« Leurs propos le tesmoignent assez. » Le discours rapporté par voie épistolaire, arme de la Ligue parisienne (1585-1594)
1En mai 1588, dans une lettre adressée à Henri III que diffuse l’imprimeur parisien Didier Millot, le duc de Guise évoque sa lassitude devant les « faux bruits & calomnies dont on usoit pour entretenir toujours vostre Majesté en deffiance de moy1 » (Coppie d’une lettre escrite au roy, et extraict d’une autre aux Princes & Seigneurs François…, [1588], p. 2). Des dizaines d’autres missives imprimées par la Ligue parisienne rapportent et commentent le discours des protagonistes des différents camps, dans des situations d’énonciation et selon des formes extrêmement diverses. Quels buts poursuivent ceux qui impriment ces lettres ? Quelles fonctions attribuent-ils au discours rapporté (désormais DR) ?
2L’Union des catholiques français a voulu inverser le cours de l’histoire (Constant, 1996 ; Le Roux, 2006). Violent soubresaut réactionnaire face à la centralisation et l’absolutisme, mouvement unitaire dans un siècle marqué par l’individualisme humaniste, grand perdant des guerres de Religion, elle a toutefois parfaitement saisi la puissance de l’imprimerie, au point de battre tous les records de publication en vigueur à son époque : pour la seule ville de Paris, Denis Pallier recense en effet 870 impressions ligueuses entre 1585 et 1594 (Pallier, 1975). 97 de ces textes sont des lettres2, soit 11% du total. Dans la plupart des cas, elles sont relativement courtes (10 à 15 pages, toujours en in-octavo) ; toutes, sans exception, sont rédigées en français et en prose.
3Ces lettres peuvent être regroupées en quatre catégories à la fois proches et indépendantes des genres canoniques (Lignereux, 2016). Premièrement, des missives émanant de hauts personnages adressées à la Ligue, à d’autres personnes ou sans destinataire précis constituent la catégorie des lettres diplomatiques, qui comporte 17 pièces. Ensuite, 40 lettres de faits, proches du modèle des avvisi dont elles miment la neutralité apparente (Petitjean, 2010, p. 107–121 ; Delumeau, 1957, p. 25–36), relatent des événements de la guerre ou de la cour à un destinataire précis ou aux Parisiens. La troisième catégorie, celle des lettres d’opinion, regroupe 26 libelles participant généralement à un dialogue épistolaire entre deux gentilshommes ou, dans les périodes les plus violentes du conflit, prenant la forme d’une lettre d’invectives envoyée à un ennemi des catholiques. Enfin, la catégorie des lettres interceptées regroupe 14 missives dont la Ligue a mis en scène la découverte. Tatiana Debbagi a montré combien ce procédé est courant durant les guerres de Religion (2008, p. 102–104) : « la lettre est publiée comme par hasard, en mettant au jour des informations secrètes » (Debbagi Baranova, 2012, p. 440), voire des aveux très compromettants pour les ennemis des catholiques3.
4Sans se positionner sur l’insoluble question de l’authenticité de ces lettres4 (Brunet, 1994, p. 26–49 ; Vaillancourt, 2003, p. 26.), imprimées à Paris et largement diffusées dans toute la France, cette enquête ambitionne de montrer par quelles pratiques les libellistes ligueurs font du DR en contexte épistolaire un argument au sein d’un système discursif complexe : comment les propos d’autrui sont-ils convoqués, mis en scène, commentés et interprétés par ces textes politiques visant avant tout à convaincre leurs lecteurs ? Pour ce faire, nous étudierons les différentes formes que prend cette instrumentalisation du DR au sein des libelles5 ligueurs, puis nous analyserons des éléments de réflexion émises par les polémistes à propos du DR.
5Cette enquête s’inscrit dans la continuité de quatre approches historiques. Elle se conçoit tout d’abord comme un hommage au paradigme indiciaire de Carlo Ginzburg (Ginzburg, 1980, p. 3) et à la conceptualisation des écrits polémiques comme textes d’action par Christian Jouhaud (Jouhaud, 1985) : pour étudier le DR épistolaire au niveau le plus microscopique possible, une sélection drastique, systématiquement guidée par le modèle de l’étude de cas, sera effectuée au sein des 97 lettres ligueuses. Ensuite, dans la continuité du récent practical turn (Avezou, 2005, p. 13–63 ; Jacob, 2007 ; Van Damme, 2015), c’est vers les usages de l’argumentation et la construction du discours que le regard se portera. Enfin, une telle étude du genre épistolaire en contexte polémique ne peut qu’être grandement tributaire de l’historienne Tatiana Debbagi, pionnière dans l’étude du sujet (Debbagi Baranova, 2012, p. 439-446. ; Debbagi Baranova, 2008, p. 97–109).
