Pour une soutenance de thèse de Jean Paulhan
1Dans une note en marge d’une ébauche pour sa thèse, Jean Paulhan note le 9 novembre 1922 : « Ai-je jamais été plus près de tenir la clef de toute ma Sémantique ? » Cinq jours plus tard, il est accablé :« l’angoisse de l’erreur complète, de tout abandonner ». Changement d’humeur symptomatique d’une thèse qui s’éternise de 1911 à 1939 et que Paulhan n’arrive pas à conclure. Ce qu’il appelait sa « Sémantique du proverbe » – dont une partie infime est publiée1 – n’a été qu’accumulation de brouillons, s’est éparpillée, n’a jamais été poussée jusqu’à la soutenance. D’abord instiguées pour une thèse sur le sens des proverbes malgaches, les recherches se sont progressivement tournées vers une théorie générale du proverbe. Et cette lente transformation a laissé la porte ouverte à de nombreuses analyses et digressions en tous genres. Toute la panoplie des ressources laissées en friche est nécessaire pour saisir l’esprit du travail de thèse de Paulhan : aussi bien les parties linguistiques et ardues, que les exemples parfois extravagants, sans oublier quelques expressions et intuitions singulières du Paulhan écrivain.
2Face à un texte inachevé, il est d’usage de se demander pourquoi l’auteur s’en est détaché. On se demande ce qui rendait la tâche insurmontable et ce qui l’a poussé à virer de bord (vers quoi ?), ce qui a favorisé l’apparition progressive d’un désintérêt ou une résignation définitive. Face à une thèse inachevée, on se demande si le sujet n’était pas trop large ou trop hermétique, ou plus simplement, si le candidat n’aurait pas eu une opportunité qui l’aurait écarté du monde universitaire. Quand il s’agit d’une thèse commencée par un écrivain, spontanément, on suppose que la contrainte imposée par l’institution universitaire a trop pesé sur ses épaules ; on se peint un auteur avide de libertés et frustré par les contraintes stylistiques du monde académique. Dans le cas de Jean Paulhan, il se pourrait que toutes ces hypothèses soient valables sans qu’aucune ne parvienne vraiment à expliquer son abandon (ou plutôt ses divers abandons). Il est d’ailleurs concevable que Paulhan n’ait jamais complètement laissé tomber son projet de thèse. En 1952, soit quarante-huit ans après avoir soufflé ses premières idées à son ami Guillaume de Tarde2, on trouve encore la trace de la thèse dans un numéro spécial de la revue Résonances consacré à Madagascar, dans lequel on nous assure qu’un ouvrage intitulé La Sémantique du proverbe sera très bientôt disponible3.
3En définitive, quand on essaye d’embrasser d’un regard tout le travail de thèse de Jean Paulhan, quand on pense au parcours intellectuel qui suit le voyage à Madagascar et qui se poursuit (au moins) jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale, on peut être pris d’un regret. Regret que ce grand projet sur les proverbes ne soit pas arrivé à son terme, n’ait pas trouvé la forme appropriée pour constituer un ouvrage à proprement parler, regret que nous ne disposions pas de ce livre sur les rayons de nos bibliothèques, alors qu’il semblerait que Jean Paulhan ait été à de si nombreuses reprises tout prêt du point final. Il aurait pu s’agir d’un recueil dans lequel auraient cohabité les proverbes malgaches, les Hain-Teny mérinas collectés et classés par Paulhan4, à côté des analyses sémantiques et linguistiques (extraits des brouillons de thèse), des essais sur les proverbes et sur Madagascar (à commencer par L’Expérience du proverbe, paru en 1925 ou Les Hain-tenys de 1939), des commentaires autoréflexifs sur ce travail5, et pourquoi pas quelques fictions indissociables de l’expérience malgache, comme Aytré qui perd l’habitude. Si l’on excuse un léger anachronisme, on pourrait suggérer qu’un tel recueil aurait largement donné toute la matière pour ce qu’on appelle une soutenance sur travaux6. Malheureusement, cet exercice universitaire n’existait pas à l’époque de Paulhan. On peut alors penser à cette soutenance pour corriger cette injustice, peut-être aussi pour tenter d’atténuer l’échec devant la Sorbonne, puis pour faire honneur au travail universitaire de Jean Paulhan, et surtout pour suggérer une idée de forme à ce qui n’est qu’éléments épars à ce jour.
