Lire et enseigner les récits du xixe siècle avec les outils de l’analyse féministe : une opportunité pour les études littéraires ?
1Si l’approche d’œuvres du passé, en particulier la relecture des corpus canoniques par les études féministes et de genre, n’est pas l’apanage des études dix-neuvièmistes, force est de constater que le xixe siècle offre aujourd’hui un terrain d’étude propice à cette lecture, en résonance avec le développement des discours féministes sur les violences sexuelles et sexistes dans la sphère médiatique et politique. Ainsi, c’est à la faveur des retombées de l’affaire DSK et des débuts du mouvement #MeToo qu’Alain Viala entreprend d’analyser le « mythe » de la galanterie française à partir d’un corpus essentiellement tiré d’œuvres du xixe siècle (Viala, 2019). De même, Sarah Delale, Élodie Pinel et Marie-Pierre Tachet publient en 2023 Pour en finir avec la passion. L’abus en littérature, un ouvrage qui accorde une large place à l’analyse de la violence masculine présente dans des œuvres du xixe siècle à travers une lecture éthique et empathique (Delale, Pinel et Tachet, 2023).
2On peut tenter de fournir quelques explications à cette présence du xixe siècle dans la lorgnette féministe. Tout d’abord, les historien·nes associent ce siècle à l’instauration de notre modernité politique. L’inconfort contemporain suscité par la lecture des textes de cette période viendrait alors non pas seulement de son éloignement progressif du nôtre, mais aussi de la proximité d’une modernité politique qui exclut pourtant les femmes, si bien qu’Éliane Viennot qualifie le siècle d’« âge d’or de l’ordre masculin » (Viennot, 2020). La conjugaison des regards politiques, médicaux et artistes sur « la » femme, nouvelle grande préoccupation de cet ordre public masculin à mesure que se répand l’idéal républicain d’égalité et de liberté, ferait du xixe siècle un espace de floraison de pratiques et de discours qu’Éliane Viennot n’hésite à qualifier de « masculinistes » (p. 18). Ces derniers instaurent le partage des sphères publiques et privées, excluant les femmes de la première, et font des femmes une altérité redoutée à scruter, à analyser, à contrôler par les institutions publiques, peut-être plus qu’avant, ou du moins de manière plus systématiquement ancrée dans les représentations socio-politiques.
3Ensuite, ce sont en grande partie les romans du xixe siècle que les universitaires pionnières des women et gender studies ont entrepris de relire avec les lunettes féministes : qu’il s’agisse des classiques de la littérature américaine (Fetterley, 1978) ou de romans anglo-américains et français (Millet, 1970 ; Gilbert et Gubar, 1979 ; Schor, 1985 ; Peterson, 1986 ; Ender, 1995), plusieurs chercheuses féministes se sont penchées dès les années soixante-dix sur un corpus de récits du xixe siècle, sans doute parce qu’ils offraient un support de choix pour étudier la représentation des rôles de genre et le contrôle des corps féminins que les artistes du xixe siècle élaborent dans leur exploration de « la » femme selon une esthétique qui se construit comme « réaliste ».
4Enfin, le xixe siècle semble être le siècle qui fournit un corpus romanesque canonique à l’enseignement secondaire de la littérature en langue française (Waszak, 2022), ainsi que l’affirme Nathalie Denizot à la suite de Bernard Veck : « le roman scolaire […] est généralement réduit au roman réaliste du xixe siècle (Balzac, Stendhal, Flaubert et Zola essentiellement) » (Denizot, 2010, p. 223). La littérature narrative réaliste et naturaliste constitue aujourd’hui un répertoire de textes classiques, au sens de textes qu’on lit en classe (Viala, 1993), et comme telle, elle connaît une certaine notoriété, mais elle est peut-être aussi davantage sujette aux interrogations idéologiques et éthiques suscitées par la transmission scolaire qu’un autre corpus littéraire.
