Les voix dans les Lettres de la Marquise de M***. Monodie épistolaire, polyphonie romanesque et tonalités stylistiques
1 Si l’on se souvient de Du Plaisir qui définissait la lettre comme « un discours qui n’est point aidé de la voix ou de la présence »1, le sujet de cette réflexion pourrait sembler paradoxal : il n’y aurait en effet aucune voix dans les Lettres de la Marquise.
2 Mais on peut aussi retenir la formule de Richelet pour qui écrire une lettre « c’est parler à un absent »2. L’utilisation du verbe « parler » nous invite alors à écouter la voix de la Marquise et toutes les autres voix dont elle se fait l’écho.
3 Il convient naturellement de se souvenir aussi qu’au XVIIIe siècle les romanciers n’avaient pas encore mis au point le discours intérieur et que leurs personnages ne craignaient pas de penser tout haut, en utilisant la forme du « discours solitaire » (F. Brunot), quand ils se livrent à des réflexions introduites par le verbe dire ou par un synonyme.
4 Dans son excellente préface aux Lettres de la Marquise, Suzanne Cornand, en évoquant les sources du roman, constate que « Crébillon n’hésite pas à prendre son bien partout où il le trouve » 3 et elle cite, pour l’organisation du récit comme pour l’écriture des lettres, un nombre impressionnant de modèles possibles ou de sources probables, Des Héroïdes à madame de Sévigné, de Fontenelle à Racine, le lecteur se demande si le jeune Crébillon a réussi à rendre homogène un texte tissé de matériaux si différents. Ses Lettres de la Marquise peuvent en effet apparaître comme une rhapsodie. Jean Dagen constate ainsi que la Marquise lui donne le sentiment « d’interpréter ou de réinterpréter des thèmes et des tirades connus »4. Crébillon, déjà postmoderne, pratiquerait le pastiche, et l’on finit par se demander avec le préfacier si l’on à affaire, avec la Marquise de M***, à une Princesse de Clèves qui accepterait la liaison amoureuse ou à une manière d’Emma Bovary du XVIIIe siècle qui saurait écrire.
5 Le lecteur de Crébillon se demande alors comment le jeune romancier a pu éviter la cacophonie en faisant intervenir tant de voix différentes pour constituer celle d’une épistolière, dans un roman où l’héroïne s’interroge en écrivant au Comte :
À propos, c’est la plus plaisante chose du monde, que vous autres hommes, quand vous êtes amoureux. Tout est affecté dans votre personne, jusqu’au son de votre voix (L, p. 170-171).
6 Pour la Marquise, la voix, marque d’une identité, caractère spécifique, d’un individu, peut être modifiée par les sentiments, au point d’en devenir presque ridicule quand le charme ne joue plus. En lisant ces 70 lettres, il faut donc être attentif à ces variations dans les voix qui peuvent révéler les sentiments éprouvés par l’épistolière et par les personnages qu’elle fait parler ou dont elle évoque les voix.
7 Après avoir inventorié les voix des personnages présents – au style direct ou au style indirect – dans l’écriture de la Marquise, nous identifierons les principaux types de lettres, dans la mesure où ils impliquent des tonalités, des voix différentes. Nous montrerons alors comment 5ou 6 voix principales et de multiples voix secondaires s’entrelacent, s’opposent et se répondent pour constituer, au-delà de l’ambiguïté de l’héroïne, l’ambiguïté même du roman ; Crébillon, par des effets d’ironie, de contrastes, marquant sa présence derrière les mots de son personnage.