4La soutenance sur travaux, contrairement à la soutenance de thèse, n’est pas l’exposé d’une thèse (en tant que proposition forte défendue et illustrée), mais plutôt la présentation d’une approche générale. Elle peut s’apparenter à un récit dans lequel on justifie un parcours qui ne se justifie peut-être pas de lui-même, un récit entrecoupé de développements scientifiques qui se répondent les uns aux autres, un récit qui donne une cohésion à l’expérience de la recherche. Ce format aurait probablement plu à Jean Paulhan, dans la mesure où nombre de ces écrits sont rédigés de la sorte : L’Expérience du proverbe n’est autre que la narration des démêlées de Paulhan avec les Hain-Teny mérinas ; ou encore dans De la paille et du grain, s’appuyant sur plusieurs textes précédemment écrits, il justifie son parcours et ses prises de positions. Comme le résume parfaitement Éric Trudel, l’épistémologie paulhanienne supporte mal les grandes théories, elle serait plutôt une « mise en récit du théorique7 ».
5Aussi, penser à une soutenance de thèse de Paulhan, c’est déjà dire que le matériau était suffisamment riche, qu’il y a une véritable continuité dans des travaux qui s’étalent sur une très longue période. Mon hypothèse est que cette unité provient de la recherche d’un rapport juste à la science qui passe par la recherche constante d’une méthode scientifique. Le mot « méthode » revient souvent sous la plume de Paulhan, mais sa définition reste ouverte. Bien sûr, ce n’est pas la méthode d’une science exacte, et cette science n’est pas non plus le simple « pendant » de l’activité littéraire. Cette méthode n’est pas monolithique, c’est la recherche d’un rapport juste entre aux moins trois éléments, qui nous ramènent chacun dans toute la profondeur chronologique de la thèse : vers la maladie comme accompagnement à l’écriture, vers la poursuite d’une impeccable sémantique, et dans la direction d’une lutte pour la forme universitaire idéale.
Le temps de la thèse et le temps de la maladie
6Dans son texte de soutenance de thèse de doctorat d’État, intitulé Ponctuations : le temps de la thèse, soutenue en 1980, Jacques Derrida commence par poser ces questions : devrait-on parler d’une époque de la thèse ? d’une thèse qui demanderait du temps, beaucoup de temps, ou d’une thèse qui aurait fait son temps ? Bref, y a-t-il un temps de la thèse ? Et même, devra-t-on parler d’un âge de la thèse ou d’un âge pour la thèse8 ? Ces questions, comment ne pas les poser aussi à Jean Paulhan, dont le travail de thèse fut d’une durée totale effarante (vingt-cinq ans au bas mot, on l’a vu, mais peut-être plus encore). Certes, la perspective académique n’a pas toujours – et peut-être jamais – été la priorité de Paulhan : elle a eu ses moments, elle a été sacrifiée à d’autres, mais à côté de longues périodes où elle était tenue à l’écart, elle a connu de soudaines accélérations et des moments de travail intense.
7Ce temps de la thèse n’a pas eu la même pesanteur pour Jean Paulhan et Jacques Derrida. Derrière le titre Ponctuations : le temps de la thèse, il y a un très probablement l’idée d’une virgule, d’une soutenance qui ne doit pas s’éterniser, il y a un certain orgueil venant d’un philosophe qui se sait important et qui a longtemps était été relégué aux « marges de la philosophie ». Cette ponctuation, Derrida veut aussi qu’elle soit un point final, la fin d’une histoire qui s’éternise : « Ceci sera ma dernière soutenance. », écrit-il en guise d’avertissement à ceux qui voudraient continuer à le juger. Pour Paulhan, la thèse est plutôt une histoire constamment interrompue ; trois points de suspension entre crochets conviendraient mieux pour en décrire le rythme. Si certains passages semblent avoir été rédigés à la campagne, pendant des vacances avec sa nouvelle compagne Germaine, ce temps de la thèse ne peut être considéré comme un temps du repos. Au contraire, on le voit dans les nombreuses annotations des brouillons mieux que n’importe où ailleurs, ce fut un temps intellectuellement difficile pour Jean Paulhan, l’énergie investie n’étant que très rarement récompensée par un produit intellectuel jugé satisfaisant, ou alors, seulement de temps à autre, sous forme d’« éclairs », qui venaient donner le change aux moments laborieux, à la lenteur de la réflexion. Mais si ces éclairs donnent l’impression de progresser, ils ne suffisent pas à mener vers la conclusion : l’hypothèse que la « thèse s’achèverait par un éclair nouveau » est rapidement écartée. Dans les notes en marge de la thèse, notes qui marquent une prise de recul par rapport au fil de sa réflexion logique, il y a d’autres types d’« éclairs », de moments fulgurants, et notamment celui-ci : « (en se prolongeant, cette thèse finit par ressembler à une maladie ou à un remords9) ».
