Le discours indirect libre dans le roman épistolaire de l’époque classique (1683-1782)
1Le discours indirect libre (désormais DIL) n’est pas une forme de prédilection du roman épistolaire classique. Repéré et théorisé à la fin du xixe siècle1, il constitue un aspect majeur de l’esthétique romanesque de cette époque : au sein du récit de fiction impersonnel tel qu’il est notamment pratiqué par Flaubert et Zola, la représentation autonymique du discours et des pensées des personnages peut intervenir sur le plan historique de la narration, sans dépendre syntaxiquement d’un verbe ou d’une expression métadiscursives. Il demeure aujourd’hui débattu de savoir si cette configuration énonciative doit être considérée comme définitoire de la forme du DIL ou simplement comme l’une de ses réalisations stylistiques en discours2 : parmi les premiers linguistes qui l’ont théorisée, Charles Bally affirmait qu’il ne pouvait y avoir de style indirect libre que si celui-ci intervenait en l’absence, même sous forme de trace ou d’indice, de la voix narrative3. Citons aussi l’approche plus récente d’Ann Banfield, puisqu’elle considère le DIL comme une représentation non-communicationnelle du discours autre (Banfield, 1995.). Selon cette perspective théorique, la facture oratoire du récit d’Ancien Régime et, liée à elle, la forte présence de la voix narrative en son sein ont pu paraître incompatibles avec les caractéristiques énonciatives du DIL, qui trouverait en revanche un contexte particulièrement favorable au xixe siècle, à une époque où la « littérature-texte4 » se substitue à la « littérature-discours5 ». À plus forte raison, la présence du DIL semble compromise par l’énonciation discursive du genre épistolaire6. Les approches plus récentes du système des discours rapportés en français ont cependant fait valoir l’attestation du DIL dans les pratiques orales de la représentation du discours autre, et on analysé ce dernier comme une forme bivocale assumée par plusieurs énonciateurs, et pouvant fort bien s’inscrire dans une énonciation discursive et non littéraire7.
2Dans le cadre plus général de mon étude sur les pratiques du DIL à l’époque baroque et classique8, j’ai donc recherché la trace de cette forme dans les recueils fictionnels et les romans épistolaires des xviie siècle et du xviiie siècles, et j’en ai trouvé quelques occurrences dans les textes postérieurs aux Lettres galantes de Fontenelle (1683), c’est-à-dire à une époque où la composition du genre s’oriente vers une plus grande cohérence narrative9. J’analyserai ce phénomène assez rare à la lumière de l’économie bien spécifique qui gouverne la pratique des discours rapportés au sein de ce genre littéraire. Le roman par lettres obéit en effet à des contraintes d’écriture qui ne se confondent pas avec celles des correspondances authentiques, même s’il est informé par nombre de leurs procédures rhétoriques caractéristiques. En particulier, l’inévitable part de fiction et de stylisation qui préside à la représentation du discours d’autrui, au point que l’étiquette de discours représentés ou de représentation du discours autre est souvent préférée à celle de discours rapportés, ne se pose pas dans les mêmes termes lorsqu’elle s’inscrit dans un genre de discours appartenant d’emblée à la fiction.
3J’étudierai d’abord les formes de discours indirect non régi dans leur relation avec la narrativité de la fiction épistolaire, puis avec la caractérisation. Je montrerai enfin comment le discours indirect libre peut s’inscrire dans la dynamique interlocutive de l’énonciation épistolaire fictionnelle.
Discours indirect non régi et narration épistolaire en contexte fictionnel
4J’emprunte à Joël Zufferey et Jean-Daniel Golluth (2019) l’expression d’indirect non régi pour désigner les occurrences de discours représenté indirect qui ne sont pas introduites par une syntaxe conjonctionnelle, mais qui ne sont pas nécessairement bivocales. Dans le roman épistolaire, elles s’inscrivent dans de courtes séquences narratives marquées par une rhétorique de la brièveté.
