Jean Paulhan théoricien : un exemple de la fragilité de l’humanisme dans la littérature de la première moitié du xxe siècle
1L’approche de la littérature chez Paulhan n’est pas d’abord théorique. La question qu’il pose est celle de la transmission de cette pratique de la transmission du sens qu’est la littérature. Il faut donc distinguer deux niveaux dans son rapport critique à la littérature : son objet et son projet. Son objet, c’est la transmission littéraire en tant qu’elle est une manière de tradition orale, en un sens proche de celui que Meschonnic confère à ce terme1. Son projet, c’est le maintien de la possibilité de cette transmission. Pour cela, Paulhan opte pour le modèle cartésien d’une transmission rationnelle, qu’il devra pourtant dépasser.
2Il y va donc dans l’œuvre théorique de Paulhan du maintien de deux types d’humanisme : (1) un humanisme anthropologique, définissable comme la transmission d’un patrimoine de pratiques ; (2) un humanisme cartésien : fondé sur les notions corrélées de nature (il y a par exemple une nature du langage chez Paulhan) et d’universel ; dépendant de l’existence d’un sujet capable de constituer un savoir fondé en raison, lequel savoir serait dégagé de la simple adhésion au sens commun et reposerait sur la possibilité d’une transcendance argumentative. Le sujet d’un tel savoir serait donc, on l’imagine, indépendant de ce qu’il connaît.
3Le problème est alors de concilier ces deux pensées de la transmission (orale/cartésienne). Telles que Paulhan les définit, il semble bien que celles-ci soient difficilement conciliables. Dans les deux premières parties de cet article, je m’attacherai à montrer comment l’échec de Paulhan à penser ensemble une transmission rationnelle et une transmission orale le conduit paradoxalement à pratiquer un antihumanisme critique. Je présenterai dans une troisième partie les implications de la recherche critique de Paulhan en termes de théorie littéraire, avant d’essayer d’en indiquer schématiquement les séquelles, directes ou indirectes, dans la seconde moitié du xxe siècle. Le but de cet article sera d’aboutir à une conclusion plus inquiète et peut-être plus critique que celle de Gaëtan Picon dans les pages qu’il consacrait jadis à Paulhan : « En préparant le terrain pour une réconciliation de l’homme et de son langage, [la pensée de Paulhan] nous invite à ne plus sentir comme opposés l’expression de la vérité humaine et le plaisir pris à la beauté des formes : la rhétorique et l’humanisme2. »
1. Le naufrage d’une philosophie de la clarté : apories argumentatives et crise de la rationalité dans Clef de la poésie
Une recherche de la clarté
4Il y a chez Paulhan un désir de clarté. D’une certaine manière, il tend toujours à se placer en situation de plus grande conscience et à assurer les critères de cette conscience. Toute son œuvre théorique s’enracine ici. D’où un lexique largement emprunté aux philosophies de la clarté3 auxquelles il rattache Valéry, admiratif mais circonspect. L’illusion, l’erreur, la confusion caractérisent selon lui les diverses doctrines contemporaines sur le langage. Plus généralement, son propos est de méthode, au sens cartésien. Il consiste en une réorganisation des savoirs à partir d’un point indiscutable, évident. Qui reste à déterminer.
5La clarté est donc la visée de ses textes théoriques. Elle implique une confiance dans la possibilité de distinguer le vrai du faux. En un sens, cette confiance engage aussi bien le réel que le sujet, et donne une perspective quasiment ontologique à son entreprise. On peut relire par exemple le début de Clef de la poésie :
Les enquêtes diverses, les doctrines et les aphorismes, les commentaires et les aveux, dont on voit de nos jours la poésie accablée, donnent, dans leur contrariété, le plus vif désir de dégager enfin quelque méthode ou clef, qui permette d’y séparer le vrai du faux4.
6Distinguer le vrai du faux. Le motif est philosophique à n’en pas douter. Cartésien. Seulement, tout n’est pas si simple.