8Cette idée de la thèse comme maladie ne pourrait pas mieux nous aider à saisir le rythme de la pensée de Paulhan. En lisant les brouillons de la thèse, on peut suivre sa pensée, voir comment elle s’égare, délire presque par moments, puis se stabilise. Très intéressé par son état physique et par l’étal mental hors norme qui en découle, il écrit en exergue à La Guérison sévère : « Je n’ai pas cessé de suivre ma pensée, depuis le commencement de cette maladie10. » Ce fil, on le suit aussi à travers les commentaires en marges de la thèse de Paulhan, par des morceaux de correspondances, mais aussi et surtout par la conception générale d’un texte qui se déploie, se glace, recule en avançant et progresse à rebours. Certes, Paulhan subit sa thèse comme on subit une maladie. Mais, il profiteaussi de cette maladie pour se plonger dans un état second qui lui permet d’écrire. À y bien regarder, la maladie, pas seulement comme méthode, mais aussi comme une métaphore qui n’en finit pas de se filer, a rythmé tout le temps de la thèse.
9Bien sûr, pour Paulhan, la thèse est une maladie héréditaire. Même si la carrière intellectuelle de son père, le psychologue et philosophe Frédéric Paulhan, est loin d’avoir été conventionnelle et n’est pas passée par la case de la thèse, l’environnement dans lequel a été éduqué Jean l’a orienté vers des préoccupations d’ordre scientifique, ou, pour être plus exact, vers une conception de la philosophie qui emprunte largement à la science. La fréquentation de Guillaume de Tarde, fils du sociologue et philosophe Gabriel de Tarde, l’encourage également à imaginer très tôt une carrière universitaire. Mais Jean Paulhan décide de partir pour Madagascar, suite à un échec à l’agrégation de philosophie ; échec dont la justification auprès de son ami Guillaume peut prêter à sourire : « J’ai été plus ou moins malade la semaine dernière, de sorte que j’ai raté mon agrégation. J’avais très mal à la tête. Je me suis dit : “Si je mange cela me soutiendra.” De sorte que j’ai mangé trois sandwiches. J’ai eu une indigestion et je n’ai pas pu composer. Et toi, es-tu reçu11 ? »
10Malgré cette défaillance passagère, Paulhan dépose ses sujets de thèse assez rapidement après son retour de Madagascar en 1912 (sous la direction de Lucien Lévy-Bruhl pour une « Sémantique des proverbes malgaches » ; avec pour thèse secondaire un « Essai d’une classification linguistique des phrases proverbiales malgaches », sous la direction d’Antoine Meillet12). Si l’on ausculte la correspondance des années qui suivent, Paulhan ne dit plus que deux types de choses qui font écho aux citations mentionnées en ouverture de ce texte : alternativement, entre 1912 et 1920, il écrit : « ma thèse avance très lentement » ou : « je suis sur le point de finir ma thèse ». En regardant les brouillons, on se rend compte que Paulhan ne mentait pas ou très peu. Certes, le raisonnement avance ; il est souvent très complexe, parfois impénétrable. Mais au bout de quelques pages ou de quelques dizaines de pages, Paulhan recommence tout. Les collages sont très rares, et à l’inverse, les reprises intégrales des mêmes chapitres sont innombrables, les modifications parfois infimes. Paulhan veut absolument que le raisonnement se fasse tout d’un trait, du début à la fin, comme si chaque pause menaçait tout l’édifice, comme si une erreur de calcul risquait de s’être glissée à la base de cette construction quasi arithmétique. En fait, les éclairs ne sont aucunement libérateurs, ils jouent contre l’avancée de la thèse ; d’ailleurs, de l’aveu même de Paulhan, ils sont « aussi peu éclairs que possible ». À chaque fois, ils le ramènent en arrière, dans d’autres plis inexplorés de son raisonnement, au lieu de le faire progresser. Chaque éclair déstabilise toute la thèse et entraîne Paulhan dans un tourbillon régressif. On trouve d’ailleurs des formules surprenantes en tête de certains de ses papiers, comme : « fini le 24 septembre 1919, à ne plus revoir. » Mais est-ce ici un fait ou un souhait ? Car, au fond, on n’a aucune raison d’écrire « à ne pas revoir » sur un document, sauf si justement on souhaite le rouvrir. Après 1923, Paulhan s’écarte de sa thèse toujours inachevée.