8 Puisqu’il va être question de pluralité, de multiplicité des voix dans un texte, on serait tenté de recourir au concept de polyphonie au sens de Bakhtine (pluralité de voix et de consciences autonomes sources de la représentation romanesque), mais chez Crébillon, l’éventail social des voix est très limité et il assure la prépondérance de la haute aristocratie. En revanche, il pourrait être utile de retenir le concept de dialogisme, quand cette notion désigne la présence de l'autre dans des discours qui se développent dans l'interaction entre deux ou plusieurs consciences, l’une répondant à l’autre. Nous ne sommes pas en effet en présence d’un roman simple, épuré, de la relation entre la Marquise et le Comte. Quand on fait l’inventaire des personnages nommés, on est surpris d’en identifier environ 70, qui interviennent soit comme de simples figurants, soit comme interlocuteurs des protagonistes. L’utilisation des astérisques en guise de noms, provoquant simultanément un effet de réel (ils existent, leur vrai nom est masqué) et un effet de flou : combien de personnage sont identifiés par Madame de *** ?
9 La première voix qui se fait entendre est justement celle de cette Madame de*** qui a trouvé et sélectionné les lettres. Pour Crébillon, ce prologue est une façon de ne pas apparaître comme préfacier tout en établissant un protocole de lecture fondé sur l’authenticité de la correspondance. La question de l’effraction du privé est implicitement justifiée par la mort des deux protagonistes et par la qualité des lettres. Cette première voix est comme une annonce de celle de la Marquise : les deux femmes se connaissaient, s’appréciaient et parlaient très exactement le même langage, entre émotion et humour, persiflage et sens moral ; elle constitue aussi une ouverture thématique en annonçant, sur le mode de la compassion, le malheur d’aimer.
10 La voix de la Marquise de M*** s’impose comme la voix dominante : c’est à travers ses lettres que nous voyons les scènes évoquées, que nous entendons des fragments de dialogues et les réflexions de ceux qu’elle met en scène sur son théâtre épistolaire.
11 Dans le début de l’échange (les douze premières lettres), elle n’écrit pas pour palier une absence, ni pour apaiser l’angoisse d’un éloignement, mais pour compléter, nuancer des échanges verbaux qui viennent d’avoir lieu avec le Comte. « Je m’imagine vous dire mieux dans mes lettres des choses que je vous exprime trop faiblement lorsque je vous parle » (XI, p.71). L’écriture de la lettre mime la conversation et la Marquise demande ainsi au Comte : « Que voulez-vous que je vous dise ? » (XIII, p. 74). Quand elle écrit, elle « parle » au Comte et entend sa voix5.
12 Très vite, on perçoit une voix persifleuse, moqueuse, railleuse et badine. Femme et aristocrate qui s’ennuie (IX), la Marquise est attentive à la fois à sa réputation et ce qui pourrait la faire échapper à sa situation d’épouse délaissée. Naturellement, le piège amoureux va fonctionner et la dénégation laissera place à l’aveu, après une analyse de son désarroi, de son « aveuglement », où la lettre mime encore la parole, par un effet d’hypotypose : « Tout me dit que je ne dois pas vous aimer, mais vous me dites le contraire […] Ah ! juste ciel, comment fuir » (XIII, p.75). L’écriture se fait anticipation de la parole amoureuse : « je vous écris que je vous aime, je vous attends pour vous le dire » (XV, p.80) ; elle ne devient moyen d’apaiser la souffrance de l’absence qu’à partir de la lettre XVIII (« tous les tourments que me cause votre absence », p. 87). Dans cette mise en scène de l’intimité que constitue la correspondance amoureuse, la Marquise parle aussi au portrait du Comte (« si vous saviez toutes les folies que je lui dis » XXXI, p.112).
13 Si la lettre permet de dire beaucoup, la conversation reste toutefois plus libre, même si la Marquise réclame de la discrétion au Comte et s’étonne qu’il veuille « lui parler à l’oreille » en public. (XXIX, p.109).
14 Lorsqu’elle commence à douter de l’aptitude du Comte à ressentir un véritable amour, elle se met en situation d’échange oral : « je vous parle là sans doute une langue étrangère » (Ibid.).