5Or, les récits réalistes et naturalistes sont souvent des récits « féminocentriques » (Buchet Rogers, 1998), c’est-à-dire centrés sur des protagonistes féminins : Eugénie Grandet, La Cousine Bette, Madame Bovary, Au Bonheur des dames, L’Assommoir, « La Parure », pour ne citer que les titres les plus lus à l’école et à l’université, sont autant de textes qui invitent le lectorat à s’identifier à des personnages féminins et à explorer les conditions de vie de ces personnages de fiction. C’est alors peut-être le paradoxe de la proximité et de la distance de ces textes et des portraits de femmes qu’on y contemple qui en font un corpus passionnant à relire avec les outils féministes : parce que les romans du xixe siècle favorisent l’identification aux personnages féminins tout en étant souvent le lieu d’élaboration d’un regard masculin (male gaze1), parce qu’ils sont encore fréquemment proposés à la lecture à l’école, leur lecture crée une tension dont l’activité herméneutique féministe se nourrit. En retour, les outils proposés par les lectures féministes représentent une véritable « opportunité » pour la vitalité qu’ils offrent à l’étude littéraire, opportunité qui se décline sous trois aspects : herméneutique, épistémologique et didactique.
Réinterpréter l’esthétique réaliste avec les outils féministes : une opportunité herméneutique
6La critique féministe, loin d’« annuler » ou d’unifier la lecture des textes du passé, propose au contraire d’en renouveler l’interprétation. Les chercheuses féministes ont lancé les bases de cette réflexion depuis les années soixante-dix, en particulier celles qui ont développé la narratologie féministe anglo-américaine. Il s’agit pour elles d’explorer les rapports de genre dans le récit, au gré d’une approche selon laquelle « la féminité [est conçue] non comme une essence, mais comme le résultat d’un processus, comme un effet du texte » (Pennanech, 2009). Vera et Ansgar Nünning définissent cette entreprise dans les termes suivants :
la conviction fondamentale de la narratologie centrée sur le genre [est] celle que la question du genre de l’auteur·e, des instances narratives et des personnages est une catégorie importante qui doit être prise en compte à la fois au niveau de la systématisation et au moment de l’interprétation de textes littéraires (Kern, [2004] 2022).
7Les romans du xixe siècle ont alors été un support privilégié de l’analyse littéraire féministe, tout comme ils l’avaient été pour des narratologues et sémiologues comme Gérard Genette ou Roland Barthes, sans doute parce que l’esthétique réaliste pousse à interroger de manière approfondie à la fois les rapports de la littérature et du monde social et politique et ceux de la littérature et du réel : le réalisme est une représentation du réel outillée par de nouvelles techniques narratives et descriptives (Hamon, 1993 ; Dufour, 1998), une esthétique qui prétend « dire vrai », dont il s’agit pour l’herméneutique féministe de dévoiler les biais et les mythes2.
8Ainsi, les représentations du féminin dans les textes littéraires du xixe siècle ont-elles été interrogées par les narratologues féministes sous l’angle des images et sous l’angle des discours :
À ses débuts, la narratologie féministe s’est notamment concentrée sur deux domaines […] : les contenus, voire les personnages narrés et la manière de narrer. D’une part, la critique dite « des images de la femme » (images of women criticism) a analysé les imaginaires du féminin au niveau des personnages des récits. Dans des recherches plus récentes, la représentation de la féminité et de la masculinité est devenue centrale dans les analyses. D’autre part, la narratologie féministe fondée par Lanser s’est plutôt focalisée sur le discours et a surtout cherché à développer de nouvelles typologies pour étudier la structure de la médiation narrative d’un point de vue féministe (Kern, [2004] 2022).
9L’analyse littéraire féministe des textes du xixe siècle a donc permis de s’interroger sur les représentations visuelles et discursives des femmes. Elle a proposé plus récemment une approche phénoménologique de la narration genrée, celle du « female gaze », qui consisterait à aborder la façon dont les textes littéraires représentent ou non des expériences féminines.
