Entre nous et l’enfer ou le ciel il n’y a que la vie entre-deux, qui est la chose du monde la plus fragile.
Blaise Pascal
1Tout le monde aura été frappé de voir à quel point le roman de Crébillon entretenait, quant à la détermination de ce que A. Siemek appelle sa « perspective éthique » et Anne Giard sa « dimension axiologique1 », la perplexité, voire les contradictions du discours critique. Le pluriel du titre renvoie donc aussi aux variations de ce discours sur la question de l’interprétation du dénouement, qui offre un concentré exemplaire des difficultés d’appréhension d’un texte à bien des égards piégé. On ne saurait s’en étonner, précisément parce que la mort de l’héroïne est un carrefour topique. Comme l’écrit Robert Favre, « la mort ne permet pas qu’on se complaise dans la ‘littérature’, et pourtant elle suscite le lieu commun2 ». Le statut narratif de l’épisode de mort est paradoxal : s’y s’affrontent, en un précaire équilibre, deux postulations concurrentes. D’une part, c’est cette mort qui devrait offrir la garantie de l’unité morale du roman en tant qu’exemplum : moment attendu par excellence, où l’on est fondé à chercher soit l’édification consentie, soit la résistance de la créature en proie au divertissement, soit, dans le pire des cas, la coupable désinvolture de l’esprit fort3. Mais, d’autre part, dans un roman où l’effet parodique attaché à certains usages de l’intertexte menace régulièrement la représentation, apparaît la possibilité de la déstabilisation du dispositif de légitimation « morale » de la fiction, qui demeure, au XVIIIe siècle, un passage obligé, dont Crébillon tâche de s’acquitter dans le très ambigu liminaire Extrait d’une lettre.
2Les Lettres de la Marquise, à travers les manières dont la mort y advient, et surtout s’y donne à peindre et à dire, relèvent bien d’une expérience de réception marquée par ce que les approches critiques récentes ont désigné comme le « vertige du soupçon4 ». À cet égard, il n’est pas certain que la formule de R. Favre soit complètement recevable, en raison de ce qu’ici même C. Ramond étudie comme « le vertige de l’intertexte » : car il est avéré que la voix de la Marquise charrie dans le « mourir » suffisamment de dolences d’emprunt pour que se pose la question de l’adhésion du lecteur à ce qui apparaît comme une saturation problématique d’allusions littéraires5, d’autant qu’elle vient se thématiser dans des registres hétérogènes à la dimension tragique (satire mondaine, parodie plaisante, badinage de coquette, mais aussi références à tout un corpus comique…). Et si la mort était, par excellence, cristallisation du « lieu commun » précisément parce qu’elle est « pétrie de littérature6 » ?
3Faut-il rire ou pleurer ? Le simple fait que la question puisse rester en suspens constitue une difficulté d’appréhension du texte. La question est d’autant plus pressante que l’édition du concours offre, par la plume alerte de Jean Dagen, une lecture résolument tournée vers la dérision : la marquise meurt selon lui « dans les règles » qui sont celles, prévisibles, des clichés sentimentaux, et non d’une motivation narrative bien aménagée. Au contraire, ses malheurs sont surfaits, exagérés par une diction intempestivement pathétique et elle est plus malade de « bovarysme » que d’autre chose7. La mort, cette affaire si sérieuse, désormais stylisée dans un univers saturé de littérature et de topoï, semble devoir apparaître comme un élément éminent de discordance. D’aucuns sont encore plus sévères que J. Dagen, jugeant que le drame « sonne faux8 ». En tant que façon de se dire et se mettre en scène, la mort relèverait donc d’une anomalie tonale, d’autant plus frappante qu’elle s’inscrit, pour un certain nombre de critiques, dans une faiblesse de construction narrative (c’est le sens de l’alternative malicieusement suggérée par J. Dagen). Ernst Sturm peut ainsi affirmer que si, en elle-même, la mort finale n’est pas inexplicable, l’héroïne devenant incapable d’assumer le déchirement entre « sa rigueur morale » et sa « passion contrariée » – hypothèse elle-même assez contestable – le motif qui l’entraîne, à savoir l’installation forcée à l’étranger, ne convainc pas : « Le moment critique de la dernière séparation arrive sous la forme d’un deus ex machina, ce que l’on peut regretter9. »
4Inversement, on ne s’étonnera donc pas que les lectures critiques qui entreprennent de maintenir sérieux et hauteur de la mort tragique finale aient à cœur de répliquer à ce diagnostic de déficit de vraisemblance et de motivation mêlées en soulignant la continuité progressive du récit, marqué par des étapes qui conduisent graduellement à une impasse passionnelle (S. Cornand en distingue cinq, S. Carrell quatre) qu’une série de segments proleptiques aura contribué à charger de sens. On a ainsi souligné que la démarcation entre les deux parties du roman – indices du travail de « fictionalisation » de la correspondance – met en évidence un effet de parallèle entre une fin annoncée mais déçue de séparation et la fin effective, signe d’un travail du romancier pour assurer à son texte l’unité poétique que la dispersion du discours épistolaire menace par ailleurs en permanence. On pourrait donc distinguer une école critique à lecture sérieuse et une autre à lecture parodique, mais cela ne suffit pas car, à l’intérieur d’une même analyse, il n’est pas rare que les deux se télescopent, témoignant ainsi de la complexité fuyante, plastique, du roman de Crébillon. S. Lee Carrell, par exemple, qu’on a vue regretter la disparité de ses registres, n’en maintient pas moins une hypothèse assez radicale sur la dimension tragique de la mort de la Marquise, puisqu’elle y voit un suicide10. Si Crébillon tenait à ce que l’on pense à la figure de Phèdre en lisant le dénouement, il y a réussi ! Mais il a aussi nourri, dans le même temps, la suspicion quant à la fiabilité de ses propres modèles.