La littérature comme époque : la confusion des opinions
7Car, s’il faut viser la clarté, c’est que la situation le requiert. Cette situation, Paulhan la présente comme le règne de la discorde et de la confusion en matière de littérature. Dans À demain, la poésie, il affirme que pendant plus d’un siècle les poètes ont abandonné les règles qui constituaient la poésie comme genre5 et les motifs qui l’orientaient vers une pensée de la communauté6. Il y a là un repli qui conduit à deux périls :
8– un exil communicationnel et social (L’Art pour tous du jeune Mallarmé, en somme) ;
9– un problème de définition : la poésie se voyant réduite à peu de chose, comme « déplumée7 », les œuvres ne peuvent plus chercher leur spécificité en des normes données de façon extrinsèques à l’écriture. Ce problème de définition, qu’on peut sans doute présenter comme caractéristique de la notion même de littérature8, implique une perte de repère et le risque d’un certain relativisme.
10Ce relativisme apparaît nettement dans le paradoxe qui métamorphose l’une en l’autre la position du Rhétoriqueur et celle du Terroriste, et qui conduirait à terme à douter du fait poétique lui-même. D’où le constat de Paulhan : « L’existence même de la poésie devient curieusement discutable, et comme suspendue9. » Imposer un régime de clarté à cette confusion ce sera donc sauver la poésie d’errances métadiscursives qui risquent à terme de la condamner.
11Pourtant, il faut comprendre que la dimension historique de la réflexion de Paulhan n’est pas circonstancielle. Sa démarche n’y trouve pas seulement une occasion, mais aussi, comme nous allons le voir, ses conditions. En effet, si la visée de clarté est nettement affirmée, la méthode mise en œuvre est problématique, dans la mesure même où son point de départ est culturel plus que rationnel. C’est ce que nous verrons en analysant l’argumentation mise en place dans Clef de la poésie.
Clef de la poésie : l’errance argumentative
12Je tâcherai de montrer deux choses en me fondant sur une lecture de Clef de la poésie10 : que l’argumentation de Paulhan ne parvient pas à la transcendance de point de vue qu’elle revendique ; que le problème qu’il pose provient de son rapport ambigu aux prémisses des thèses dualistes qu’il conteste.
Que l’argumentation de Paulhan vise à la rationalité tout en se fondant sur le sens commun
13L’argumentation de Paulhan tient tout entière sur une ambiguïté : l’ambiguïté entre une rationalité qui donnerait accès à des critères de jugement transcendant et à ce titre anhistorique, et un point de départ qui est celui du sens commun. Deux exemples, entre plusieurs, nous permettrons de le comprendre.
14(1) D’abord, le statut des thèses principielles fait question. Ces thèses sont : (a) que la poésie contient un mystère ; (b) que la poésie obéit à une loi. Le statut de ce point de départ (en soi déjà contradictoire) est problématique puisque, pour Paulhan lui-même, la contradiction semble d’abord relever de l’opinion. Il la présente comme « le lieu le plus commun du vague et de la contradiction11 ».
15Pourtant, deux lignes plus loin, le statut des membres de la contradiction se modifie considérablement :
Si le mystère est essentiel à la poésie – comme on l’a d’abord prétendu – chaque trait poétique, de la rime à l’exercice spirituel, devrait au contraire porter la marque de ce mystère, et le traduire en quelque façon. Il y a donc toutes chances pour que les lois d’allure grammaticale ou scientifique, que l’on nous propose, se trouvent fausses12.
16De façon assez surprenante, à partir de là, la thèse du mystère n’est plus considérée comme une simple opinion13. Elle fonde la méthode mise en œuvre par Paulhan. Le lieu commun devient prémisse du raisonnement. Au moment où Paulhan prétend mener une enquête méthodique au niveau des principes, il admet pour principe des éléments d’opinion.
17Or cette incertitude quant au statut des arguments, cette oscillation entre énoncé doxique et position de principe, sont récurrentes. Elles font de la rationalité un cadre toujours à demi effacé. Le thème dualiste qui traverse l’ensemble de son œuvre théorique en est peut-être l’illustration la plus frappante.