5La tendance du discours épistolaire à accueillir en son sein divers régimes de narrativité caractérise aussi bien les correspondances authentiques que fictionnelles. Laure Depretto a montré que le récit épistolaire factuel obéissait à des contraintes propres, dues en particulier à la nécessaire actualisation d’une écriture « toujours menacée d’inactualité » (Depretto, 2015, p. 26.), et qui ne s’émancipe jamais totalement du discours adressé enchâssant. La rhétorique de la lettre se distingue ainsi par une énonciation particulièrement diversifiée où peuvent intervenir des modes de narration plus ou moins embrayés, plus ou moins circonstanciés, et dont le registre s’adapte au contenu et à la destination du message. Le traitement des discours rapportés fait partie intégrante de cette rhétorique narrativo-épistolaire modulable, puisque son degré de narrativisation ou d’autonymie répond à des fonctions d’information, d’authentification ou d’amplification du récit. Dans le cadre de la lettre fictionnelle, le discours représenté correspond à une fiction énonciative au carré, pour ainsi dire, puisqu’il s’insère dans un recueil de lettres fictif au sein duquel le scripteur feint de s’appuyer sur des sources authentiques pour rapporter une nouvelle. Une telle feinte présente le double avantage de vraisemblabiliser le dispositif épistolaire en affichant un trait formel caractéristique de la correspondance par lettres, et d’y injecter une narrativité nécessaire à la construction d’une dynamique textuelle romanesque. La rhétorique de la brièveté qui caractérise l’économie de ces discours représentés s’analyse, dans cette perspective, comme une manière de styliser la narration en lui donnant un tour anecdotique10 et fortement intégré au discours de l’épistolier. La forme résumée du discours narrativisé ou encore la citation d’une brève phrase de discours direct offre ainsi un moyen de colorer la narration sans la ralentir, tandis que les longues séquences de discours indirect, dont la monotonie est parfois blâmée par les rhétoriciens11, y sont évitées.
6L’occurrence de discours indirect libéré que j’ai repérée intervient donc dans un contexte qui lui est a priori peu favorable, puisque cette forme de discours représenté apparaît d’habitude comme une variante non conjonctionnelle au sein d’une longue succession de complétives de discours indirect. Selon Claude Buridant, le discours indirect libéré en ancien français s’analyse comme une « omission » du conjonctif pur due à un « relâchement de la subordination » (Buridant, 2000, p. 676, §578.). Dans le passage en question, extrait des Lettres de la Duchesse de *** au Duc de *** de Crébillon, la configuration est bien différente. L’absence ponctuelle de subordination au sein de la brève séquence de discours indirect s’apparente plutôt au procédé rhétorique de l’ellipse, dans la mesure où elle est déterminée par des facteurs syntaxiques et textuels :
Enfin, le Marquis et l’Abbé, atterrés, tant par le sérieux et l’opiniâtreté dont il defendoit sa these, que par la foule des autorités qu’il se créoit pour l’appuyer, sont convenus qu’avant tout, il falloit relire, et avec la plus scrupuleuse attention, la vie de Caligula ; mais, pour leur donner le plaisir des recherches, il les a prévenus bonnement que c’étoit dans les sources qu’il falloit qu’ils la cherchassent ; parce que Suétone n’étoit qu’un bavard, qui ne disoit rien d’important, et Tacite, un homme renfermé qui ne disoit pas tout. Voilà à quoi il nous a fait employer toute notre soirée […].12 (Crébillon, 1769, t. II, XXVII, p. 11.)
7La représentation de l’interaction entre les différents protagonistes prend la forme d’un bref discours indirect introduit par les verbes « sont convenus » puis « a prévenus ». Le connecteur argumentatif parce que opère ensuite une rupture de construction d’autant plus sensible à la lecture qu’elle intervient après la pause du point-virgule13. En effet, le rôle explicatif de la phrase devrait normalement dépendre d’une nouvelle expression métadiscursive qui rende compte de cette fonction argumentative. La formulation complète en pourrait être : il les a prévenus bonnement que c’étoit dans les sources qu’il falloit qu’ils la cherchassent, alléguant la raison que Suétone n’étoit qu’un bavard, qui ne disoit rien d’important, et Tacite, un homme renfermé qui ne disoit pas tout.
