Les « documents » dans La NRF des années 1930
1En 1926, Jean Paulhan, nouveau rédacteur en chef de La Nouvelle Revue française, écrit à son ami et collaborateur Marcel Jouhandeau : « Je voudrais bien que la nrf pût sortir parfois de la littérature. Vous semble-t-il possible que nous donnions, par exemple, quelques faits-divers ? Mais il faudrait éviter le pittoresque, et les journaux de Paris, qui expliquent tout par l’amour et l’argent. Consentiriez-vous à jeter parfois un coup d’œil sur ceux de Guéret ?
2« Ou, si non des faits-divers, n’importe-quoi de “vrai” : un rapport d’agent-voyer, de consul, que pensez-vous1 ? »
3Quatre ans plus tard commencent à être publiés en tête de revue des « documents », très hétéroclites dans le thème comme dans la forme, qui semblent correspondre à ce que recherchait Paulhan. Il s’agit pour partie de documents politiques (dans « Jeunesse Russe », Ilya Ehrenbourg rassemble des entretiens, des lettres, des journaux intimes dans le but de « pénétrer les pensées et sentiments de cette jeunesse », de constater que « la révolution a vraiment créé des hommes nouveaux »). Nous trouvons aussi des documents qui touchent à la religion (« Les Fanatiques », la « Glose de Ste Thérèse d’Avila »), ou aux sciences (« Linéaments d’un deuxième univers – sept exposés scientifiques »), des documents sur d’autres peuples, par d’autres peuples (« Un procès en sorcellerie en 1929 », commenté par Lévy-Bruhl). Sont publiés également des documents par de grands auteurs ou sur de grands auteurs (des lettres, des journaux intimes, des œuvres de jeunesses, mais aussi des documents plus inattendus, tel celui sur « La Folie de Nietzsche », constitué d’extraits de diagnostics et de notes rédigés par des médecins lors de l’internement du philosophe), ainsi que des textes d’inconnus, sur des inconnus (des dossiers de police, des lettres comme celles échangées entre inspecteurs et institutrices au sujet d’une discorde entre Mlle Baron et Mlle Lemoine, des « Récits d’enfants »)… Il s’agit d’un corpus d’une grande variété, difficile à définir et à décrire. Entre 1930 et 1940, c’est un peu moins de soixante-dix documents qui sont publiés. L’intérêt de ces documents vient du fait qu’ils paraissent dans une revue de littérature, qui plus est La NRF, qui prône, dit-on, une littérature pure, autonome. Les documents viennent ébranler l’image d’une revue trop sérieuse, austère, celle de la Grande Littérature. Ils poussent à poser la fameuse question à laquelle nous ne répondrons pas – qu’est-ce que la littérature ?
4Si l’on en croit la proposition de Paulhan à Jouhandeau, les documents sont un moyen de « sortir de la littérature », de s’aventurer hors de la littérature, d’aller voir ailleurs. Il y aurait donc sinon une opposition, du moins une différence de « nature » entre l’intérieur et l’extérieur, la littérature et le document. En effet, par définition le document constitue une forme d’anti-littérature, d’extra-littérature. Il est une forme de « désœuvrement ». L’œuvre nécessite un « esprit créateur » d’après le dictionnaire Le Robert, ce qui implique un auteur, et un acte de création : la nature du document pose problème dans les deux cas. Il est difficile de désigner l’auteur de la plupart des documents de La NRF, la pluralité des « agissants » sur le texte empêche de distinguer une voix unique à son origine. Prenons l’exemple du document sur « La Mort de Tolstoï à Astapovo », dans lequel sont rassemblés de nombreux télégrammes arrivés ou partis de la gare dans laquelle se meurt l’écrivain russe en 1910. Les télégrammes ont été dictés par des personnes différentes (proches, journalistes, personnels de gare ou de gendarmerie, gouverneur, admirateurs…), transcrits par des employés, « réunis dans un dossier spécial » par les autorités de la gare, et publiés par les Éditions de la Bibliothèque nationale de Moscou. Enfin, Hélène Iswolsky les a sélectionnés, traduits et annotés pour La NRF. Cette absence d’auteur unique s’accompagne du fait qu’il n’y a pas volonté de faire œuvre au départ, il n’y a ni inventeur ni invention. Le document, c’est ce qui ne s’invente pas. Les questionnaires, les notes, les bulletins, les notices, les témoignages, les cahiers sont vrais : ils ne sont pas le produit de l’imagination mais celui de la vie réelle, ils ne proposent pas des interprétations mais des informations. Or, c’est ce côté « vrai », brut, non manipulé qui intéresse Paulhan et le lecteur des documents (peut-être même plus généralement la population dans une période d’après guerre). On va chercher cette authenticité hors de la littérature, dans le document.