5Ces perplexités de lecture, qui sont celles de notre modernité – et du douloureux présent des agrégatifs eux-mêmes – suppose donc d’interroger l’identité du roman comme « exercice de style11 », où l’on repèrerait de préférence soit le sens du pastiche, soit l’incertitude d’un jeune auteur sur sa propre manière, soit son incapacité supposée à monter une intrigue, soit son refus de donner à saisir et figer une doxa de l’œuvre, morale ou esthétique, soit, plus dangereux, le travail vide d’une gratuité engageant le lecteur dans un protocole ludique qui n’est pas vraiment dans le ton de l’époque. Car malgré qu’on en ait, demeurent les questions qui étaient celles du XVIIIe siècle : en quoi la mort participe-t-elle d’une visée morale, alors même qu’on s’interroge encore pour savoir de quoi celle-ci est faite ? Par exemple, dans un roman qui n’est peut-être pas « libertin », mais qui, en tout état de cause et entre autres, « peint des libertins », selon la fameuse mais équivoque distinction de Jacques Rustin12, ne serait-ce que dans le récit métadiégétique prêté au mari13, la présence de la mort est-elle une caution offerte à la représentation du vice, ou de la frivolité mondaine, punis ? La question prolonge l’interrogation récurrente de la critique sur la position de Crébillon lui-même, « ce sphinx sans biographie ni idéologie apparente14 ». L’univers de la mondanité galante et des « liaisons » est-il condamné ? Bien des indices plaident en faveur d’un diagnostic indirect critique et empreint de pessimisme moral sur la crise sociale et morale de la fin du grand règne, de la Régence et ses suites15. En ce cas, la mort n’aurait-elle pas des résonances plus sociales que morales ? Et que dire de la perspective religieuse, à laquelle on ne peut pas ne pas au moins s’attendre ? On tentera ici quelques ouvertures sur ces questions, en se concentrant sur ce qui fait de la mort un objet épistolaire intéressant, à savoir son double statut d’événement public, ou publicisable, et d’expérience individuelle rencontrant la limite du langage et, en particulier, la limite des masques rhétoriques qui président au discours de la lettre.
6Il faut ici faire la part d’une des tonalités dominantes du roman, qui ne semble vraiment s’éteindre qu’à partir des lettres du lamento de la fin, à partir de la séparation effective, établissant partiellement16 la situation épistolaire par laquelle commençaient les Lettres portugaises : la confrontation du discours de l’épistolière à l’absence. Cette tonalité est celle du badinage railleur, propre à la sociabilité conversationnelle dont la lettre est censée pouvoir restituer le mouvement familier et l’esprit de finesse tout à la fois (ce que l’Extrait initial désigne comme le « naturel » et les « négligences », qui ne sont pas seulement la marque d’une subjectivité et de ses affects individualisés, mais aussi celle d’un sujet social solidement inscrit dans un habitus de caste et de « coterie », selon le terme acclimaté par La Bruyère).