Et tout le reste est rhétorique : les multiples instrumentalisations du discours rapporté
6L’instrumentalisation du DR par les libelles ligueurs peut être systématisée à travers un parcours en quatre étapes étudiant successivement les mentions de l’origine du DR, sa mise en scène au sein d’un échange privé, son interprétation comme témoignage à charge contre les ennemis des catholiques, et enfin ses fonctions dans un contexte polémique plus large que le libelle qui le rapporte.
L’attribution du discours
7Il existe de nombreuses manières d’attribuer un DR (Rosier, 1999, p. 186–192.). Orfèvres en polémique, les libellistes catholiques savent que c’est dès ce stade que se joue la légitimité de leur message et, partant, son efficacité. La citation d’une rumeur anonyme constitue le cas le plus fréquent d’attribution du discours. Les libellistes recourent alors à des constructions en discours narrativisé (désormais DN), ou, le plus souvent, en discours indirect (désormais DI), et à une très grande variété de verba dicendi : « l’on tient que » (Les Choses horribles contenues en une lettre envoyee à Henry de Valois…, 1589, p. 7), « il court un bruit que » (Coppie d’une lettre envoyee par un advocat de Tholose, à un advocat de la cour de Parlement de Paris…, 1589, p. 14), le traditionnel « on dit que » (Coppie des Memoires secrets en forme de missive, envoyees de Bloys…, 1589, p. 15) ou l’incise « dit-on » (Ibid., p. 16), « l’on asseure que » (Coppie de la responce faite par un polytique de ceste ville de Paris…, 1589, p. 14), « j’ai entendu […] qu[e] » (ibid,, p. 42), et bien d’autres. À l’instar d’autres textes polémiques des guerres de Religion (Turrel, 2012, p. 89–111), les libellistes ligueurs instrumentalisent la rumeur afin de légitimer la mention de faits difficiles à assumer et de pallier l’absence de preuves des faits relatés – technique rhétorique constituant un lointain héritage cicéronien (Kempshall, 2011, p. 285–286).
8Un autre type d’attribution du discours consiste à souligner le fait que les informations ont été entendues par le destinateur :
Ce que dessus je vous puis asseurer, pour n’avoir bougé de l’armee, & en avoir veu une grande partie, qu’entendeu de ceux qui ont esté pris sur les ennemis. (Coppie de lettre envoyee par un gentilhomme de l’armee du Roy à un sien amy…, 1588, p. 27–28) 6
9Revendiquant les avoir entendus en personne, les épistoliers garantissent la fiabilité des propos rapportés, même des plus improbables. Le DR est ainsi étroitement lié avec l’anecdote, genre pour lequel les ligueurs possèdent un goût prononcé et qui, tel un exemplum, revêt des vertus rhétoriques et persuasives (Abiven, 2015 ; voir ici-même les articles de Luc Vaillancourt et Fabien Girard). La Coppie de la responce faite par un polytique affirme ainsi que des informateurs tout à fait sérieux lui ont affirmé que l’enfant de la veuve du duc de Guise recevra pour parrains trois bastions ligueurs :
Et cela, je le tiens de bonne part, autrement, comme vous le pouvez croire, je ne le voudroy pas advancer de mon creu : l’on tient qu’il aura pour parains les villes de Paris, d’Orleans & d’Amiens.7 (Coppie de la responce faite par un polytique, op. cit., p. 51)
10À l’instar de la rumeur, l’attribution personnelle du discours permet au libelliste d’authentifier ses propos en prouvant qu’ils ont une origine extérieure. Dans les deux cas, le DR est alors le subterfuge par lequel les polémistes évitent l’accusation, très fréquente durant les guerres de Religion (Debbagi Baranova, 2012, p. 403–407 ; Le Roux, 2011, p. 63–78), d’exprimer publiquement leur opinion.
11Malgré cette fonction commune, ces deux attributions s’opposent d’un point de vue formel : alors que la rumeur recourt à l’ambiguïté volontaire, la mention du rôle du destinateur instrumentalise la précision du récit. Le destinateur de la Coppie des Memoires secrets en forme de missive relate ainsi comment la nouvelle qu’il rapporte parvint à ses oreilles alors qu’il avait fini d’écrire pour la journée :
Ainsi que j’achevois hier ce propos, & que je voulois fermer la presente, les nouvelles arriverent en ceste ville que les Parisiens (à l’imitation de ceux de Dijon) avoient constituez prisonniers en la Bastille […]. (Coppie des Memoires secrets en forme de missive…, op. cit., p. 15)
12Cette sur-narration relève de la légitimation par la mise en scène : les « marqueurs de véridicité » (Gay, 2013, p. 21) ou « marqueurs d’épistolarité » (ibid., p. 24), typiques des lettres publiées en contexte polémique, sont fondamentaux pour l’accréditation du discours ligueur. Cet ingénieux stratagème est destiné à gommer l’aspect polémique que revêtent ces textes : par cette théâtralisation de la pratique concrète de la correspondance, les libellistes souhaitent donner à leurs lettres un aspect authentiquement privé. Un jeu de persuasion, voire de duperie, s’engage alors avec le lecteur qui tient entre ses mains un imprimé produit à la chaîne au sein de la capitale. Les lettres publiées par la Ligue relèvent dès lors de la scénographie, nom par lequel Dominique Maingueneau (1998, p. 55–71) désigne la création d’un espace épistolaire fictif faisant participer une lettre créée de toutes pièces au débat public. La mise en scène de l’activité de l’épistolier est proche du storytelling.