8La ponctuation semi-forte et l’ellipse du verbe recteur de cette proposition peuvent donc être analysées comme un phénomène de libération du discours indirect déterminée par une recherche de brièveté, dans un passage dont la fonction conclusive est signalée par l’organisateur textuel « enfin ». La formulation abrégée du discours représenté présente aussi l’avantage de mettre en évidence la sentence du locuteur cité, et de lui donner valeur de clausule : la figure de parallélisme « Suétone/n’étoit qu’un bavard/, qui ne disoit rien d’important//, et Tacite,/ un homme renfermé/ qui ne disoit pas tout// » serait en effet moins sensible à la lecture si elle était enchâssée dans une subordination. La libération du discours indirect s’accompagne ainsi d’un phénomène de modalisation autonymique : le locuteur citant ne se contente plus de résumer brièvement la substance du propos, mais rend également compte du tour singulier de la réplique du locuteur cité.
9Les formes de DIL à proprement parler, donc bivocales, apparaissent dans des configurations syntaxiques pleinement autonomisée de celle du discours indirect, même si leur présence est discrète. Elle s’inscrit dans la continuité du discours narratif et introduit en son sein une modulation polyphonique assourdie, ne portant en aucun cas atteinte à la cohésion textuelle. Dans l’exemple suivant, extrait des Liaisons dangereuses, la narration par la Marquise de Merteuil de son aventure galante avec Prévan passe sans solution de continuité à un bref segment de DIL puis à la conclusion du récit :
Il maudissait sa parure, qui, disait-il, l’éloignait de moi, il voulait me combattre à armes égales : mais mon extrême timidité s’opposa à ce projet, et mes tendres caresses ne lui en laissèrent pas le temps. Il s’occupa d’autre chose. (Choderlos de Laclos, 1977, II, LXXXV, p. 191)
10Greffée sur le discours narrativisé « il maudissait sa parure », l’incise « disait-il » recatégorise la relative en modalisation autonymique14, tandis que la proposition indépendante qui lui succède est un DIL à part entière, discrètement marqué par la métaphore épique qui appartient plutôt au langage conquérant de Prévan qu’à celui de Merteuil. Cette progressive autonomisation du discours représenté est cependant fortement intégrée à la syntaxe de la voix narrative, étant donné qu’elle est tout entière contenue dans la protase d’une période rhétorique dont l’apodose énonce la conclusion du récit, juste avant la dernière phrase qui sert de clausule ironique à l’ensemble de la séquence. Une telle brièveté syntaxique dans le traitement de la matière narrative oriente le récit vers sa fin et lui prête le sel épigrammatique d’une anecdote15, valorisant ainsi les talents de conteuse de la narratrice. En combinant autonymie et connexité syntaxique, le DIL présente donc une forme de discours représenté à la fois libre et maintenue sous le contrôle du locuteur citant.
11Aussi, contrairement à ce qui a lieu avec le discours direct, le DIL n’entraîne pas, dans notre corpus, l’effacement énonciatif du scripteur de la lettre. Sa bivocalité favorise des effets de connivence avec le destinataire, comme le montre cet autre exemple, également tiré des Liaisons dangereuses :
J’ai encore à vous dire que cet accident de la petite fille a pensé rendre fou votre sentimentaire Danceny. D’abord, c’était de chagrin ; aujourd’hui c’est de joie. Sa Cécile était malade ! Vous jugez que la tête tourne dans un tel malheur16. (Choderlos de Laclos, 1977, IV, CXLIV, p. 332.)