Typification et description du féminin : révéler les « mythes » de la narration réaliste
10Une analyse des images du féminin dans les récits du xixe siècle a été développée par Sandra Gilbert et Susan Gubar dans l’ouvrage fondateur The Madwoman in the Attic : The Woman Writer and the Nineteenth-Century Literary Imagination (1979). Sandra Gilbert et Susan Gubar défendent l’idée que les autrices anglo-américaines du xixe siècle proposent dans leurs écrits une représentation patriarcale intériorisée de « la » femme, qui y apparaît sous le type de l’ange ou du démon3. La typification des personnages féminins se présente donc comme une des manifestations les plus évidentes du regard masculin dans les textes littéraires occidentaux, dont on peut argumenter qu’elle se codifie au xixe siècle et qu’elle repose sur une continuité idéaliste et patriarcale4 entre romantisme et réalisme, ainsi que l’écrit Jennifer Tamas :
Ces textes invitent à explorer sur le plan littéraire l’idéal représenté par la Vierge Marie, mère pure, femme parfaite, impossible imitation. Muses pour les poètes, mères inatteignables (Le Lys dans la Vallée), vierges idéalisées jusqu’à la chute (La Faute de l’abbé Mouret) ou putes honnies qu’il faut sauver (Nana), les femmes souffrent d’une aura qui pèse sur elles comme une chape de plomb (Tamas, 2023, p. 22).
11Si l’analyse féministe ne peut omettre les exceptions dans ces représentations du féminin (Jennifer Tamas mentionne par exemple George Sand et Rachilde), il semble que la littérature romanesque française du xixe siècle la plus connue et la plus enseignée illustre de manière saisissante ces analyses du type idéalisé. On trouve dans les romans de cette époque les variations des deux figures féminines que sont « Ève et la Vierge Marie », la séductrice et la vierge maternelle, parfois à l’intérieur du même récit. On pourra ainsi penser au couple formé par Esméralda, « la folle jeune fille de seize ans [qui] dans[e] et voltig[e] au plaisir de tous » (Hugo, [1832] 2009 p. 138) et Fleur-de-Lys « fille de bonne maison » à la « belle gorge de vierge » (p. 356) dans Notre-Dame de Paris de Victor Hugo. Un autre exemple d’opposition entre les deux types féminins serait le diptyque formé par Valérie Marneffe et Hortense Hulot d’Ervy dans La Cousine Bette de Balzac (Balzac, [1846] 1976-1981). La typification duelle des personnages féminins s’arrime ainsi à la description de deux types de beauté, soit dangereuse et bestiale, soit inoffensive et idéale. L’ambivalence de ces représentations littéraires et culturelles de la féminité correspond d’ailleurs toujours à une axiologie. Les deux figures représentent un pôle positif et négatif de la féminité, ce que les critiques Sandra Gilbert et Susan Gilbert appellent « les images extrêmes de l’“ange” et du “monstre” que les auteurs mâles ont générées5» (Gilbert et Gubar, [1979] 2004, p. 812). La séductrice, femme qui assume sa beauté et le désir qu’elle suscite, est monstrueuse, quand la vierge, ignorante de ses charmes, est angélique. Les descriptions de personnages de prostituées ou de femmes « orientales6 » regorgent à ce titre de métaphores animales et mythiques : Esméralda qui danse apparaît aux yeux de Gringoire comme une « salamandre », associée en ceci à l’animal légendaire qui résiste au feu (le nom du personnage est d’ailleurs presque une anagramme de celui de l’animal) (Hugo, 2009 [1832], p. 137-138). Nana chez Zola est quant à elle comparée à un animal en rut qui suscite le désir d’une assemblée d’hommes : « Le rut qui montait d’elle, ainsi que d’une bête en folie, s’était épandu toujours davantage, emplissant la salle » (Zola, [1880] 2000, p. 64). Au contraire, les personnages féminins « positifs » sont dotés d’une beauté pudique et qui s’ignore : Cosette découvre ainsi avec difficulté qu’elle est jolie dans un chapitre intitulé « La rose s’aperçoit qu’elle est une machine de guerre » (Hugo, 1862) et Denise dans au Bonheur des Dames de Zola possède aux yeux de Mouret « un charme caché, une force de grâce et de tendresse, ignorée d’elle-même » (Zola, 2018 [1883], p. 108). Les deux pôles qui permettent d’évaluer les personnages féminins dans ces romans correspondent en fait à ceux de la passivité et de l’activité : derrière la description en « types » se cache aussi une narration qui par les jeux de focalisation, place les personnages féminins en position d’objets. C’est une des autres dimensions que l’analyse féministe apporte à la lecture des romans réalistes.