Le discours rapporté par la lettre privée
13Plusieurs lettres imprimées par la Ligue sont adressées à un ami du destinateur ou à un ennemi des ultra-catholiques. Héritières du sermo absentium, genre médiéval rassemblant les homélies ou les harangues d’un érudit interpelant personnellement son correspondant (Constable, 1976, p. 13–16), ces missives sont également typiques des guerres de Religion, durant lesquelles le genre épistolaire constitue un espace informel de discussion à propos de sujets généralement réservés à des spécialistes (Debbagi Baranova, 2008, p. 108). À l’instar de l’attribution du DR, la lettre privée – dite familière (Vaillancourt, 2003) quand elle est adressée à un ami – permet aux ligueurs de légitimer l’expression d’opinions : le cadre strictement officieux dans lequel les propos s’inscrivent les dédouane de toute responsabilité à propos de leur subversion.
14Dans le contexte polémique de la fin du XVIe siècle, « la sphère privée est souvent valorisée comme un lieu d’apprentissage de la vie en communauté. » (Debbagi Baranova, 2012, p. 415). La volonté de rendre ces échanges privés exemplaires est patent dès la page de titre de plusieurs lettres ligueuses, telle la Lettre d’un gentilhomme françois qui a pour vocation revendiquée de servir d’exemple aux villes qui la recevront (Rolin Thierry, 1589), ou l’Avis à l’irresolu de Limoges qui peut servir à toutes les villes qui n’ont pas encore embrassé le party de la saincte union des catholiques (Robert le Fizelier, 1589).
15Une instrumentalisation aussi assumée du genre épistolaire a pu éveiller la méfiance des lecteurs : même celui qui croit en l’authenticité de ces lettres privées ne peut nier que leur impression traduit une mise en scène rhétorique. Or la lettre publiée en contexte polémique gagne en crédibilité quand elle a une apparence authentique (Debbagi Baranova, 2012, p. 439–446 ; Debbagi Baranova, 2008, p. 98–102). Pour qu’on ne puisse les soupçonner d’être rédigées à Paris par une équipe de pamphlétaires à gage, une mise en scène renouant avec la scénographie et le storytelling souligne alors la nature authentiquement privée de ces missives par des protestations à propos de la publication de lettres précédentes :
Monsieur, ce que je vous avois escrit […] n’estoient [sic] pas en volonté, ny par desir que j’eusse de veoir comme il est maintenant publié & imprimé ; car si tel en eust esté mon dessin, j’y eusse procedé d’autre façon […]. (Seconde lettre missive envoyee de la ville du Mans par un homme d’honneur & digne de foy…, 1588, f. A2r)
16En outre, la lettre privée est souvent présentée comme une réponse à des échanges précédents : la fiction de la correspondance se superpose alors à la « fiction de la lettre familière » (Debbagi Baranova, 2008, p. 97). Dans le dialogue8 à distance ainsi créé, chaque correspondant tient systématiquement le rôle du professeur ou celui de l’élève. Le recours à la forme de la lettre privée permet au locuteur principal de se créer un ethos d’érudit autoritaire et dominant : dans ce dialogue didactique (Kushner, 2004, p. 89), il est celui qui a le pouvoir de critiquer les propos de son contradicteur. Afin de la légitimer, les ligueurs présentent parfois cette répartition des rôles comme un souhait de l’élève lui-même : la Coppie des Memoires secrets en forme de missive s’ouvre ainsi par une supplique dans laquelle le destinateur affirme qu’il choisira son camp sur la seule base des recommandations de son professeur (1589, p. 3). Justifiant la prise de position polémique par l’expression d’un besoin, les ligueurs légitiment la rébellion : l’instrumentalisation du genre épistolaire fait de la sédition une nécessité.
