La rhétorique de l’exemple dans Les Fleurs de Tarbes de Jean Paulhan
1Dans Les Fleurs de Tarbes1, la défense de la rhétorique passe par une apologie du lieu commun. Or, dans ce qui suit, je vais mettre l’accent sur un autre aspect du texte, qui me paraît également important, quoique moins commenté : le rôle de l’exemple dans Les Fleurs de Tarbes. Dans ce texte, on trouve un grand nombre de fables ou petits récits cherchant à montrer la futilité de la doctrine terroriste : ces illustrations assument une fonction incontournable dans l’argumentation du texte, elles élaborent les réflexions de Paulhan sur le lieu commun. Les exemples ne sont donc pas de simples illustrations, ils contribuent à élaborer et nuancer les idées fondatrices de l’essai.
2Paulhan, on le sait, examine en détail la doctrine terroriste en se concentrant sur le lieu commun. La conception terroriste du lieu commun est fondée sur deux idées distinctes du langage, deux idées qui en effet semblent s’exclure mutuellement. D’une part, les lieux communs sont signes de paresse : celui qui les utilise n’a pas assez travaillé, il se contente de répéter ce qui a été déjà dit, au lieu d’exprimer des pensées originales. D’autre part, l’auteur des lieux communs est un auteur manipulateur, il a une arrière-pensée, il cherche à nous séduire avec ses belles phrases. Le lieu commun est donc jugé tantôt banal, tantôt séducteur. Ces deux perspectives contradictoires trahissent une doctrine confuse et erronée : la critique terroriste du lieu commun révèle une haine du langage qui risque de détruire la littérature. Comme nous le savons, Paulhan va tenter de réhabiliter le lieu commun, qui, selon lui, n’est pas du tout banal, mais au contraire « un monstre de langage et de réflexion2 ». À partir des réflexions de Paulhan sur le lieu commun, nous pouvons identifier quelques questions importantes : comment distinguer le banal de l’original, l’expression lucide de la pensée corrompue ? comment reconnaître les frontières entre le langage transparent et le langage opaque ?
3Dans ce qui suit, je vais aborder ces questions en étudiant les exemples des Fleurs. En effet, ces illustrations assument une triple fonction. D’abord, elles servent de preuves démonstratives : elles cherchent à nous faire voir toutes les erreurs et tous les malentendus sur lesquels est fondée la Terreur. Ensuite, ces exemples ont une fonction poétique : ils ajoutent une dimension sensible au texte. Enfin, ils ont une fonction philosophique : ils nous montrent la complexité du langage et de la littérature. Exemple est un mot ambigu, désignant à la fois modèle et échantillon. On a donc affaire à une oscillation constante entre le concret et l’abstrait, le particulier et l’universel. Cette nature double de l’exemple sera reflétée dans mon analyse : d’un côté, je chercherai à mettre en valeur un aspect particulier des Fleurs de Tarbes ; de l’autre, je tenterai de montrer l’exemplarité de l’exemple paulhanien ; j’espère établir un lien entre cet aspect spécifique de son texte et les réflexions générales sur le langage et la littérature que l’on peut trouver dans son œuvre3.