18(2) L’opposition entre Rhétoriqueurs et Terroristes, on le sait, est une opposition dualiste. Mais pour quelle raison ? Est-ce parce que les uns comme les autres distinguent et opposent pensée et langage ? Ou parce que Paulhan lit lui-même toute la pensée critique de son époque selon cette distinction14 ? D’un côté, dans Clef de la poésie, Paulhan prend à son compte la distinction entre mots et idées15 (même s’il s’abstient de dévaluer les uns par rapport aux autres) ; de l’autre, il affirme que le monde de la pensée est, dans l’état actuel des choses, intégralement structuré à partir de cette distinction. L’incertitude règne donc quant au statut des prémisses dualistes : si Paulhan les constate pour les contester dans les doctrines de ses contemporains, pourquoi les admettrait-il ?
Que le thème du mystère est, chez Paulhan, un effet du dualisme qu’il conteste tout en se fondant sur ses prémisses
19Les prémisses du raisonnement de Paulhan appellent une autre remarque. La solution de Paulhan au problème dualiste que met en évidence l’opposition des classiques et des romantiques est bien connue : elle pose que cette opposition s’efface par une participation au discours. Or cette participation relève d’un inconcevable. Elle change la clarté cartésienne en une mystique de l’évidence. La conscience s’efface. La clarté se fait obscure. L’humanisme cartésien chancèle, qui tient à une capacité de recul. La solution à l’anomie est une autre anomie, puisque le sujet cesse d’y légiférer.
20Pourtant, on peut démontrer que le mystère auquel Paulhan voudrait nous faire participer, ce mystère qui permet de résoudre la contradiction doxique à laquelle il s’attaque, n’est qu’un effet du dualisme. En effet, si le mystère est inconcevable, c’est qu’il défie les structures de la pensée. Il faut donc deux choses pour qu’il y ait mystère : des structures de pensée, aprioriques si l’on veut ; quelque chose qui défie ces structures. Ces deux conditions sont exposées clairement dans Clef de la poésie. Dans le chapitre intitulé « Où notre découverte est mise à l’épreuve », nous lirons, plutôt qu’une réelle mise à l’épreuve, un énoncé involontaire des conditions de possibilité du problème paulhanien et de sa résolution.
Que ce trait propre de la poésie échappe aux prises des poètes (et aux nôtres), il n’y a pas lieu de s’en étonner, s’il s’agit du trait que notre esprit est par essence malhabile à penser. Le sens commun, les philosophes sont ici d’accord. L’un répète à perte de temps : « Un sou est un sou », « Quand il fait nuit, il ne fait pas jour », « Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée. » Les autres, plus gravement, parlent principe d’identité, de contradiction, de tiers exclu : « Ce qui est, disent-ils (de façon plutôt énigmatique), est. » Ou bien : « Ce qui n’est pas vrai, est faux. » Si l’on aime mieux : « Ce qui est mots, n’est pas pensée ; ce qui est pensée, n’est pas mots16. » Et simplement faudrait-il répliquer peut-être au sens commun, aux philosophes – si le principe est bien celui qui régit nécessairement chaque démarche de notre esprit –, qu’il est étrange que cet esprit sache néanmoins l’isoler, le considérer, voire que l’on nous invite à le respecter. Comme s’il existait quelque autre état qui fît avec lui contraste et permît de le distinguer17.
21Dans ce paragraphe s’aperçoivent les conditions du mystère. La pensée est structurée par le principe de contradiction. La pensée est définie comme étant absolument hétérogène au langage. Dès lors, l’indifférence du langage et de la pensée dans le poème, leur identité, est un mystère. Curieuse inversion de l’ordre argumentatif : le mystère est la solution paulhanienne au dualisme qui déchire Terroristes et Rhétoriqueurs. Mais il est aussi bien conditionné par ce dualisme.
