Colloques en ligne

Carole Primot

« Tunc ipse dixit » : propos rapportés dans les Lettres des hommes obscurs (1515-1517)

“Tunc ipse dixit” : reported in Letters from Obscure Men (1515-1517)

1Les Epistolae Obscurorum Virorum, en français Lettres des hommes obscurs1, ensemble de 118 lettres fictives et parodiques publiées de manières anonyme entre 1515 et 1517, offrent un corpus particulièrement riche pour qui s’intéresse aux discours rapportés. Donnant à entendre de multiples voix, souvent discordantes, ce recueil polémique présente un enchâssement de discours reconstruits. Dans ces lettres, en effet, l’humaniste allemand Ulrich von Hutten reconstitue de manière caricaturale le discours de ses adversaires, en donnant la parole à des scripteurs fictifs, supposés être les disciples d’un théologien ennemi – des scripteurs qui eux-mêmes, se font l’écho des propos humanistes. Le discours rapporté prolifère, dans un jeu spéculaire parfois vertigineux.

2Le contexte est celui de l’affaire Reuchlin, qui oppose au début du XVIe siècle le grand humaniste hébraïsant Jean Reuchlin et les théologiens de l’université de Cologne. Jean Reuchlin avait pris position en faveur des Juifs, déclenchant les foudres des théologiens. Il s’était notamment opposé à ce qu’on confisque et brûle les livres des Juifs, et prônait la lecture du Talmud pour améliorer la compréhension de la Bible. Les années 1510 voient se succéder procès et textes polémiques, de part et d’autre2. Dans ce contexte, pour se défendre des attaques dont il était l’objet, Reuchlin avait fait paraître un recueil de lettres écrites en latin, grec, ou encore hébreu, dont il était le destinataire. Ces missives, envoyées par des correspondants prestigieux, et publiées en 1514 sous le titre Lettres des hommes célèbres (Clarorum virorum epistolae), visaient à témoigner de l’estime dans laquelle il était tenu par les grands intellectuels européens, parmi lesquels Mélanchton, Marsile Ficin, ou encore Pic de la Mirandole. C’est ce recueil qui sert de modèle aux Lettres des hommes obscurs, sur le mode du pastiche – un pastiche orchestré par le chevalier Ulrich von Hutten, ami de Reuchlin3. En effet, ce recueil fictif se compose de lettres censées avoir été envoyées à Ortwin Gratius, professeur de théologie à Cologne et l’un des principaux instigateurs de la cabale visant Reuchlin. Les épistoliers s’y présentent comme les amis et disciples de Gratius, la publication d’un tel recueil visant à contre-balancer les Lettres des hommes célèbres. Le dispositif est ainsi expliqué dans la première lettre du second volume :

Voici trois ans, Jean Reuchlin, quand il a fait imprimer la correspondance de ses amis, lui a donné pour titre : Lettres des hommes célèbres.

Considérant cela, Maître Ortwin s’est beaucoup creusé la cervelle et s’est dit à lui-même : « Ce Reuchlin croit qu’il est le seul à avoir des amis. Qu’est-ce qu’il va faire si je montre que moi aussi j’ai des amis, et bien plus dignes que lui, et qui savent faire des poèmes et des textes meilleurs que ses amis ? »
Et donc, pour se moquer de lui, il a fait imprimer ces lettres sous le titre de Lettres des hommes obscurs.4