4Un exemple est donc un cas ou une chose concrète qui sert à illustrer ou à démontrer une idée générale. Dans sa Rhétorique, Aristote distingue entre exemples réels et exemples fictifs : les premiers ont plus d’autorité, mais les seconds sont plus faciles à trouver, parce qu’on peut les inventer soi-même, « il suffit qu’on sache voir des similitudes4 », dit Aristote. Les exemples fictifs peuvent soit être des comparaisons, soit des fables. Dans Les Fleurs, nous trouvons des exemples aussi bien réels qu’inventés. Dans la première partie du texte, Paulhan nous bombarde avec des exemples réels. Il ne se contente pas de constater l’existence de la doctrine terroriste, pour nous convaincre de l’importance du problème qu’il décrit, il faut être concret :
Victor Hugo se prenait pour un pape, Lamartine pour un homme d’État et Barrès pour un général. Paul Valéry attend des Lettres ce qu’un philosophe n’ose pas toujours espérer de la philosophie : il veut connaître ce que peut l’homme. Et Gide, ce qu’il est. Il suffirait à Claudel de reformer sur les débris d’une société laïque le monde sacral, tel que l’a connu le Moyen Âge. Breton cependant exige le triomphe d’une éthique nouvelle, qui se fonde sur le crime et la merveille. « La poésie, dit-il, a pour cela ses moyens, dont les hommes sous-estiment l’efficacité. » Il semble à Maurras suffisant, mais nécessaire, que l’écrivain maintienne au-dessus de l’eau toute une civilisation qui sombre. Je ne dis rien d’Alerte : la poésie lui semble chose si grave qu’il a pris le parti de se taire5.
5Ce passage est très typique de la première partie des Fleurs : nous trouvons là un grand nombre de noms et de citations qui assument la fonction de preuves. En nous fournissant tous ces exemples, Paulhan cherche à renforcer sa propre crédibilité, il tente de nous montrer que la doctrine terroriste n’a rien de fictif, rien d’inventé. L’efficacité de l’exemple réel réside dans la possibilité de répétition : pour qu’un exemple réel puisse être reconnu comme tel, le lecteur doit pouvoir imaginer d’autres exemples qui pourraient servir de soutien à la même proposition générale. Ici, la répétition est explicite : l’auteur du texte évoque plusieurs exemples afin de persuader le lecteur de la pertinence de l’hypothèse proposée. Il s’agit de nous convaincre de l’importance, de la portée, de la Terreur.
6Or, petit à petit, les exemples fictifs – c’est-à-dire les anecdotes, les comparaisons et les fables – vont devenir de plus en plus importants. En les mobilisant pour rendre plus clairs ses arguments, Paulhan s’inscrit dans une tradition classique de littérature didactique. Ce qui est intéressant à remarquer, c’est que l’exemple fictif a en quelque sorte le même statut que le lieu commun : déjà, dans la Rhétorique d’Aristote, il est considéré peu sérieux, il est surtout recommandé dans les discours s’adressant aux personnes qui n’ont pas l’habitude de suivre des raisonnements abstraits6. Dans la période romantique, on le sait, la littérature didactique subit une dépréciation radicale : le discours allégorique, et donc aussi l’exemple fictif, seront considérés comme banals et un peu bêtes. Seul compte le symbole, qui incarne l’esthétique de l’ineffable. Par la suite, nous allons voir que Paulhan joue sur ce préjugé :
L’abbé de Saint-Pierre avait beaucoup réfléchi à la vanité des jugements humains. Il en était venu à dire, toutes les fois qu’il approuvait quelque chose : « Ceci est bon, pour moi, quant à présent. » Il passa en proverbe, sur cette manie. Mais comme on le plaisantait un jour sur sa formule : « Malheureux ! s’écria-t-il, une formule ! C’est une vérité que j’ai mis trente ans à découvrir7. »
7Cet exemple cherche à mettre en évidence la complexité du lieu commun, qui se présente comme une banalité pour les uns et comme pensée originale pour les autres. Or, ce qu’il est intéressant de noter, c’est que cet exemple semble s’opposer aux exigences esthétiques de la Terreur. La première tâche de l’écrivain terroriste, c’est de faire œuvre originale, une œuvre qui ne fait penser à aucune autre déjà faite. Cherchant à échapper au banal, au commun, l’écrivain terroriste tente de créer des personnages ou des situations extrêmes et extraordinaires. Pour la Terreur, l’expression originale naît de la déviation et de l’excès :
[L]’on ne peut guère plus faire de bonne littérature avec de bons sentiments, ni mettre en poésie la vertu. Par chance, la résistance de l’honnête lecteur vient ici assurer à quelques monstres une nouveauté durable, et comme une avance littéraire. La valeur poétique de la prostituée, de l’inceste, du gueux ou de l’inverti, est dans les Lettres un mot de passe et comme une grille, sans laquelle maint roman ou poème nous resterait obscur. (Faut-il marquer qu’il y a là une situation non moins désobligeante pour le gueux que pour le romancier8 ?)