17La leçon que l’élève reçoit est souvent fondée sur le DR. Régulièrement, l’épistolier se fonde sur la citation des propos du destinataire pour engager un raisonnement dialectique destiné à établir ses propres conclusions sur base des erreurs de son correspondant. Ainsi, dans la Seconde epistre d’un advocat, sous la forme d’un syllogisme teinté d’un raisonnement ad absurdium, le destinateur utilise deux DI pour placer son interlocuteur protestant devant ses contradictions… avant, bien sûr, de s’appuyer sur celles-ci pour affirmer sa propre vision des choses :
Vous confessez avec nous qu’il n’y a ou doibt avoir qu’une seule Eglise. Mais vous estimez (de merveilleuse presumption) que vostre congregation ou sinagogue soit la vraye Eglise. Je vous demande depuis quel temps elle est introduite contre, & au prejudice de nostre Eglise catholique ? (Seconde epistre d’un advocat, 1586, p. 5)
18Une autre utilisation du DR afin de construire sa leçon est la citation d’une parole d’autorité. Tandis que l’Avis à l’irresolu de Limoges rapporte des propos de l’empereur Antonin (Robert le Fizelier, 1589, p. 66.), Les vrais pieges et moiens pour atraper ce faux heretique invective son élève, qui n’est autre que Henri III :
Escoute dis-je, & apprens ta leçon d’un ethnique, & payen : Quiconque desrobera, di-il [sic], au second livre des loix, quelque chose sacree, ou dediee & consacree à quelque saincteté, soit estimé parricide […]. (Avis à l’irresolu de Limoges, 1589, p. 4)
19Se délectant de leur rôle de professeur, les épistoliers catholiques ne laissent passer aucune des erreurs de leur correspondant : ils s’en saisissent avec plaisir, les décortiquent, les réfutent avec une habilité magistrale et les utilisent afin de prouver que leur raisonnement est le seul valable. Par cette construction de leur ethos, ils se mettent en scène comme les détenteurs exclusifs de la vérité (Debbagi Baranova, 2017, p. 209–220) : dans la polyphonie créée par le DR par ces lettres, le point de vue dominant est toujours celui du rapporteur, qui démontre qu’il possède la capacité d’interpréter le discours avec assez d’acuité pour affirmer que ses conclusions sont les seules valables.
Le tribunal de la lecture
20Par le concept de tribunal de la lecture, l’historienne Tatiana Debbagi souligne que certains imprimés polémiques des guerres de Religion s’inspirent abondamment de la rhétorique judiciaire : proches du plaidoyer, ils s’adressent à tous les lecteurs, déjà acquis ou non, et appellent le public à émettre un jugement fondé sur la raison et les témoignages (2012, p. 452–454.). Le factum, « résumé imprimé des arguments d’avocats en faveur de leur client et contre la partie adverse » (ibid, p. 454.), leur sert de modèle : il s’agit de fournir le plus grand nombre possibles de preuves au juge que constitue le lecteur ou l’auditeur des libelles (ibid, p. 454–456.).
21La lettre joue un rôle central dans ce procédé rhétorique auquel les libellistes ligueurs recourent abondamment. Des missives interceptées, reproduites à la fin ou au début d’un libelle, jouent le rôle de pièces à conviction : de hautes autorités soutiennent le point de vue ligueur9, ou des ennemis y avouent leurs mauvaises intentions. La mention de ces documents sur la couverture relève autant de l’argument commercial que de la stratégie d’accréditation, comme dans La Harangue faite au consistoire, à Messeigneurs les Cardinaux, par nostre S. Pere le Pape. Avec la copie d’une lettre envoyee de Rome du 6. Février ou le Discours veritable de la mort du sieur de la Valette, tué au siège de Rocquebrunette en Provence, le mercredy 5 febvrier 1592. Avec une lettre du Sieur de Ramefort au Roy de Navarre, où sont contenuz les particularitez de ladicte mort.
22Poussant cette logique à l’extrême, le libelle intitulé La Rodomontade de Pierre Baillony est uniquement constitué du commentaire d’une lettre, de sa reproduction et du « registre et proces verbal de la recognoissance de ladicte lettre » (1589, p. 21–28). Autre cas exceptionnel, la Coppie d’une lettre du cardinal de Vendosme à Monsieur de Luxembourg transcrit et commente le texte selon une technique proche des actuelles notes de fin de document (1590, p. 3–7) : des numéros en exposant renvoient à des « apostilles et remarques sur la precedente lettre du cardinal de Vendosme » (ibid, p. 8). S’il ne joue pas un rôle aussi crucial dans tous les libelles, le genre épistolaire est largement utilisé pour jouer le rôle de preuve appuyant le réquisitoire des polémistes devant le tribunal de la lecture.