11Mais ces épisodes ont laissé des séquelles. Aussi observe-t-on quelques rechutes, dont une très sérieuse en 1936. Que cherchait Paulhan, à cinquante ans passés, alors qu’il dirigeait seul La NRF depuis déjà onze ans ? Pourquoi avoir recontacté Lévy-Bruhl et Jean Wahl pour organiser une soutenance? Une certaine lassitude, l’impression de tourner en rond dans le milieu de l’édition le touchait certainement. Peut-être qu’il estimait également que le contexte universitaire et intellectuel avait changé en sa faveur13. Ou, plus probablement, qu’il voulait remédier à la frustration intellectuelle qui subsistait après toutes ses années. Car la thèse tenait vraiment d’unevocation pour Jean Paulhan. Peut-être au même titre que la maladie avec laquelle elle s’est longtemps confondue. En 1966, Paulhan se souvient : « À la question (absurde) que me posait monsieur Maruéjol : “Quelle est ta vocation?” j’ai répondu vers dix ans: “Être malade”, qui a surpris mes parents. Et qui me surprend moi-même, aujourd’hui que je m’aperçois à quel point j’avais raison14. »
La sémantique selon Jean Paulhan
12Si la maladie tient un rôle de guide, d’accompagnateur, tout au long de la thèse (pour et contre la thèse), ce n’est pas suffisant pour établir le « cadre théorique » nécessaire à toute production universitaire. À ce stade, il faut rappeler que cette thèse n’est pas une simple étude des proverbes, c’est une « Sémantique du proverbe ». Or, Paulhan prenait très au sérieux cette dimension sémantique : ses notes prouvent qu’il avait lu de près les travaux des linguistes de l’époque et montrent qu’à la fois il cherchait à s’en inspirer et jugeait important de s’en différencier.
13Les écrits de Michel Bréal, professeur au Collège de France, et notamment son Essai de sémantique de 1897, l’ont certainement beaucoup influencé : « Nous nous proposons d’examiner pour quelles causes les mots, une fois créés et pourvus d’un certain sens, sont amenés à le resserrer, à l’étendre, à le transporter d’un ordre d’idées à un autre, à l’élever ou à l’abaisser en dignité, bref à le changer15. » Étudier comment le mot, la phrase, l’argument, devient proverbe est bien l’ambition principale de Paulhan. D’un autre côté, Bréal, en opposition aux pessimismes des linguistes qui ne voient que dégénérescence historique des langues, tient à imposer sa visée reposant sur l’idée d’une optimisation fonctionnelle des langues : « Pour le philosophe, pour l’historien, pour tout homme attentif à la marche de l’humanité, il y a plaisir à constater cette montée de l’intelligence qui se fait sentir dans le renouvellement des langues16. » Paulhan est ici beaucoup plus sceptique ; à l’inverse, pour lui, le proverbe est un contre-exemple en ce qu’il n’est pas pris dans une « histoire extérieure » de la langue, mais possède sa propre « histoire intérieure » : il « ronge autour de lui les idées qui l’avaient d’abord porté ». La phrase commune devient proverbe par « rayonnement » de l’argument qu’elle contient sur toute la langue, créant ainsi une disposition de sens par réagencement ou recroquevillement, et non par progression, « par involution, non par évolution17 ».
14Spontanément, on penserait que la linguistique de Saussure, qui se donne pour mission l’étude du langage à l’état synchronique, serait plus appropriée pour décrire le sens du proverbe (par opposition à Bréal, qui se plaçait dans une perspective diachronique). Mais Paulhan s’oppose diamétralement à la conception saussurienne du signe, qui, selon lui, est étrangère à toute idée de science. On lit à la suite du passage cité plus haut :
La linguistique sémantique ou stylistique ne peut cependant demeurer à ce stade sans se nier elle-même, et dans le même temps toute la linguistique : si les faits qu’elle observe ne sont que les signes d’une réalité étrangère, qu’elle cesse de se dire science. […] Saussure dit que la linguistique fait partie d’une science plus générale – la science sémiologique (qui d’ailleurs n’existe pas) –, laquelle à son tour entre dans la psychologie générale ; « car les deux parts dont se compose un mot, l’image acoustique comme la pensée, sont également psychiques ». Il convient de répondre à Saussure qu’il n’est pas à ce compte de science où tout ne soit psychologique18.
15Si l’on ne peut nier ici une certaine mauvaise foi et un goût prononcé pour les formules de disqualification, on observe en 1919 les germes d’une idée qui sera magnifiquement formulée dans « Le don des langues » : le langage serait, à lui tout seul, « une machine de guerre montée contre la science19 ».