Focalisations et narration : l’esthétique du « male gaze » éclairée par la narratologie féministe
12Les critiques féministes se sont attachées à étudier les représentations genrées dans le discours narratif lui-même car « l’analyse de procédés narratifs permet de découvrir la construction d’imaginaires sociaux de féminité, de masculinité et généralement de différences marquées par le contexte socio-culturel » (Kern, [2004] 2022). Les textes du xixe siècle, et en particulier les romans réalistes, offrent à ce titre un support de choix à l’étude de la narration selon le genre. Le projet réaliste qu’on y trouve implique en effet de motiver la description des personnages à travers un regard le plus souvent masculin, qu’il s’agisse d’un personnage masculin intra-diégétique ou de celui d’un narrateur extra-diégétique dont la voix révèle les caractéristiques masculines7. La pulsion scopique de désir ou de dégoût hétérosexuel qui s’y manifeste permet de nommer ce regard un « male gaze », dans la lignée des travaux de Laura Mulvey sur le cinéma hitchcockien (Mulvey, [1975] 2017). Les personnages féminins sont alors décrits à travers ce regard masculin, que Lucie Nizard définit comme un « regard de désir émanant d’une instance focalisatrice masculine, qui réifie le corps féminin observé » (Nizard, 2021, p. 31).
13L’analyse féministe narratologique, notamment celle qui repose sur l’outil du male gaze, invite alors à relire les textes réalistes en soulignant le rapport de domination genrée qui s’incarne dans ces représentations des corps : le corps féminin est à la fois l’objet d’une quête masculine artistique obsessionnelle, dont Frenhofer et Claude Lantier, les protagonistes du Chef d’œuvre inconnu de Balzac et de L’Œuvre de Zola, sont à plus de cinquante années d’écart, les incarnations artistiques les plus évidentes, et l’objet de toutes les dominations, en particulier en matière de violence sexuelle fantasmée ou réelle (Nizard, 2021 ; Marpeau, 2023b).
14Les outils de la narratologie forgés par Gérard Genette, ceux de la voix narrative et ceux de la focalisation, sont donc mobilisés par les narratologues féministes et approfondis à travers la question du genre de la narration et plus seulement du genre dans la narration :
les approches de la narratologie qui se focalisent sur les discours analysent la façon dont s’effectuent la médiation narrative, la représentation d’une conscience ou l’adoption dans le texte d’un certain point de vue […]. [Q]uand on analyse un discours, on s’interroge sur la voix qui raconte et sur le point de vue qui est adopté pour représenter le monde narré (Kern, [2004] 2022).
15La notion polysémique de « point de vue » permet de réunir en une même idée l’approche esthétique et idéologique des textes : la façon dont le corps féminin est représenté transmet un discours social sur les femmes. Objectifiées, scrutées voire asservies, elles sont positionnées dans de nombreux romans réalistes à la place que le xixe siècle patriarcal souhaite leur voir occuper dans la société. Loin de disqualifier les outils de l’analyse stylistique, la lecture féministe approfondit donc leur pertinence et permet ainsi de proposer une nouvelle perspective sur les textes en révélant les ressorts politiques d’une poétique : « elles soulignent […] que la façon de raconter marque la construction narrative de différences socio-culturelles, en raison de la “force performative de la narration” » (Kern, [2004] 2022). En outre, la narratologie féministe a permis à la fois de découvrir des œuvres qui s’éloignent de cette esthétique masculine et de révéler l’ambivalence de certains romans qui peuvent être lus à partir d’un point de vue féminin (female gaze).