3Le recueil est donc présenté comme une collection de lettres toutes envoyées à Ortwin Gratius, visant à le défendre dans le contexte de l’affaire Reuchlin – Gratius lui-même ne prenant jamais la plume. Mais ces lettres, véritable ramassis de bêtise scholastique et de vulgarité, dressent un portrait collectif calamiteux du camp des théologiens et anti-humanistes. Les épistoliers y sont essentiellement des moines et des étudiants paresseux, ignares et débauchés, aux noms fantaisistes, qui s’expriment en latin macaronique. Quant aux sujets des lettres, ils s’accordent parfaitement avec cette langue lourde et inélégante : « Le moine qui a sauté dans la merde » (I, 4), « Ortwin Gratius est-il vraiment un bâtard ? » (I, 16), « Reuchlin a empêché les théologiens de racketter les juifs » (II, 7), « Les études de droit à Rome, c’est plus lucratif que la théologie » (II, 15), « Érasme est un tocard » (II, 42), etc5. À travers la caricature, les lettres sont donc le lieu d’une satire féroce contre les théologiens ayant partie liée avec les persécutions contre Reuchlin, mais aussi contre le pape Léon X et sa Cour. L’ensemble ne fait pas dans la légèreté et on peut douter que les contemporains aient cru lire la véritable correspondance de Gratius, bien que certains humanistes aient soutenu que des lecteurs peu avisés s’y étaient laissés prendre6.

4Quid des humanistes, dans ce dispositif ? Ils ne sont pas absents et apparaissent très régulièrement comme personnages des lettres, anonymes ou célèbres : on croise notamment Érasme, Thomas Murner ou Hutten lui-même, mis en scène dans diverses anecdotes. Toute l’originalité des lettres tient cependant à ce que les humanistes ne prennent la parole qu’à travers les propos rapportés par les hommes obscurs, qui rendent compte dans leurs lettres à Ortwin Gratius de leurs échanges avec les représentants du camp adverse. Le discours rapporté est donc la seule façon pour l’auteur Ulrich von Hutten de faire entendre la parole humaniste, dans un enchâssement de voix tout à fait singulier. C’est ainsi que Frédéric Tinguely a pu souligner la capacité des humanistes à cultiver la polyphonie au cœur même d’une œuvre particulièrement polémique (Tinguely, 2005, p. 15-27.). Patricia Eichel-Lojkine, quant à elle, voit dans le dispositif de citation le signe d’une imperméabilité totale des discours des deux camps, puisqu’ils ne font que se citer sans jamais se rejoindre (Eichel-Lojkine, 2008, p. 119-137). Polyphonie, imperméabilité : et si le détour par le discours rapporté était aussi l’occasion de se moquer de soi-même ? Pour notre part, c’est l’hypothèse que nous formulons ici : l’effet de brouillage produit par les scripteurs obscurs est une façon de mettre à distance sa propre parole, dans une forme d’auto-dérision.

Les discours rapportés dans les Lettres

5 Dressons tout d’abord un panorama du discours rapporté dans les Lettres, afin de préciser le cadre dans lequel se fait entendre la parole humaniste. Nous avons dit qu’il prolifère, et cette prolifération s’explique par le dispositif épistolaire lui-même : les scripteurs se trouvent dans différentes villes d’Allemagne, ou à Rome, et ils écrivent à Ortwin Gratius qui est à Cologne pour lui donner des nouvelles. Ce pacte épistolaire est régulièrement rappelé en début de lettre, comme ici où un certain Philippe Mesue écrit à Gratius depuis la ville de Rostock :

Puisqu’en effet je vous ai promis de vous écrire tout ce que j’entends et vois à propos de votre procès, […] sachez donc que primo, quand je suis arrivé ici, les maîtres m’ont dit : quoi de neuf, quoi de neuf, maître Philippe ?7

6C’est Ortwin Gratius lui-même qui sollicite des nouvelles, comme le souligne cet autre début de lettre attribuée à Antoine N. : « D’après ce que vous m’avez écrit l’autre jour comme quoi je dois vous écrire des nouvelles, sachez que...8 ». Les lettres se font chambres d’écho, résonnant des rumeurs entendues et les colportant. Beaucoup de formules renvoient ainsi à une parole publique diffuse avec des expressions comme « j’ai entendu dire que », « on dit que », sur toutes sortes de sujets, et pas seulement l’affaire Reuchlin. Ainsi, une des lettres écrites depuis Nuremberg donne à entendre les ragots concernant la vie sexuelle des théologiens, avec une formulation qui tend à porter la rumeur au carré, de Nuremberg à Cologne et de Cologne à Nuremberg :