5En allant fouiller du côté de l’extra-littéraire, de l’anti-littéraire, La NRF fait entorse à ses grands principes qui paraissaient inébranlables et qui faisaient d’elle la revue de la littérature « pure ». Paulhan disait : « je crois que servir la littérature, c’est d’abord cela : c’est la séparer impitoyablement de tout ce qu’on est trop porté à confondre avec elle : la morale et la politique, la littérature de charme et de sensation, et jusqu’à la fausse littérature qui s’admire et se prend pour idole2 ». La littérature pure, c’est dans un premier temps la « littérature séparée de la politique », donc la littérature autonome. Dans un deuxième temps, c’est la littérature séparée de « la fausse littérature », et séparée du journalisme, de ces « journaux de Paris » que souhaite éviter Paulhan. Les documents font exactement le contraire de cela, beaucoup d’entre eux ont à voir avec la politique ou avec le journalisme, parfois même avec les deux à la fois. Dans « Curieux événements à La Havane », par exemple, Georges Ribemont-Dessaignes (et derrière lui Alejo Carpentier) dresse le portrait du dictateur Machado et de son régime répressif par le biais d’un montage d’extraits de journaux, de communiqués, de discours radiophoniques… De tels documents permettent de remédier à des carences qui gênaient Paulhan – celui-ci faisait remarquer aux lecteurs et aux collaborateurs de La NRF : « Il me semble que la N.R.F. parle, trop tard, de trop peu de choses3. » Les documents (en plus de la rubrique « L’Air du mois » à partir de décembre 1933) permettent de ne pas se couper du monde et des problèmes de l’époque… Et cela, tout en ne prenant pas parti, tout en restant neutre : les documents sont une solution intéressante pour parler de ces questions extérieures sans « parquer » les auteurs dans des idées, des principes choisis par la revue. Mais l’objectif de ces documents n’est pas seulement d’informer.
6« Sortir de la littérature » ne se résume pas à parler de l’actualité et à introduire des journaux dans la revue. C’est aussi donner la parole àl’homme du commun. Nous pouvons par exemple penser au document « Le lecteur écrit… », pour lequel Louis Guilloux a sélectionné des lettres adressées à un journaliste :
Monsieur,
Voudriez vous incéré (sic) un petit article sur votre journal au sujet de l’égalisation de la femme à l’homme. Puisque l’on vote des lois que la femme doit voter, doit faire ci, doit faire cela, doit suivre son mari, etc… tout ça c’est très bien.
Mais je me suis trouvée à assister à une soirée avec mon mari, toujours celui-ci ayant trompé ma vigilance avec une de mes grandes amies, alors dois-je lui détourner son mari, moi qui n’ai jamais songer (sic) à me déranger. Il me montre le chemin. Pourquoi ne voterait-on pas une loi puisque l’on veut que la femme soit égale à l’homme d’avoir des maisons de tolérance pour femmes. Au lieu de perdre deux ménages la femme pourrait se venger, il y aurait beaucoup moins de crimes.
Au lieu de détourner le mari de celle-ci, l’on porterait sa rancune à la maison principale.
Et personne n’en souffrirait.
Une banlieusarde4.
7La NRF se fait avant tout la voix de Paulhan – qui disait que « la littérature est toujours utile, bonne ou mauvaise5 » – lorsqu’elle publie des documents sur les fous, les enfants, ou les poètes du dimanche. Paulhan poursuit ses réflexions et ses expériences sur la logique du langage courant qu’il menait dans la revue Le Spectateur,sous-titrée « Observations et essais sur l’intelligence dans la pratique et dans la vie quotidienne6 », ou encore dans sa thèse sur la sémantique des proverbes malgaches. Paulhan s’est aussi intéressé aux clichés, aux lieux communs qu’il défend dans Les Fleurs de Tarbes. Les documents sont une expérience de plus du langage commun. Paulhan donne sa place au langage de tous les jours et aux hommes qui le pratiquent dans la revue du langage pur et des auteurs reconnus et célébrés. Ce faisant, il provoque, s’amuse, et questionne la définition de la littérature. Nous pouvons associer l’attention personnelle que porte Paulhan au langage commun à celle plus généralement portée au primitif et au naïf par les auteurs de la modernité. Les arts et la littérature modernes connaissent un engouement pour ces courants qui vont dans le sens d’une « désophistication », d’un anti-académisme. La force des documents vient d’abord du fait qu’ils sont de véritables condensés de vie, ce sont des morceaux bruts de vie. Les limites du langage, l’impossibilité du fini, de la totalité sont compensées par le rythme, par les intensités, les pulsions. Les documents ont finalement beaucoup de traits caractéristiques de la modernité qui préfère la force à la forme, un petit texte inachevé mais brut à un objet littéraire lisse, fini, mort. Les documents sont prenants autant que surprenants, leur force touche à la poésie.
