11. La marquise est babillarde. Superbe babil sans doute, et des plus écrits. Mais cette écriture de soi, produite au jour le jour en direction d’un seul, occupe seule le texte, sans répondant. Lancée, cette écriture ne cesse point ; elle n’a point de concurrent, de concurrence. D’où ce terme d’époque, quelque peu moqueur, qui désigne l’oralité d’un propos ininterrompu, divers mais réitéré, remarquable moins par son contenu que par son flux, toujours surprenant, insistant, comme irrépressible — organique voire secrètement érotique. C’est à ce terme que Diderot, émule du Sopha, a recours seize ans plus tard pour désigner les propos des bijoux de ces dames, qui, piégés par l’alliance d’un génie et d’un prince, usurpent à leur corps défendant l’organe ordinaire de la parole. Du moins, rétorquera-t-on, quand le sujet le dit de lui-même, c’est non sans ironie, sans auto-ironie, gage de lucidité. Il en va ainsi de la marquise, nous lui en donnons volontiers acte.
2Si nous le reprenons à notre tour ici, qu’en ferons-nous ? Est-ce pour insister sur l’étrange dimension de badinage passionnel, ou obsessionnel, de ces missives disposées en roman à la fois saturé et satirique ? Car telle est, semble-t-il, leur vérité, toute générique. Discours par lettres à une voix, le babil de la marquise est certes adressé, mais il est isolé par un acte dont la « justification », produite vers la fin du texte, n’altère pas l’arbitraire : la destruction des lettres du comte. Faute de réponse enregistrée, extérieure à elle-même et lisible, interprétable à son tour ; faute de lettres ou de discours d’appui, contestataires, complémentaires ou supplémentaires, cette adresse exclusive ne laisse pas de nous troubler lorsque nous jetons les yeux à notre tour sur la correspondance de la marquise, ainsi que nous y invite l’éditrice qui la fait accéder après coup à la publicité. Ce babil n’est-il pas tel aussi d’être adressé à nous seuls, voyeurs après coup, à nous, lecteurs muets du roman réunis par notre solitude multiple ? Face à face de deux solitudes biaisées : babil.
32. Si l’on accepte l’idée, fondée historiquement, que Crébillon a fait là une « portugaise », passée par les lettres de Boursault ou celles de la présidente Ferrand, par delà Madame de Clèves et Bérénice, par delà une Héloïse revue, entre autres, par la marquise de Sévigné, ce babil est bien, à sa manière, un « commerce ». Autre terme du temps que la locutrice utilise dès l’abord. Échange épistolaire privé, intime même, discret, non daté mais circonscrit, qui commence un jour, par une proposition écrite d’« amitié », et s’achève un autre jour, plusieurs mois ou plusieurs années plus tard, par l’annonce d’une « mort » imminente, signe d’une séparation sans recours, dans ce monde comme dans tout autre. De sorte qu’on ne sait trop, au sein de cette immanence absolue, qui l’emporte, l’infini sans écho du silence ou, en sa glossolalie raffinée, le babil dont nous est offert un échantillon. En un sens, ils s’équivalent. D’autant que la prolifération du babil conversationnel de la marquise, globalement évalué à cinq cents lettres, est réduite par l’éditrice à moins de cent, si l’on ajoute les billets aux soixante-dix lettres recensées. Affirmation redoublée, cette fois point autrement « justifiée », du caractère fini (un recueil) d’un soliloque indéfini (un babil), forme tronquée (un roman) d’un commerce infini. Pourquoi cela ?