Il y a ici un collègue qui est arrivé l’autre jour de Cologne, et vous le connaissez bien, et il a toujours été avec vous là-bas. Il dit que vous sautez la femme de Jean Pfefferkorn, et il me l’a véritablement dit, et il l’a juré, et donc je le crois. […] Et il y a même un marchand qui m’a dit qu’à Cologne on raconte que Not’ Maître Arnold de Tongres la saute aussi.9

7Mais les épistoliers ne se contentent pas de rapporter des rumeurs, ils transcrivent également toutes sortes de conversations, du débat quodlibétique aux propos de taverne, comme ici, au sens propre du terme, lorsqu’un certain Guillaume Lelièvre fait le récit de son voyage à Rome avec un compagnon :

Quand nous entrions dans une auberge, la première chose qu’il demandait au serveur de l’auberge, c’était toujours :
« Ho ! Garçon ! Qu’est-ce qu’il y a ici comme femelles ? J’ai mon petit doigt tellement dur que je pourrais casser des noix avec ! »10

8Les épistoliers semblent donc tout rapporter sans filtre, jusqu’aux propos les plus triviaux et les moins intéressants, comme s’ils n’étaient que de simples enregistreurs. Cette impression est renforcée par l’usage fréquent des discours direct et indirect, qui donne l’illusion que les paroles prononcées sont transcrites sans modification – bien qu’il y ait aussi dans les Lettres des propos rapportés de manière résumée et narrativisée. L’emploi récurrent de verbes introducteurs neutres conforte le lecteur dans cette illusion de naïveté. Les hommes obscurs, en effet, ne connaissent apparemment que le verbe « dire » – parfois aussi « répondre » – pour introduire des propos rapportés11. L’utilisation quasi systématique de ces deux verbes donne un caractère lourd et répétitif au texte, en accord avec la pauvreté macaronique de la langue, tout en renforçant l’idée que les lettres sont des chambres d’écho, comme si les propos des interlocuteurs étaient reproduits dans leur naturel premier, sans tri ni élaboration de la part de l’épistolier. C’est le cas dans une lettre dans laquelle un des scripteurs obscurs rapporte une conversation qu’il a eue avec l’humaniste Thomas Murner, qui ne comporte pas moins de vingt-trois tours de paroles, au discours direct essentiellement – avec quelques passages au discours indirect. Voici comment s’achève la lettre :

Le docteur Murner a dit :
- C’est bien ! Pfefferkorn est digne d’avoir un défenseur comme vous !
Et il m’a quitté, et tous ceux qui étaient présents se sont mis à rire, et ils ont dit :
- Par Dieu, seigneur Etienne, vous lui avez répondu hardiment !
Alors j’ai dit :
- Je vais écrire toutes ces paroles à Maître Ortwin.
Et vous pouvez constater que je suis en train de le faire. Et répondez-moi.
Je me recommande à vous.12

9Aucune analyse n’est ici proposée après la retranscription de ce dialogue. La réflexion est déléguée à Ortwin Gratius, mais elle ne sera pas donnée à lire puisque nous n’avons pas sa réponse. Le bénéfice tiré par Hutten de la création de ces personnages d’épistoliers aux noms aussi évocateurs que Corneille Létourdi, Simon La Saucisse, Pierre Nigaud ou encore Jean Leveau13 est limpide : leur stupidité permet de faire une grande place aux discours de son propre camp, apparemment retranscrits de manière fidèle du fait du manque de discernement des scripteurs, quand bien même la conversation tourne à l’avantage des humanistes – ce qui est évidemment le cas la plupart du temps, comme dans un débat longuement rapporté entre un certain Pierre de la Charité et un humaniste anonyme, que l’épistolier conclut ainsi : « Alors, je n’ai rien trouvé d’autre à répondre et nous nous sommes levés, moi et le Seigneur Pierre, et nous sommes partis dormir14 ». Pourtant, si mettre en scène des scripteurs stupides et peu compétents permet de donner le beau rôle aux humanistes, le « décentrement » de leur parole, pour reprendre un terme de Patricia Eichel-Lojkine, n’est pas non plus tout à fait sans risque ni sans conséquence. Hutten s’amuse aussi à se moquer de son propre camp, en jouant d’effets de brouillage.