22Si Paulhan indique dans « Changer la raison » que le dualisme dont il traite n’est que l’individualisation artificielle, sous l’effet de l’attention, de deux éléments qui n’existent pas séparément, s’il affirme ainsi une thèse qui dépasse le dualisme, il n’en reste pas moins que son concept du mystère reste relatif à ce dualisme. Il n’y a pas forcément ici une faiblesse de Paulhan. J’y verrai plutôt la circonscription du projet ambigu qu’il s’assigne : ce projet consiste à partir de l’opinion pour aller au cœur même de ce dont l’opinion traite. Il s’agit de montrer comment les différentes doxa participent, au-delà de leur apparente diversité, d’une évidence partagée qui les rassemble, d’une même Loi. Paulhan cherche moins la vérité de ce qu’est la poésie que la loi qui oppose avec régularité Rhétoriqueurs et Terroristes, dans l’espoir que cette loi soit elle-même l’essence de la poésie18. On peut lire là le malaise d’une pensée immanente qui prétend s’extraire des contingences de l’opinion, mais ne fait que reconduire à la certitude idéologique qui les fait vivre. Une certitude idéologique est confondue avec l’essence du langage.
23Deux tendances polarisent donc le discours de Paulhan. Un dogmatisme d’un côté, un empirisme de l’autre. Il semble pourtant que chacune de ces positions lui soit inconfortable.
24(1) La tendance dogmatique s’indique dans le fait que la pensée de Paulhan est une pensée de l’évidence, une pensée confiante en l’immédiateté de ses intuitions. Cela explique peut-être que la doxa, dans sa spontanéité à reconnaître le mystère poétique, ne soit pas douteuse, du fait même de sa spontanéité. Cependant, ce dogmatisme est sans cesse corrigé par des allusions à la nature incertaine de propositions fermement assumées par ailleurs.
25(2) La tendance empiriste impliquerait que le travail de la pensée n’a pas d’autre élément que la doxa, que c’est un travail immergé, sans recul. Mais alors comment construire le point de vue chargé de dégager des critères de jugement ? L’empirisme de Paulhan n’est pas un scepticisme qui d’une régularité fait une loi. En effet, Maurice Blanchot montre comment le conflit de la Lettre et de l’Esprit, tel que Paulhan le constate, manifeste par sa régularité « quelque chose d’essentiel, une contradiction présente dans le langage même et dont les partis pris opposés des critiques et des écrivains ne seraient que l’expression nécessaire19 ».
26On peut donc dire que les prémisses du raisonnement paulhanien n’ont pas de légitimité, dans la mesure où leur statut n’est jamais vraiment clarifié, dans la mesure où il est impossible en ces matières chez Paulhan de savoir où commence le jugement de vérité, où s’arrête l’adhérence au lieu commun reconnu pour tel. Pour le dire autrement, ces prémisses n’ont pas de réelle transcendance argumentative. Le dogmatisme de Paulhan reste incertain quand son empirisme est trop confiant.
2. La question de l’intention
27Je vais aborder maintenant la théorie du sujet impliquée dans les théories de Paulhan. Il s’agit d’exposer ici deux thèses : (1) la totalité de l’interrogation paulhanienne est une interrogation de la notion d’intention ; (2) cette interrogation conduit à la destruction de la notion d’intention. On montrera ainsi que, paradoxalement, la dissolution du sujet, chez Paulhan, coïncide avec l’affirmation héroïque de l’expérience subjective, le but étant de suggérer comment les apories de Paulhan entraînent à la fois la disparition du sujet cartésien et celle du sujet de l’oralité que nous évoquions en introduction.