4Ainsi que le signifie la « préface » (« extrait de lettre » de l’éditrice fort titrée à un ami non moins titré), le fonds, la matière de l’œuvre ainsi constituée est bien l’amour, sous tous ses aspects, sous toutes ses faces, toutes ses variations et incidentes : par où la distinction extrême qui préside à ces échanges mondains « extraits » eux-mêmes d’une société de loisir peut être monnayée pour le tout-venant du public lisant (nous, lecteurs) qui s’y reconnaît à sa manière. Le sujet est universel ; la réalisation, particulière. Le fond, c’est l’amour ; la forme, c’est le commerce, l’échange lettré exquis qui le promeut, le rapporte, le commente, le soumet à examen. Engagé par une invitation-acceptation (faisons, cher comte, commerce épistolaire d’amitié, puisque — et même si — vous me pressez d’amour, je veux croire qu’il n’y a point là de mal, et il n’y a assurément aucun danger), ce commerce s’interrompt de manière déchirante, fin pressentie, devinée, confirmée : « adieu, adieu, adieu pour jamais ». Après des sanglots rentrés, puis une résignation sèche, le babil s’interrompt dramatiquement, pathétiquement, sur le rien, silence absolu. Il n’en fallait pas moins, semble-t-il, dans un monde où le commerce amoureux est la grande affaire, et dans un roman où la seule voix immédiatement perceptible est celle de l’amoureuse autoproclamée, épistolière douée, coquette, pénétrante et charmante, redoutable aussi. La marquise éprise d’amour, à ce qu’elle écrit, se tait enfin, elle laisse tomber la plume. Une telle fin nous laisse, nous lecteurs roturiers et voyeurs, dans une sorte d’incertitude. Seule certitude, pourtant : équivoque par univocité, la « forme » tend à l’emporter, la lettre (au pluriel) tend à être la seule apparence possible du « fond », son chatoiement et sa fin. La marquise prend la plume, puis la laisse tomber. Fin radicale, dira-t-on, au regard du doute suggéré à l’instant et de toutes les illusions référentielles qui fleurissent malgré tout, donnant consistance à l’équivalence fond-forme. Le début en est le geste inversé, donc le même à l’envers, tout à son ambiguïté jouée, joueuse, permettant ainsi la « naissance » (plutôt la résurgence) avant le réenfouissement du commerce-babil souterrain devenu, nous dit-on, commerce-passion, sorte d’oralité scripturale ouverte à tous les possibles et poreuse à l’impossible.
53. Ainsi comprise, la suite des lettre exprime une série de contradictions — ou de tensions — conférant au roman sa dynamique mais aussi son étrangeté jusqu’aux dernières lignes, qui les ratifient à nos yeux. Tentons, lecteurs sollicités, de repérer et de nommer ces effets.
6— Un effet de solitude, d’abord (renforcé in extremis par la décision de brûler les lettres du comte), très « portugais » mais décalé. L’amante en effet n’est pas délaissée, abandonnée loin de son amant, déplorant cet abandon et s’efforçant d’y faire face. Mais, comme chez la présidente Ferrand, c’est l’histoire d’une liaison, sur fond redoutable de l’inconstance qui est la loi du « monde », au sens étroit comme plus large du terme. Il y a donc autosuffisance et insuffisance, elle aussi doublement ressentie. La marquise n’est pas vraiment seule, son monde interne et externe est raisonnablement peuplé, et elle est par trop seule, elle « s’ennuie » répète-t-elle souvent avec des inflexions difficiles à saisir, trop seule assurément pour ne pas s’engager par plaisir et par curiosité dans l’épreuve épistolaire, aventure solitaire d’amour.
7— Un effet de clôture, ensuite. Nous l’avons dit, le monde évoqué, lieu de l’inconstance généralisée, est le grand monde, le beau monde, exclusivement. Ce n’est pas seulement un espace balisé, fermé à tout autre, c’est bien davantage un langage, un sociolecte, un comportement et un discours codés. Deux remarques, sur les lettres et sur le code. Cette clôture ne signifie pas que le monde extérieur à la lettre n’existe pas ; le roman ne se limite pas à des effets de discours, il se limite à un monde (de salons, de théâtres et d’opéra, de promenades et de villégiatures, d’appartements et de résidences...) qui existe par les seules lettres (pour nous) mais (pour les protagonistes) ne s’y réduit pas. Nous, lecteurs, ne connaissons que les lettres qui, elles, évoquent et sollicitent tout un monde, certes fermé au commun, mais aussi à celles et ceux qui l’habitent : on n’en sort point, on y vit. Seconde remarque : le code qui régit ce monde fermé accompagne le jeu des liaisons, celle de la marquise et du comte mais aussi toutes les autres, celles du mari, de Saint-Fer***, des comparses évoqués à plaisir — ils sont nombreux), mais ne s’explicite pas pour autant. C’est bien pourquoi les robins, par exemple, ou les vieillards amoureux sont dits ridicules : ils sont hors code, hors goût, hors jeu. Ce monde fermé des Lettres est en effet à la fois codé et non explicité (signe autant que condition de la distinction, comme Proust le montre partout dans la Recherche). On voit que la forme particulière de la lettre s’affronte à celle, générale, du commerce. Le décodage constamment à opérer se double d’un décryptage sans clé. Nous devons accepter de ne pas bien comprendre, de ne pas tout saisir, voire de nous tromper. Cela fait partie du plaisir intellectuel préparé par Crébillon, qu’il vise ses contemporains ou sa postérité. Ce qui s’impose ne se livre pas.
