La poétisation du document chez Charles-Louis Philippe
1Charles-Louis Philippe (1874-1909) est un romancier tombé dans l’oubli, même si son nom resurgit de temps à autre dans les revues littéraires. À l’occasion d’un dossier sur la représentation du peuple, Le Magazine littéraire (mai 2012) vient ainsi de lui consacrer un article intitulé : « Charles-Louis Philippe, le seigneur du trottoir1 », titre choc correspondant assez bien à l’univers de la prostitution décrit dans Bubu de Montparnasse, son roman de 1901. Par ailleurs, Philippe, journaliste par intermittence, n’aurait peut-être pas désavoué ce titre qui sonne comme une manchette à la une littéraire. Charles-Louis Philippe est également associé aux débuts de La NRF ; pour Gide et l’équipe des fondateurs, ce fut un écrivain de référence en matière de renouvellement du genre romanesque. Lorsque Larbaud définit le modernisme littéraire, dans son article sur Conrad, il cite l’auteur de La Mère et l’Enfant, comme exemple d’une nouvelle inspiration formelle : « Il n’a pas en Angleterre, comme chez nous, de division bien nette entre le grand public et the happy few, cet “heureux petit nombre” qui a rendu possible des romans sans intrigue, comme ceux de Jean de Tinan ou comme La Mère et l’Enfant, et des romans tout en conscience comme L’Immoraliste2. » Dans ce contexte, sa mort soudaine en 1909 eut un grand retentissement. Grâce à Léon Werth et à Larbaud, La Phalange de Jean Royère publia des textes de Philippe. La NRF, qui plaça l’écrivain au sommaire du faux premier numéro en novembre 1908, multiplia les textes et les études et un numéro spécial lui fut dédié le 15 février 1910 (no 14). Une autre revue, Les Cahiers d’aujourd’hui, dirigée par George Besson, entretint constamment le culte du romancier disparu. Enfin, Philippe avait crée autour de lui une « famille » composée d’amis et de disciples, dont Marguerite Audoux, préoccupés d’art et de questions sociales. C’est cette famille que Fargue a décrite dans un numéro des Cahiers d’aujourd’hui3.
2Romancier de la « crise du roman » et auteur de textes sociaux, ce sont donc les deux angles, presque antinomiques, que nous retiendrons pour cerner la fonction du document chez Philippe, à travers quelques-uns de ses contes et son roman, Bubu de Montparnasse. En publiant dans les revues littéraires comme La Revue blanche et dans la presse (Le Canard sauvage, Le Matin) des nouvelles qui furent reprises en recueils, Faits divers, Contes du Matin, Philippe fut en effet directement confronté au rapport du document à la fiction. Quant à Bubu, il faut le relire en liaison avec la correspondance à Henri Vandeputte, qui éclaire les techniques documentaires de l’auteur, à une époque où les principes de Zola étaient contestés. C’est évidemment ce point qui structure l’originalité de Philippe, tant sur le plan esthétique que social. L’équipe de La NRF avait justement reconnu en elle une poétique neuve exprimant cette facette de la revue : une « instinctive réaction contre un naturalisme à bout de course4 », comme le rappelle Jean Schlumberger. Plus tard, en 1928, Larbaud, dans l’une de ses nouvelles, et à propos de son héroïne, fit une allusion qui en dit long sur le rejet des canons naturalistes : « Dommage, que je ne me sente pas une vocation de romancier naturaliste : elle me documenterait5. » Il y avait donc chez Philippe une opposition résolue à tout ce qui se rapportait aux méthodes de Zola, en témoigne cet extrait de « L’éducation hypnotique » :
Il a manqué à M. Émile Zola de grands vices pour faire une grande œuvre. Il n’y a qu’une science, c’est la science de soi-même. Et qui donc la connaît s’il laisse un seul vice s’endormir ? On n’étudie pas les hommes, on n’amasse pas des documents et des notes. On écoute en son cœur les cris de rage, on presse avec ses doigts les mauvaises blessures, on exprime le sang des vices. Il coule sur les livres, il coule sur les hommes et ressemble au limon de la terre6.