Lectures, female gaze et expériences de la condition féminine
16Les approches féministes enrichissent également les études littéraires en exhumant des corpus et en interprétant les textes du passé à partir d’une position féministe qui recherche des représentations du féminin s’éloignant des codes stylistiques masculins, selon l’appel de Susan Lanser qui invoquait « une réécriture de la narratologie qui prenne en compte les contributions des femmes en tant qu’à la fois productrices et interprètes des textes » (Lanser, 1986, p. 3438). Ainsi, ces études féministes se penchent sur ce qu’on appellerait un « female gaze » dans et des textes littéraires, défini d’abord au sujet du cinéma comme un « regard qui permet aux spectateurs et spectatrices de ressentir les expériences de corps féminins, un regard qui met en valeur les expériences du corps biologique ou social des femmes » par la chercheuse Iris Brey (Brey, 2021, p. 151).
17Le champ de la littérature narrative du xixe siècle bénéficie de ces approches féministes très contemporaines, par exemple en France dans les travaux de Camille Islert qui se penche notamment sur les écrits de René Vivien et montre que l’écrivaine parodie et renverse le regard masculin dans son roman Une femme m’apparut (Islert, 2020). On pourrait proposer une lecture similaire de la démystification du regard masculin par la parodie féminine au sujet de la nouvelle Cora de George Sand, dans laquelle un narrateur masculin, poète et obsédé par la fille de son voisin épicier, se révèle avoir imaginé une histoire d’amour naissante entre eux. Si George Sand se moque de l’idéalisme romantique, en particulier à travers la description de la jeune fille embellie par le narrateur, la fin grinçante de la nouvelle souligne aussi le danger que représente la pulsion scopique de ce narrateur harceleur qui effraie Cora et sa famille au point qu’elles font appel à la justice pour échapper au personnage (Sand, 1833).
18Les études féministes contribuent en outre à enrichir les corpus du xixe siècle, notamment en exhumant des textes peu connus qui laissent entendre des voix de l’expérience féminine. Par exemple, Lucie Nizard donne à lire et interprète « des textes écrits par des femmes qui tentent, chacun à leur manière, de mettre à distance les représentations du désir féminin l’assimilant à un besoin d’être forcée » (Nizard, 2021, p. 567) :
Quelques romans entreprennent de faire retentir des voix singulières qui lèvent le voile sur le désir féminin, à travers ce que l’on nommerait aujourd’hui un « female gaze ». Ce regard sur les corps féminins désirants ne les envisage ni comme des objets érotiques, ni comme des physiologies malades, mais comme l’enveloppe sensorielle d’individus pleinement sujets de leurs désirs (p. 567).
19Enfin, les critiques féministes approfondissent l’interprétation des textes littéraires du passé en proposant de lire ces textes à partir d’un positionnement féministe. Ainsi, la réception féministe peut souligner le caractère paradoxal de certains textes du xixe siècle qui placent une femme au centre de l’écriture : tout en faisant converger les regards sur l’apparence physique du personnage, en sexualisant et en typifiant le corps de ce personnage, ces récits peuvent aussi s’attacher à décrire de manière réaliste les conditions matérielles et sociales de la vie de ce personnage féminin. Dans L’Assommoir de Zola, la description du corps jeune et désirable de Gervaise laisse place à celle du corps souffrant du personnage qui traduit tout autant l’avilissement de l’alcoolisme que la précarité de l’existence de la jeune femme face à la bêtise et la violence masculines9. Le narrateur zolien, s’il fait preuve d’un regard masculin et bourgeois sur ses personnages, n’en dévoile pas moins sans complaisance une violence masculine portée à son paroxysme dans les scènes de violence conjugale et domestique chez les voisins de Gervaise, les Bijard (Zola, [1877] 1996, p. 244-246). Une lecture identificatoire au personnage de Gervaise, qui prend avec indignation la défense de sa voisine puis de sa fille sans parvenir pourtant à les sauver du féminicide, est possible : le texte permet à certains moments d’adopter un female gaze et de faire ainsi l’expérience des conditions d’existence de certains personnages féminins, ici de la violence et des inégalités qu’ils subissent.