7Dans ce badinage, on distinguera la langue dévaluée des hyperboles précieuses, où la mort est une façon de parler. La lettre I donne le ton : « Je sais donc, à vue de pays, comment sont faits les amants, et je meurs de peur que vous n’en soyez un17. » La Marquise met à plusieurs reprises en avant son ethos enjoué, se situant du côté de l’euphorie sociale assumée de la civilité galante : être triste, c’est presque la même chose qu’être pédant, et à tout coup c’est être « ennuyeux18 », ce qui est à la fois impoli et roturier. Ainsi peut-on aisément mourir d’ennui devant les beaux-esprits et autres précieux animés par le pesant esprit de sérieux : voir le billet qui suit la lettre LV, par exemple, où on peut dire « je meurs » en emploi absolu pour se plaindre d’une compagnie inopportune19.
8La gaieté est aussi un des masques de la résistance au possible malheur de l’amour. Même le « je meurs de peur » inaugural peut relever d’une ironie d’auteur : à la lettre, l’enjeu interactionnel de cette correspondance est bien l’inquiétude jamais soulagée de la femme qui écrit, et que la focalisation propre à la monodie nous permet de percevoir de l’intérieur. Cette inquiétude, il faut aussi savoir la dissimuler et la désamorcer en reconstituant dans l’écriture un espace de connivence. Lettre XXVI, elle passe ainsi d’un reproche dramatisé (« aviez-vous prétendu me faire mourir de douleur ? ») à une adhésion sans réserve au burlesque de la situation (la ruse, ou plutôt le persiflage du Comte, qui se sert du mari comme truchement) : « Je meurs de rire de son zèle ». Mourir de douleur est d’ailleurs une expression dont la fonction proleptique, parfois relevée par certains commentateurs, est fort douteuse, ou alors il faut les associer à un dénouement lui-même « postiche » ou en tout cas virtuel, car elle est à la fois suffisamment répétitive, intempestive (souvent c’est encore une hyperbole) et, surtout, inscrite dans cette forme de désactivation qu’est le potentiel ou l’irréel du passé20, pour qu’on finisse par ne plus en percevoir la portée éventuellement littérale.
9C’est ainsi que le lamento de la lettre LXVI, qui constitue pourtant une véritable élégie et célèbre le deuil de l’absent aux lieux mêmes où il a vécu – nous aurons à y revenir plus loin – se verrait subrepticement traversé par un effet de désamorçage possible en raison même du retour de la formule déjà usée : « Encore si j’avais la consolation de vous savoir heureux, si vous pouviez n’être pas sensible à notre séparation, si vous me perdiez sans regret, ah ! j’en mourrais de douleur21. » Ici, c’est le contexte d’énonciation (un sujet palinodique sous emprise totale des « mouvements » contradictoires de la passion et qui constate la défaite absolue de la volonté : « je ne sais ce que je veux, je souhaite, je désire même que vous ne m’aimiez plus… ») qui permet de trancher : l’interruption exclamative pathétique marque le revirement hic et nunc, et nous sommes bien dans cette « écriture au présent » dont parle Jean Rousset22, où la conscience est spectatrice de ses propres inconséquences affectives et les enregistre au plus près de la sensation. Autre indice : l’intertexte « portugais ». « Je ne sais ni ce que je suis, ni ce que je fais, ni ce que je désire : je suis déchirée par mille mouvements contraires », écrivait déjà Mariane. La Marquise ne parvient pas à accepter jusqu’au bout sa propre proposition d’abnégation amoureuse23. En cela, elle reconduit fidèlement la voix de la religieuse, même si l’appel à la mort ne porte, justement, pas d’abord sur la même chose24…
10 L’un des problèmes posés par le texte au commentateur tient à sa capacité d’intégrer les mêmes types d’énoncés à des contextes d’énonciation hétérogènes : les mêmes mots peuvent être badins ou sérieux, authentiques ou menteurs. Se maintient par là ce que A. Siemek appelle une « dynamique oscillatoire25 », où les effets de dissonance font pièce aux effets d’unité, comme les prolepses dramatisées (Lettres I, X, XX) qui amplifient la « maxime » relative à la fonction morale de la fiction dans l’Extrait d’une lettre : « mais la Marquise aimait : voilà le premier malheur, et les autres n’en sont qu’une suite presque inévitable26 ». Rester enjoué, c’est aussi chercher cet équilibre du sentiment mesuré contre les inquiétudes des « mouvements » de la passion qui est conforme à l’épicurisme bien tempéré de Fontenelle ; le « modèle portugais » suppose bien qu’on meure, au contraire, de la dépense excessive de cette dynamique inquiète de la passion27. Or, ce modèle hésite à s’imposer. Le vrai dilemme inscrit dans le destin de la Marquise ne se tient en effet pas tant entre le devoir et la passion qu’entre deux appréhensions éthiques de l’amour. L’une est fondée sur l’espoir d’une « morale du compromis28 » qu’illustre ironiquement la discontinuité épistolaire et ses effets de décrochage, voire de contradiction : par exemple, la fin de la lettre XVI, modalisée par la supposition de la lettre XVII : « quand même la vertu ne s’opposerait pas à vos désirs », et qui ne renvoie pas à l’hypothèse d’une union légitimée socialement, mais bien à l’éventualité d’une reddition par le « moment » ; voir aussi la lettre XIX et l’aposiopèse trahissant le regret de ne pouvoir céder en paix ; puis la progression interne à la lettre XXVIII, de la vertu « chancelante » à la vertu « affreuse », etc) ; l’autre cultive la fascination de l’égarement.