8— Un effet conjoint de déréalisation. De quoi avons-nous connaissance ? De qui s’agit-il exactement ? Quand cela se passe-t-il ? Dans quel lieu ? En quelles circonstances ? Etc. Certes certaines spécifications sont données, sinon le texte serait illisible. Mais on ne saurait nier que règne dans ce roman, par ailleurs si précis, la plus grande abstraction, et souvent la plus grande indétermination. Son écriture est à la fois abstraite et délimitée, floue et précise. C’est que la précision, lit-on souvent, y est purement morale : elle relève de l’analyse psychologique, non du détail d’ambiance à la manière de la Vie de Marianne de Marivaux, roman contemporain où abondent des « bagatelles » liées au corps, aux vêtements, aux regards et aux égards, ou encore à la manière de Richardson, comme Crébillon le remarque avec tout un chacun en France lorsque les œuvres du romancier britannique sont publiées et traduites, à partir des années quarante. Cette façon de dire, traditionnelle, n’est pas fausse, à condition de ne pas prendre l’effet (littéraire) pour un caractère (naturel). Dans les Lettres de la Marquise, le lecteur est invité à se demander à tout instant, par un effort de désinvestissement et de réinvestissement toujours à reprendre : où donc est le réel ? « Où » cela se passe-t-il exactement ? De quoi s’agit-il vraiment ? Où sont les corps, quels sont les gestes ? Toute triangulation fait défaut. L’effet de déréalisation est largement le produit de l’univoque (du discours épistolaire monodique) dans un monde qui cultive le non-dit, ou l’autrement dit du corps et des objets. C’est comme si ce roman n’embrayait pas sur un réel désigné explicitement comme tel, ou qu’il embrayait trop, puisque ce réel partout supposé disparaît d’être évident, non dit, car non dicible selon le code. La réalité qu’il fait valoir n’est pas plus sociologique que psychologique ou poétique ; elle est si spécifique qu’elle échappe largement au lecteur alors même qu’elle le submerge ; et ainsi, présente et invisible, donc inexistante bien que prégnante, elle se donne à lui pour largement irréelle.
9— Un effet de déliaison. Entre les lettres, il y a des vides. Ils sont parfois considérables. Le plus souvent indécidables Un seul espace interlittéral est spécifié par une remarque de l’éditrice, sorte de didascalie entre parenthèses, à la page 108 de l’édition Dagen, avant la lettre XXIX, qui suggère une intimité amoureuse inconvenante, excessive, ou redondante (la marquise vient de « céder »). À quoi on peut ajouter le passage à la « seconde partie », annoncé comme tel, écart d’un autre type, lui aussi péritextuel. Pour les autres lettres et billets, donc l’écrasante majorité, nous devons nous en remettre aux données textuelles, ce qui nous renvoie au point précédent. On a ainsi le sentiment que ces lettres sont des cartes rebattues, distribuées selon le bon vouloir de l’éditrice (de l’auteur), qui suit sans doute (mais ce n’est pas sûr) la chronologie des événements rapportés, mais dont le caractère aléatoire est considérable, eu égard aux coupes prétendument effectuées. Il reste moins d’une missive sur cinq. La succession des lettres est en un sens non arbitraire (une histoire nous est linéairement contée), et en un autre indécidablement arbitraire. Ce sentiment est conforté, si l’on peut dire, par la vivacité des réactions de la narratrice, l’aspect capricieux ou capricant, ambivalent, de ses propos. Bref l’ensemble est à la fois lié et délié, nécessaire et non nécessaire. Tout est possible, alors que tout est déterminé. Des prémonitions, des annonces et des fatalités suggérées font penser à une tragédie mortelle (c’est le registre que la fin adopte). Des sautes de registres fréquentes mettent en doute le sérieux ou la réalité de ce tragique, le minent, ou inversement se disqualifient, se marginalisent ou s’obscurcissent du fait de la catastrophe finale. Bien des moments comiques, auxquels est notamment associée la personne du mari, vont jusqu’au burlesque, au grotesque (quiproquos, aveux déplacés, interventions bizarres, réactions peu vraisemblables, longs récits satiriques au cœur du drame, portraits-charge, bouffonneries du type de la réitération mutatis mutandis du conte de la matrone d’Éphèse, etc.). La diversité, en cela, n’a pas seulement un effet de récréation, de variété heureuse, de détente souhaitable. Elle se fait déliaison, effet de sape d’un ordre narratif et/ou passionnel par ailleurs régulièrement suggéré.