8La poésie, voilà ce qui paraît certainement le plus éloigné du document : elle n’informe pas elle n’est pas un outil de « reportage ». Pourtant quelque chose de poétique se dégage de beaucoup de documents. Prenons « La Folie de Nietzsche ». Construit de bribes de comptes rendus médicaux, il semblerait que ce document ne soit pas poétique. En réalité, la façon dont se superposent les phrases très « savantes », très prosaïques des médecins et les phrases dans lesquelles ceux-ci rapportent, directement ou indirectement les paroles de Nietzsche est tout à fait surprenante – et a peut-être quelque chose à voir avec la poésie.
Symptômes de la maladie actuelle : mégalomanie, faiblesse intellectuelle, diminution de la mémoire et de l’activité cérébrale. − Selles régulières. – Urine fortement sédimenteuse. – Le patient est habituellement agité, mange beaucoup, réclame continuellement à manger, n’est cependant pas capable de fournir un effort et de pourvoir à ses besoins ; prétend être un homme illustre, ne cesse de réclamer des femmes.
9Ou :
1er avril. « Je demande une robe de chambre pour une rédemption complète. » Poids 134 livres (+ 6)7.
10Le fragment, le rythme, les associations de contraires (la folie/la raison), les détails poétiques : il y a une potentialité poétique du document. Cette potentialité a été reconnue par de nombreux auteurs. Barthes remarque, en observant des photos de reportage, la dualité des photos qui retiennent son attention, la « co-présence de deux éléments discontinus, hétérogènes en ce qu’ils n’appartenaient pas au même monde » : « Le studium explique l’intérêt de la photo par rapport à un savoir, alors que le punctum me touche personnellement ; l’on va chercher ce qui nous intéresse dans l’étendue culturelle du studium, alors que c’est le punctum lui-même qui vient nous toucher8. » L’historienne Arlette Farge parle des « trésors d’archives », et note qu’elle a parfois envie de parcourir les archives simplement « pour le plaisir d’être étonnée, pour la beauté des textes et l’excès de vie offert en tant de lignes ordinaires. […] Il y a tant de bonheur à accumuler une infinité de précisions sur des milliers d’anonymes disparus depuis longtemps, qu’on en oublie presque qu’écrire l’histoire relève d’un autre exercice intellectuel où la restitution fascinée ne suffit pas9. » Genette met en jeu la « capacité de tout texte dont la fonction originelle, ou originellement dominante, n’était pas d’ordre esthétique, mais par exemple didactique ou polémique, à survivre à cette fonction, ou à la submerger du fait d’un jugement de goût individuel ou collectif qui fait passer au premier plan ses qualités esthétiques10 ». On prend du plaisir à lire la plupart les documents de La NRF, un plaisir qui n’a rien à voir avec le savoir, l’instruction, l’apprentissage, qui n’est pas celui d’un « connaisseur »... Le plaisir est le même que celui éprouvé devant une petite œuvre qui nous charme, c’est un plaisir poétique.