11Amour paisible ou amour inquiet ? On voit de quelle manière le dilemme de la Princesse de Clèves est déplacé, lui qui tranchait entre l’amour tout court et le « repos », même si la Marquise reprend aussi le mot. La question est celle de la dépossession possible de soi, mais moins au sens d’une aliénation de l’intégrité et de l’unité « généreuse » du Moi héroïque qu’au sens d’un dangereux abandon à un « traître » potentiel : car ce que dit et manifeste incessamment l’échange épistolaire, c’est une inquiétude sémiologique plus que métaphysique, qui traque la visée prédatrice du libertin sous les raffinements éprouvés d’une langue galante soupçonnée de duplicité. La « gaieté », dans cette perspective inquiète, autorise la « fine raillerie » des grands modèles chevaleresques et pastoraux de l’amour pur, qui n’est pas discrédit cynique, mais capacité à sourire avec distance d’un idéal galant qu’on sait perdu et auquel, cependant, on accorde toujours une valeur éthique29 : il s’agit bien de préserver ce dont on sait qu’il n’existe plus, au moins dans l’ordre symbolique. Ainsi des moqueries sur le topos du berger qui meurt d’amour (Tircis, Céladon, mais aussi, par redoublement satirique, les bergers et amants déjà burlesques de Don Quichotte, comme Cardénio ou l’amant de la belle Marcelle). Il ne faut pas oublier que la Marquise pose et repose sérieusement au Comte la question de l’estime, du respect et du service à la femme, face à ce qu’elle perçoit comme progression du modèle libertin et roué (fondé sur le mépris des femmes et donc la pluralité indifférente des conquêtes : c’est le spectre de la « liste30 »).
12Dans cette inquiétude face à la montée de la « galanterie noire » contre la « galanterie blanche », selon la distinction proposée naguère par Ph. Sellier31, Il est frappant de constater que c’est bien dans les moments de particulière densité de la satire que s’inscrit le motif de la mauvaise santé et, pour le coup, s’il y a bien de la difficulté à mourir chez la Marquise, on le verra, c’est la facilité à disparaître des acteurs de la « comédie », selon un mot que la marquise emploie elle-même tardivement et qui laisse résonner l’écho pascalien32, qu’on doit d’abord retenir. On évoquera notamment ici la terrible lettre XIX, où le tableau des ridicules est inséparable des marqueurs de la déchéance physique : « Le fade Marquis de ***, moitié malade, moitié amoureux, la grande mouche au front, et le teint blafard, marmottant un air d’opéra, regardait languissamment la prude Madame de H***, qui, d’un air dévot et contrit, soupirait sensuellement pour le Chevalier de N***, qui dans le même temps disait des fadeurs respectueuses à la fille de la bigote33. » La maladie rôde partout et souvent dans la satire : ainsi, dans l’inquiétude hypocondriaque du mari (lettre XXX). Il y a celle de la Marquise, pour finir, qui ne s’intègre, précisément, pas à ce régime satirique : l’effet de démarcation tonale, que S. Carrell déplorait, profite de la discontinuité épistolaire pour souligner au regard du lecteur l’entrée dans une tonalité différente du récit, susceptible d’en infléchir la portée morale.