23Dans ces lettres reproduites comme pièces à conviction, le DR joue un rôle fondamental : les paroles de l’ennemi constituent la preuve des griefs énoncés à son encontre. Ainsi, pour corroborer la culpabilité de son destinataire accusé de blasphème, la Seconde epistre d’un advocat indique que même les hérétiques condamnés par les conciles du début de l’ère chrétienne
ne tomberent jamais en ceste impieté & erreur pernicieux que de mal-dire, n’y user des blasphemes dont vous usez contre la Messe, que malheureusement vous dictes & appellez pernicieuse & de damnable leçon, mesme la dictes execrable, comme establie contre le merite de la mort & passion de nostre Seigneur Jesus Christ. (p. 10)
24Pour accroître l’évidence de leur nature hérétique, l’épistolier met en scène son dégoût à citer ces propos avec lesquels il prend soigneusement ses distances : « Se [sic] sont les termes de vos plus excellens minystres » (ibid.). La Response à la lettre d’un excommunié (1591) affirme quant à elle que les blasphèmes qu’elle rapporte seront vengés par le fer :
C’est un pesché contre le S. Esprit de se dire Catholique […] & ne tenir compte du pape […]. Asseurez vous que noz sainctes armees vengeresses de l’outrage faict à la divine majesté […] vous feront bien tenir autre langage, & confesser que les Espagnols valent beaucoup mieux que les Anglois […]. (p. 8)
25Dans la Coppie d’une lettre escritte de la ville du Mans (1588), les menaces proférées par les huguenots sont la preuve de leur acharnement contre les catholiques :
Ils pillent mesmes les eglises & ornemens & les calices d’argent. […] Ils menassent d’en faire le semblable, à Paris et ès autres villes s’ils y entrent. […] De là on void qu’ils n’en veulent qu’aux Catholiques. (p. 4–5 ; nos italiques)
26Ici, la conclusion, fondée sur le DN, est introduite par « de là on voit que ». Dans Les lettres royaux de Henry de Vallois, la transition entre le DI et la conclusion du destinateur est marquée par « puisque […] [tu] as tenu ce langage que » (p. 12). Ces deux extraits illustrent le fonctionnement des libelles épistolaires et le rôle qu’ils attribuent au DR : dans un discours foncièrement rhétorique et presque binaire, toute parole citée est indubitablement la preuve d’un grief précis. Elle ne peut mener qu’à cette conclusion, et celle-ci est si évidente qu’elle ne souffre aucune contestation. Dans la Coppie d’une lettre escripte à Monseigneur le duc de Nyvernois (1589), le destinateur utilise, comme connecteur logique entre les paroles citées et la conclusion, la locution « leurs propos le tesmoignent assez » (p. 22). Ce vocabulaire juridique cohérent avec le modèle du factum illustre parfaitement le rôle de témoignage à charge attribué au DR.
27Le libelle des Lettres royaux nous fournit un autre renseignement. Il est divisé en deux parties : l’intervention du roi et la réponse de la Ligue. Dans la partie apocryphe d’Henri III (p. 3–7), il n’y a pas une seule trace de DR ; or celui-ci est présent sept fois sur les sept pages de la réponse ligueuse (p. 8–14). Cette disproportion est la trace du fait que, dans le discours ligueur, le DR est avant tout utilisé afin d’accuser l’adversaire : c’est lorsque les catholiques prennent la parole pour traîner un ennemi devant le tribunal de la lecture que ses propos sont convoqués afin de servir de pièces à conviction.
Les prolepses
28Les libelles des guerres de Religion, distribués tout aussi rapidement qu’ils sont composés et imprimés, s’inscrivent dans un réseau polémique particulièrement dense (Le Roux, op. cit. ; El Kenz, 2003, p. 19–32). Dans ce contexte de dialectique extrêmement rapide et de contestation fréquente, la base de la technè du rhéteur est plus que jamais d’être apte à défendre sa thèse. Or les lettres imprimées par la Ligue n’attendent pas forcément de réponse : tout en ambitionnant d’ « écarter les erreurs d’interprétation » (Debbagi Baranova, 2012, p. 416), le dialogue didactique en contexte épistolaire est souvent réduit à un monologue. Afin de garder la main sur le débat et de lui dicter son rythme, les ligueurs recourent alors souvent à la prolepse, figure de style qui « consiste à prévenir ou à réfuter d’avance une objection que l’on pourrait essuyer » (P. Fontanier cité par Angenot, 1982, p. 287). C’est principalement dans les sermones absentium qu’ils ne manquent pas d’utiliser cette technique fondée sur un usage extensif du DR et de la polyphonie.