3Le refus se fait au nom des grands principes de l’époque autour de la recherche du vrai et de l’acceptation de la vie, à rebours des approches, jugées dogmatiques et figées, du Roman expérimental. Plus qu’un manifeste, une telle position traduira une autre vision du monde, en laquelle de nouvelles techniques de narration dégageront des valeurs sociales et politiques, profondément humanistes dans le cas de Philippe. Pour en saisir l’évolution, il importe d’étudier l’exploitation du document journalistique, du moins ce qui en tient lieu, dans les Faits divers, titre qui programme la distance critique du romancier face à la presse. Les « faits divers » de Philippe, qui sont très orientés socialement, mettent en scène une violence criminelle destinée à faire réfléchir sur les notions de culpabilité et de responsabilité. En opposant application et exécution du droit à une justice des hommes qui reste à construire, l’écrivain repose l’éternelle question : de l’individu ou de la société, qui est coupable7 ? Le récit, « Un drame chez les folles », dont nous reproduisons le texte en annexe 1, est représentatif de ce questionnement à la fois social et juridique confié à la fiction. Le narrateur expose les faits, les commente et tire ensuite une morale dénonçant la deshumanisation du monde psychiatrique. La légitimité du récit s’appuie sur le collage d’une coupure de presse dont la source n’est pas identifiée, ce qui n’empêche pas l’énonciation de bien souligner le procédé du collage : « Je découpe ceci dans un journal. » Il résulte de cette composition un détournement du fait divers au profit d’une invention privilégiant une nouvelle sensibilité à la psychologie des délinquants, marginaux et exclus de toute sorte. Cette sensibilité sera dominante dans Bubu.
4Un autre « fait divers » au titre évocateur, « Une vie », offre une interprétation différente de la source documentaire. Pour conter cette histoire de prostitution, le récit reprend le protocole du manuscrit authentique découvert par l’auteur. L’utilisation, sous une forme dramatisée, du terme « document » ouvre ainsi un horizon d’attente : « C’est un de ses documents les plus complets que l’on puisse voir. Vous allez pénétrez dans l’existence d’une femme qui fut prostituée, criminelle, prisonnière, folle […]8. » À la lecture, il apparaît vite que le dispositif obéit à une visée ironique qui joue avec les codes de ce type de convention : la narratrice s’excuse de ses fautes d’orthographe et regrette, à la fin du récit, les taches qui souillent le papier du manuscrit. L’enjeu de la caricature est double, il s’agit tout autant de déconstruire les principes de la fiction naturaliste, reposant sur l’illusion documentaire, que de proposer une autre application de la notion zolienne de « document humain ». Au seuil d’« Une vie », s’écrit une profession de foi impliquant un nouveau contrat entre l’écrivain et la misère de son temps :
Assez souvent nous avons pris la parole à leur place. Qu’il soit permis aujourd’hui à un écrivain de mettre sous vos yeux le récit, raconté par elle-même, de la vie d’une des plus malheureuses parmi les filles dont vous pouvez connaître l’histoire9.
5De la sorte, Philippe manifeste une empathie plus grande à l’écart des êtres souffrants qu’il incarne en personnages, et cela indépendamment des déterminismes sociaux sur lesquels s’appuyaient les structures du roman naturaliste. Bubu de Montparnasse en fournit sans doute l’exemple le plus abouti.
6Certes, la prostitution n’était pas une thématique originale, tant s’en faut ; de plus, le roman entrait en résonance avec l’imagerie populaire du « souteneur » que véhiculaient, entre autres, les chansons d’Aristide Bruant célébrant l’héroïsme tout particulier des « chevaliers du trottoir ». Mais, comme le précise Jean-Louis Cabanès, Bubu de Montparnasse signait, avec d’autres textes contemporains, « l’entrée terrifiante de la syphilis dans la littérature française10 ». Pour autant, les convictions esthétiques de Philippe exigeaient une prise de distance claire vis-à-vis de la référence romanesque sur la prostitution, à savoir Nana. Cette prise de distance reste pour le moins problématique. Dans le dossier accompagnant une réédition de Bubu11, Bruno Vercier relève les phénomènes de reprise auxquels se livre Philippe. Par certains indices (même quartier, même lieu), le début du roman s’approche d’une réécriture du premier chapitre de Nana ; ensuite, le nom de l’héroïne, Berthe Méténier, semble une allusion à un disciple de Zola, Oscar Méténier, auteur en 1896 de Mademoiselle Fifi, une pièce qui, en montrant une prostituée sur scène, fit scandale. Enfin le nom « Bubu », en adoptant la même structure phonique que « Nana » et « Fifi », assimile le roman à un imaginaire de la prostitution déjà construit. Ces reprises ont un caractère réflexif dans la mesure où Philippe interroge un mode de représentation sous-tendu par un lien complexe entre enquête documentaire et fiction. Ces reprises reflètent aussi une impasse, créatrice si l’on peut dire, dans laquelle l’écrivain se trouvait au début de son entreprise, car lui-même avait ébauché des recherches de type naturaliste, mais elles furent abandonnées pour une esthétique novatrice.