8La littérature terroriste est marquée par une sorte de lourdeur, une sorte de gravité. Or, cette lourdeur ne se manifeste pas seulement dans les sujets traités, elle se révèle également dans l’écriture. L’écrivain terroriste ne cesse de se battre contre le langage : désireux d’échapper à la rhétorique, ce qu’il écrit est toujours marqué par un « continuel souci de langage et d’expression9 ». Pourtant, comme il n’arrive pas à se libérer de la tradition littéraire ni du langage, l’écrivain terroriste a toujours mauvaise conscience. Une grande partie des exemples de Paulhan ont une qualité simple et légère, qui les oppose à la Terreur. Premièrement, un grand nombre des exemples sont tirés de la vie quotidienne ; ils sont en effet plutôt banals : Paulhan parle de son voisin, des insectes, des jeux, du sport. Par rapport aux sujets extrêmes traités par la Terreur, les exemples de Paulhan sont faits de détails insignifiants. Alors que les Terroristes cherchent à révéler le monde tel qu’il est, Paulhan nous décrit un univers simple et innocent, il nous propose de petits récits qui auraient pu avoir lieu n’importe où, n’importe quand. La simplicité se montre également au niveau de l’expression : une grande partie des exemples sont écrits sur un ton direct et léger, il nous explique tout. Nous n’y trouvons pas de métaphores surprenantes, pas de constructions difficiles. La difficulté d’expression qui marque l’écriture romantique et postromantique en est tout à fait absente : Paulhan semble être un écrivain heureux, il aime le langage. Ses exemples feraient donc preuve d’une certaine innocence.
9Cependant, nous allons voir qu’il s’agit d’une innocence trompeuse : les exemples ne sont simples qu’en apparence. Regardons celui- ci :
Un homme normal a le droit de dire à tout moment ce qu’il pense. Et même de le chanter. Et même de le mettre en images. Mais il y a longtemps que nous avons renoncé à tous ces droits. Je ne songe pas seulement au système de dessins et de schèmes – lignes, triangles, spirales – que nous imaginons parfois porter en nous et dont les transformations nous rendent assez bien compte des passages et des progrès de nos entreprises. Mais de mille fantaisies personnelles qui nous viennent, et parfois nous obsèdent avant de nous quitter. Je ne me rappelle pas sans honte avoir été quelque temps tourmenté d’un sentiment, difficile mais précis, et qu’aurait assez bien rendu l’image d’un petit bonhomme submergé et perdu au fond de l’aquarium. Or, je n’ai jamais dessiné ce dessin (p. 36)10.
10Dans les premières pages des Fleurs, Paulhan parle de la crise du langage avec une certaine distance, sur un ton moqueur, comme s’il ne la prenait pas vraiment au sérieux. Ici, nous assistons à un changement important, le ton n’est plus le même. Dans cet exemple, nous trouvons une oscillation constante entre simplicité et complexité, au niveau de la syntaxe comme au niveau du contenu. La première partie du passage se caractérise par des phrases courtes, ainsi qu’un rythme lent et régulier. Ensuite, lorsqu’il s’agit d’essayer de rendre en mots ce « sentiment, difficile, mais précis », qui le hante, les phrases deviennent plus longues, plus complexes, et le rythme plus irrégulier. Notons l’attention prêtée à l’image dans cet exemple, au niveau littéral comme au niveau figuré. Au lieu de parler d’écriture et de littérature, Paulhan met l’accent sur le dessin, comme s’il reconnaissait que les mots ne lui suffisent pas. Or, il arrive tout de même à nous communiquer sa « fantaisie personnelle », l’image de l’homme submergé a une qualité sensible qui marque le lecteur. En prenant une forme conventionnelle, même banale, comme point de départ, Paulhan parvient à réaliser le rêve terroriste : il arrive à rendre en mots ses pensées intimes. Les exemples cités ci-dessus mettent donc en évidence la diversité de l’écriture paulhanienne. Tantôt il nous propose des anecdotes banales, exemptes d’images originales, tantôt il nous donne des exemples d’une grande sensibilité, décrivant des expériences personnelles.