29Les épistoliers « suscite[nt] un contradicteur, un “on” anonyme, chargé d’opposer des arguments contraires à la thèse débattue » (ibid., p. 287–288), puis recourent généralement au DI (plus rarement au DN) afin de formuler la réfutation anticipée, tel Henri de Bourbon déniant sa joie à l’annonce de l’assassinat du duc de Guise :
Au moyen dequoy, on pourroit inferer que je pourois porter quelque inimitié à ceux qui ne sont de nostre religion, pou [sic] autant qu’ils empeschent ordinairement de tout leur pourvoir l’exercice d’icelle ne soit faite librement. (La Lettre du roy de Navarre, envoyé [sic] au roy sur la cruelle mort de Monseigneur le duc de Guyse, 1589, p. 3.)
30Il s’agit ensuite d’étayer cette objection par divers arguments : le roi de Navarre poursuit ainsi en décrivant la peine que la nouvelle a en réalité provoquée (Ibid., p. 3–4.).
31Les lettres étant adressées à un interlocuteur précis, le recours à ce « on » n’est pas toujours nécessaire : les épistoliers adressent des prolepses directement à leur correspondant. Ainsi, Les vrais pieges et moiens pour atraper ce faux heretique et cauteleux grison, Henry de Valois, lettre envoyée à ce dernier au lendemain de l’assassinat du duc de Guise, s’adresse au souverain en ces termes : « Je sçay que tu me respondras que ses deux Princes ont voulu attenter contre ta personne » (p. 5). Cette objection anticipée est immédiatement réfutée : « Mais le bon Prince n’en vouloit pas à toy : il desiroit seulement empescher le cours de ta meschante deliberation. Que responds tu à cela ? » (ibid.) Dans cette prolepse proche de l’invective, l’épistolier ligueur est maître du temps et du jeu : il formule les questions, apporte les réponses, crée les contestations et les réfute aussitôt. Au sein de cette dialectique particulièrement agressive, le DR, court et sec, permet de coucher sur le papier un dialogue fictif mais rapide, violent et implacable.
32Le destinateur des vrais pieges et moiens exploite tout le potentiel de la prolepse, allant jusqu’à interpeler son correspondant à propos de l’opinion de la génération future –orientant ainsi le DR vers l’avenir – et, à nouveau, répond à la question qu’il a posée :
Pensez je vous prie en quelle estime vous aurez la posterité ? Ils diront nous aurions maintenant une belle ville : nous jouirions des privileges, & franchises de nostre liberté. (ibid., p. 17)
33Professionnels de la polémique, les libellistes utilisent tous les outils que le DR leur offre, y compris les plus complexes d’entre eux, afin de maximiser leurs chances de convaincre.
Splendeurs et misères du discours rapporté : les métadiscours ligueurs
34Selon Roman Jakobson, si le DR est « message dans un message », c’est aussi un « message à propos d’un message » (cité par Rosier, 1999, p. 99). Ne se contentant pas de rapporter le discours, les lettres imprimées par la Ligue fournissent, le plus souvent entre les lignes, des éléments de réflexion à propos de la valeur des paroles retranscrites. Ces passages de métadiscours peuvent être systématisés en trois axes : valorisation, critique et défiance.
Valorisation
35Plusieurs lettres ligueuses mettent en avant la fonction perlocutoire du discours qu’elles rapportent, c’est-à-dire les effets des paroles sur ceux qui les entendent. L’apocryphe Lettre du roy de Navarre décrit ainsi la grande tristesse d’Henri de Bourbon à l’annonce de l’assassinat du duc de Guise. La narration de cet effet du discours est évidemment un argument rhétorique contre Henri III : même son héritier et allié protestant est « tout troublé & transporté » (p. 4) par la description de son geste meurtrier.
36Le DR acquiert un pouvoir encore plus grand dans le Discours de la prise d’Erventer (1587), qui relate comment, par la seule arme d’une harangue – retranscrite en DD –, le prince de Parme est parvenu à obtenir la victoire : « Il appella tous ses soldats qui estoient la dedans, & leur dist […]. Par ceste persuasion faisant sortir presque toute la garnison. » (p. 9–10). Le discours est parfois presque sacralisé, notamment dans la Response de dom Bernard (1589) qui l’érige au rang d’arme principale des contestataires :
Aurois-je pour ce pris engagé ma liberté naturelle si indignement que […] il ne me fust permis de dire mot ? Y a-t-il thresor au ciel ou en la terre, par lequel […] il ne me fust permis de crier & de m’opposer […] ? (p. 26)
37Qu’ils l’attribuent à un simple messager, à un noble chef de guerre ou à un opposant politique, les libellistes de la Ligue valorisent le discours comme un outil à la fois puissant et sacré.