La question du langage est un questionnement de la notion d’intention
28L’étude du langage et de la littérature est toujours chez Paulhan une étude des différentes attitudes que l’on peut prendre quant on traite du langage ou de la littérature. Cette approche du langage est plus phénoménologique que linguistique ou poétique : elle est une réflexion sur les différentes phénoménalisations du langage et de la poésie20. Terreur et Rhétorique sont moins des théories du langage à proprement parler que des points de vue sur le langage. Comme l’explique Blanchot :
Le langage courant est tel que nous ne pouvons pas le voir, en même temps, dans son ensemble, sous ses deux faces. Si alors il n’en existe pas moins (en droit), cela tient au fait qu’il est essentiellement un dialogue : il appartient à un couple, le parlant et l’interlocuteur, l’auteur et le lecteur. […] « Pensée d’auteur, mots de lecteur, dit Jean Paulhan ; mots d’auteur, pensée de lecteur21. »
29Non seulement Rhétorique et Terreur sont des points de vue sur le langage, mais ce sont des points de vue qui mettent en avant leur dimension intentionnelle. Car si le Rhétoriqueur voit des mots et des effets là où le Terroriste voit des pensées et une expression, tous deux s’accordent sur l’idée que la pensée vaut mieux que son expression22. C’est dire qu’ils partagent (1) un certain instrumentalisme linguistique ; (2) l’idée que le sujet peut prétendre à une indépendance par rapport au langage (cette indépendance fait du sens le domaine même du volontaire / cette indépendance rend possible une conscience du langage comme objectivation de celui-ci). Dès lors, questionner comme le fait Paulhan les positions du Rhétoriqueur et du Terroriste revient à mettre en cause les notions d’intention et de conscience23.
Prendre conscience du langage implique d’être inconscient de son fonctionnement
30Le paradoxe est que cette mise en cause se présente comme une inversion des données du problème. Il y avait déjà à un premier niveau un phénomène d’inversion indiquée par l’opposition des Rhétoriqueurs et des Terroristes. Ce qui est intention pour l’un est effet du langage pour l’autre24.
31Mais à un second niveau, ce qui se donne comme volontaire pour la Rhétorique et la Terreur apparaît à Paulhan comme illusion et, à ce titre, comme inconscience. Pour le formuler de très baroque façon, le discours critique de Paulhan se présente comme la conscience de cette inconscience qui prétend être une conscience.
32Il y a là pourtant un problème de méthode. Paulhan en est tout à fait conscient. Le déploiement de son argumentation ne satisfait pas, du moins de manière attendue, aux exigences de la pensée méthodique, telles que Descartes les a fixées. Le dernier chapitre de la version de 1936 des Fleurs de Tarbes explicite ce problème. Ce chapitre s’intitule significativement : « Changer la raison25 ». Il y affirme que l’expérience de pensée menée dans Les Fleurs invite à renverser le fondement même de la méthode cartésienne, qui stipule que « notre pensée n’est en aucun cas soumise ni confondue à ses objets, mais indépendante, au point que l’on puisse entièrement se fier aux intuitions simples qu’elle nous en donne26 ».
33Parce qu’elle cherche à clarifier les données du problème littéraire, la démarche de Paulhan apparaît comme une manière d’héroïsme de la conscience. Seulement, force est de noter que cet héroïsme ne peut se dire que dans les termes d’une destruction de la conscience comme pouvoir de recul et de médiation. L’intention qui fonde les positions antagonistes de la Terreur et de la Rhétorique n’est qu’un effet de clarté. Elle est l’inconscience de résulter d’un rapport déformé au langage. L’intention comme la clarté qui l’entoure sont des effets du métadiscours. Le sujet qui s’y fonde n’a pas d’autre consistance que son activité métadiscursive.
34Là où le sens se donnait pour la Rhétorique et les romantiques comme dialectique de l’intention et de la parole, Paulhan affirme leur indifférence. Pour le Terroriste et le Rhétoriqueur, l’intention (comme choix ou comme décision) faisait la dignité ou l’indignité de la parole. Pour Paulhan, la conscience vraie du langage est une inconscience. Le discours comme dit achoppe sur le présent ébloui du discours comme dire.
Paulhan restaure la Terreur qu’il condamne : prônant l’inconscience, il invite au silence de la tautologie, forme sémantique de la présence
35Il faut alors montrer comment cet éblouissement résulte d’une axiologie métaphysique fondée sur la notion de présence. La distinction entre langage et pensée se fonde chez Rhétoriqueurs et Terroristes sur l’idée que la présence à soi est la valeur ultime et que tout ce qui s’en écarte est mauvais27. Or la démonstration de Paulhan ne critique pas cette axiologie. Elle affirme tout au contraire que la présence à soi n’est que dans l’inconscience silencieuse de l’énonciation.