11L’innocence apparente des exemples sera également problématisée par leurs connotations historiques. Partout dans le texte, nous trouvons des comparaisons qui exemplifient la démarche terroriste, et plusieurs d’entre elles font penser à une Terreur littérale, non littéraire :
On ne voulait mettre à mort que l’artiste, et c’est l’homme qui a la tête coupée11.
12Ou bien :
Il est des crimes si odieux, qu’à discuter seulement la culpabilité de l’accusé l’on devient aussitôt suspect – comme si l’horreur que doit inspirer le crime devait ici s’opposer à tout examen, et que l’on fût suspect d’immoralité pour avoir gardé la tête libre12.
13Les têtes coupées, les crimes odieux, la poursuite des suspects : ces éléments font allusion à la Terreur historique, le régime répressif de 1793. Dans le texte, nous trouvons également des comparaisons où la Terreur historique n’est pas elle-même présente, mais dont nous comprenons qu’il s’agit tout de même de la description d’une société malade ou d’un état malsain :
[L]a Terreur […] agit à la façon d’une névrose – qui permet certes au malade d’être bon époux ou bon citoyen, mais non sans quelque manque profond, non sans que sa vie se voie par la névrose profondément marquée d’une cristallisation secrète, qui menace à tout moment de gagner la partie saine13.
14Certes, il ne faut pas ignorer la dimension sarcastique, ou même comique, de cette comparaison. En comparant le Terroriste avec un névrosé, Paulhan se moque de lui : le Terroriste est un fou, qu’on n’est pas obligé de respecter. Cependant, il ne faut pas non plus oublier l’aspect sérieux de cette comparaison. Même si la Terreur dont parle Paulhan est une Terreur au second degré, une Terreur littéraire, elle n’est pas sans rapport avec la vie, avec l’histoire. La névrose littéraire risque de détruire quelque chose de crucial, quelque chose qui devrait garantir la communication entre les hommes : le langage. En effet, les connotations historiques sont des signes, elles nous rendent conscients du fait que Paulhan n’ignore pas le contexte historique au sein duquel il écrit Les Fleurs. La littérature n’existe pas dans un univers clos. Les mots dans un texte littéraire ne sont pas que des mots ; ces mots portent les traces de celui qui écrit et du monde dans lequel ces mots ont été prononcés.
15Les exemples assument donc une fonction critique dans Les Fleurs de Tarbes, ils mettent en évidence les faiblesses de la doctrine terroriste, ils problématisent les idées sur lesquelles se fonde la littérature romantique et postromantique. Or, Les Fleurs ne sont pas uniquement une attaque contre une certaine façon de juger l’expression littéraire, contre l’esthétique de l’originalité, elles sont également une méditation, plus générale, sur le langage et la littérature. Dans la dernière partie de l’analyse, nous allons nous attaquer à cet aspect des Fleurs, en nous concentrant, encore une fois, sur l’exemple.