12L’utilisation du discours indirect libre semble ici motivée par la présence d’une modalité exclamative. Un discours narrativisé (Il se lamentait de la maladie de Cécile) ou indirect (Il s’écriait que sa Cécile était malade) produirait un effet plus faible, dans la mesure où la force illocutoire de l’exclamation réside précisément dans la tonalité affective de son mode d’énonciation et non dans son contenu propositionnel. On peut cependant se demander pourquoi Laclos ne choisit pas un discours direct (Il s’écriait. Ma Cécile est malade !). Il semble que la présence en cotexte très rapproché de la première et de la deuxième personne (« J’ai encore à vous dire », « Vous jugez ») explique ce phénomène. La place des personnes déictiques est en quelque sorte saturée par les acteurs de la communication épistolaire, si bien que le discours de Danceny, tout en étant cité en autonymie, est désactualisé, mis à distance et projeté sur le plan historique de l’énoncé. Le plan interactif de l’énonciation épistolaire est alors renforcé par cette prise de distance qui crée une complicité avec le destinataire. Par rapport au discours direct, le DIL a donc pour spécificité de signaler sa situation à un second degré de la représentation et de maintenir ainsi une hiérarchie entre la scène d’énonciation englobante du discours épistolaire et celle des discours qui sont cités en son sein.
13Les brèves et rares apparitions du DIL au sein de la narration épistolaire ont partie liée à la rhétorique de la brièveté qui gouverne ces séquences enchâssées, et à la nécessité de ne pas diluer le cadre discursif et communicationnel du roman par lettres. La capacité du DIL à caractériser le discours cité peut également s’intégrer harmonieusement à des séquences descriptives tout en rattachant ces dernières au point de vue du locuteur citant.
Discours indirect libre, description et présence énonciative du scripteur dans la satire épistolaire
14Dans le roman épistolaire, l’enchâssement de descriptions participe lui aussi à la diversification énonciative et rhétorique de l’énoncé. Ce trait générique est motivé au sein de la diégèse par la distance qui sépare les acteurs de la communication épistolaire et la nécessité, par conséquent, d’informer le destinataire des circonstances auxquelles le scripteur fait référence. La fiction par lettres peut ainsi investir une pratique d’écriture devenue périlleuse dans le champ des Belles-Lettres, à une époque où la poétique copieuse du roman baroque a été supplantée par la brièveté de la nouvelle historique. Elle retrouve ainsi, par des voies rhétoriques remises à neuf, le goût des romans longs pour la profusion descriptive17. Plus que les lieux, ce sont les caractères et les mœurs qui y sont détaillés avec minutie, souvent dans une perspective ironique. Les occurrences de DIL que nous avons découvertes en contexte descriptif s’inscrivent dans le faisceau de procédés satiriques qui amplifient la séquence. Dans le même temps, elles disséminent des indices de bivocalité qui font écho, de manière plus ou moins assourdie, à la présence énonciative du scripteur de la lettre.
15Dans Les Lettres Persanes de Montesquieu, cette attraction de l’épistolaire pour le descriptif est particulièrement sensible, au point que certaines séquences sont presque entièrement démarquées, d’un point de vue énonciatif, de la communication épistolaire. Seuls les indices du point de vue de l’épistolier rappellent au destinataire qu’il a affaire à une description perçue par une instance incarnée. Dans l’exemple suivant, où Rica adresse à Usbek le portrait satirique d’un « géomètre » (Montesquieu, 1949, CXXVIII, p. 320) rencontré sur le Pont-Neuf, aucune trace énonciative ne permet de rattacher la description au discours de la lettre, sinon les indices du point de vue ironique de Rica, et en particulier les formes bivocales du discours représenté :