13La maladie et la mort frappent tous les âges, témoignage de corruption et de fragilisation de tout un monde. Il faut ici renvoyer aux pathologies des vieillards (des barbons galants à la parentèle contraignante de la Marquise, sa mère, sa tante, dont les maladies sont autant d’obstacles aux rencontres amoureuses : les vieux, ici aussi, empêchent les jeunes de vivre). Car il y a aussi la vague des morts précoces, en pleine jeunesse : celle du Marquis de P***, le premier amour (lettre XL34) et celle de madame de*** alors qu’elle est jeune épousée de Saint-Fer***, à la fin de la seconde partie. On est ici assez proche du diagnostic social et moral des Lettres persanes35. C’est une société qui meurt, et qui meurt ridiculement, puisque l’adjectif « ridicule » est à l’honneur dans tout le roman : ainsi de ce barbon grotesque de la lettre XXXV figé aux pieds de la jeune femme, digne débris de la « vieille cour36 » galante et de ses « vieux récits » dont il faut, malgré qu’on en ait, apprendre à se moquer spirituellement. Mais c’est aussi tout un climat endeuillé propice à la construction du dénouement, autour de la question de la séparation : les « morts de la marquise », c’est, à ce titre, à la fois ses manières de mourir, ses proches disparus et, à travers eux, une interrogation portée indirectement par le roman sur le sens d’une mort et sa mémoire, ce qui en reste et qui est susceptible de « gloire ». On verra ainsi que le discours de la Marquise est construit de manière à faire valoir une « belle mort », kalos thanatos, tout en la manifestant comme introuvable. Et cela commence avec cette peinture, si stylisée et abstraite qu’elle soit, d’une extrêmement bonne compagnie qui s’intègre à des récits métadiégétiques fonctionnant comme autant de virtualités de destinée dans un « jeu de bifurcations ou d’oscillations37 » soumis au régime de la spécularité.
14Dans la lettre LV, par exemple, Madame de la G*** est explicitement désignée par la Marquise en tant qu’un de ses possibles avatars, à savoir la libertine, assumée comme telle, qui ne meurt pas parce qu’elle a mieux à faire. Sans doute peut-on encore fantasmer sa mort par désespoir, mais uniquement en tant qu’objet de gloire pour la vanité de l’amant petit-maître, auquel un épisode un peu dramatique donnerait du lustre mondain : ce topos héroïco-galant n’est plus qu’un des instruments de l’invention de l’homme à la mode38. Malheureusement pour P***, « au désespoir qu’elle ne soit pas morte », l’alternative, dans ce monde moderne, à la mort tragique, est le ridicule. Il faut bien s’y résoudre : dans sa tonalité éminemment gaie, la lettre LV évoque bien la mort d’amour comme un fantôme culturel, une sorte de mauvaise conscience qui traverse cette mondanité mobile et pirouettante : P*** fantasme et mime, devant toute une compagnie réjouie et persifleuse, le scénario devenu inepte des grandes passions qui finissent mal.
15Madame de la G*** n’est certes pas une grande abandonnée39 : elle n’est pas de la race des Sapho et des Ariane. Le récit métadiégétique nous invite ici à rompre, en dépit de la monodie épistolaire, avec l’univers désemparé de l’héroïde ovidienne et de la plainte lyrique. Dans le roman, ce registre n’est-il pas souvent reconduit soit à l’univers littéraire, soit, plus souvent encore, à l’univers de l’Opéra, de la musique, de la scène et de ses arts ? Ne faut-il pas alors considérer le dénouement comme une ultime contribution de l’œuvre à une entreprise théâtrale, où mourir est d’abord un morceau de bravoure attaché à toute la grande tradition des solitudes féminines, consenties ou sacrifiées ? Que dire encore, à cet égard, de la diversité de ton et de registre introduite par les lettres XLVI et XLVII ? Dans cette histoire de jalousie intense, de trahison, de vengeance, pleines de dépit et de fureur de nuire, personne ne meurt, bien que les ingrédients nécessaires au genre de « l’histoire tragique » soient d’abord disponibles. Pierre Hartmann évoquait « une peinture anachronique de l’amour tragique40 » ; ajouter que c’est un roman de l’amour tragique en tant qu’anachronisme ne serait sans doute pas gauchir trop son analyse.