16Ainsi, de peur d’être enfermé dans un modèle trop étroit, Paulhan ne veut pas solliciter de linguiste ou de spécialiste de sémantique à proprement parler pour sa soutenance de thèse. Il compte plutôt sur la bienveillance du philosophe et anthropologue Lucien Lévy-Bruhl (même si leurs centres d’intérêts semblent diverger considérablement) ; celui-ci a été le premier accompagnateur de sa thèse dès 1912, et Paulhan reprend contact en 1936. Malheureusement, Lévy-Bruhl l’informe qu’il est déjà depuis longtemps retraité. Le renvoi vers le célèbre philosophe Léon Brunschvicg, dont Paulhan ne pouvait ignorer les penchants scientistes, confirme les adages bourdieusiens sur l’Université qui veulent que « les affinités intellectuelles entre les grands patrons et leurs clients sont beaucoup moins évidentes que les affinités sociales qui les unissent », ou encore que « le candidat affirme le sens qu’il a de sa propre hauteur et de la hauteur des patrons, en même temps qu’un bon ou un mauvais goût en matière intellectuelle20 ». Autrement dit, Paulhan était trop influent dans le monde littéraire – et dans le monde tout court – pour soutenir une thèse avec un universitaire connaisseur du sujet mais de renommée moyenne. Mais que pouvait-il espérer au juste ? Il n’est jamais retourné à Madagascar et n’a plus été en contact avec l’École des langues orientales après 1914 ; l’obtention d’une chaire est donc assez improbable. Ses amitiés dans le monde littéraire ne peuvent compenser le choix d’un sujet de thèse très peu axé sur la littérature, de même que son indifférence pour l’histoire littéraire l’empêcherait d’enseigner la littérature. Il n’est pas non plus vraiment question d’aller vers la philosophie ou la linguistique. Seule une chaire de sémantique pouvait lui paraître envisageable, mais seulement à la condition très improbable de reconcevoir entièrement la matière d’après son goût.
17Que veut vraiment dire « sémantique » pour Paulhan ? D’après une formulation de l’enjeu général de la thèse remontant à 1912 : « l’essentiel sera d’y montrer que le proverbe – idée abstraite élémentaire – est aussi un argument, une attitude défensive ou offensive élémentaire – et quelle sorte d’argument21 ». C’est dire que ce qui intéresse Paulhan en premier lieu, c’est « l’influence » que peut avoir un proverbe dans une discussion. Lors de son voyage à Madagascar, il a pu observer un phénomène singulier : des confrontations dans lesquelles les adversaires se lancent des proverbes afin de régler leurs différends. D’après le texte de 1939, Les Hain-tenys, cette tradition l’a d’abord rendu perplexe, dans la mesure où lui-même ne comprenait d’abord pas qu’il s’agissait de proverbes ; il eut ensuite quelques difficultés, les ayant appris, à les utiliser à bon escient. Son intérêt est d’abord pratique : il s’agit d’apprendre à parler, ce qui revient à apprendre à être « influent » ; cet intérêt est aussi linguistique : il faut comprendre pourquoi « certaines phrases deviennent proverbes et pourquoi d’autres ne le peuvent pas ». Reformulée, la question devient celle-ci : quelles sont les phrases qui contiennent un argument capable d’octroyer un avantage à ceux qui savent les prononcer ? Aussi Paulhan n’a-t-il jamais abandonné l’idée de classer les proverbes en fonction de leurs catégories d’influence. Dans une des présentations les plus tardives du plan de sa thèse, envoyée à Léon Brunschvicg en 1936, il condense ses nombreuses tentatives de classification en trois grandes catégories :
La première serait caractérisée par la présence d’un paradoxe ou mieux d’une « contre-attente » du type :
C’est Iketaka qui a coupé les racines, et c’est Rapotsibo qui a mal au dos.
C’est quand le cheval est parti qu’on ferme la porte de l’écurie.
La seconde a pour trait l’affirmation d’un événement évident :
Ce qui retient l’arbre en terre : les racines.
Un sou est un sou.
La troisième relèverait plutôt de la catégorie de la règle et de l’exception :
Chose légère que l’on ne peut soulever : l’ombre.
Tout ce qui brille n’est pas or.22
18Mais l’idée de mettre en ordre les proverbes en fonction de leur argument ou de ce que Paulhan voulait appeler leur « influence » ne le satisfaisait pas complètement. Une pure démarche de classification du sens des proverbes ne lui paraissait pas enviable23. Paulhan ne voulait pas que sa sémantique sacrifie la dimension insaisissable du sens, le moment où précisément il échappe à la rationalisation et à la classification. Ce creux du sens, ce moment où il ne pointe dans aucune direction, Paulhan l’a ressenti en écrivant, en classant justement. Dans une marge, on lit ceci : « Me voici stupide. Exactement, je ne comprends plus ce qu’est un sens »24. C’est dire que la maladie l’a repris. Le proverbe a un sens qui est strictement linguistique et un sens qui nous échappe complètement – qui n’est ni social, ni psychologique, ni d’un autre ordre. Paulhan l’avoue un peu plus loin, « le sens est le mystère ». Le sens du proverbe est pris dans une double contrainte : d’une part, le proverbe doit être classable, découpable, segmentable, associable, d’autre part, il est insaisissable, il tient du « mystère de la langue ». Tout l’enjeu reste alors de trouver une forme scientifique qui n’entre pas en contradiction avec ce mystère.