Cependant son esprit régulier toisoit tout ce qui se disoit dans la conversation. Il ressembloit à celui qui, dans un jardin, coupoit avec son épée la tête des fleurs qui s’élevoient au-dessus des autres : martyr de sa justesse, il étoit offensé d’une saillie comme une vie délicate est offensée par une lumière trop vive. Rien pour lui n’était indifférent, pourvu qu’il fût vrai. Aussi sa conversation étoit-elle singulière. Il étoit arrivé ce jour-là de la campagne avec un homme qui avoit vu un château superbe et des jardins magnifiques, et il n’avoit vu, lui, qu’un bâtiment de soixante pieds de long sur trente-cinq pieds de large et un bosquet barlong de dix arpents. Il auroit fort souhaité que les règles de la perspective eussent été tellement observées que les allées des avenues eussent paru partout de même largeur, et il auroit donné pour cela une méthode infaillible. Il parut fort satisfait d’un cadran qu’il y avoit démêlé, d’une structure fort singulière, et il s’échauffa fort contre un savant qui étoit auprès de lui, qui malheureusement lui demanda si ce cadran marquoit les heures babylonniennes. (ibid., p. 321)
16L’ensemble du passage est marqué par des procédures d’amplification satiriques qui caricaturent les différents aspects de l’esprit géométrique du personnage (image hypothétique « il ressembloit à celui qui etc. », hyperbole ironique « martyr de sa justesse », comparaison « offensé d’une saillie comme une vie délicate »…). Dans ce contexte, la description de la « conversation » exemplifie ce trait de caractère en donnant un échantillon représentatif de paroles ridicules. La comparaison entre l’attitude positive de l’« homme » et la rigidité du géomètre est axiologiquement orientée par le point de vue critique de Rica (« superbes », « magnifiques » vs « il n’avoit vu, lui, qu’un bâtiment »), mais elle est contaminée par le lexique technique du géomètre (chiffres de mesure, « barlong »). Dans la phrase qui suit, le point de vue de Rica semble disparaître tout à fait pour laisser place à un segment de DIL. Le conditionnel passé situe l’énoncé sur un plan historique, en continuité avec la description qui précède, tout en affichant une valeur modale assumée par le géomètre. La combinaison du lexique technique (« perspective », « largeur ») avec l’isotopie intensive (« fort », « tellement », « partout », « infaillible ») trahit cependant, de manière implicite, l’acuité d’un point de vue satirique qui sélectionne les ridicules du discours représenté pour en donner un portrait caricatural, tandis que le discours narrativisé qui lui succède réactive encore cette présence linguistiquement non marquée du scripteur au moyen d’une figure d’ironie (« il parut fort satisfait d’un cadran qu’il y avoit demêlé etc. »).
17Dans une occurrence très singulière, enfin, le DIL s’accompagne de commentaires ironiques du scripteur de la lettre. Il s’agit d’un extrait de la traduction de Clarissa Harlowe de Richardson par Prévost. Clarisse relate à Miss Howe, sa confidente, les discours que sa sœur lui a tenus à propos de Lovelace. L’amplification du discours représenté prend la forme d’un DIL signalisé par des guillemets doubles dans la marge, qui court sur deux pages (voir figure 1)18 :
Ma sœur m’y rendit visite, le lendemain du jour qu’on lui avoit amené M. Lovelace. Elle me parut extrêmement contente de lui. Elle me vanta sa naissance, la fortune dont il jouissoit déjà, […]. Un si bel homme ! Oh sa chere Clary ! ** car dans l’abondance de sa bonne humeur elle étoit prête alors
** C’est un diminutif de Clarisse, & un petit nom de tendresse ; comme Nanette au lieu d’Anne.
à m’aimer. Il n’étoit que trop bel homme pour elle. Que n’étoit-elle aussi aimable que quelqu’un de sa connoissance ? Elle auroit pû espérer de conserver son affection : car elle avoit entendu dire qu’il étoit fort dissipé ; qu’il étoit léger, qu’il aimoit les intrigues. Mais il étoit jeune. Il étoit homme d’esprit. Il reconnoîtrait ses erreurs, pourvu qu’elle eût seulement la patience de supporter ses foiblesses, si ses foiblesses n’étaient pas guéries par le mariage. Apres cette excursion, elle me proposa de voir ce charmant homme ; c’est le nom qu’elle lui donna. Elle retomba dans ses réflexions sur la crainte de ne pas être assez belle pour lui. […] Elle vouloit bien m’apprendre que l’agrément n’ayant pas tant à perdre que la beauté, étoit ordinairement plus durable ; et se tournant encore vers le miroir : Certainement ses traits n’étoient pas irréguliers, ses yeux n’étoient pas mal.