7Comme le révèle la correspondance avec Henri Vandeputte, Philippe eut d’abord le projet d’appuyer sa composition sur un travail d’érudition selon les méthodes naturalistes : « Je commence à amasser des documents. Mais, mon Dieu ! que c’est long, et qu’il y a donc du travail ! Bouquins de sociologie, d’économie politique, de statistique, je vais compulser tout cela12. » Mais on sent poindre, à l’égard de cette pratique, une certaine ironie qui trahit sa lassitude : « Il faut que je connaisse les salaires de femmes. Bien mieux, mon héroïne sera fleuriste, et il va falloir que j’apprenne le travail de la fleur ! On me voit dans les rues m’arrêter aux étalages, examiner les fleurs pour voir comment c’est fait13. » Puis, assez vite, l’enquête se resserre autour de la condition générale de la prostituée :
Je continue mes études sur la prostitution. T’ai-je dit que je devais faire un roman là-dessus quand j’aurai fini mon livre sur maman ? Les choses que je découvre sont horribles. Syphilis, alcoolisme, crapulerie sont les phénomènes quotidiens de l’existence de plus de 50.000 femmes de Paris. Je t’exprimerai quelque jour en détail comment je vois cela et comment j’essaierai de le rendre, mais pour l’instant je me contente de prendre quelques notes14,
8avant de se limiter essentiellement au domaine sanitaire et médical :
Je suis servi par le Hasard avec abondance. Je fais des rencontres, j’apprends des faits. Je suis allé dernièrement à l’Hôpital de Lourcine et j’en ai vu, des vieilles et des jeunes. Des syphilis de haut en bas, et les complications sans nombre qui résultent de la noce. Il y a bien de la misère au monde, et je suis porté à maudire tous les riches, tous les heureux qui n’ont pas travaillé pour mériter le bonheur15.
9C’est à l’occasion des visites à l’hôpital de Lourcine, presque menées de lit en lit, que l’enquête va changer de nature, c’est-à-dire que Philippe, envahi par une immense pitié – « je sens surtout une immense pitié pour cette misère » dit-il à Vandeputte – fera passer sa subjectivité avant la rigueur du travail documentaire. En s’éloignant des sources d’érudition et en renonçant à acquérir méthodiquement la connaissance du milieu, l’écrivain vivra une « conversion du cœur » qu’il recueillera pour doter ses personnages d’une profondeur psychologique. Philippe fit ainsi naître une esthétique du personnage qui répondait par certains côtés aux critères de Rivière énoncés dans « Le Roman d’aventure » en 1913 : « Nous sommes à l’intérieur de chaque personnage ; nous sommes enfermés avec lui et nous sentons en lui les nœuds, les craquements et les aises subites de sa croissance16. »
10Mais c’est surtout par rapport à la position des personnages de Bubu de Montparnasse face au mal que l’analyse de Rivière peut être éclairante : « Si l’on nous demandait tout à coup : “Que vaut-il ? Est-il bon ou méchant ?” ou même simplement : “Que va-t-il faire ?” – nous serions aussi embarrassés que si on nous demandait la même chose de nous-mêmes17. » Au cœur de son roman, Philippe interroge la maladie (« Es-tu la science du bien, es-tu la science du mal18 ? ») dans le sens de cette indécision entre le bien et le mal qui marque les actions des personnages. Il n’y a donc pas de déterminisme dans Bubu de Montparnasse, ou plutôt il n’y en a qu’un seul, celui emprunté à Dostoïevski et à sa vision compassionnelle renforcée de fraternité chrétienne, mais ce déterminisme-là est riche de tous les destins du monde. Une lettre à Vandeputte se fait l’écho de ce mouvement du cœur propre au romancier russe :
Une prostituée, mon ami, est souvent une pauvre créature chaste que la Destinée a choisie pour faire le mal. Elle n’est plus elle-même, mais une partie du Destin19.