15 Cette voix surprend, déroute aussi par la variété de ses registres et de ses modulations, qui vont du persiflage social à l’analyse de sentiments intimes, de la farce au pathétique, dans une esthétique du contraste qui fait suivre, par exemple, une invitation érotique (lettre LI), d’un billet à l’aimable cynisme détaché, puis d’un lamento et de larmes sur la perte de l’être aimé qui doit se marier avec une autre (LII), avant un élan d’indignation et d’incrédulité ulcérées à propos des soupçons du Comte (« comment accorder tant de haine et tant d’amour » (LIV), aussitôt suivi de la joie de l’amour retrouvé dans l’émotion du « raccommodement » (LIV), élan qui semble se briser dans les ragots mondains de la lettre suivante (LV)6. Ces effets de contraste peuvent aussi bien traduire la révolte de la raison « contre une passion si déraisonnable » (LXIII) que mettre en scène les intermittences du cœur.
16 Le babil persifleur de la Marquise (XIX), le registre presque égrillard (billet 5, après la lettre XXVII) s’accompagnent parfois de ses rires quand, comme dans l’épisode du barbon amoureux, elle ne peut retenir un « prodigieux éclat de rire » (XXXV) ; rire aussi de dédramatisation quand, avant d’avoir cédé, elle évoque sa résistance aux tentatives du Comte (XXIII). Ces rires constituent une antithèse au registre pathétique de plus en plus présent dans le roman, à partir de la lettre XXIV, où la Marquise exprime ses blessures de femme jalouse face à une rivale.
17 Si, dans ses premières lettres, elle parle au Comte autant qu’elle lui écrit, si elle se présente en épouse respectueuse de la morale conjugale, simultanément elle semble céder au jeu du cynisme provocateur par des formules qui semblent annoncer « le sarcasme de la gaieté » que revendiquera Chamfort. On se souvient des maximes et réflexions insérées dans ses lettres : « Un mari doit m’avoir appris ce que peut être un amant » (I, p.49), « On peut se dispenser d’aimer un mari ; mais un amant, cela devient grave » (1, p.50), « Il y a dans la vie des moments d’inaction qu’il faut malgré soi donner à sa femme » (II, p.52). Derrière la voix du personnage on devine le jeune auteur désireux de briller7.
18 A travers cette correspondance on entend aussi la voix du Comte. Dès la première lettre, elle s’insinue dans un fragment de phrase cité par la Marquise au style indirect « Vous me priez de vous dire si vous devez espérer… ». Comme la Marquise a jugé ses discours « doucereux », on pourrait supposer qu’elle n’a pas été immédiatement sensible à la séduction de cette voix, mais lorsqu’elle fait l’histoire de leur rencontre, elle dit sobrement : « votre vue me frappa, vos discours me plurent… » (XL, p.133). Elle se plaint cependant du ton du Comte, des « beaux discours » de celui qui l’accuse d’aimer son mari, de ses colères déplacées, des qualificatifs qu’il utilise à son égard (« ingrate », III, p.54). En lui reprochant de ne vouloir séduire que par vanité, elle dénonce les stéréotypes utilisés par le Comte - chantage au suicide ou maladie (VIII, IX). On perçoit alors les soupirs du Comte (V, p.57, billet, p.60), ses serments (V, p.58 ; VI, p.61). S’il se rachète c’est en prononçant le verbe aimer avec grâce, tendrement (IX, 66). Lorsqu’il est pris en flagrant délit de duplicité la Marquise note « l’embarras de ses discours » (XII, p.73). A ses serments (XII, p.74) s’opposent ses justifications maladroites (XII, p.74). Dans la lettre XIV, qui suit la première rencontre amoureuse, la Marquise évoque les serments, les transports, les larmes du Comte, mais sans utiliser le style direct, comme si Crébillon ne voulait alors ne le mettre en scène que dans le regard de la Marquise.