20De même, les textes de Balzac ont pu être lus selon une perspective féministe, dans la mesure où ils témoigneraient de la condition féminine de l’époque. C’est ainsi la lecture que Laélia Véron propose d’Honorine de Balzac dont elle défend fréquemment sur Twitter10 la dimension progressiste et réflexive sur la condition conjugale féminine :
La nouvelle assez incroyable de Balzac “Honorine” (censurée à sa parution dans la presse) raconte une femme qui fuit le domicile conjugal parce qu’elle ne supporte pas les relations sexuelles imposées avec son mari (alors qu’avec son amant c’est “l’ivresse et la joie”) (Véron, 2018a).
Balzac met en scène bcp de femmes mal mariées, qui ne sont pas prêtes à se laisser faire. Dans “Gobseck” il y en a une qui, quand son mari est mort, fait semblant d’aller prier, mais fouille la chambre pour trouver le testament (et n’hésite pas à virer le cadavre du lit pour ça) (Véron, 2018b).
Dans “Honorine” que j’adore, il y a une femme qui dit clairement qu’elle s’est enfuie parce qu’elle n’en pouvait plus de devoir coucher avec son mari, alors qu’avec son amant elle s’est rendue compte de ce que c’était que “l’amour des sens” (Véron, 6 avril 2018b).
21La chercheuse reste prudente dans son analyse féministe des textes du passé mais elle montre bien que certains romans du xixe siècle, notamment ceux de Balzac, peuvent être lus comme des récits qui témoignent d’une représentation lucide et nuancée des conditions d’existence des femmes dont les auteurs sont les contemporains :
Bref, voir la subtilité de la représentation des femmes dans certains classiques d’accord (Balzac est très intéressant pour ça, lisez “Honorine”), vouloir absolument dire que ces œuvres et ces femmes sont “féministes”, c’est quelquefois assez artificiel (Véron, 2023).
22L’ambivalence de l’esthétique réaliste en ce qui concerne la représentation des personnages féminins mènera d’ailleurs à certains procès, dont le plus célèbre est sans doute celui de Flaubert et de son roman Madame Bovary : l’analyse du réquisitoire atteste de la crainte que peut susciter un roman qui dresse avec réalisme un portrait de femme malheureuse dans son mariage et pourrait porter atteinte à l’ordre patriarcal (Marpeau, 2019).
23Les études féministes se présentent donc comme une opportunité herméneutique pour les textes du xixe siècle, dont elles approfondissent et enrichissent les interprétations. Plus encore, en mettant l’accent sur cette activité de relecture des corpus canoniques, elles se présentent comme une réflexion sur la lecture et la réception des textes. En défendant l’importance de la réception empirique et du point de vue situé, elles représentent un changement de paradigme épistémologique au sein des études littéraires.
Réceptions et études féministes : une opportunité épistémologique et didactique
Études féministes et relecture du canon : penser la lecture
24Le xixe siècle est un siècle de développement de la lecture féminine, enfantine et populaire et avec elles, des craintes masculines et bourgeoises à l’encontre d’une activité émancipatrice qu’il faudrait canaliser (Lyons, 2001). Les représentations de personnages de lectrices sont nombreuses dans les récits du xixe siècle, personnages dont les romans et surtout les critiques masculines fustigent la lecture empathique et identificatoire, perçue tantôt comme dangereuse, tantôt comme stupide11. Comme l’a montré Marie Baudry, les critiques féministes se sont elles aussi emparées de ce questionnement sur les activités lectorales des femmes pour penser les conditions d’une « bonne » lecture féminine, non sans reconduire parfois d’ailleurs les représentations critiques masculines de la bonne lecture rationnelle et distancée (Baudry, 2014).