Je me souviens en effet, que dans cette occasion, ils avoient quelque chose de plus beau qu’à l’ordinaire. Enfin elle ne se trouva aucun défaut, quoiqu’elle ne fut pas sûre, ajouta-telle, d’avoir rien d’extremement engageant. Qu’en dites-vous Clary ? (Prévost 1751, t. II, p. 11-12)
Figure : Lettres angloises, op. cit., p. 12
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Figure : Clarissa, Richardson, 1748, p. 7
19Le DIL succède à un discours narrativisé (« elle me vanta sa naissance »), et a pour fonction d’exemplifier la vanité d’Anabella. Aussi la séquence relève-t-elle plutôt de la description de discours que de la scène dialoguée. Le scripteur de la lettre (en l’occurrence Clarisse), ne mentionne aucune de ses propres paroles, et semble plutôt offrir un recueil des phrases les plus significatives que le locuteur cité prononce. La forte intégration du DIL au plan historique du récit permet en outre de représenter dans un énoncé bref et synthétique les gestes, et non seulement les paroles du personnage, par l’insertion de participes présent : « et se tournant encore vers le miroir : Certainement ses traits n’étoient pas irréguliers, ses yeux n’étoient pas mal ». Une fois de plus, le DIL s’avère une forme particulièrement propice à la connivence épistolaire, parce qu’il situe le discours représenté sur le même plan énonciatif que les commentaires ironiques du narrateur, si bien que le destinataire le reçoit comme une parole au second degré, ostensiblement manipulée par le scripteur de la lettre. Le phénomène est particulièrement frappant dans le cas de l’interjection à la troisième personne (transposition très atypique, dont je ne connais pas d’autre occurrence), immédiatement suivie d’une appréciation sarcastique de Clarisse : « Oh sa chere Clary ! car dans l’abondance de sa bonne humeur elle était prête à m’aimer ».
20Les différents exemples de DIL intégrés dans une amplification descriptive ont tendance à marquer la présence ironique du scripteur de la lettre au sein du discours représenté. Le contexte épistolaire semble en effet favoriser un usage communicationnel du DIL, comme le montrent à plus forte raison les occurrences où le discours autre s’énonce à la première ou à la deuxième personne.
Réflexivités du DIL en je et en vous : une opacification du dire épistolaire
21Quel que soit le contexte où ils interviennent, les cas où le DIL utilise la première et la deuxième personne mettent à mal le modèle canonique de cette forme tel qu’il s’est constitué au xixe siècle : les romans sans narrateurs vont de pair avec des formes de DIL où l’instance du locuteur cité, située sur le plan historique du récit, est représentée par la troisième personne. Mais dans le contexte embrayé et interlocutif de la lettre, de la même manière que dans la communication orale, il n’est pas du tout exclu que le DIL cite le discours des acteurs de la communication, et qu’il utilise, par conséquent, les personnes déictiques. On observe alors une scission des instances de l’énonciation : le discours de la lettre opère un retour réflexif sur l’activité langagière du scripteur et du destinataire, favorisant ainsi des phénomènes de mise en abyme.
22Les exemples de diaphonie, bien représentés, dans notre corpus, en particulier au début des lettres, offrent un cas de figure assez proche dans la mesure où ils introduisent des segments de polyphonie énonciative impliquant au premier chef la personne du destinataire, dont le discours se voit repris et réinterprété, et celle du scripteur, qui fusionne cette reformulation avec son propre point de vue19. Les Lettres de la Marquise de M***au Comte de R*** en présentent un exemple célèbre :
Hé quoi ! mon pauvre Comte, vous êtes malade, & malade d’amour ! le cas est singulier ! mes rigueurs vous coûteront la vie ! je ne me croyois pas si redoutable. (Crébillon, [1732], 1990, IX, p. 65.)
23Les paroles plaintives du Comte sont désactualisées par le point de vue moqueur de la Marquise, qui recatégorise en « cas singulier » les clichés du discours de son destinataire. La demande implicite effectuée par le Comte (Je suis malade d’amour, sous-entendu : accordez-moi vos faveurs) est désamorcée et fait l’objet d’une opacification, pour reprendre une métaphore souvent utilisée par Jacqueline Authier-Revuz à propos de la modalisation autonymique20. Chaque terme mentionné accuse en effet, sur le plan du métalangage, le ridicule d’un langage excessivement emphatique et suranné.