19 Tout au long du roman, le lecteur peut cependant reconstituer ses discours, tels qu’ils sont perçus au gré des humeurs et des sentiments de sa correspondante. On sait ainsi qu’il n’apprécie pas le persiflage ; qu’il est embarrassé lorsqu’il se retrouve avec la Marquise en présence d’une autre maîtresse (X). Dans son entreprise de séduction, il utilise tous les registres – plainte amoureuse, stratégie du soupçon, de la jalousie, du mensonge. On sait aussi qu’il est indiscret par vanité – quand il se vante d’aimer la Marquise. Dans de rares occurrences, et avec un effet de distance, on entend cependant ses propres mots, comme lorsque la Marquise se refuse : « peut-être y a-t-il un plaisir infini à rendre ce qu’on aime heureux, pour parler comme vous » (XVI, p.81). Jaloux, il ne parle que « froidement » (Billet p.85 et lettre XXIV, p.98). Plus tard, jaloux encore, il sort « en jurant entre ses dents » (XXXIV, p.118). On l’entend reprocher à la Marquise sa froideur, son indifférence au plaisir… (XXVII). Lorsque vient le temps de la lassitude, son signe c’est le silence : « vous ne saviez que me dire » (XLV, p.146).
20 Peu à peu, la Marquise a l’impression, qu’au fond, le Comte joue, assez mal, un rôle auquel il n’adhère pas « vous me dites souvent les choses du monde les plus animées, et vos yeux immobiles ou distraits démentent toujours votre bouche » (XLV, p.146).
21 De mensonges en aveux, de ruptures en réconciliations, cette voix – en tant que marque de la présence du Comte, au-delà des mots écrits ‑ devient progressivement pour la Marquise une besoin vital. Si elle meurt, c’est aussi de ne plus l’entendre.
22 Troisième voix présente dans le roman : celle du mari qui s’ingénie, en étant plus ou moins manipulé par le Comte, à rapprocher ou a réconcilier sa femme avec son amant, qui prend le Comte pour confident (XXXII) et reproche, dans une situation de vaudeville, à sa femme de ne plus voir ce Comte. On entend alors sa voix au style direct : « Madame m’a t il dit d’un ton très sérieux, vous devenez de jour en jour plus capricieuse », XXVII, p.102). Si son mari la fait alors « mourir de rire » par son zèle maladroit (XXVII, p.103), il n’en demeure pas moins qu’elle craint aussi les «fureurs » de sa jalousie (XLVI, p.135)
23 Si la Marquise pousse son mari à raconter ses turpitudes, c’est pour que le lecteur relativise sa faute. Mais on peut s’étonner d’entendre dans la bouche du mari les mots, les tournures, le style de la Marquise. Faiblesse du roman ou volonté du jeune romancier de constituer un univers stylistiquement cohérent, dans lequel l’appartenance sociale se marque par l’intonation de la voix et le registre de langue ?
24 Cette voix du marquis change dans les dernières lettres, lorsque sa femme mourante évoque sa présence attentive et douloureuse près d’elle, et à nouveau nous passons du registre de la farce à celui du pathétique.
25 La quatrième voix présente est celle Saint-Fer***. Au début du roman, on l’entend plaider, d’un ton grave, pour le Comte, auprès de la Marquise (X) ; ses paroles sont alors au style direct : « Madame, […] ces cruautés-là ont mauvaise grâce ». Brouillé avec sa maîtresse, il se plaint en soupirant auprès de la Marquise (XLIV, p.144). Accusé par le Marquis d’avoir couché avec sa maîtresse leur dialogue – rapporté d’abord par le Marquis à sa femme, puis par celle-ci au Comte ‑ fait entendre un parfait gentilhomme qui ne veut pas fâcher un ami, pour ce qu’il considère comme une chose sans importance.
Il y a deux heures que tu me tiens ici pour me dire que Madame de *** a voulu que je passasse hier la journée avec elle, et moi, en moins de temps, je te dis, comme je le pense, que ce sera la dernière de ma vie; j’étais curieux, je ne le suis plus; je te ferai plaisir de ne la plus voir, je te rends ce service de grand cœur ; si j’avais cependant un conseil à te donner, ce serait de prendre le même parti que moi, qui la juge indigne des soins d’un galant homme. (XLVII, p.161).