La thèse a été une expérience des formes
19Puisque la thèse ne pouvait se réduire à une présentation purement scientifique ou entièrement analytique, Paulhan a très tôt l’idée de faire coexister des parties pour lesquelles il emploierait la première personne du singulier avec des chapitres plus arides dans lesquels il développe l’analyse syntaxique des proverbes. L’introduction à la thèse est d’abord rédigée à la première personne25. Elle se transformera vers 1920 en un premier chapitre intitulé « Expérience du proverbe », qui deviendra en 1925, sous le même titre, l’essai que nous connaissons. D’autres versions du plan laissent entrevoir l’hypothèse d’un récit au début de chacun des grands chapitres (ces sous-parties s’intitulent alors « d’une première erreur », « d’une seconde erreur »). L’idée d’une juxtaposition entre récit et sémantique à proprement parler a été envisagée par Paulhan malgré l’inélégance des ruptures de style occasionnées – ruptures qui font contraste aux avec les passages publiés dans La vie est pleine de choses redoutables, dans lesquels Paulhan mène de front une analyse des proverbes et une sorte d’autocritique par aphorismes, parenthèses, et notes en marges (étudiées dans la première partie sur la maladie), extraits dans lesquels l’écriture de Paulhan écrivain, ou plutôt de Paulhan diariste, essaie d’aménager un espace propre au déploiement du raisonnement scientifique sans qu’aucun des deux ne parvienne à une position de surplomb.
20Mais même dans les chapitres les plus analytiques, la thèse peut subrepticement se changer en récit, notamment par le biais des notes de bas de page. Dans le « Cahier vert », sous l’inscription « en note », Paulhan raconte :
J’ai eu entre les mains, vers 1909, une lettre d’amour écrite par un jeune Hova, fonctionnaire, et qui mettait par ailleurs son point d’honneur à se conduire en toutes circonstances comme un Français ; il avait remarqué le mépris que montraient ses amis Européens pour les « façons de parler toutes faites ». Et dans sa conversation je ne pense pas qu’il ait jamais usé d’un proverbe. J’ai donc été surpris de trouver cette lettre telle à peu près qu’aurait pu l’écrire ou la parler un Merina des anciens temps.
Ô vous que j’attends pour amie, C’est dans l’amour respectueux de vous que j’écris les notes qui suivent ; car-les-sauterelles-sont-nombreuses-mais-c’est-l’ambolo-qui-a-les-belles-couleurs. Les-arbres-sont-nombreux-mais-c’est-la-canne-à-sucre-qui-est-douce. Et les-filles-sont-nombreuses-mais-c’est-en-vous-que-mon-esprit-se-repose. Souvenez-vous toujours de cette parole : les-amours-qui-se-répondent-font-les-parfaites-unions. Et souvenez-vous aussi que l’amour-est-fort-comme-la-mort, et-tous-ceux-qu’il-atteint-doivent-courber-la-tête. Puissiez-vous me dire le mot cher aux jeunes : oui, mais si c’est non, je serai comme –l’enfant-dont-l’ami-est-parti : il-joue-seul-avec-de-la-poussière. Adieu jusqu’au revoir, mon amie. Et, soyez-en sûre, tant que je n’aurai point reçu de réponse, je me coucherai sans pouvoir dormir.
[…] j’eus plus tard l’occasion de lire des lettres de même ordre, écrites souvent à la machine par des commerçants, des évangélistes qui savaient ailleurs réfléchir à se conduire en bons Européens. Elles ne différaient guère de la lettre que j’ai citée : comme si les proverbes, chassés de la langue usuelle, s’étaient réfugiés au point où quelque initiative était laissée encore aux Mérinas par leurs maîtres européens et où il convient, par ailleurs, que tout homme fasse preuve de quelque autorité et force de persuasion26.
21Cet appendice n’a pas pour simple vertu d’illustrer, de compléter, d’indiquer une référence. Il sert de pivot à tout le chapitre sur « l’influence » du proverbe. Paulhan sait bien que c’est dans les notes de bas de page que se glissent les parties importantes des travaux universitaires. Ce récit d’une anecdote ajoute une dimension ethnographique au travail linguistique : en se faisant observateur, récepteur de la matière première, Paulhan renforce la crédibilité de son travail tout en suscitant l’amusement de son lecteur ; il étaye son argument selon lequel le Hain-Teny est utilisé dans les moments importants de la vie malgache, et prouve également qu’il obéit à une logique quantitative : plus il y en a, plus l’enjeu est important.