Le(s) latin(s) des humanistes

10Un premier brouillage de la parole humaniste vient de la langue des Lettres. On a dit qu’elles sont écrites dans un latin macaronique, farci de vulgarismes et de tours calqués sur les langues vernaculaires. Apportons quelques précisions : parmi les marqueurs stylistiques les plus fréquents du macaronique tel qu’il est pratiqué par les hommes obscurs, on peut relever la présence de complétives introduites pas la conjonction « quod », là où le latin attendrait une infinitive, l’usage des pronoms personnels sujets et des articles similaire à celui des langues vernaculaires, les calques de termes vulgaires, l’ordre des mots lui aussi calqué sur la phrase vernaculaire, etc. Lourde et répétitive, imprégnée de tournures juridico-ecclésiastiques, cette langue s’oppose au latin des humanistes, grands admirateurs de l’éloquence antique. De même, les vers néo-latins composés par les épistoliers sont calqués sur les pratiques poétiques des langues vernaculaires : octosyllabes ou décasyllabes rimés remplacent les traditionnelles formes poétiques latines, bien loin de la métrique classique15. Dans ce contexte, comme on peut s’y attendre, le décalage entre le latin des humanistes et celui des correspondants de Gratius est très régulièrement souligné. Dans cet exemple, un épistolier est en désaccord avec un humaniste (qui n’est pas identifié) sur l’origine du nom de Gratius :

Tunc fuit ibi unus trufator qui fecit valde crispum latinum, quod ego non omnia bene intellexi. Ille dixit quod neque a Grachis neque a gratia essetis dictus Gratius.
Et alors, il y avait là-bas un tartuffe, qui parlait dans un latin si alambiqué que je ne comprenais pas tout. Et il a dit que vous ne vous appeliez pas Gratius à cause des Gracques, ni à cause de la grâce. (II, 61, p. 618-619.)

11L’épistolier met l’accent sur le latin soutenu parlé par humaniste. Pourtant, il poursuit en transcrivant les propos de l’humaniste dans ce qui s’avère être une langue identique à la sienne, avec le même genre de construction – aucune trace donc, dans les propos rapportés, de ce « latin alambiqué ». Voici par exemple une phrase rapportée, attribuée à l’humaniste :

Tunc respondendo dixit :
- Ego firmiter teneo quod adhuc est Iudaeus.

Alors, il a répondu en disant :
- Je soutiens fermement qu’il est encore juif à ce jour. (Ibid., p. 620-621.)

12L’usage systématique du pronom personnel (ego) ainsi que celui de la complétive introduite par quod sont précisément deux traits caractéristiques de la langue des hommes obscurs. L’humaniste et l’homme obscur parleraient-ils donc la même langue ? Un autre exemple significatif est celui d’un épistolier nommé Barthélémy Lecocu rendant compte d’un échange avec Martin de Groningue, juriste, humaniste, ami de Reuchlin dont il avait traduit un ouvrage en latin16. L’homme obscur a donc face à lui un latiniste chevronné, comme la plupart des humanistes au demeurant. Après que le scripteur lui a conseillé de ne pas se mêler de théologie, voici ce que lui aurait répondu Martin de Groningue :

Et statim ille iratus dixit :
- Ego non solum intelligo istam materiam, sed etiam video quod tu es una maledicta bestia !