24L’occurrence de DIL à la première personne que j’ai retenue, extraite des Lettres galantes de Fontenelle, met en évidence la capacité du discours épistolaire à enchâsser d’autres discours, parfois au risque de la cohérence énonciative de l’énoncé. Dans le passage en question, on passe de manière presque imperceptible du discours épistolaire adressé au discours représenté, comme dans cet exemple tiré des Lettres galantes de Fontenelle :
Il faut que je vous confie mes malheurs, mon cher Marquis. J’aimois, comme vous sçavez, Madame de L. M. et je ne l’aime plus. Elle m’en fait des reproches, je n’entens que des plaintes perpétuelles : Où sont mes protestations de constance et de fidélité ? Que sont devenuës mes premieres manieres ? Cela me met au desespoir ; car de bonne foy, est-ce ma faute si je ne l’aime plus ? Qu’elle me rende mon amour, je ne demande pas mieux. Je serois trop heureux d’aimer encore. Je me livre, je m’abandonne à ses charmes ; qu’elle fasse des blessures mortelles à mon cœur, j’y aiderai de tout mon pouvoir. Puis-je faire davantage ? J’ay encore pour elle les memes soins et les memes assiduités que j’avois auparavant. Mais, dit-elle, ce n’est plus le même air. Voilà le malheur. Je ne luy puis dire de nouvelles de cet air-là, je ne sçay ce qu’il est devenu. (Fontenelle, [1683-1687], 1707, XXV, p. 39.)
25La première occurrence de DIL intervient au beau milieu d’une narration fortement actualisée par le présent et la deuxième personne (« Il faut que je vous confie », « comme vous savez »), au point que seul le déterminant possessif de première personne permet de l’attribuer à l’amante et non au scripteur. L’usage massif du présent permet de juxtaposer le discours représenté au discours adressé avec un minimum de variations morphologiques, et le registre tend lui aussi à lisser l’énoncé, puisque le scripteur use comme l’instance délocutée d’un vocabulaire galant et de modalités interrogatives. Symétriquement, le discours direct au présent dans la suite du texte intervient après un connecteur contre-argumentatif (« Mais, dit-elle… ») qui le situe dans la continuité thématique du segment précédent. Tout se passe donc comme si, par une figure de métalepse au sens où l’entend Gérard Genette21, l’amante délocutée transgressait les seuils de l’énonciation épistolaire pour prendre la place du scripteur et adresser elle-même au destinataire ses doléances. Un tel procédé relève cependant d’une manipulation énonciative ostentatoire, qui accuse l’artificialité du montage épistolaire et renforce la connivence entre les acteurs de la communication. Cette sophistication explique sans doute aussi la rareté de l’occurrence, le discours épistolaire favorisant plutôt, en règle générale, une polyphonie certes proliférante, mais attentive à conserver la netteté des frontières entre les différents niveaux d’enchâssement et d’altérité énonciatifs.
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26Les occurrences présentées dans cette étude témoignent de la compatibilité du DIL avec la forme discursive de la lettre, et en même temps de sa rareté en contexte épistolaire fictionnel d’Ancien Régime. La brièveté rhétorique du roman par lettres et sa tendance à l’actualisation vont plutôt dans le sens d’une représentation synthétique du discours autre, au sein de laquelle l’autonymie se réduit à de courts segments de discours directs ou de modalisations. S’il ne constitue donc pas, loin s’en faut, une routine rhétorique du genre, le DIL peut en revanche s’inscrire occasionnellement dans un faisceau de procédés répondant à une visée qui n’a rien d’hasardeux. Au sein de la séquence narrative enchâssée, il offre une brève modulation polyphonique intégrée au plan de l’histoire, et sa forme bivocale favorise les jeux de connivence avec le destinataire, en particulier dans le cadre des descriptions satiriques. Il participe ainsi à la construction, au sein de la scène d’énonciation discursive de la lettre, d’une polyphonie stylisée et placée sous le contrôle du point de vue surplombant du scripteur. Un tel procédé, caractéristique de l’esthétique romanesque, est emblématique de la vocation du genre à recycler les formes traditionnelles de la fiction dans l’allure vive et en apparence spontanée de l’échange épistolaire. Le DIL joue donc un rôle, certes mineur et intermittent, dans une tendance profonde de la poétique du roman classique.