22Notons par ailleurs que le livre Aytré qui perd l’habitude, paru en 1921 mais écrit à Madagascar, est aussi composé par deux écritures, celle d’un narrateur dont la voix se confond avec celle de Jean Paulhan et celle du sergent Aytré, qui établit systématiquement un journal de route. Au début du texte, le narrateur se confesse : « Il y a des jours où je voudrais me faire un savant : et sur les mœurs des Malgaches, sur la langue je sais déjà des choses que personne ne devinerait. », mais l’heure n’est pas à l’étude des langues, et il poursuit la narration, puis laisse la parole à Aytré, avant de reprendre la narration dans une troisième partie et de se moquer du sergent : « L’écriture d’Aytré est appliquée [..] Ah, lui aussi a voulu devenir savant27. » Faut-il voir ici un dédoublement de la personnalité de Paulhan ? L’écrivain voyageur regrette de ne pas pourvoir s’adonner au raisonnement scientifique, et il cohabite avec le scientifique un peu lourdaud, dont l’inventivité littéraire ne tient qu’à quelques coups de chance : ainsi pourrait-on lire Aytré comme une autocritique et comme une version inversée de la thèse, une version dans laquelle le penchant littéraire fait la critique du penchant scientifique, tout en rappelant leur complémentarité.
23Derrida – toujours dans sa soutenance – questionnait aussi ce lien du littéraire et du scientifique :
Car, je dois le rappeler un peu massivement et simplement, mon intérêt le plus constant, je dirais avant même l’intérêt philosophique, si c’est possible, allait vers la littérature, vers l’écriture dite littéraire. […] Qu’est-ce qui se passe entre philosophie et littérature, science et littérature, politique et littérature, théologie et littérature, psychanalyse et littérature, voilà dans l’abstraction de son titre la question la plus insistante28.
24On peut – encore – facilement imaginer que Paulhan ait pu reprendre à son compte cette citation. Mais le verbe « se passer » n’est pas sans laisser quelques questions en suspens. D’un point de vue épistémologique, qu’est-ce qui se passeentre science et littérature pour Paulhan ? Pour Silvio Yeshua, dans son étude sur « Jean Paulhan et les hain-teny », le verbe n’est pas pronominal: Paulhan est passéde la science à la littérature. Le sous-titre de l’article ne laisse aucun doute : en allant de « l’étude savante au récit initiatique29 », Paulhan aurait grandi, atteint sa maturité en délaissant une démarche d’ordre « savant30 » pour une démarche d’ordre littéraire ; cela se traduirait par la volonté initiale des années 1911-1913 d’éclairer à tout prix le sens des Hain-Teny (de l’expliciter scientifiquement), volonté d’éclaircissement se transformant en l’acceptation d’une irrémédiable obscurité du proverbe malgache ; ou pour le dire encore autrement, il y aurait eu passage d’une crainte de l’ambiguïté, soupçonnée d’être un obstacle au sens, à une acceptation de cette ambiguïté, perçue désormais de manière positive.
25Mais peut-on vraiment dire que Jean Paulhan alloue au scientifique le rôle d’éclairer la matière du proverbe, alors qu’à l’inverse, le littéraire devrait attester de son obscurité ? La répartition entre les deux domaines est-elle si évidente ? Y a-t-il vraiment progression de « l’étude savante au récit initiatique » ? Même chronologiquement, l’hypothèse est contestable, dans la mesure où il y a un jeu quasi permanent entre l’étude savante et le récit initiatique, et plus généralement entre science et littérature. Dès 1913, dans son tout premier recueil de Hain-Teny, Paulhan est bien loin d’être indifférent à l’obscurité des proverbes et poèmes malgaches. Il commence par reconnaître : « la langue des Hain-Teny est obscure et semble une langue morte, aujourd’hui, au Merina instruit qui a étudié dans les écoles européennes, alors même qu’il n’est plus chrétien ». Dès cette époque, Paulhan tenait à envisager les Hain-Teny comme des poésies en vers et non comme des textes en prose, et écrivait à ce sujet que le « Hain-Teny n’a jamais un sens complet31 ». Certes, dans ce qu’on peut appeler les manuscrits de la thèse, il s’agit de diviser, de classer, de clarifier ces « paroles savantes », pour arriver à capturer les manières dont le langage devient puissant, s’approche d’une vérité profonde ; mais il ne s’agit en aucun cas de réduire le sens des proverbes à une unité simple. Parallèlement, on peut dire que ce besoin d’éclaircissement, Paulhan ne l’a jamais abandonné : il ne l’a pas écarté en renonçant à la thèse, il n’a jamais pris une connotation péjorative. Un titre comme Clef de la poésie (court mais décisif texte de 1945) pourrait suffire à nous dissuader de le penser32.