36On peut en effet poser que l’instrumentalisme linguistique des Rhétoriqueurs et des Terroristes est une pensée de la présence, le langage y étant jugé sur le critère de la présence à soi du sujet. Or, selon Henri Meschonnic, tout en récusant l’instrumentalisme linguistique, Paulhan en propose un accomplissement sans reste. L’auteur de Le Signe et le Poème explique ainsi que « la notion de perfection du langage est l’achèvement du pragmatisme, l’inverse de l’instrumentalisme qui accomplit l’instrumentalisme28 ». Le regret dualiste de l’unité perdue dont tout instrumentalisme est empreint se transpose alors dans le rêve de faire corps avec le langage.
37Dès lors, tout commentaire est vain, puisque le sens est pure présence à soi dans le langage. Jusqu’au prochain recul, c’est-à-dire : jusqu’à la prochaine illusion. Le vrai langage, le langage commun, est en même temps celui d’un violent solipsisme. Si chacune des deux illusions était relative à un des pôles des participants à l’acte de communication (auteur/lecteur), le langage vrai effacera cette relativité. Comme l’explique Blanchot : « Pour le langage originel, tout se passe comme s’il n’y avait pas eu un auteur et un lecteur, mais une seule et même puissance de dire et de lire se substituant au disant et à l’écoutant29. »
38L’effacement des pôles rhétoriques implique un effacement du doute et du recul, une fin de l’interprétation, puisque tout a lieu silencieusement dans la voix intérieure et impersonnelle d’une participation au sens. Où l’on retrouve le problème pointé par Derrida dans La Voix et le phénomène : problème d’un « vouloir-s’entendre-parler absolu » où le présent vivant de la voix risque toujours de coïncider avec la voix blanche et mortifère du silence30. La rhétorique de Paulhan pense donc la communauté du sens comme un dyonysisme communicationnel.
39Si Paulhan semble être très conscient du fait que c’est sans doute une angoisse liée à la « pauvreté en expérience31 » qui conduit à l’ivresse des théories poétiques de l’entre-deux-guerres, y échappe-t-il vraiment ?
L’on s’étonne parfois que les Lettres cherchent moins, de nos jours, la cohérence et la rigueur que l’émotion, la violence, le tremblement, l’à corps perdu. Mais sans doute y a-t-il eu un temps, qu’il dépend de nous de rappeler, où elles étaient assez sûres de transformer pour ne point s’efforcer d’émouvoir ; trop efficaces pour avoir besoin d’effet. D’où l’on ne verrait plus guère, en tant de sursauts et d’agitation, que le remords d’une efficacité perdue32.
40Tout autant que l’expérience surréaliste, l’« à-corps-perdu » caractérise à merveille l’adhésion au discours que Paulhan théorise.
3. Implications en termes de théorie de la littérature : quiétude d’une littérature sans contours
41Nous pouvons maintenant présenter l’impact théorique des théories de Paulhan. Nous marquerons ainsi sous forme de remarques deux conséquences du chancèlement de l’humanisme pour l’idée de littérature : chez Paulhan, la définition conventionnaliste de la littérature est une manière d’évacuer la problématicité féconde de la notion même de littérature ; le primat du langage dans l’approche de la littérature conduit à priver la littérature de sa spécificité rhétorique, laquelle consiste à proposer une exception discursive en dialogue avec les discours ambiants.
La convention comme garante d’une confiance
42D’une certaine manière, tout le problème de Paulhan est de trouver un rapport juste au sens, de critiquer les illusions de ses contemporains quant au rapport entre sens et langage. À ce titre, il n’y a pas chez lui d’inquiétude au sens fort. Son scepticisme théorique (quoi de plus sceptique que sa méthode de confrontation des thèses antinomiques ?) n’est pas un scepticisme métaphysique. Il y a du sens. Il s’agit de savoir comment le penser.