16Mais on peut sauver en partie la Marquise du naufrage car, dans le fait, la Marquise ne suit pas le modèle des effrontées du genre de Madame de la G***. En dépit de ses menaces, jamais il ne s’agit de tromper le Comte et, n’en déplaise aux lectures strictement « parodiques » du roman, elle en tient pour l’exclusivité amoureuse. Cela seul la distingue du personnel « libertin » et en fait une curiosité dans le monde. N’est-ce pas aussi ce que suggère la « lettre zéro » ? Attendue par tous, la correspondance enfin retrouvée donne aux mondains une « joie sensible ». Ne serait-ce pas qu’elle donne enfin à leur légèreté la preuve – toute lettre ayant toujours peu ou prou cette vocation argumentative – d’un ridicule ? Mais la mystérieuse Madame de***, dotée du même astéronyme que l’amie la plus proche de la Marquise, elle aussi disparue41, n’est-elle pas aussi tentée d’y saisir la preuve, toute inverse, d’une possibilité de l’amour vrai, condamné à rester dans les marges du discours explicite de la femme42 ? Présentée comme « ce qui reste » de la Marquise à partir d’un échange entre un homme et une femme, la correspondance se retrouve dotée d’une fonction testamentaire et testimoniale tout à la fois. « Reste » : reliquat conservé par le Comte pour sa vanité de séducteur, ou relique dissimulée d’un amour perdu qu’il serait ridicule de reconnaître comme tel ? Le texte ne permet pas vraiment de trancher, et sans doute est-ce là son but : manifester la tension jamais résolue, pour les acteurs du jeu amoureux en régime de mondanité, entre ces trois instances que sont la médisance, l’amour-propre et l’aveu sentimental, qui ne cessent d’être mobilisées, avec d’inégaux rapports de forces selon les moments, dans l’interaction épistolaire43.
17C’est en raison de cette instabilité pragmatique, propre à la concurrence de ce que R. Amossy désigne comme les ethos du discours44, que l’on est tenté de s’interroger sur la sincérité des acteurs : interrogation peut-être dangereuse, à la fois menacée par le psychologisme et par le jugement de valeur, mais pas totalement dénuée de sens dans l’économie d’une histoire dont on est invité à combler les lacunes et qui se présente sous la forme d’un affrontement de points de vue et de voix furtifs, déguisés et motiles. On envie P. Conroy de pouvoir conclure, par exemple, que la Marquise meurt d’un amour non partagé45, la monodie interdisant précisément toute assurance sur le Comte. Il importe plutôt de rester sensible à la spécularité qu’instaure le rapport épistolaire. Ainsi, les allusions à son état de malade par l’épistolière (Lettres I, XXX, LVIII), souvent invoquées dans la critique au titre de prolepses permettant de motiver la mort finale, sont-elles rendues suspectes par le fait que le Comte se sert pour sa part de la maladie comme d’une ruse galante. Le lecteur ne peut ignorer que dans un échange épistolaire où il s’agit de parvenir, non seulement à dire sans dire, mais encore à faire sans initier, tous les moyens rhétoriques sont bons.
18Et si la Marquise usait, à son tour, de la maladie comme d’un prétexte46 ? Le billet qui suit la lettre XL l’évoque dans les termes suspects de l’hyperbole (« je suis malade à en mourir ») pour, finalement, décliner une sortie à quatre et inviter le Comte à la retrouver seul à seule. Voilà un malaise bien providentiel, et qu’on peut même expliquer par ce qui précède : la lettre XL étant celle de l’ouverture maximale sur soi, elle impose un régime de haute intimité et il n’est pas exclu que la Marquise, inquiète de la lassitude de son amant, tienne à vérifier sans interposition de regards et d’oreilles indiscrètes l’effet de sa lettre. On objectera que dans la lettre LXVI, elle évoque non une maladie, mais sa maladie47, indiquant ainsi un état familier et bien attesté. Faut-il, toutefois, chercher absolument une motivation narrative lointaine à la mort finale ? Est-ce seulement rendre justice à la dimension tragique qu’on souhaiterait ainsi souligner ? Si la Marquise meurt parce qu’elle est depuis longtemps en mauvaise santé, le mobile est un peu court. On remarquera, en revanche, que l’on n’est pas suffisamment fixé, en raison d’un discontinuum épistolaire qui, avec des lettres sans dates et peut-être parfois fort éloignées dans le temps48, ne nous dit pas grand-chose de la durée effective de l’action, sur la distance temporelle qui sépare les diverses références à la maladie : qui peut assurer que c’est toujours la même, en effet ? Ponctuelle et disséminée, la présence de la maladie ne permet pas vraiment d’en faire un instrument dramatique particulièrement privilégié. On ne conclura donc pas que la Marquise est du côté de la douleur vraie et de la sincérité, tandis que le Comte serait systématiquement du côté de la duplicité libertine49.
19Là comme partout, les rôles peuvent changer. Toutes les maladies sont sérieuses, toutes sont diplomatiques : Crébillon nous laisse au fond sur ce vertige, qui n’est pas seulement celui de l’intertexte, mais encore une puissante inquiétude sémiologique. Et si c’était faux ? Et si c’était vrai ? Le roman contraint le lecteur à un mouvement palinodique qui ne contribue pas peu à donner son pouvoir à « l’effet-personnage50 » qui a nom Marquise de M*** : en effet, la restriction de focalisation et l’absence de réponses induites par la forme monodique mettent en exergue, chez l’épistolière, la quête toujours incertaine, toujours recommencée, de la fiabilité des signes.