16La problématique de la communication occupe une position capitale dans Les Fleurs, non seulement de façon explicite, mais également de manière implicite : l’essai pourrait être considéré comme une longue démonstration de l’inconstance du langage. Dans certaines situations, les mots nous paraissent parfaitement clairs, ils se présentent à nous comme des messages transparents, que nous acceptons sans éprouver le moindre doute. Ces situations se caractérisent par la souplesse. Dans d’autres contextes, les mots nous paraissent opaques, ils troublent la compréhension, ils nous font douter de leur sens. Dans ces contextes, nous pouvons parler d’une communication maladroite. Parfois, cette opacité, cette maladresse, prend une valeur poétique, elle nous jette dans un état de réflexion et de méditation ; d’autres fois, elle n’est perçue que comme un obstacle, gâchant la communication du message. La première sorte d’opacité peut être considérée comme un acte de langage réussi, l’autre comme un échec. Pour Paulhan, on le sait, le lieu commun est un type de langage exemplaire ; dans ces expressions fixes se révèlent toutes les ambiguïtés et toutes les tensions du langage. Regardons cette exemplarité de plus près : d’un côté, le lieu commun peut être parfaitement clair ; de l’autre, il peut faire preuve de la plus grande obscurité. Dans certains cas, le lieu commun ne pose aucune difficulté, il n’est pas du tout perçu comme un obstacle, « la pensée peut suivre son cours sans plus de gêne qu’elle n’en éprouve à user d’accoutumance, de parti pris ou de dégoût dont l’origine et l’étymologie ne sont pas moins claires14 ». Pour que le lieu commun puisse réussir, il faut donc qu’il passe inaperçu, qu’il n’attire pas l’attention : l’interlocuteur doit se concentrer sur le message comme tel, et non pas sur les mots. Le succès du lieu commun présuppose l’absence de réflexion : le destinataire ne doit pas réfléchir sur le sens de l’expression, il doit l’accepter « comme tout autre mot15 », et non pas l’interpréter comme une expression obscure ou énigmatique. Le lieu commun est donc un moyen de communication. Or, il existe des lecteurs plus maladroits, des lecteurs se comportant devant ces expressions fixes comme si c’étaient les mots d’une langue étrangère et inconnue : le lecteur terroriste ne peut pas s’empêcher de se heurter aux lieux communs, qui lui paraissent opaques. Cependant, cette opacité n’a rien de poétique : si les Terroristes n’aiment pas ces expressions, c’est qu’ils n’y distinguent que des platitudes et des banalités, c’est qu’ils n’y distinguent que des mots. Or, cette affirmation n’est pas entièrement vraie, car il arrive également aux Terroristes de se servir d’une expression fixe sans éprouver de la gêne : lorsque l’écrivain a le sentiment de créer sa version d’un lieu commun, de réinventer un cliché, le mépris qu’il avait pour ces expressions se transforme en fascination. Or, le problème n’est pourtant pas résolu, car un lieu commun réinventé peut tout de même se présenter comme un cliché au lecteur, dont la réaction est difficile à calculer. Le lieu commun est donc un objet instable, qui ne cesse de troubler les Terroristes. En nous montrant la complexité du lieu commun, Paulhan nous fait voir à quel point il est difficile de créer des distinctions absolues entre le poétique et le séducteur, la pensée transparente et le verbalisme.
17En effet, cette complexité se reflète également dans les exemples des Fleurs, ils assument la même fonction exemplaire dans le langage. Premièrement, on peut trouver l’exemple partout : dans une conversation de tous les jours, dans un traité philosophique, ou bien dans une œuvre littéraire. Et, comme nous l’avons vu, les frontières entre une anecdote banale et une allégorie subtile ne sont pas absolues. Parfois, les exemples s’abolissent dans leur fonction, ils se dissipent sitôt l’idée communiquée ; d’autres fois, ils sont moins clairs, ils suscitent de nouvelles questions, des problèmes qu’il faut résoudre avant de poursuivre l’argumentation. Dans Les Fleurs de Tarbes, nous trouvons toutes sortes d’exemples, banals, complexes, élégants, maladroits. En nous attaquant à cette partie des Fleurs, nous n’étudions pas seulement une certaine stratégie rhétorique, nous posons du même coup la question suivante : comment lire Les Fleurs de Tarbes ?