11Wladimir Weidlé traite du « crépuscule de l’art » dans Les Abeilles d’Aristée. Essai sur le destin des lettres et des arts, ouvrage contemporain des documents de La NRF11. Il reproche notamment à la littérature moderne sa « fiction infiltrée dangereusement de l’intérieur par “ce qui n’est pas feint”, la réalité crue », et par conséquent « le rétrécissement du rôle de l’imagination », dont l’aboutissement est la publication de textes-collages ou de documents12. Or, ne plus imaginer, ne plus inventer, ne plus faire de fiction, c’est ne plus raconter : plus de récits, plus de contes, la littérature se meurt. Walter Benjamin, dans la première partie du xxe siècle, écrit lui aussi : « L’art de raconter est en train de se perdre13. » Et voilà qu’on abrège la narration, que se multiplient les short stories. Pourtant, certains des documents racontent des histoires, ou du moins ils conduisent le lecteur à s’en raconter. Ilsont une potentialité littéraire et poétique qui est repérée par ceux qui choisissent de lespublier. Nous pouvons en effet difficilement croire que les éditeurs de la revue ontpublié les documents sans s’attacher à leur potentialité littéraire (on ne pourrait prendre un document au hasard et le publier dans La NRF). C’est sans doute parce que les éditeurs y ont senti de la poésie, parce qu’ils leur ont plu littérairement que la plupart des documents sont entre nos mains aujourd’hui. D’ailleurs, en les publiant dans une revue de littérature, en recontextualisant les documents, ils mettent en avant cette littérarité des documents: on donne à lire des textes de qualité, en suggérant l’air de rien : « Là, il y a peut-être de la littérature, il y a peut-être de la poésie. » Par exemple, le document sur Tolstoï « raconte » la fuite d’un grand auteur et son agonie dans une petite gare de province dans laquelle tous se précipitent, alors que lui ne se doute pas de l’agitation extérieure, qu’il pense être là « incognito » : voici une véritable histoire romanesque. Il y a quelque chose de l’ordre du mythe et de la poésie dans ce moment de vie (de mort). C’est ce mélange de romanesque et d’authenticité qui fait le charme des documents. Ils intéressent parce qu’ils racontent une histoire vraie, mais une histoire quand même, « comme dans les livres ».
12Cette potentialité littéraire est ensuite exploitée. Les documents résultent de nombreux autres choix que celui du document lui-même. Il y a également choix dans le document de ce que l’on garde ou non. Souvent la revue ne publie qu’une partie du document, une partie choisie, sélectionnée. Ce choix n’est pas fait « au hasard ». On touche là au réfléchi, au pensé, mais aussi au senti, au ressenti de quelqu’un pour quelque chose. Dans « Lettres d’étudiants allemands », neuf correspondants sont choisis parmi les cent vingt que publie Witkop : pourquoi ? Comment ? Selon l’introduction, les lettres qu’ils écrivent sont les plus « candides ». Mais pour réduire à tel point le corpus, il a dû falloir plus de critères, et la sensibilité de l’homme qui a choisi a dû entrer en compte. Choix ensuite de la composition, de l’organisation du document : les fragments ne sont pas seulement juxtaposés, le document fait souvent l’objet d’un montage. Le « monteur » agit sur le document, et cette action peut être déterminante dans la réception (par exemple, dramatisation du document grâce à la technique du crescendo, soin tout particulier des « chutes », les documents se terminent « en beauté »). Choix encore du titre, des traductions, des annotations. Choix important des introductions, qui laissent rarement le lecteur sans pistes de lecture, aussi courtes soient-elles. Le lecteur n’est pas seul face à un document : on donne au document une inclination, on le découpe en fonction de ce que l’on veut montrer, et on pointe du doigt ce à quoi le lecteur doit penser lors de sa lecture. Les documents racontent des histoires au départ, mais les monteurs « aident » l’histoire à se raconter, ils donnent une impulsion au document, un mouvement, ils facilitent ainsi le contact avec le lecteur d’une revue de littérature. Il y a « travail » du document, et donc déneutralisation, littérarisation de celui-ci.
13Il arrive parfois que la littérature s’empare totalement du document. À plusieurs reprises, le document a inspiré des œuvres littéraires. Par exemple, on trouve dans La NRF un document sur les « Derniers jours de Baudelaire », constitué de lettres inédites de Mme Aupick à Poulet-Malassis, respectivement mère et ami du poète. Bernard-Henri Lévy a écrit un roman sur le même sujet, et sous le même titre : Les Derniers Jours de Charles Baudelaire14. Dans ce livre, l’auteur mêle la réalité à la fiction : il évite à tout prix le « genre documentaire », le langage neutre, et utilise de nombreux procédés romanesques très classiques (multiplication des points de vue, flash-back…). Ce qui est intéressant, c’est que nous retrouvons, à certains moments, les informations lues dans le document de La NRF sous une toute nouvelle forme. Par exemple, dans la revue :
Quant aux secours de la religion, ç’avait été la première pensée de Mme Aupick que de les assurer à son fils : « Songez, à son âme, je vous en prie à mains jointes, écrivait-elle à Ancelle. Malgré les apparences, malgré ses écrits, il croit, il y a en lui un fonds de religion. » […] La première offre que lui en apporta un prêtre n’eut pour résultat que des « Cré nom ! » furieux15.
14Puis dans le roman :
Et tout son vocabulaire se réduisait – quelle honte ! mais, que voulez-vous, on n’est pas responsable de son fils ! – à un vilain « crénom » qu’il répétait à tout bout de champ et qui effrayait les religieuses16.