10— Un effet d’artifice, inséparable de l’effet de naturel. Le monde du roman est artificiel, artificieux, alors que l’écriture qui en rend compte, pour maîtrisée qu’elle soit, se veut spontanée, jaillissante. Les Lettres de la Marquise ont tout d’un exercice de style, d’un essai d’écriture, du point de vue de son auteur, évidemment. Du point de vue du personnage, il produit une écriture de soi pour soi autant que pour l’autre ; mais aussi de soi en fonction d’un monde où chacun est placé sous le regard, le contrôle, le discours, la médisance et même la calomnie de l’autre — et plus encore les femmes, la marquise y insiste. Comme par ailleurs, on l’a vu, ce texte dit le soi pour des lecteurs publics ultérieurs, extérieurs, la distinction entre le lecteur intradiégétique (le comte) et le lecteur extradiégétique (nous) s’efface ou se surdétermine. Où est le dedans, où le dehors, où est le vrai et où le faux ? L’effet d’artificialité-naturalité est à la fois extérieur et intérieur, aux divers sens de ces termes ; il est à la fois authentique et fallacieux ; hyper-actualisé ou hyper-subjectivé (l’écriture du moment, de soi à soi) et des plus objectivés-mondanisés (observant le code mondain jusque dans ses excès intraduisibles). Le décalage est lui-même décalé, brouillé.
11— Un double effet inconciliable de platitude, de monotonie, et de réflexivité. Tout est toujours pareil, les lettres sont toutes de la même au même, chaque lettre est toujours actuelle, chaque phrase, chaque mot dans chaque lettre se répète. La monotonie, fille de la monodie, est déjouée par la diversité des moments, des humeurs, des hasards, des tactiques, des gestes, des tons, des surprises du style et du goût, cultivés en autant de contrepoints ; elle est contredite par l’examen lucide qui accompagne chaque énoncé, chaque proposition : mais cela suffit-il ? Car cette réflexivité, toujours à l’œuvre, est constamment déjouée par le manque d’écart, pourtant promis (faussement) au début (je serai coquette) et jamais comblé pourtant (tu ne m’aimes pas assez, tu me mens, tu n’es pas assez contre, assez avec moi, je ne suis pas sûre de toi, je t’aime). L’ennemi, ici, c’est l’insatisfaction, c’est, autrement nommé, grimé, l’ennui, dont on joue. La solitude persiste dans la relation, le rêve ne cesse pas au sein de la liaison. Le « ridicule », si souvent affirmé d’une chose ou de l’autre, de l’autre ou de soi, est peut-être l’autre nom, avec l’ennui, de cette vacuité du monde, de l’inanité de l’amour, comme si un bovarysme post-Régence, ou augustinien-rococo, sans transcendance comme sans concession, habitait cette amoureuse douteuse et douloureuse qui ne ressemble en rien à Emma Bovary. Chez elle, si réflexive, si intelligente, si avertie, si vaine et si vraie, si à sa place, la monotonie le dispute à son contraire, intolérable, la permanence de l’inaccessible. Comment sortir de cet étau ?