18Pour nous expliquer le phénomène de projection dont souffrent les Terroristes, qui ne cessent de confondre leurs propres préjugés avec l’intention de l’auteur, Paulhan nous propose cette description :
L’on pourrait appeler projection le mécanisme intellectuel qui nous fait à tout instant reporter sur un objet, un animal, une personne, le sentiment qu’ils nous donnent à éprouver. Ainsi le marbre nous paraît-il froid ; et la couverture de laine, chaude. L’enfant suppose que la porte, qui le pince, avait l’intention de le pincer. L’illusion est plus sensible encore, quand nous avons affaire à un homme : le timide éprouve que chacun le suit de ses yeux. L’égoïste s’explique l’acte d’autrui le plus gratuit par des raisons intéressées. L’amant voit de sa maîtresse son amour rayonner vers lui. Le partisan évoque, à l’appui de sa thèse, tel ou tel fait dont la vérité lui semble éblouissante16.
19Ce passage est typique de l’écriture exemplaire de Paulhan : il commence par nous présenter une idée abstraite (« l’on pourrait appeler projection le mécanisme intellectuel… »), puis cette idée est accompagnée d’une série d’exemples la rendant de plus en plus concrète, chaque exemple présentant un nouvel aspect, une nouvelle nuance. Au lieu de s’arrêter sur la règle générale, Paulhan nous donne une série de tableaux. En effet, cette série de tableaux rappelle la description par Paulhan de la dimension poétique des lieux communs : en lisant ces exemples, l’esprit passe d’idée à idée, sans que nous nous heurtions aux mots. C’est l’idée qui se manifeste devant nous, non les mots.
20Ces exemples se présentent donc comme des illustrations, cherchant à rendre plus claire l’argumentation de Paulhan, à révéler toutes les nuances de ses réflexions sur le lieu commun. Cependant, les Fleurs nous proposent d’autres exemples, des petits récits, plus problématiques, plus énigmatiques. Prenons cet exemple qui doit illustrer les tentatives futiles des Terroristes pour masquer leur appartenance à la tradition :
Au monastère d’Assise, un moine avait un accent grossier, qui puait sa Calabre. Ses compagnons se moquaient de lui. Or, il était susceptible ; il en vint à ne plus ouvrir la bouche que lorsqu’il s’agissait d’annoncer un accident, un malheur, enfin quelque événement en soi assez grave pour que son accent eût chance de passer inaperçu. Cependant, il aimait parler : il lui arriva d’inventer des catastrophes. Comme il était sincère, il alla jusqu’à en provoquer. Et notre littérature non plus n’exigerait pas avec tant de soin le sensationnel, la surenchère et l’audace, si elle ne voulait nous nous faire oublier qu’elle est littérature, qui use de mots et de phrases. Car il ne s’agit de rien d’autre dans son secret : ses paroles lui semblent dangereuses, et son accent odieux17.
21En lisant cette fable, on est surtout séduit par les petits détails amusants, tels que « l’accent grossier » du moine, sa vulnérabilité, sa loquacité, sa tendance à trop parler. En la lisant, on s’intéresse de plus en plus à l’histoire du moine, et de moins en moins au phénomène terroriste comme tel : quelle sorte de catastrophes inventa-t-il ? Et pire encore : quelle sorte de catastrophes provoqua-t-il ? se demande-t-on. L’histoire, avec tous ses éléments singuliers, risque de nous faire perdre le fil rouge du texte : le procès de la Terreur18. Comme l’utilisation des lieux communs, la pratique d’exemples est une affaire risquée, qui peut échouer à tout moment. Le risque relève de la nature double de l’exemple, qui ne cesse d’osciller entre le concret et l’abstrait, le particulier et l’universel. Pour nous fasciner, il doit capter notre attention, il doit comporter des petits détails amusants. Pourtant, si les détails deviennent trop nombreux, si l’histoire racontée devient trop singulière, trop bizarre, nous perdons de vue l’idée abstraite que l’exemple était censé illustrer.