43En ce sens, la pensée du lieu commun et de la convention n’est pas problématique. Elle n’engage pas une réflexion sur la contingence, comme c’est le cas par exemple chez Valéry quand il expose les bribes d’une théorie fiduciaire du langage. La convention chez Paulhan, n’est jamais thématisée comme problématicité du sens. Il y a là une confiance dans la convention, exempte de tout désespoir. Quand Valéry écrit dans Tel quel :
La rime a ce grand succès de mettre en fureur les gens simples qui croient naïvement qu’il y a quelque chose sous le ciel de plus important qu’une convention. Ils ont la croyance naïve que quelque pensée peut être plus profonde, plus durable… qu’une convention quelconque…
Ce n’est pas là le moindre agrément de la rime, et par quoi elle caresse le moins doucement l’oreille33,
44c’est une manière de désespoir qu’on entend. La distance est immense ici avec ce qu’on peut lire dans À demain, la poésie. Dans ce texte, l’irrespect des conventions témoigne, selon Paulhan, d’une perte de confiance dans le pouvoir du mystère poétique, l’observation des règles étant le signe d’une « hardiesse » et d’un « espoir34 ». Ainsi la règle est-elle « plus mystérieuse que la fantaisie – car il semblerait à première vue invraisemblable que la règle vînt nous combler35 ». L’homme du commun qui pratique naïvement la rime quand il poétise est un homme tranquille, confiant, et le meilleur des poètes36. C’est qu’il faut entendre par règle « quelques moyens sûrs, pour l’écrivain, d’accéder à un point d’accomplissement37 ».
Le primat du langage implique l’effacement des contours de la littérature
45Deuxième remarque, il n’y a pas, chez Paulhan, d’idée de la littérature qui ne passe par une philosophie du langage. C’est par la pensée du langage qu’il dépasse les oppositions dues aux problèmes de point de vue. En effet, le sujet étant toujours une vue sur le langage, les différentes subjectivations du langage se présentent comme différents aperçus d’une même substance. D’où tout procède et à quoi tout revient. Ainsi la recherche des critères du jugement littéraire qui dépasse les conflits de points de vue passe-t-elle toujours par une notation de la nature linguistique de la littérature :
Je m’en tiens à l’évidence banale : […] la littérature est en tout cas une combinaison, une machine, si l’on préfère un monument, faits de mots et de phrases. Il y a donc toutes chances pour que nous ayons affaire à des lois de langage38.
46L’œuvre littéraire est donc un cas de langage. Mieux, comme le dit Blanchot, l’œuvre accomplit le langage. Elle le parfait. Le soustrait au dédoublement des points de vue :
Dans la Clef, nous voyons le mystère du langage redoublé pour la poésie par l’effort qu’elle accomplit pour s’en délivrer. Si ce mystère est la métamorphose du sens en mot et du mot en sens, le poème, en fixant les mots dans une matière plus stricte et le sens dans une conscience plus forte, semble en effet une tentative pour empêcher le jeu de la métamorphose, semble un défi jeté au mystère, mais celui-ci, se produisant malgré tant de précautions et contre la puissante machine préparée pour l’anéantir, n’en est que plus frappant, et deux fois mystère39.
47La poésie est redoublement du langage. Elle en est la confirmation, la manifestation la plus pure. Elle y est soumise. Cela implique une sacralisation du langage, son essentialisation.
48Le langage est donc premier. La littérature vient après pour en fixer les vertiges. De là découlent deux choses :
49(1) d’abord que la dignité ontologique de la littérature est maintenue ;
50(2) ensuite, qu’il n’y a de spécificité littéraire que dans l’expression du langage. Ou, cela revient au même, qu’il n’y a pas de spécificité de la littérature.
51Ainsi, le maintien des signes littéraires (conventions, genres) joue paradoxalement contre la possibilité d’une définition spécifique de la littérature et de son hétérogénéité aux discours du commun. L’exception littéraire doit être maintenue justement parce qu’elle correspond au sens commun. Elle doit être maintenue comme ce qui prive justement la littérature de sa définition. La définition de la littérature coïncide ici avec une essentialisation du langage. La littérature, très utilitairement, est un travail de mise en évidence de l’essence du langage. À la limite, le littéraire est pensé comme résidu, dans la mesure où la théorie de la littérature chez Paulhan s’apparente à une téléologie.