Critique
38Parallèlement à cette valorisation, les épistoliers ne se privent pas de soumettre le discours qu’ils rapportent à leur interprétation critique. La Coppie de la responce faite par un polytique indique ainsi :
Et outre cela, j’ay entendu (mais je ne le puis croire), qu’on retranchera une partie du revenu de quelques prisonniers pour employer à faire ledit fonds […]. (p. 42)
39Stratégie rhétorique10, cette critique des propos rapportés est souvent le prétexte à l’opposition de sa propre version des faits : comme l’écrit Tatiana Debbagi, « combattre la mauvaise opinion est la raison d’être des libelles » (Debbagi Baranova, 2012, p. 400). Dans ces textes souvent présentés comme des réponses, le DR est alors l’outil par lequel les épistoliers mettent en scène leur pouvoir d’interprétation, stratégie d’accréditation de leur propos (Debbagi Baranova, 2017). L’expression publique d’opinions étant considérée comme un monstre à combattre, et l’opinion « constitua[n]t le fondement de la rumeur » (Le Roux, 2011, p. 65), d’innombrables lettres ligueuses critiquent avec virulence les « faux bruits qu’un chacun fait courir selon son affection particuliere, au raconter desquelles on ne peut recevoir que honte et vergongne. » (Coppie de lettre envoyée par un gentilhomme, op. cit., p. 3).
40Durant les guerres de Religion, il est courant d’accuser son adversaire de faire appel à des polémistes professionnels (Debbagi Baranova, 2012, p. 408–409). Les libellistes de la Ligue exploitent ce procédé de dénigrement de l’ennemi dans des dimensions inédites : une lettre publiée dans La harangue faite au consistoire (Gilles Gourbin, 1589) accuse Henri III d’avoir embauché des « gens appostez & à gages » (p. 4) chargés de faire circuler de fausses informations dans la capitale. Le DR est alors le symptôme de la désinformation ambiante. Dans une critique encore plus ouverte, la Coppie de la responce faite par un polytique relate, non sans ironie, comment la rumeur se fabrique : suite à l’annonce de l’envoi de « quelques six ou sept vingts lances & trois cens, tant Suisses qu’harquebuziers du Roy »,
quelques soldats experimentez en l’Arithmetique ouyrent le vent de cest advertissement, lesquels tout quant & quant multiplierent les vingts par centaines, & les centaines par milliers, & firent voller d’une mesme diligence le bruit que le roy envoyoit six cens chevaux, deux mil harqubuziers, & quatre cens Suisses pour les tailler en pieces. (p. 20–21)
Défiance
41Au-delà de la critique de la rumeur, de nombreuses lettres ligueuses jettent le doute sur le discours lui-même. Dans la Coppie de la responce faite par un polytique, la citation des propos d’un royaliste illustre combien les catholiques se défient de toute parole :
Si tost que nous sommes deux ou trois ensemble, j’entame le propos de la mort de Monsieur de Guise. Je recite la liste de ses beaux faicts, je les louange jusques au Ciel, puis, je commence […] de mesdire du Roy, de detester ses actions, d’execrer sa vie. […] Apres cela, je suis reputé le plus homme de bien du monde, bon catholique, bien affectionné, bien zelé. Et ainsi tous les soirs j’invente à par-moy quelque nouvelle invective pour l’exposer le lendemain en la meilleure compagnee que je me trouve. (p. 5)
42La dissimulation est au cœur de la guerre des mots que les ultra-catholiques mènent contre les politiques (Papin, 1991, p. 3–21). Ce cas extrême de la Coppie de la responce faite par un polytique illustre que les lettres interceptées sont alors « chargées de mettre en lumière l’hypocrisie de l’adversaire qui tient en public et en privé des propos différents. » (Debbagi Baranova, 2008, p. 102).
43Cette dénonciation de la duplicité devient rapidement un argument classique contre les ennemis des ligueurs : après avoir rapporté les propos du roi Henri III, l’expéditeur de la Coppie des Memoires secrets en forme de missive ajoute « qu’il n’en dit pas tout ce qu’il en pense » (p. 13). Après l’assassinat des Guise, les paroles du roi seront systématiquement épinglées par les ligueurs comme des preuves de sa cautèle : dans le procès que les libellistes intentent désormais au roi (Debbagi Baranova, 2012, p. 302–316), le DR est plus que jamais une pièce à conviction soumise au tribunal de la lecture. Il est alors inclus dans le thème du lever du masque, très populaire durant les guerres de Religion11, et particulièrement employé par les ultra-catholiques durant les premiers mois de l’année 1589 (Goderniaux, 2018, p. 106–112).
44En ce contexte apocalyptique, les libelles dénoncent des pratiques qui dépassent la simple hypocrisie. Relatant l’assassinat des Guise, la Response de dom Bernard accuse Henri III :
Apres les avoir apastez par les plus insidieux artifices qui furent jamais conceuz par la desloyauté punique, & les avoir asseurez par des serments qui faisoient herisser les cheveux en la teste, vous les avez […] cruellement meurtris & massacrez […]. (p. 15.)