26 La cinquième voix que Crébillon donne à entendre est celle de cette Madame de ***, cousine du Comte, maîtresse très volage du Marquis qu’elle trompe avec Saint Fer*** et avec beaucoup d’autres. Cette voix provoque la surprise lorsqu’un changement de registre donne un sens inattendu aux paroles rapportées. Alors qu’on attendait une voix embarrassée, trahissant la gêne de la femme coupable, le style direct, dialogué, nous donne à entendre une femme libre, qui revendique sa liberté :
Une autre chercherait des excuses; mais tout ce que je puis vous dire, c’est que j’aime le Chevalier, et que je ne vous aime plus. Vous auriez dû vous en apercevoir, et il y a assez longtemps que je vous donne des preuves de ma parfaite indifférence, pour que vous ayez pu porter ailleurs les soins ennuyeux dont vous vouliez bien m’honorer. Après un aveu aussi libre que celui-ci, j’espère que j’aurai le bonheur de ne vous plus voir, et il me paraît si grand, que si je suis dans tout ceci fâchée de quelque chose, c’est de ne me l’être pas procuré plus tôt. Adieu, Monsieur, je vous le répète encore, j’aime le Chevalier. N’aimez-vous que celui-là, Madame, lui répondis-je? J’en aime cent si vous le voulez, mais je ne vous aime plus, l’ai-je assez dit, assez prouvé. Finissons et partez. (XLVII, p.158).
27 Le Marquis, démonté par ce qu’il considère comme un « excès d’impudence »,8 va se venger mesquinement en rendant publiques les lettres d’amour de sa maîtresse à ses amants. Crébillon ne lui a pas donné le beau rôle.
28 Cet effet de surprise, comique cette fois, a encore lieu au moment du discours de P*** (LV), qui vient de rompre avec Madame de la G***. S’il est rapporté au style direct (« Oui madame me disait-il il y a quelques jours… » (p.182), est-ce parce que, au-delà de l’effet comique provoqué par la fait qu’au lieu de mourir d’amour la maîtresse a été consolée, en une heure, par un jeune duc, Crébillon a voulu mettre en scène un double de la relation entre la Marquise et le Comte ?
29 D’autres voix nous font entendre des scènes de farce.
30 Celle de l’oncle du Comte, commandeur goutteux et bègue, qui dit du mal de son neveu à la Marquise : « Il m’a dit que vous étiez indiscret, petit-maître, homme à bonnes fortunes » (XVIII, p.85).
31 Celle du barbon podagre, bègue lui aussi, et amoureux ridicule (XXXV), qui nous permet d’entendre à nouveau les éclats de rire de la Marquise et la voix du marquis :
Jusque-là je [la Marquise] n’avais rien dit, et il [le vieux séducteur] présumait déjà de mon silence, que je ne serais pas insensible, lorsqu’à la fin de sa harangue, jetant les yeux sur lui, je ne pus retenir le plus prodigieux éclat de rire qui me soit jamais échappé. Rien n’était plus plaisant que de voir à mes genoux ce vieillard chancelant […] et par-dessus tous ces agréments, le plus ridicule bégaiement dont jamais ait été affligé quelqu’un. Plus il me parlait de son amour, plus je riais. Il commençait à se fâcher, et moi à rire de plus belle, lorsque mon mari entra. Le vieux Marquis fit à son aspect des efforts étonnants pour se lever, et fut contraint de rester dans la même situation. Ah! parbleu, lui dit le Marquis, vieux scélérat que vous êtes, je crois que vous en contez à ma femme! Donnez-lui donc la main, ajouta-t-il en parlant à moi; ne voyez-vous pas, qu’à cause de son rhumatisme, il resterait à vos pieds jusqu’à demain? Croyez-moi, dit-il, ne vous adressez plus à elle, elle est plus maligne que vous, et je pourrais bien n’être pas toujours si débonnaire; allons, prenez congé. Le vieux Marquis outré me fit une grave révérence et sortit. (p.120-121).