25La relecture féministe des textes du canon est ainsi un temps d’intense réflexion sur une activité soumise au contrôle masculin en matière de pratique comme de corpus, ce qui fait dire à Jonathan Culler que « l’incidence [des études féministes] sur la lecture et l’enseignement de la littérature ainsi que sur la construction du canon littéraire tient en partie à l’importance qu’elles accordent à la notion de lectrice et de son expérience » (Culler, [1982] 2007, p. 4112). Judith Fetterley interroge ainsi en 1978 l’expérience de lecture du canon nord-américain, notamment The Bostonians (1885) de Henry James, The Great Gatsby (1925) de Francis Scott Fitzgerald ou encore A Farewell to Arms (1929) d’Ernest Hemingway. Elle soutient que la lecture de ces textes est une expérience d’impuissance, dans la mesure où ces narrations poussent la lectrice à s’identifier à un homme. Elle propose en conséquence une lecture « résistante » de ces textes. Au-delà de la dénonciation d’une expérience de « schizophrénie » lectorale (Edwards, 1972, p. 226), ces recherches ont pour intérêt de s’interroger sur l’expérience empirique de la lecture des textes de fiction, en faisant dialoguer cette expérience avec ce qui leur semble être la lecture programmée par les récits. C’est donc aussi l’importance qu’elles accordent à la question de l’expérience de lecture qui fait des critiques féministes un apport essentiel à la compréhension de la lecture et de la réception.
26Les théories féministes littéraires n’ont d’ailleurs eu de cesse de proposer une réflexion critique sur les pratiques de lecture féminines et féministes, se méfiant parfois de la théorie perçue comme un instrument de domination (Turbiau, 2021). Ces études ont contribué à penser la lecture empathique et identificatoire comme des postures essentielles du lecteur ou de la lectrice, même critique (Baym, 1986), à construire le tournant affectif et éthique des études littéraires (Marpeau, 2023a) et à produire des lectures actualisantes convaincantes, qui invitent à faire dialoguer les catégories de pensée du présent de la réception avec celles représentées dans les textes lus (Tamas, 2023). Elles proposent en ceci de renouveler non seulement l’interprétation des textes du passé mais aussi la méthodologie même de ces lectures.
Savoirs situés et épistémologie de la réception : une révolution épistémologique ?
27En mettant l’accent ainsi l’accent sur la réception, les études féministes invitent à interroger le point d’où émerge le propos critique et ainsi, à penser le cadre même de la neutralité critique : elles s’appuient sur une démarche épistémologique qui consiste à revendiquer la scientificité d’un discours situé, produit à partir d’un point de vue ou positionnement social (le standpoint) (Zenetti, 2021).
28L’épistémologie des savoirs situés est donc essentielle pour penser le bouleversement scientifique et méthodologique que représente le fait de considérer la réception comme le point de départ de l’analyse littéraire : les théoriciennes du standpoint soutiennent que c’est précisément l’appartenance à une posture non hégémonique ou encore une posture marginalisée qui permet un recul critique. bell hooks affirme ainsi que la marge est un « lieu de résistance » et donc un espace de contre-culture et d’ouverture radicale (hooks, 1990). On peut donc argumenter que la prise en compte de la réception empirique dans les études littéraires, initiée par les études culturelles et les études féministes, ne relève pas seulement d’un intérêt pour un nouveau sujet d’étude mais d’un changement épistémologique : aux origines de cette épistémologie de la réception se trouverait le déplacement de l’attention de ce qui fut considéré comme le centre (l’auteur, la production) vers ce qui fut pensé comme la marge (le récepteur, la réception) et qui devient source de savoir et facteur de scientificité.
29Cette épistémologie de la réception invite à développer des méthodologies nouvelles d’analyse des textes du xixe siècle, en faisant dialoguer les interprétations plurielles, et non seulement critiques des œuvres, avec leur contexte de production, leur poétique et leur esthétique. Dans un travail fondateur pour les études de réception, Janice Radway a ainsi proposé une méthodologie d’analyse interne et externe des œuvres en étudiant la narration des romans à l’eau de rose en dialogue avec leur réception par des lectrices populaires (Radway, 1984), qui mériterait d’être davantage développée dans les études littéraires en général. Par ailleurs, cette méthodologie littéraire qui part de la réception pour aller vers le sens des œuvres et vice-versa est aussi inscrite dans une réflexion profonde sur l’enseignement des textes.