45Les horreurs du temps présent ont révélé que la parole était l’arme des agents du Diable :
La plus fine esmorce de l’heretique est de beaucoup promettre, & contenter le monde de belles parolles, mais son naturel est de ne rien tenir, & quand il est le maistre, se rire & mocquer de ceux qui l’ont creu. (Advis aux François de la resolution prise aux estats de Bloys…, 1589, p. 25)
46Le stade de la critique est largement dépassé. Il ne s’agit même plus de chercher à démêler le vrai du faux dans le discours : dans ces conditions de travestissement généralisé du langage, on ne peut se fier à aucune parole. La Response de dom Bernard poursuit sa dénonciation du « traistre chant de Syrene par lequel vous avez endormy une infinité de personnes » : les « braves & magnifiques paroles » d’Henri III « ne sont que paroles espandues en l’air ». Et de conclure, implacable : « autant en emporte le vent. » (p. 20)
47Si l’on ne peut plus se fier à aucun mot, les seuls éléments dignes de confiance sont les actes. Ainsi, la Coppie de la responce faite par un polytique rapporte comment Henri III a tenu un discours promettant de pourchasser les assassins et de venger les Guise mais prend soin de préciser qu’il faut vérifier « si ceste resolution a esté suivie de quelques effects » (p. 13). Trompés par les artifices discursifs de leurs ennemis, les catholiques réclament désormais res non verba : tandis que l’auteur de La rencontre et escarmouche donnee par les carrabins écrit « Je ne vous escris le nombre des hommes morts de sa part, car […] l’on m’en a bien dit beaucoup en ceste ville, mais par ce que je ne l’ay veu je ne vous en mande rien » (p. 8), la Coppie de la responce faite par un polytique conseille à son correspondant de s’armer « de la foy de Sainct Thomas » (p. 15).
48Ces propos bien tranchés dissimulent la position ambiguë dans laquelle les libellistes se trouvent. Arme du démon, le discours rapporté demeure toutefois un argument bien utile. La Lettre envoyee par Messieurs de la ville de Reims (Rolin Thierry, 1593) illustre ce paradoxe. Après avoir mis les députés parisiens en garde contre le serment de conversion formulé par Henri de Bourbon12 (p. 11), elle rapporte, dès la page suivante (Ibid., p. 12), des propos du même personnage destinés, selon le modèle du tribunal de la lecture, à prouver qu’il n’a jamais eu l’intention de se convertir : à seulement quatre lignes d’intervalle, les épistoliers jettent l’opprobre sur la fiabilité du DR et l’utilisent comme preuve irréfutable de l’hérésie de leur ennemi.
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49Pour les libellistes ultra-catholiques, le DR est une preuve, un témoignage. Manipulable à merci, il est inclus dans un système discursif complexe, organisé autour d’objectifs d’action multiples et extrêmement variables en fonction du contexte. Lié à des pratiques propres aux guerres de Religion et à la polémique ligueuse, il oscille entre sujétion à la rhétorique médiévale et innovation typiques de l’ère de l’imprimerie. Son inclusion dans le contexte épistolaire illustre combien la lettre est un hypergenre : loin de s’être laissés enfermés dans des contraintes génériques, les libellistes ont utilisé les nombreuses possibilités qu’offre ce type d’écrits tout en s’autorisant de grandes libertés. En effet, « l’usage de la forme-lettre permet tout un jeu de faux-semblants » (Gay, 2013, p. 30) : l’habile storytelling tissé autour de ces missives instrumentalise le naturel et l’authenticité apparents du genre épistolaire afin de dissimuler tout ce qu’il y a de rhétorique dans leur impression et dans l’instrumentalisation du DR qu’elles contiennent. Les ligueurs ont poussé le jeu de dupe jusqu’à critiquer et se défier de ce discours qu’ils ne se privent pas d’utiliser comme argument par ailleurs. Cette contradiction s’explique par la rhétorique : pour mieux convaincre, les polémistes font feu de tout bois, et adaptent entièrement leur discours au contexte, quitte à accuser leurs adversaires de s’adonner à des pratiques auxquelles eux-mêmes ont recours13 (Debbagi Baranova, 2012, p. 402–413). Reclus dans Paris, hommes de plume et de l’ombre, les libellistes ont l’écrit pour seule arme. Au fur et à mesure des défaites du parti ultra-catholique, leur activité polémique semble de plus en plus nourrie par l’énergie du désespoir. C’est alors qu’apparaissent les contradictions, petites fêlures infiniment précieuses pour le chercheur qui, à travers elles, peut observer les pratiques discursives du passé.