Il s’est aussitôt mis en colère et il m’a dit :
- Non seulement je m’y connais dans cette matière, mais je vois aussi que tu es une maudite bête ! (II, 10, p. 406-407)

13Là encore, plusieurs éléments de la phrase latine font problème dans les propos de Martin de Groningue : l’emploi des pronoms personnels ego et tu sans valeur d’insistance, l’emploi de iste comme simple démonstratif, calqué sur le vernaculaire, sans la valeur péjorative qu’il a en latin classique, et encore l’usage de l’article indéfini unus emprunté également à la langue vulgaire. On pourrait multiplier les exemples, car ce décalage est présent à grande échelle : aucun humaniste ne s’exprime en bon latin dans les Lettres, comme s’il y avait une contamination générale des propos rapportés. Comment rendre compte de ce phénomène ? On peut bien sûr imaginer que les épistoliers au latin défaillant sont incapables de reproduire avec exactitude les paroles prononcées. Ils les reconstruiraient donc à leur façon, avec leurs lots de formulations incorrectes – bien loin des tours classiques affectionnés par les humanistes. Il y aurait donc un effet comique à faire parler un grand humaniste comme le dernier des étudiants ou le plus inculte des moines, et l’apparente transparence des propos rapportés se donnerait alors à voir pour ce qu’elle est : une illusion. Mais on peut aussi penser qu’il est plausible que Martin de Groningue ait prononcé cette phrase. Deux cas de figure sont envisageables : soit il se moque de son interlocuteur, en se mettant à son niveau et en adoptant une langue inélégante, soit il s’exprime ainsi car ses propos relèvent de fait d’un latin parlé, et comme tel plus relâché. De fait, on sait que la correspondance des humanistes, quand celle-ci n’était pas destinée à être publiée, pouvait parfois mélanger le latin et le vernaculaire ; c’est justement le cas pour certaines lettres de Reuchlin qui ont été retrouvées et publiées a posteriori (Geiger, 1875). On peut également penser aux Propos de table de Luther, ces notes prises par des familiers et des intimes du grand homme, publiées de façon posthume en 1566, qui mêlent allemand et latin comme le souligne Michel Jeanneret :

Luther traite en général de théologie et débrouille les matières abstraites en latin, mais glisse à la langue vulgaire pour les affaires domestiques, ou lorsque l’affectif déborde sur le rationnel : les injures, les élans satiriques, les incartades contre le diable lui viennent à la bouche en allemand. (Jeanneret, 1987, p. 192)

14Précisément, dans le dialogue entre Martin de Groningue et le scripteur obscur, on remarque un échauffement du propos ; l’humaniste se met en colère, ce qui pourrait expliquer le dérapage verbal et l’insulte calquée sur le vulgaire (« una maledicta bestia », « une maudite bête »). Le discours rapporté permet donc de mettre en scène ces moments où les humanistes dérapent hors du latin parfaitement maîtrisé donné à lire dans leurs écrits, tout en laissant la possibilité d’en rejeter la responsabilité sur l’épistolier, toujours susceptibles de déformer les propos.

Grossièreté et dérapages verbaux

15Les Lettres mettent donc aussi en scène des humanistes qui perdent leur sang-froid, et se montrent à l’occasion vulgaires et grossiers, comme leurs adversaires. Mais là encore, le discours rapporté permet d’exhiber ces dérapages tout en les mettant à distance, grâce à plusieurs stratégies. Ainsi, les insultes sont parfois opportunément censurées par une condensation ou un résumé des scripteurs obscurs, à l’opposé de la transparence supposée des discours direct et indirect évoquée précédemment. Dans ce cas, les humanistes s’échauffent mais leurs propos ne sont pas précisément donnés à lire. On peut citer cette lettre de Jean Arnoldi, qui se présente comme un élève de Gratius, dans laquelle il rapporte une dispute avec un noble au sujet de Jean Reuchlin :

L’autre jour, voilà qu’il s’assied à table et qu’il dit comme ça que les Not’Maîtres de Cologne et de Paris font un déni de justice au docteur Reuchlin. Alors, moi, je l’ai contredit. Alors, y s’est mis à m’injurier avec des tas de paroles méchantes et diffamatoires, et que ça m’a tellement énervé que je me suis levé de table et que j’ai pris tout le monde à témoin de ces injures, et que j’ai pas pu avaler une bouchée de plus.17