20Ainsi que l’a remarqué C. Ramond, la lettre zéro mobilise le « topos du manuscrit trouvé » pour monter une véritable « scénographie de la mort » qui n’est pas dispensée de « quelque chose de macabre51 ». Dans l’histoire de ce topos, le manuscrit est le plus souvent associé à une disparition ; notre position de « lecteur indiscret » (J. Rousset) est alors suspendue au fait même que nous lisons un texte posthume, une voix qui revient d’entre les morts. Mais nous savons également que, toute clandestine qu’apparaisse la trouvaille, la liaison qui s’y affiche n’est pas une révélation : « tout le monde » la connaissait52. Les lettres surgissent ainsi au confluent exact du secret et de l’éclat, la scène initiale permettant d’y articuler le propos moral : en quoi ce secret mérite-t-il d’être éclatant ? Problème de légitimation romanesque : en quoi cette histoire peut-elle nous intéresser ? Question de point de vue où la mondanité se scinde d’abord entre hommes et femmes : y a-t-il de la « gloire » à avoir aimé ainsi un homme ? Réponse par « l’extrait » : le premier « je » féminin, dont on a déjà vu qu’il y avait des raisons pour le juger en sympathie avec la Marquise, se passe, quant à lui, volontiers d’une telle gloire face à son correspondant, lui-même encore plus opaque que le Comte.
21Le geste qui consiste à affirmer le « ridicule » du « trop de passion » et, par conséquent, à imposer un premier protocole de lecture de la correspondance comme disqualification du pathos et soumission à un effet de sourdine est lui-même inscrit dans une lettre tronquée, dont manque vraisemblablement la part « amoureuse ». Tout est donc fait pour récuser le modèle de l’héroïde tragique et de sa prétention altiloque. L’excès passionnel englobe la question de la mort : là encore, mourir d’amour est sujet à caution et il se pourrait que les ultimes lettres soient tout particulièrement visées par ce premier relais narratif que constitue Madame de***. Dans le même temps, l’appel à l’indulgence morale introduit la concurrence d’un protocole de lecture en sympathie. Par cette hésitation, Madame de*** nous livre surtout la formule d’un conflit qui est aussi celui de la Marquise : elle porte à la fois la voix de la doxa mondaine (réprobation et persiflage) et celle de l’adhésion, mais nécessairement retenue par la prudence, à une possible radicalité passionnelle. Elle rend hommage à la morte, tout en la faisant mourir une seconde fois, de ridicule, par l’accusation d’être morte un ton trop haut.
22Le roman se donne d’emblée, littéralement, comme légende, puisque Madame de*** déclare avoir sauvé ce qui est « digne d’être lu53 ». Là encore, on entendra qu’il s’agit du double point de vue de la mondanité galante et du cœur. C’est aussi pourquoi les morceaux de bravoure satiriques ne doivent pas apparaître comme des collages superficiels, mais comme des marques de l’intégration de la voix de l’opinion à celle de l’énonciatrice, qu’elle aliène dans sa quête de pureté. C’est du point de vue du cœur que l’héroïne rêve sa propre mort en ces termes romanesques dans lesquels J. Dagen perçoit la part du bovarysme: « j’ai pensé qu’un jour vous viendriez dans cette solitude me regretter, que vous reverriez avec plaisir des lieux où je vous ai laissé des marques de mon amour et de ma douleur […] hélas ! mon tombeau m’aurait rappelée à votre mémoire54 ». Passage remarquable en ce qu’il téléscope les temps : au présent de la séparation, qui met en scène la douleur féminine face au manque de l’amant, se superpose le futur de la disparition, qui anticipe sur la douleur masculine. La Marquise construit une concurrence des deuils, c’est-à-dire, au fond et comme toujours, qu’elle rétablit imaginairement un dialogue et une réciprocité absentées. Mais elle fabrique aussi sa propre mémoire, sa propre légende.