26En résumé, il ne faudrait surtout pas confondre l’Expérience du proverbe avec l’expérience de la thèse. Certes, les méthodes de Paulhan ont évolué, son approche du Hain-Teny a bénéficié d’un certain recul, son regard s’est aiguisé dans la lecture des plus obscurs poèmes ; mais les fameuses « erreurs » de L’Expérience du proverbe ne sont pas de même nature que l’erreur prétendue qui lui aurait fait abandonner la thèse. « D’un langage sacré », une conférence vraisemblablement prononcée au Collège de sociologie en 1939, peut être interprété de manière similaire. Ce texte est à la fois très proche et très éloigné du genre de la soutenance. Proche dans la mesure où c’est le plus lointain et le plus complet des regards rétrospectifs sur l’étude des proverbes malgaches ; éloigné puisque Paulhan est prêt à y sacrifier la thèse en quelques lignes :
Ainsi prit fin, d’une manière assez piteuse, mon expérience du proverbe. Je fus nommé, vers ce temps-là, chargé de cours de malgache à l’école des langues orientales, et je renonçai à écrire la thèse sur l’influence du proverbe, dont j’avais déposé le sujet en Sorbonne. Il y avait de bonnes raisons, sinon au premier, du moins au second de ces deux évènements. Il n’existe rien de plus humiliant que de pouvoir parfaitement faire ce que l’on n’est pas capable de comprendre33.
27L’argument biographique est bien faible : Paulhan a été chargé de cours à l’École des langues orientales en 1911, avant même de déposer son sujet de thèse ! Quant à « l’humiliation prétendue » venant de la dissociation de la pratique et de la théorie, ce n’est pas un constat après étude, mais au contraire le point de départ de la thèse, sa problématique.
28Les erreurs mentionnées dans le texte, aussi infranchissables qu’elles puissent paraître, ne sont que des étapes pour Jean Paulhan, elles illustrent la progression logique, et au fond toute scientifique, du parcours d’un chercheur à travers la langue. Ces erreurs sont, au moins en partie, construction a posteriori. Elles font partie d’une stratégie paulhanienne du récit pour convaincre le lecteur d’un mûrissement de la pensée, de la lente acquisition d’une sagesse suffisante pour aborder le proverbe, pour que la question du proverbe ne doive pas être expliquée, mais racontée, et enfin pour que le « je » de Paulhan soit équivalent à toute sa recherche sur le langage. Comprendre cette stratégie paulhanienne, c’est reconnaître que l’erreur était requise pour la cohérence du récit, qu’elle était quasiment donnée d’avance. Aussi, l’existence d’un tel procédé narratif invalide l’hypothèse d’un discours parfaitement autobiographique (donc d’une erreur qui soit véritablement erreur) et remet en question l’existence d’une erreur fondamentale dans la thèse.
Conclusion : « l’accointance de l’Idée de Science et de l’Idée de Langage »
29Dans une lettre de 1951 à Maurice Nadeau, Paulhan écrivait, non sans provocation : « tout mon propos est justement d’esquisser, à la base de la littérature, un système de connaissances précises, rigoureuses – bref, scientifiques34 ». Plus tôt, en 1870, Mallarmé – en même temps qu’il travaillait à la rédaction d’Igitur – avait lui aussi entrepris une thèse de linguistique, et il espérait que ce travail universitaire servirait de base à son travail poétique ; ainsi, il écrivait à Lefébure : « À côté de tout cela, s’édifie tout lentement l’œuvre de mon cœur et de ma solitude, dont j’entrevois la structure : à vrai dire, l’autre labeur parallèle [la thèse] n’en est, d’elle aussi, que le fondement scientifique35. » Formule qui fait écho à la citation de Paulhan évoquée auparavant, mais qui opère en pratique une différence de méthode fondamentale : alors que Mallarmé comptait séparer pure science et pure poésie pour les réunir dans une apothéose finale, Paulhan s’est engagé à réfléchir à des formes hybrides, à réfléchir à une formule que j’emprunte pourtant à la thèse Mallarmé, à « l’accointance de l’Idée de Science et de l’Idée de Langage36 ». Mais là où Mallarmé avait mis d’impressionnantes majuscules (à Idée, à Science et à Langage), Paulhan a su offrir une vue simple toute en minuscules et en patient travail autour des proverbes. L’expérience de la thèse ne peut donc pas être réduite à un pur égarement dans sa carrière, elle ne s’appréhende véritablement qu’à travers la multiplication des formes qui la traversent. Paulhan n’a pas renoncé à la méthode scientifique pour s’engouffrer vers la littérature, il a travaillé à un effort qui se poursuivra bien après la thèse : rendre compatible la science et le « mystère de la langue ». Ainsi, il s’est rapproché d’une forme à la limite du soutenable.
30Charles Coustille
31EHESS – Northwestern University