16Le défenseur de Reuchlin n’est pas nommé mais Jean-Christophe Saladin signale qu’il pourrait s’agir d’Ulrich Von Hutten lui-même. La parole humaniste est ici préservée et ne bascule pas dans l’invective, grâce à la condensation opérée par le scripteur (« des tas de paroles méchantes et diffamatoires », « ces injures »). Une autre mise à distance de la grossièreté consiste à la faire porter par un locuteur inexpérimenté, comme dans cet exemple où c’est un jeune bachelier anonyme qui attaque Gratius : « Alors il a encore dit diverses horreurs sur votre mère, comme quoi elle se faisait sauter par des prêtres, des moines, des chevaliers et des paysans, dans les champs et dans l’étable, et partout »18. On a là une quasi hyperbate à l’effet comique, qui développe de manière très visible les « diverses horreurs », avec une polysyndète insistante dans le texte original. Mais ces propos très en-dessous de la ceinture sont attribués à un étudiant de premier cycle anonyme. Parfois pourtant, les humanistes sont nommés, et les Lettres nous les donnent à voir et à entendre dans des situations triviales. Ainsi d’une missive qui met en scène une soirée bien arrosée chez un poète proche de Hutten, Georges Sibutus. À trois heures du matin, voici qu’éclate une dispute entre le scripteur et son hôte qui ne veut pas boire à sa santé : « Alors, j’ai commencé à me monter le bourrichon. J’ai pris un bock et je lui ai cogné le crâne avec. Alors le poète s’est mis en pétard contre moi et il a dit que j’avais mis le bazar chez lui et que, par le Diable, je devrais m’en aller de chez lui »19. Dans ce contexte alcoolisé, les jurons ne sont pas l’apanage des hommes obscurs. De même, dans une auberge, les propos sont-ils susceptibles de se relâcher : un certain Guillaume Lelièvre raconte comment il a pris à parti l’humaniste Théobald Fettich dans une auberge. Voici l’échange tel qu’il est rapporté :

Il y en avait un qui était assis à la table et qui s’appelait Théobald Fettich, qui est actuellement docteur en médecine. Je le connaissais parce qu’il était autrefois à Cologne au pensionnat de Mons. Et il parlait encore plus que les autres. Alors, je lui ai dit :
- Souvenez-vous que vous avez prêté serment au recteur et à l’université de Cologne !
Il a répondu qu’il chierait sur nous tous.20

17La réponse de Fettich est à l’unisson du ton très grossier employé par le scripteur dans sa lettre, sans doute parce que le cadre de l’auberge l’autorise. Les Lettres mettent donc en scène la grossièreté et le dérapage verbal qui existent aussi du côté humaniste, selon différentes modalités, de la plus atténuée à la plus franche, mais toujours avec cette distance que permet le filtre opportun de l’épistolier.

Le cas Érasme : un tic de langage humaniste

18On peut enfin évoquer un cas plus ponctuel et quelque peu différent de jeu avec les discours rapportés, qui concerne un tic de langage propre aux humanistes : le fait d’insérer des mots grecs dans un discours en latin. Cette manie se trouve indirectement brocardée à l’occasion d’une prise de parole d’Érasme, avec un dispositif qui nous semble révéler toute l’attention accordée au discours rapporté des humanistes. Antoine N., l’épistolier, explique qu’il s’est fait inviter à un dîner auquel assistait Érasme, qui se trouvait alors à Strasbourg, en compagnie de théologiens et de juristes. Le récit du dîner est précédé de celui des préparatifs auxquels s’adonne le scripteur, qui a l’intention de confronter Érasme sur des sujets touchant à la médecine. Mais finalement, les propos d’Érasme sont passés sous silence ou résumés :