23Cette lettre LXVI, qui relate une épreuve silencieuse, clandestine, de deuil en accéléré, est caractéristique d’une fonction de la monodie : elle révèle, sous le vernis des apparences publiques, la part des tristesses cachées, des chagrins qu’il faut travestir (ainsi, lettre LXVIII, la Marquise se plaint de ne pouvoir pleurer publiquement « que cette mort funeste » de son amie Madame de*** et non pas sa séparation d’avec le Comte). Elle rejoint, à ce titre, la lettre XL. Mais elle annonce aussi la singulière façon de mourir de la Marquise : dans le songe érotisé jusqu’à l’hallucination, visuelle et auditive (lettre LXVII, p. 215), elle reconduit le motif, au cœur même du temps de deuil, de la capacité de présence séductrice de l’amant, dont le corps absent se matérialise dans le portrait arrosé de pleurs au milieu du parc (lettre LXVI). Quoi de surprenant à ce que, pour enfin accepter de disparaître, la Marquise finisse par brûler les lettres et, surtout, abandonner ce fameux portrait (p. 218) ? Le problème est que cette douleur se dise en termes de roman, et de roman conçu, selon une tradition bien identifiée, comme espace de la folie romanesque, de la confusion entre réalité et « fictions dangereuses55 ». Plus que de bovarysme, c’est de donquichottisme qu’il conviendrait ici de parler. La saturation de références intertextuelles impose au regard du lecteur un sujet aliéné à la passion de la passion, une lectrice de grands romans, comme on sait, amoureuse sans toujours l’avouer de leurs belles histoires et, pour finir, amoureuse de sa propre histoire56. La fiction révèle alors pleinement sa dimension de métafiction, en manifestant un discours critique sur la fictionalisation du monde par ce que Jean-Paul Sermain a proposé de lire comme « tradition du visionnaire57 ».
24Voilà un amabam amare décidément trop profane pour la circonstance. Car cette mort en quête de sublime manque un peu de fond religieux. L’effroi n’en est certes pas absent, mais sous sa forme classique de crainte des fins dernières et du châtiment, il est très ponctuel : la Marquise se voit « expier par la mort sa faiblesse et son crime » : « Quelle épouvantable image ! Que deviendrai-je ? Quels remords, grands dieux58 ! » Il faut aussi évoquer la peur des « tourments » à venir de la dernière lettre. Sans doute le repentir et le remords se partagent-ils beaucoup d’espace dans ces ultimes lettres, mais ils ne sont pas rapportés explicitement au pouvoir de la transcendance et surtout, ils occupent un espace réduit, en comparaison des appels à l’amant, à sa présence, à leur amour. Tout au plus peut-on souligner à cet égard que l’étonnement douloureux, dans l’expérience de la mort, face à l’obsession maintenue de l’autre (p. 220), évoque le « Vénus tout entière à sa proie attachée » de Phèdre. Mais ne serait-ce pas aussi que Crébillon a eu à cœur de nous montrer une mourante tout encombrée de vanités ?
25Alors que la « préparation » proprement dite (devoirs religieux inclus) est reportée à un hors-texte59, le temps étiré du mourir comme discours, qui bénéficie de l’écriture au présent de la monodie – sur le mode du « je sens que je meurs » – ne peut évidemment que rester asymptotique : il n’appartient pas à un narrateur en première personne de se donner à lui-même le dernier mot. Mais au-delà de la contrainte narrative, on voit combien la grande affaire est du côté du monde, au sens théologique du terme. La Marquise est dans le souci de savoir ce qui va rester d’elle pour l’autre – la lettre zéro répondra, en un bel effet de bouclage ironique – et la difficulté à se concentrer sur le memento mori se manifeste dans le double attrait du passé et du futur. La fin de la lettre LXVIII projette le discours dans un futur superlatif : « je vous assurerai encore que je ne cesserai pas un moment d’être à vous » (p. 218). Ailleurs, c’est la tentative impossible de faire coïncider le plan de l’être et celui du néant : « je vois, dans un avenir dont je ne jouirai pas, des malheurs qui achèvent de me tuer » (p. 220). Le moins qu’on puisse dire est que ce dénouement insiste sur la difficulté extrême à se détacher de la vie, y compris érotique. Le cœur et la pensée ne sont pas vides, comme le voudrait la préparation à l’accueil de la transcendance : « Si nous présentons à Dieu un esprit vide de ses pensées propres, Dieu le remplira de ses lumières », promettait Bossuet60. Mais la Marquise, « jouissant à peine de la lumière », n’est « occupée » que du Comte (p. 219). Crébillon n’a pas seulement ironisé sur les esprits romanesques ; il sait, comme le sait toute la tradition augustinienne, que la fureur d’imagination est signe de la misère de l’homme. Un libertin, peut-être, mais un libertin moraliste, comme l’a justement rappelé Jean Sgard.