11« Histoires de prostitution, toujours. Documents humains ! J’en vois chaque jour20 », déclare Philippe à Vandeputte. En vertu de ces considérations sur la composition de ses personnages, on doit admettre que sa notion du « document humain » diffère en tout de celle du Roman expérimental :
[…] ou vous êtes un observateur qui rassemblez des documents humains, ou vous êtes un poète qui me contez vos rêves, et je ne vous demande que du génie pour vous admirer. J’ajoute que l’évolution contemporaine s’opère évidemment en faveur de l’observateur, du romancier naturaliste, et j’explique cela par des raisons sociales et scientifiques21.
12À rebours de cette déclaration, Philippe, issu du symbolisme, il faut le rappeler, croit en la poésie comme source de connaissance qui revitalise l’analyse de l’homme et de ses souffrances. C’est en partie pour cette raison que se justifient l’énonciation lyrique de ses romans et la subtilité de son style métaphorique. Il sera ainsi très sensible aux chansons populaires qu’il insère dans son roman pour en détourner le lyrisme sous une forme inattendue. Ces chansons sur la prostitution, souvent paillardes, émanent principalement du répertoire des carabins, qu’il a dû découvrir lors de ses visites à l’hôpital. C’est pourquoi elles revêtent incontestablement une valeur documentaire. David Roe, dans un bulletin des amis de Charles-Louis Philippe, faisait d’ailleurs remarquer la chose suivante à propos de La Chanson de Lourcine : « vieille chanson paillarde des étudiants en médecine, que Philippe a dû recueillir en faisant des recherches “naturalistes22” ».Certaines de ces chansons, célébrant les grâces délétères du corps féminin, rongé par la syphilis, révèlent un facteur anthropologique par leur manière de chanter la fascination érotique pour le corps malade. Ce sont donc ces documents qui font l’objet de différentes procédures de poétisation dans Bubu de Montparnasse, comme nous allons l’observer.
13La fin du premier chapitre orchestre la scène de rencontre entre Pierre Hardy et Berthe Méténier autour d’une chanson de prostitution. Une famille de misérables la chante dans la rue, mais seules deux strophes « présentables » sont retenues par l’écrivain : un client évoque les premiers contacts avec une prostituée sur le refrain « T’en souviens-tu Lison ? » La technique de collage utilisée ici n’a pas véritablement de fonction poétique, mais elle programme néanmoins l’importance des chansons à l’intérieur du récit en les mêlant à la fiction. Certes, le refrain « T’en souviens-tu Lison ? » forme une mise en abyme, à la fois ironique et désespérée, de la scène de première vue entre Pierre et Berthe, mais il y a plus. En soulevant l’intérêt de Pierre pour ces chansons (« cela lui était parfaitement égal, mais une jeune femme coiffée de bandeaux nous rend beaucoup de choses intéressantes23 »), Berthe tente de rétablir l’exactitude du texte : « Ce n’est pas la vraie chanson. » Pierre interroge ensuite Berthe (« Et comment est donc la vraie chanson ? »), qui esquisse une autre version. Dès lors, il faut en déduire que les premières paroles des personnages émanent d’un contexte lyrique ; en outre, la correction de Berthe met sur la voie d’un détournement des chansons, d’un jeu avec les strophes, qui prendra toute sa pertinence lors de l’insertion de La Chanson de Lourcine, sommet romanesque, et poétique, du récit.
14Au milieu du roman, Bubu, devenu le souteneur de Berthe, constate avec un certain effroi qu’il a contracté la syphilis en couchant avec sa « protégée ». Pour reprendre courage, il déambule dans Paris à la recherche d’une force à laquelle les descriptions de Philippe donnent un sens nietzschéen. Approchant la rue de Rennes, son quartier de prédilection, Bubu cite alors le premier vers de La Chanson de Lourcine : « De l’hôpital vieille pratique ». Si l’on observe maintenant le manuscrit de cette page, reproduit en annexe 1, l’on constate que Philippe eut d’abord l’intention d’intégrer la première strophe de la chanson mais qu’il y renonça. Les raisons tiennent sans doute au caractère obscène qui détruisait la dimension poétique qu’il voulait insuffler à sa page, dimension poétique annoncée dans l’introduction du vers de la chanson : « ô vieille chanson des véroles, qui fais de la musique sur les malades, tu nous rends doux et poétiques comme la souffrance des blessés24 ». La Chanson de Lourcine est un texte paillard structuré par un pseudo-discours médical ; à titre documentaire, elle renseigne sur une vérité, insoutenable, du corps malade de la femme. Philippe sublime le contenu et les images de la chanson en une séquence qui fait ressortir une autre vérité de la maladie. Grâce au travail de l’énonciation, l’écriture exprime un rayonnement de la maladie et de la souffrance que couronne une citation extraite de L’Idiot de Dostoïevski : « Celui à qui il a été donné de souffrir davantage, c’est qu’il est digne de souffrir davantage. » De cette façon, la « vieille chanson des véroles » n’érotise plus la chair souffrante et déformée mais, chargée d’un nouveau sens humanitaire, elle console.