Vers une intégration didactique des lectures féministes : didactisation et disciplinarisation des questions de genre
30La réflexion féministe sur la lecture a dès le départ été ancrée dans la question de l’expérience de lecture en classe (Marpeau, 2023a). Or, si ce ne fut pas toujours le cas en France, les classiques de l’école républicaine étant d’abord les auteurs du siècle classique (Thiesse et Mathieu, 1981), la littérature narrative du xixe siècle est progressivement devenue au xxe siècle le corpus scolaire par excellence. On peut avancer plusieurs facteurs d’explication à cette situation : l’influence du structuralisme et de la narratologie, qui ont contribué à la diffusion de la lecture analytique sur des corpus de littérature narrative du xixe siècle et à modifier les pratiques et programmes scolaires à partir des années soixante ; l’apparition d’une génération d’enseignant·es formé·es à la lecture de ces récits ; l’exercice de la lecture d’œuvres intégrales qui s’impose comme un passage obligé pour tout élève et qui implique de choisir des textes du passé dont la langue et le genre littéraire sont accessibles aux élèves habitués à la fréquentation des fictions narratives ; et sans doute le rôle qu’ont joué les techniques narratives des romanciers du xixe siècle dans la création de textes permettant une lecture empathique centrée sur le parcours d’un personnage, favorisant les phénomènes d’identification, d’immersion dans la fiction, de conflits éthiques et affectifs qui servent de supports à un débat sur les textes particulièrement exploitable en classe (Waszak, 2018). L’expérience sur le terrain de la classe révèle d’ailleurs que la question des rôles et des inégalités de genre permet de développer des dispositifs didactiques qui encouragent l’investissement et le travail herméneutique des élèves (Karpman, Marpeau et Nizard, 2024).
31La place privilégiée des romans réalistes dans la culture scolaire française invite à une intégration des questionnements poétiques et éthiques suscités par des textes du point de vue du genre. Il s’agirait donc de didactiser les études féministes en prenant en compte cette question du genre dans l’analyse narratologique et stylistique des textes. Il s’agirait aussi de « disciplinariser » les questions féministes, pour reprendre les mots de Christophe Ronveaux et Bernard Schnewly. Pour ces derniers, la « disciplinarisation » de la littérature correspond à l’évolution de l’enseignement du texte littéraire sous l’effet des nouvelles réceptions : « les manières de lire des élèves lecteurs sont prises en compte dans les dispositifs de lecture, qui ouvrent la possibilité d’interprétations plurielles » (Ronveaux et Schnewly, 2018, p. 478). L’élève y apparaît comme acteur de l’enseignement, et participe à l’évolution des pratiques et des outils enseignants, à la didactisation de la littérature :
La disciplinarisation du littéraire est sa construction par la pratique même d’une lecture particulière, résultat sans cesse changeant à la fois des pratiques séculaires scolaires et de celles des deux autres champs de référence, les études littéraires et le champ social de la littérature. Ces pratiques et les textes sur lesquels elles s’opèrent sont soumis à des transformations continuelles […] : la disciplinarisation est un processus continu, jamais arrêté (p. 500-501).
32La disciplinarisation relève en définitive de l’évolution de la discipline littéraire, en interaction avec le monde social dans lequel elle s’intègre, et les études féministes représentent à ce titre une opportunité indéniable pour un enseignement littéraire aux prises avec les questions de son temps.
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33Pour conclure, les outils proposés par les lectures féministes représentent une véritable « opportunité » pour la vitalité qu’ils offrent à l’analyse des récits, opportunité qui se décline en trois temps : herméneutique, dans la mesure où émergent ainsi des interprétations nouvelles des textes, épistémologique puisque les lectures féministes déplacent l’attention et la méthode scientifique vers la réception des textes, et didactique puisque les lectures féministes universitaires sont très souvent associées à une réflexion sur l’enseignement, qui implique d’intégrer les apports de la réception éthique et affective des élèves et étudiant·es dans la pratique scolaire des textes.
34Car il ne s’agit, on l’a vu, ni d’annuler ou d’empêcher la lecture de ces récits, ni d’en défendre les vertus : il s’agit au contraire de défendre la nécessité d’une lecture actualisante des textes littéraires et d’en montrer l’intérêt indéniable pour l’universitaire qui y puisera la possibilité de renouveler son regard critique et ses outils d’analyse et pour l’enseignant·e qui croit à la vertu de lire les mondes d’avant et les mondes autres, pour penser le monde d’aujourd’hui, et vice-versa.