12— Un effet ambigu autant d’écart que de fusion. Curieuse en effet est cette solitude, curieux cet écart, étrange cette fusion. Souvent l’amant est tout près, tout proche. Que signifie alors écrire ? L’écriture se fait badinage-persiflage, reproches, argumentation, aveu, déclaration, dénégation, attente, impatience, indifférence, dédain, tendresse, connivence, rupture, passion, passion. Parfois il s’agit d’un billet pour un rendez-vous, parfois de deux, coup sur coup. Ou encore, c’est le rappel d’un rendez-vous, au bal ou en privé. Parfois c’est un refus, ou une plainte. Lui, dès l’abord, est « lamentable » (poursuite guerrière renversée en lamento, maladie-ultimatum, jalousie, duel, réclusion en un désert, tel Don Quichotte), ou « faux », rusé (appel au mari, à deux reprises), froid, infidèle, inconstant, ridicule, insuffisant, insuffisant (« Pauvre comte »). Mais il est aimé, plaint (« Pauvre comte »). Il est admiré. Autre façon de dire sa perfection, son charme, son allant tout militaire, son urbanité et sa galanterie si prisée des dames, autre façon de dire l’amour ou de le jouer, de s’y prendre, de s’y perdre. L’écart entre je et tu, et entre je et je, tu et tu, n’a d’égal que l’amour fusionnel entre je et tu, la fuite éperdue vers l’autre voulant abolir tout écart, ou jouant à le vouloir. La marquise, qui anticipe la religieuse de Diderot, à la recherche d’une coïncidence absolue, déraisonnablement oublieuse de son faire ancien en son dire actuel, rejoue la « portugaise » en journal intime, réitère la nouvelle galante en correspondance mutine, ou révoltée, ou survoltée. Elle rejoue la Princesse de Clèves sans aucun respect du mari, sans aucun désir de repos ; ou au contraire en elle le désir de repos équivaut à celui d’une passion absolue. Mais elle ne songe pas un instant à fuir ses habitudes et ses aises, sa position. Sa position, c’est elle. Plutôt mourir. Elle rejoue Bérénice sans être quittée, sans devoir quitter ce qui fait sa vie. Bref, l’adversaire, en ce sens, mais d’une solidité sans pareille, c’est l’inconstance, sa peur de l’inconstance. Rien n’est constant, rien n’est sûr, hors ce roc : l’évidence d’un « état » et, s’en nourrissant, le mirage de l’amour, qui se paye d’autant de mirages qui, lui faisant obstacle, le confirment : la Bretagne, le mariage de l’amant avec un parti favorable, l’étranger « barbare » où le mari est appelé. Ce sont tous noms monnayés de l’écart absolu, ou de l’impossible fusion. La marquise redoute cet écart, elle l’appelle et elle l’écrit, et nul ne répond à cela, surtout pas elle-même. Elle en meurt, dit en mourir, et nul ne répond encore. Madame de *** est morte : nous l’apprenons. L’amant est désespéré ? Qu’en savons-nous ? De passage, la marquise dort dans le lit de l’amant absent, à la campagne. Mais elle ne saurait devenir lui, se fondre en sa trace ou son odeur, mêler leurs ombres. Comment feindre, comment continuer ? Chez elle peu à peu grandit et prend forme, au fil du babil, l’essai de finir, d’en finir. C’est, par delà les contradictions, la contradiction majeure, résolutrice, poursuivie comme un leurre, ou au contraire comme une solution ultime, la seule possible enfin, et donc souhaitable : l’essai du silence.