32 Qu’il s’agisse des fadaises de jeunes robins de la maison de P***, en province (XXXII), d’un magistrat Céladon amoureux de la Marquise (XLVIII) qui rougit et se contente d’entendre dire « madame la Marquise est bien coiffée » (XLVIII, p.164), de la précieuse Madame de *** amoureuse du Comte (XXXVII), ces voix sont ridicules. Pour la Marquise – et pour Crébillon ? – les seules voix dignes d’attention sont parisiennes et mondaines. Le philosophe, qui est le plus joli pédant du monde, déraisonne vite en face des charmes de son élève et « il marmotte entre ses dents des paroles barbares » (XLIII, p.141) dans une sorte de parodie de la relation entre Héloïse et Abélard.
33 Un effet de réticence de la Marquise donne au lecteur l’impression – l’illusion ? ‑ de partager les conversations des personnages : dans le billet qui suit la lettre XLIX, un autre Comte de*** parle à l’oreille de la Marquise, ce qui a rendu le Comte jaloux :
Ce n’était pas la peine de me gronder tant hier, pour me demander pardon aujourd’hui. Le Comte de *** m’a parlé à l’oreille, savez-vous bien ce qu’il faisait là ? Il me disait une impertinence. Voulez-vous savoir ce que c’était? Il me faisait confidence de… Oh! Pour cela, je ne puis l’écrire, je vous le dirai. Vous voulez vous raccommoder avec moi, n’est-ce pas ? (Billet, après XLIX).
34 Au-delà de ces voix individualisées, le lecteur entend dans ce roman une sorte de bruit de fond, constitué par les voix de très nombreux personnages d’arrière-plan. On peut citer la première rivale de la Marquise (XII) qui soupire et se plaint ; le baron allemand, rival supposé du Comte, qui tient des discours à la Marquise (Billet, p 85) ; la vieille jalouse qui dit du mal de la Marquise au Comte … (XVIII). Chez la mère de la Marquise, un fade marquis marmotte un air d’opéra (XIX), une Madame de H***, fausse dévote, soupire « sensuellement » pour un chevalier qui dit des « fadeurs respectueuses », on récite des vers exécrables, on déchire son prochain au nom de la miséricorde divine… (XIX). A la campagne (XXXIII), ce sont les robins et les financiers qui tiennent des discours assommants. Les précieuses et les beaux esprits donnent la migraine à la Marquise : «Vous ne savez peut-être pas à quel point ces gens sont maussades ; ils parlent sans cesse, et je n’entends pas un mot de ce qu’ils disent […] On me menace encore de la lecture d’un ouvrage» (Billet 14, après la lettre LV)…
35 Derrière ces voix plus ou moins individualisées, on entend surtout la voix de l’opinion. C’est elle qui commande les gestes et les paroles publics des protagonistes ; voix parfois étouffée mais toujours présente, toujours malveillante. C’est en effet elle qui détermine les conduites publiques ; c’est elle que craint la Marquise quand elle rencontre le Comte dans un salon. Sans cesse, les aristocrates désœuvrés qui constituent la société de ce roman sont à l’affût de possibles scandales qui ont toujours leur source dans les liaisons amoureuses ou sexuelles. La Marquise lui obéit en reprochant au Comte des indiscrétions qui pourraient la compromettre (« Il est temps que ces bruits finissent » (VII). Cette opinion publique est tyrannique et la Marquise s’en venge autant qu’elle y participe à sa façon par le persiflage. La galerie de portraits de la lettre LXIV est une satire violente de ce monde qui apparaît dans sa petitesse, sa mesquinerie et ses ridicules. On y voit une Mme de *** devenue bigote, un T*** libertin, une prude madame de***, une sèche Marquise, un vieille Comtesse, un charitable N*** - qui doit l’être fort peu – un petit D* efféminé, une madame de S*** qui supporte le vieux marquis de *** et se console avec le petit ***. L’homosexualité du petit D*** est raillée, on se moque de sa « voix féminine »… Oui, reconnaît la Marquise « cela est hideux », mais elle participe à cette atmosphère de médisance forcenée.