Mais comme on continuait de rester silencieux, il [Érasme] s’est lancé dans un long préambule à un discours. Mais il parlait d’une voix tellement faible que je suis né de thoros illégitime si j’y ai compris un traître mot. Je crois pourtant qu’il parlait de théologie. Et il a fait ça pour pouvoir entraîner dans la discussion le Not’Maître, très érudit en théologie, qui était assis avec nous à table. Quand il a eu fini son introduction, le Not’Maître a lancé un débat subtilissime sur l’être et l’essence […]. Quand il a eu fini, l’autre lui a répondu en quelques mots et de nouveau, tout le monde s’est tu.21

19Ulrich von Hutten joue sans doute ici avec les attentes du lecteur, curieux de voir les propos d’Érasme transcrits sous la plume d’un épistolier obscur. Ces attentes sont déçues : on ne fera pas parler l’homme illustre comme un vulgaire théologien. L’ironie s’exerce malgré tout à l’égard de l’humaniste, car dans le même temps que le scripteur explique qu’il n’a rien entendu des propos d’Érasme – une excuse pour dissimuler une véritable incompréhension ? – il introduit dans son discours un terme grec, thoros, qui signifie « sperme », à la manière des humanistes qui émaillaient souvent leurs textes en latin de mots grecs. Jean-Christophe Saladin signale par ailleurs que la perfidie est à double-fond, puisqu’Érasme est lui-même un bâtard. Ce cas-limite, dans lequel le discours n’est pas à proprement parlé rapporté, mais plutôt éludé, illustre la réversibilité du processus d’imitation langagière : les Lettres passent leur temps à singer la parole des anti-humanistes, mais les hommes illustres peuvent eux aussi être singés par les hommes obscurs, comme en témoigne le jeu sur le mot grec. Cet exemple, bien qu’unique et différent des cas précédents, nous semble confirmer le fait que la satire, dans les Lettres, peut aussi toucher les humanistes et leur langage.

*

20Pour terminer, citons ces propos de Michel Jeanneret dans les pages qu’il consacre au latin de cuisine :

Les humanistes, à l’heure du divertissement, savent bien qu’ils sont juges et parties. Eux aussi parlent un latin parfois douteux, eux aussi (témoin Luther) opèrent des mélanges peu canoniques. Une vaste littérature ludique exhibe, par autodérision, le bilinguisme des savants et renchérit sur l’incongruité d’une langue morte mise à toutes les sauces. (Jeanneret, 1987, p. 193)

21Dans les Lettres, il y a bien exhibition de ce latin vulgarisé, et parfois franchement vulgaire, dans la bouche des humanistes ; mais celle-ci passe par le discours rapporté qui permet de voiler l’autodérision. C’est l’un des effets de ce dispositif de décentrement : reconstruire sa propre parole au prisme du discours de l’Autre, pour produire des effets de brouillage que sauront décrypter les lecteurs avisés. Pour mesurer tout l’intérêt du procédé, on peut comparer les choix faits dans les Lettres avec le dispositif utilisé par Hutten dans un autre ouvrage publié dans le même contexte polémique de l’affaire Reuchlin, La Conférence macaronique. Dans ce texte, qui est un dialogue, Hutten imagine une rencontre entre trois humanistes (Érasme, Reuchlin et Lefèvre d’Étaples) et trois théologiens de Cologne. De manière prévisible, ces derniers massacrent la langue latine, alors que les humanistes s’y expriment en toute élégance, sans être d’ailleurs toujours compris de leurs interlocuteurs. Les places y sont respectées, attendues, alors que les Lettres donnent à voir un camp humaniste peut-être plus spontané, pourrions-nous dire si tout n’était pas affaire de reconstruction. Rappelons, pour finir, le propos commun selon lequel les Lettres des hommes obscurs sont une satire en miroir : miroir des Lettres des hommes célèbres, miroir inversé et grimaçant des anti-humanistes. Mais c’est peut-être tout autant un miroir tendu par Hutten aux humanistes eux-mêmes.