22Regardons un autre exemple, complexe :
[N]ous ne prenons contact avec les Lettres et le langage même, […], nous ne parvenons à les connaître, à les apprécier et tout aussi bien à les continuer nous-mêmes, qu’à la faveur d’un enchaînement d’erreurs et d’illusions, aussi grossières que le peut être une illusion d’optique : le bâton brisé dans l’eau, par exemple, ou mieux le rocher qui paraît monter sous les eaux de la cascade19.
23La Terreur est fondée sur des préjugés et des malentendus, des illusions « aussi grossières que le peut être une illusion d’optique ». Or, l’illusion d’optique n’est-elle pas l’une des techniques les plus célèbres de la peinture classique ? N’est-elle pas l’un des procédés les plus connus de la rhétorique ? En comparant la doctrine terroriste avec la technique du trompe-l’œil, Paulhan révèle la ressemblance entre Rhétorique et Terreur. En quoi consiste la difficulté de cet exemple ? N’illustre-t-il pas de façon subtile l’une des découvertes les plus importantes de l’investigation paulhanienne ? Si cet exemple pose des difficultés, c’est qu’il reflète le point problématique du texte, un problème qui ne se résout pas. Si Terreur et Rhétorique sont identiques, si l’une peut à tout moment devenir l’autre, le texte n’a plus de point fixe, le livre n’a plus de centre. Certes, Paulhan est conscient de ce problème, c’est cette difficulté qui l’empêche de proposer une conclusion claire. L’image de l’illusion d’optique est donc l’un de ces exemples qui nous oblige à réfléchir.
24Finalement, l’énorme quantité d’exemples dans le texte – car il y en a beaucoup – pourrait être interprétée comme une sorte de verbalisme : on pourrait appliquer au texte le même reproche que la Terreur adresse à l’auteur des lieux communs : « Si l’on se permet une fois […], ces expressions toutes faites, on se les permettra deux fois, trois fois, et entraîné sur la pente on se laissera aller20 ». En employant tous ces exemples fictifs l’écriture paulhanienne fait preuve d’une sorte de maniérisme, qui s’oppose à l’ambition classiciste de son projet. Son livre n’est-il pas une apologie de la rhétorique, avec sa prédilection pour des règles, des genres et des lieux communs ? Ne propose-t-il pas de remplacer la rhétorique confuse des Terroristes par une rhétorique consciente et transparente ? Or, à mon avis, Paulhan ne souffre pas de verbalisme : il s’agit d’un maniérisme bien conscient. Ce qui distingue l’auteur classiciste de l’auteur maniériste, c’est sa façon de considérer et d’employer l’ornement rhétorique21. Alors que le classiciste utilise l’ornement de manière modérée, l’auteur maniériste l’emploie de façon démesurée : le décor devient aussi important que le message comme tel. Les principes classiques se laissent facilement apprendre, le maniérisme est associé à l’esprit inventeur et énergique. L’énorme quantité d’exemples fictifs témoigne d’un esprit spontané qui ne respecte ni les règles ni l’ordre. Paulhan semble donc nous communiquer simultanément deux messages : d’une part, il défend la rhétorique, les règles et les lieux communs ; d’autre part, à travers ses exemples, il prône la spontanéité et la fraîcheur de l’expression. Ainsi, Paulhan nous montre la futilité de la dichotomie Terreur/Rhétorique. Dans la Rhétorique, nous trouvons à la fois le classicisme et le maniérisme. Or, il n’en va pas autrement de la Terreur : comme il existe des Terroristes classiques, qui détestent toute expression ornée et superflue, il y a des Terroristes maniéristes, privilégiant l’artifice et l’obscur. L’oscillation entre ordre et désordre, clarté et opacité, classicisme et maniérisme est un trait constant de la littérature.
25« Le lieu commun est un événement du langage22 », affirme Paulhan vers la fin de son texte. Il en va de même pour l’exemple paulhanien : ayant à la fois une dimension poétique et une dimension philosophique, il met en évidence la complexité du langage et de la littérature.
26Inês Bartolo
27Université d’Oslo