-469, p. 469)

27Le roi efface l’infraction « estimant qu’il a anticipé ses ordres » et apprécie les « expressions si fortes et si judicieuses » (Ibid.). L’écart entre ce qui est dit et ce qui est pensé n’est pas perceptible si ce n’est dans la reconstruction de l’événement, le faux-pas devenant une anticipation.

28On notera qu’à la différence de l’écriture retzienne, celle du ministre ne s’autorise à ce stade aucune marge par rapport à la parole royale, comme dans une lettre ostensive l’approbation que Lionne rapporte est sans réserve. Elle constitue à cet égard le complément nécessaire de la manœuvre de Retz et valide virtuellement le succès du diplomate car celui-ci sert son roi et non le souverain pontife.

29Fort de l’approbation royale, Retz instrumentalise ce qu’il qualifie lui-même de « faute remarquable », afin de donner du poids à ses propos diplomatiques échangés avec un autre cardinal et dont il fait part au roi. C’est à ce stade de l’information que l’épistolier ouvre un espace de complicité entre lui et son destinataire, le roi.

Je lui dis […] que, n’ayant aucun ordre du Roi de lui parler sur les affaires présentes, je considérais la liberté que j’en prenais comme une faute remarquable, de laquelle je pourrais recevoir une très-juste réprimande de la part de Sa Majesté […] mais que je n’avais pas pu résister au secret instinct de ma conscience, qui m’avait forcé de passer par-dessus toutes ces considérations. (Retz, 1870-1896, lettre à Lionne du 8 septembre 1665, t. VII, p. 59-65, p. 62)

30La parole rapportée au discours indirect établit à un premier niveau un autre pacte de confiance avec son interlocuteur. Au second niveau, elle devient marque de connivence avec son destinataire. Le manquement aux ordres donnés est transformé en argument, la faute commise est devenue un lieu stratégique de persuasion18. Et dans l’espace épistolaire, son énoncé est un clin d’œil adressé au roi et à Lionne qui ont autorisé cette manœuvre. L’on retrouve les techniques du politique qui en 1651 injuriait publiquement Mazarin pour mieux défendre la cause du ministre selon leurs accords privés. Se dessine ainsi derrière la figure de l’épistolier courtisan, la figure du frondeur, un ethos qui séduit mais qui, on le comprend, peut inquiéter le roi et son ministre.

31L’insertion de la parole rapportée en contexte épistolaire est bien au cœur de la fabrication d’un double coup diplomatique. La parole rapportée crée un espace de fiabilité et de réalité, mais l’analyse du contexte de son énonciation montre qu’elle est un espace où s’exerce le pouvoir de l’épistolier, manipulant habilement toutes les données. Le discours cité est en effet sans cesse travaillé par le jeu des transpositions plus ou moins narrativisées (« absorbées », selon l’expression qu’Anna Jaubert a utilisée pendant ce colloque), tandis que le discours citant laisse une large place à la réflexivité. C’est dans cet espace énonciatif particulier qui est à la fois une représentation d’une pensée qui analyse le discours de l’autre et une mise en scène de soi en parfait stratège politique, que tout se joue, car l’épistolier réussit dans le même temps à informer le roi, à le conduire à approuver un audacieux coup de force et à s’imposer comme un négociateur hors pair.

32Sa correspondance diplomatique constitue bel et bien une part intégrante de l’œuvre de Retz. Si, selon l’expression de Chantelauze, elle n’a « laissé que de petites traces », elle n’en a pas moins contribué fortement à l’affirmation de l’écrivain devant le roi comme face à la postérité. Car en restant fidèle à son ethos de courtisan, la parole du diplomate conduit à réévaluer les silences du mémorialiste19.