15Bernard-Henri Lévy fait de la fiction, mais tout en utilisant des éléments réels, des documents. À la question : « Tu t’es livré à une enquête ? », l’auteur répond par l’affirmative : « chaque fois qu’un trait, un événement étaient avérés, je les respectais scrupuleusement ; et c’est dans l’intervalle, dans les “trous” du savoir, en quelque sorte, que je logeais la fiction17 ». En effet, le côté « réel » des documents donne du relief aux histoires, un côté « trois dimensions »... mais dans ce relief, dans le document il y a des « trous ». Si le montage, les annotations, les retouches des documents de La NRF permettent de remplir une partie de ces trous, il en reste toujours. Weidlé écrit que « dans le cas du montage, c’est au lecteur qu’on laisse le soin de remettre le tout dans l’un18 ». Le lecteur comble les « trous » restants grâce à son imagination, il fait du lien, il « tisse » entre les fragments pour faire du document un texte. Sauf qu’ici, B.-H. Lévy a « pris la place » du lecteur dans le rôle de « tisserand », il a tissé ce qu’il a voulu, où il l’a voulu, comme il l’a voulu. Nous avons parfois même l’impression que la fiction a débordé là où il n’y avait pas de trous. Le lecteur perd le plaisir de tisser le texte, perd le plaisir du document brut. Alors que le document « piquait » le lecteur, le roman le laisse dubitatif. L’œuvre littéraire n’est pas nécessairement meilleure que le document brut. Les documents seraient donc un réservoir à fictions, à littérature. Alban Cerisier écrit : « Le document est une voie de revitalisation de la littérature pour Paulhan19. »
16Il est intéressant de noter que l’intérêt pour le document n’est pas le seul fait de La NRF, qu’il s’agit véritablement d’un phénomène d’époque. On peut lire dans une des lettres de Paulhan à Gallimard qu’Europe et La Revue française ont imité ces documents20. Plus étonnant encore, ce phénomène touche des revues dont le programme, les idées, la conception de la littérature semblent opposés à ceux de La NRF. La revue illustrée Documents, de Georges Bataille, choisit le prosaïsme contre l’esthétique, le réalisme agressif contre l’imagination surréaliste, elle choisit le document. Mais le collaborateur d’Espezel écrira à Bataille : « Le titre que vous avez choisi pour cette revue, n’est guère justifié qu’en ce sens qu’il nous donne des “Documents” sur votre état d’esprit21. » La revue Minotaure, qui tente de rassembler toute l’avant-garde, mais qui sera finalement récupérée par les surréalistes, propose des articles très surprenants qui ont à voir avec le document (l’article sur les graffiti du photographe Brassaï, celui du Dr Édouard Claparède qui propose une nouvelle réponse à la question « pourquoi dormons-nous ? », l’étude de Paul Éluard sur les cartes postales, qu’il appelle « trésors de rien du tout22 »). La littérature se mélange aux autres disciplines… mais cela pour son profit : l’authenticité et le lieu commun servent à la création, ils sont utilisés pour faire choc avec l’œuvre de l’auteur ou de l’artiste, afin de donner à lire ou à voir cette « explosante-fixe » qui importe à Breton. Les revues littéraires des années 1930, aussi différentes soient-elles, présentaient ce même besoin de toucher aux limites de la littérature, de faire entrer le monde dans la littérature, de malmener la littérature pure, et plus précisément d’utiliser pour cela le « document ».
17Finalement, « sortir de la littérature » n’était peut-être pas l’expression exacte pour qualifier l’expérience des documents dans La NRF. On devrait plutôt dire qu’on ouvre grand les fenêtres de La NRF pour y laisser entrer d’autres choses que la Littérature − une autre littérature par exemple, sans brillant, sans couronne, une petite littérature du quotidien et de l’homme du commun, une littérature au plus proche de la vie. De nombreuses revues de littérature des années 1930 posent la question des limites de la littérature et du dépassement de ces limites en introduisant des documents, plus ou moins montés, plus ou moins bruts, plus ou moins recréés. Ces documents semblent mettre tout le monde d’accord, « Terroristes » et « Rhétoriciens », comme s’ils étaient une solution à la « Maintenance » que souhaitait Paulhan. La terreur souhaitait émonder le langage, le ruiner, par le biais des documents on le « remonde » – tout en adoptant un point de vue nouveau, original sur la littérature.
18Claire Alfonsi
19Aix-Marseille Université