36 Toutes ces voix, filtrées par la conscience de la Marquise, contribuent à l’effet de réalité et de vérité de ce roman épistolaire, genre qui permet lui-même ces effets. La lettre, comme la conversation, le dialogue, autorise tous les registres. La voix de la Marquise, si elle est reconnaissable tout au long du texte, est constituée de ces variations qui sont fonction de ses relations avec le Comte. Comme si Crébillon avait voulu prouver sa virtuosité, tous les types de lettres d’amour sont en effet présents dans le roman, de la lettre de refus de l’amour9 jusqu’à l’adieu au seuil de la mort. Lettres de séduction, lettres d’explications, lettres d’analyse des sentiments, lettre d’acceptation de la correspondance, demande de service qui cache autre chose (Billet, après V) ; lettres qui disent les inquiétudes devant la possibilité de l’amour (XIII), lettres d’aveu, lettres de confidence d’états d’âme (pressentiments, soupçons, craintes…) ; lettre qui dessine un rêve de bonheur à deux (la Thébaïde de la lettre LXIII), lettre où l’on refait l’histoire de l’amour, lettres de plainte ou d’exaltation, lettres d’analyse du bonheur d’aimer ou du désespoir de n’être pas aimée. Quand l’épistolière renonce à son exigence d’absolu, la lettre se fait persiflage, bavardage. Et quand vient le temps des soupçons, la lettre se fait aveu de désarroi, cri de jalousie, menaces, demandes de justifications, reproches à l’autre et à soi-même (LVIII). La conscience du malheur d’aimer sans être aimée, conduit à l’analyse des causes de la désunion et à la description des blessures. La révolte contre le pouvoir de l’autre peut aussi se dire dans la tentation du cynisme. L’alternance d’espoir et de désespoir, se lit dans des lettres de rupture et de réconciliation…
37 Si toutes ces variations dans l’écriture de la Marquise sont bien les inflexions de sa voix amoureuse, simultanément Crébillon semble s’ingénier à troubler l’échange amoureux en donnant à son personnage le sens et le goût de la parodie burlesque. La Marquise raille en effet les plaintes des grandes amoureuses qui ont perdu l’être aimé : « j’irais sur des roches déserts fatiguer les échos de mes regrets, et me plaindre aux dieux cruels de la perte de Tircis ? » ; elle joue le cynisme de la légèreté : « Nous avons-nous autres femmes un caractère si léger, que peut-être ne vous pleurerais-je pas du tout […] ; « Veuve d’un amant, j’en prendrais d’abord trois autres pour me consoler » (IX). Elle charge de ridicule le suicide d’amour : « La plus sotte preuve d’amour qu’on puisse donner est de se tuer » (X). Elle ne recule pas devant des sous-entendus égrillards et moqueurs (IX). Mais quand la perspective d’une liaison amoureuse ne peut plus être niée par le badinage, sa voix change et la tonalité de ses discours devient racinienne (XL). Si elle se fait – nouvelle inflexion dans sa voix – porte-parole d’idées que l’on qualifierait aujourd’hui de féministes (XV, XVII), c’est à la fois pour s’affirmer contre un mari à qui la société donne toutes les permissions et contre une conscience morale qui dresse ses interdits entre elle et le Comte10.
38 Après l’aveu, elle apparaît sous un jour nouveau : elle fait alors entendre la voix de la séduction, presque de la provocation, en décrivant très précisément un égarement érotique… dont elle ne fut sauvée que par l’arrivée inopinée du mari – comme dans un vaudeville (XVII). Elle dit ensuite, en amoureuse comblée, le bonheur d’aimer, la souffrance de la séparation (XXXI) et, par un effet de contraste, le chagrin d’aimer dans la lettre suivante (XXXII). Perverse parfois, elle se fait plaisir en faisant cacheter une lettre au Comte par l’oncle qui est amoureux d’elle. Quand elle croit - à tort ou à raison - être trompée sa voix exprime sa blessure en la dissimulant sous une insouciance factice (XXXII : le Comte l’a trompée avec des filles d’opéra). Vient alors le temps des brouilles, des reproches et des menaces (fin XXXIV). Des bilans d’une vie aussi (XL), quand elle se raconte en réponse à la jalousie rétrospective (réelle ou affectée) du Comte.