4. Théories de la seconde moitié du xxe siècle : duplicité de Paulhan
52Il est probable que la théorie paulhanienne diffuse tout au long de la seconde moitié du xxe siècle. Faute d’influences attestées, ce qui requerrait un vaste travail d’investigation historique, on peut repérer deux tendances critiques qui sont étrangement proches de certains aspects de la pensée paulhanienne : une tendance qui s’attache à la dimension linguistique du fait littéraire, une autre qui met l’accent sur sa dimension rhétorique et communicationnelle.
La littérature et le langage
53L’idée que la littérature puisse être assimilée au langage a remporté un franc succès dans la seconde moitié du siècle. Cette idée varie et épouse les différentes théories du langage, du structuralisme aux théories phénoménologiques du figural.
54Pour le structuralisme, la littérature est un cas de langage. Le langage possède une légalité propre et autonome. Il peut être étudié comme structure, indépendamment de réalités extrinsèques. La littérature, par la situation de communication exemplaire qu’elle propose, est un espace propice à cette étude. Elle manifeste l’essence décontextualisée de tout langage et l’immanence linguistique du jeu des points de vue. Pour les théoriciens du figural, la littérature est un cas de langage. Le langage a une profondeur de désignation, que voile la fixation de l’usage. La littérature manifeste cette profondeur en réintégrant une mobilité dans le système des usages. Par le jeu de cette mobilité, elle manifeste le jeu du langage en le redoublant40.
55À chaque fois, la littérature retrouve une dignité par le fait qu’elle est un observatoire privilégié d’un langage sacralisé. À chaque fois aussi, la littérature est dépassée vers autre chose qu’elle-même, et sa définition dépend de théories qui la précèdent. Cela fait une littérature confiante en son pouvoir, malgré tout justifié.
Théories rhétoriques et pragmatiques
56Paulhan aborde dans ses textes théoriques un problème qui relève indissociablement de l’histoire et de la théorie littéraire. La question de l’autorité de l’œuvre41. C’est en effet ce problème qui fonde l’investigation sur la Terreur. La Terreur, c’est l’idée que l’œuvre détient une autorité de par sa participation à quelque chose qui se soustrait à la communication et donc au questionnement. Elle fonde son pouvoir en un indicible, en un absolu. C’est une stratégie de légitimation.
57Cette violence communicationnelle, Paulhan la rattache souvent au romantisme. On peut à bon droit soutenir que lui-même n’en sort pas. Que sa réhabilitation de la rhétorique reste prise dans une pensée absolutiste de la littérature et du langage. Cependant, il semble qu’après lui un mouvement soit lancé. Il aboutit aujourd’hui aux théories de Jean Bessière et de Dominique Maingueneau.
58D’une certaine manière, Jean Bessière se situe dans la continuité de la pensée de Paulhan. Chez Bessière42 se retrouvent les caractérisations de l’œuvre comme lieu commun (avec cette différence que ce lieu commun est défini par le questionnement, et non plus par la confiance, et la question de la pertinence), une critique du paradigme romantique (terroriste) défini comme littérature du statut d’exception (l’expression est reprise d’Agamben, qui la reprend à Carl Schmitt), c’est-à-dire comme littérature qui se refuse à toute intégration communicationnelle, comme pure tautologie, dogmatique et autoritaire.
59Chez Dominique Maingueneau43, l’exploration pragmatique de la communication littéraire est étroitement corrélée à une critique du modèle romantique dont Proust est selon lui un représentant éminent. L’étude de la constitution des légitimités discursives donne lieu à une rhétorique élargie (puisant dans les ressources de la sociologie). Comme chez Paulhan, il s’agit de comprendre comment le discours littéraire (entre autres) fonde son autorité, pour mettre en question tout autoritarisme et restituer la littérature au partage du sens et à la communauté.
60La différence de ces deux dernières doctrines contemporaines avec celle de Paulhan tient à n’en pas douter à la question de l’absolu, à leur scepticisme. Les discours critiques actuels accomplissent une sécularisation de la littérature qui doit nous interroger, au même titre que l’effacement voilé du sujet et l’imposition tacite du silence chez Paulhan.
61Benoît Monginot
62Université de Toulouse II