134. L’hypothèse simple animant ce propos est la suivante : du point de vue de l’auteur, et du lecteur auquel il s’adresse, les Lettres de la marquise sont à la recherche du roman privé-public à la première personne qui accompagne les transformations « modernes » de l’âge de la mal-nommée « crise de conscience ». La transcendance n’est plus qu’un mot, la religion qu’une pratique. Quelles lois, dans la vie la plus privée, la plus spontanée, gouvernent-elles les actions comme les sentiments ? Ou quelle nécessité ? Y a-t-il même nécessité ? Que peut-on en savoir ? Ce qui nous meut, est-ce caprice ou entraînement ? Sommes-nous gouvernés par des aléas fortement codés, ou par une fatalité d’un genre nouveau, qui prend à l’occasion les visages les plus communs, les moins imposants ? Quel écart — d’écriture cette fois — ménager dans le texte, qui soit producteur d’ambiguïtés contrôlées de cet ordre ? On assiste alors, on le sait, à la tentative de résoudre ces difficultés par une logique épistolaire, au plus près de l’intime socialisé. Pour le jeune Crébillon, loin des fracas mythologiquement sanglants du père, peut-on aussi, ici et maintenant, dans la discrétion du bon ton, brûler théâtralement ses vaisseaux (les lettres du comte), devenir vraiment une héroïne de la solitude la plus banale, bien que distinguée, la plus futile, bien qu’universellement « intéressante » ? Jusqu’aux Liaisons dangereuses, cette question « littéraire » hante le roman par lettres. La solution, ici, est autant radicale que minimale. Une vraie gageure, à la limite de la provocation. Voyez ce qu’à vingt-cinq ans je sais faire.
14La fin imaginée consisterait, consciemment ou non de la part de l’auteur, peu importe, à liquider l’ambiguïté véhiculée par le babil écrit, admirable caquet aristocratique, et à accéder au silence de la solitude absolue (la mort) à défaut d’une fusion totale (la passion hypostasiée). Cette fable, à laquelle nul n’est obligé d’acquiescer, est l’inverse exact de Tristan et Yseut, son double peut-être caricaturé, peut-être réalisé : je meurs où je m’attache. Il s’agirait de liquider l’ambiguïté, en la pérennisant ; de finir de manière que cela dure toujours, au moins comme question, comme doute, comme impossibilité de conclure. Au début on joue. Ensuite on déjoue. Enfin on surjoue. C’est la même partie, dont la fin même n’est pas sûre. Ce jeu est inassignable.
15Voilà une « portugaise » qui cherche la « portugaise », sa perfection, ou du moins une nouvelle variante du genre. Elle cherche plus largement le roman-récit à la première personne. Ce faisant, elle fait du roman par lettres réduit à une voix, martyrisé donc, ou émacié par un ascétisme très mondain, un brin fardé, avec mouche et rouge, l’éperdue tentative d’un silence écrit. En cela, la tentative est réussie. On connaît la formule de Lacan, selon laquelle il n’y a pas de relations sexuelles. À peine différente, la proposition de Claude Crébillon veut qu’il n’y ait pas de relation amoureuse. Pour lui aimer est bien donner ce que l’on n’a pas à qui n’en n’a pas idée, ou plutôt feindre (de bonne foi ?) de donner ce dont on fait étalage de la cacher à qui l’on ne sait pas s’il en a l’idée. L’auteur nous en donne l’idée à nous, lecteurs ? Soit. Si ce livre ne nous tombe pas des mains, ce qu’à Dieu ne plaise, c’est bien à nous à prendre les choses en main. C’est là un mérite, structurellement inscrit, dont Diderot, non moins subtil que Crébillon mais bien plus énergique et encyclopédique, plus philosophe, saura tirer profit. Mais inutile d’aller si loin. Crébillon-fils lui-même, « Girgiro l’entortillé » qui « a eu le malheur se survivre à sa réputation », a proposé des solutions très viables, passionnantes, qui lui assurent une gloire méritée. Ces solutions si réussies, outre les récits « parfaits » que sont La Nuit et le moment et Les Hasards du coin du feu, se nomment Les Égarements du cœur et de l’esprit, élucidation du code, mise au point du discours, qui trouve la bonne distance du roman d’éducation, et qui réussit même à faire de son inachèvement le plus belle des fins (à l’inverse des Lettres de la Marquise, dont l’achèvement surdessiné peine à se donner pour une fin) ; elles se nomment encore Le Sopha, récit indépassable comme tel de la multiplicité des postures dites amoureuses, dont le meuble qui les héberge se fait le témoin privilégié : bel hommage de l’écrivain, « support » voyeur autant que rapporteur polyglotte de la comédie humaine. C’est au prix de la mise hors scène (Hortense), ou hors jeu (dans La Nuit et le moment, mais aussi, à bien lire, dans Le Sopha), de la passion. À ce prix peut-être, suggérera-t-on, le babil persifleur peut devenir splendeur de la prose et assomption du roman.