15Berthe, reléguée sur un lit d’hôpital, n’est plus sur l’avant-scène du roman pour rétablir le texte de la « vraie chanson », pourtant c’est sur son personnage que se reportent la dimension poétique et le sens déduits du montage du document. La déchéance physique et morale de l’héroïne, atteinte par la maladie, sera montrée sous l’angle d’une reprise inversée du topos de l’aube. Il s’agit d’une scène morbide, mais son traitement sensible lui confère une évocation poétique singulière, ouverte à la compassion. Dans sa chambre de la rue Chanoinesse, Berthe connaît une aube jaune et grise qui la replace soudainement face à son innocence d’enfant frappée de plein fouet ; l’innocence renaît cependant :
Les réveils de midi sont lourds et poisseux comme la vie de la veille avec l’amour, l’alcool et le sommeil. On éprouve un sentiment de déchéance à cause des réveils d’autrefois où les idées étaient si claires qu’on eût dit que le sommeil les avait lavées. Quand tu auras dormi, mon frère, tu n’auras rien oublié. Elle ressentit encore ce poids d’angoisse qui, depuis hier, l’empêchait de respirer25.
16L’impact de La Chanson de Lourcine, réinterprétée par Philippe, contribue ainsi à poétiser un imaginaire de la compassion qui est la clef pour entrer dans l’univers de Philippe. Claudel l’avait bien senti quand il commentait Bubu : « Voilà pourquoi, moi que les livres de Zola avaient enfermé autrefois dans une atmosphère infernale et pestilentielle, j’ai tout de suite aimé les livres de Philippe. Même les plus sombres comme Bubu de Montparnasse qui traite de l’affreux sujet de la prostitution dans les grandes villes sont remplis d’une confiance courageuse dans l’humanité26. »
17Toujours selon Claudel, l’opposition à Zola se situait sur un autre plan relatif à la fonction, voire à la définition de l’écrivain populaire. Claudel dénonce une posture chez le romancier naturaliste : Zola écrivait « pour » le peuple, alors que Philippe, fils de sabotier, fut l’un des premiers à écrire « à la place » du peuple. Claudel ne le dit pas, mais on peut penser qu’il en résulte une position face au document. Zola avait besoin, pour peindre le peuple, du document et de l’illusion référentielle qu’il procure, tandis que Philippe, qui rompit avec ces méthodes, s’en tint à un ordre du cœur, lequel était de nature à soutenir la responsabilité de l’écrivain populaire posée par Claudel : « il faut que l’écrivain songe toujours qu’il est le représentant de tout un peuple, son délégué à l’intelligence, qu’il profite dans l’intérêt de tous de cette lumière et de cette liberté qu’un peuple obscurci au-dessous de lui paye de son travail, de sa douleur et de sa servitude27 ».
18En outre, cette situation, personnelle et isolée, d’un écrivain qui trouve en lui-même toutes les ressources de son art, fit progresser le roman. Beaucoup plus proche du « Roman d’aventure » que du Roman expérimental, Philippe incarnait un sens de l’autonomie esthétique, face à la description de la société et de ses maux, que l’on goûtait fort à La NRF. Aux yeux de Gide, l’œuvre de Philippe symbolisait cette « indépendance absolue de l’art » que Larbaud décrit à Royère28. Au surplus, l’auteur de Bubu fit école, cette fameuse « école de Charles-Louis Philippe » dont parle Larbaud29, par sa manière de créer une nouvelle forme d’évocation romanesque née de la transformation en poésie de tous les matériaux de l’inspiration : biographie, documents, sensibilité face à la misère, réminiscences littéraires. Dans L’Atelier de Marie-Claire, Marguerite Audoux, en 1920, lui rendit hommage en confiant également au lyrisme des chansons populaires la tâche de réinventer la notion de « document humain ».
19Gil Charbonnier
20Université d’Aix-Marseille
21CIELAM-EA 4235