39 Lorsque les pressentiments l’assaillent ou que la lassitude érotique la consterne, elle peut céder à la tentation du cynisme (lettre XLVIII) ou à celle de faire de l’esprit (billet après XLIX) mais une certaine lucidité par rapport aux relations amoureuses finit par s’imposer (L), et le désir érotique peut se dire dans une parodie de récit chevaleresque (LI).
40 A l’heure des catastrophes, la voix a des inflexions pathétiques, dans l’égarement provoqué par l’annonce du mariage du Comte (LIII) ; viennent ensuite les reproches que la Marquise s’adresse à elle-même, dans l’absolu désarroi de la perte (LVIII), dans une presque malédiction (LIX), ou dans l’adieu éternel de la dernière lettre, qui se construit dans un effet de contraste par rapport au rêve inaccessible d’une thébaïde amoureuse (LXVIII).
41 La voix de la Marquise adopte donc tous les registres de la vie amoureuse et, pour cela, Crébillon se souvient de ses lectures. Pour dire aussi que ses personnages s’efforcent de croire à l’amour – sentimental ou sexuel – afin d’échapper à l’ennui, au vide. Et pour éviter cet ennui au lecteur, Crébillon utilise une esthétique faite d’annonces, de gradation, de contrastes et de parodies, esthétique dont Laclos se souviendra.
42 Si, pour la Marquise, l’amour est un langage et le bégaiement est sa disgrâce la plus marquée, le lecteur ne cesse de se demander s’il s’agit d’un vrai dialogue ou d’un soliloque amoureux. Crébillon a en effet construit son récit sur 3 paradoxes:
431. Paradoxe d’une « monodie » construite dans un bruissement de voix.
442. Paradoxe d’un roman où les échos sont multiples, où l’esthétique narrative est celle de la dissonance et du contraste, où le personnage central ne fait preuve d’une forte cohérence que pour dénoncer l’incohérence des comportements amoureux. La Marquise, esprit caustique, cynique, persifleur et sentimental, est aussi avide de sincérité dans le dialogue amoureux ; c’est le sens du reproche qu’elle adresse au Comte : « Vous me dites quelquefois que vous m’aimez : pourquoi laissez-vous faire à votre esprit l’ouvrage de votre cœur » (LXIII, p.202) … Alors que Crébillon nous donne le sentiment qu’elle est souvent, elle aussi, du côté de l’esprit – si cette opposition a un sens.
453. Paradoxe enfin d’un roman qu’on a cru libertin et qui dénonce en les ridiculisant les stratégies de séduction (« des démonstrations ridicules, qui ne devraient mériter que notre mépris », lettre LI).
46Dans le pathétique de la dernière séparation et dans le pressentiment de la mort, la Marquise écrit encore, en évoquant ses rares instants de sommeil : « j’ai le plaisir de pleurer avec vous, j’entends votre voix » (LXVII) ; à l’instant de mourir, la parole du Comte est toujours présente : « je vous vois, j’entends vos regrets » (LXX)
47Dans la mesure où, dans le roman épistolaire, les différents niveaux de représentation sont confondus, il appartient donc à chaque lecteur de dire si cette correspondance se construit dans une progression vers une vérité ou vers un nouvel aveuglement, si l’ironie d’un narrateur absent, déjà postmoderne11, ronge l’idéal romanesque, s’il y a dialogue ou soliloque, si la parole qui dit l’amour se substitue au sentiment amoureux. Cependant, du point de vue de l’analyse littéraire il y a bien dialogisme, dans la mesure où l’écriture de la Marquise restitue la présence des autres, présence qui se constitue par l’interaction entre plusieurs consciences, comme le disait Mikhaïl Bakhtine.