Les aléas de la configuration dans l’analyse littéraire de Paul Ricœur
Le caractère problématique de la « préfiguration » dans la narration
1Comme on le sait, c’est dans Temps et récit que Paul Ricœur thématise la notion de configuration comme centre de gravité de la narration, d’une part, à partir de la notion de mimèsis aristotélicienne et, d’autre part, à travers le lien entre narration et temps1. Interprétée comme intrigue ou plus exactement comme mise en intrigue, la mimèsis concerne principalement l’action humaine. Il s’agit moins d’une imitation, comme on l’a compris dans le passé, mais d’une re-création pour manifester l’unité de l’action, en dépit de ses éléments hétérogènes. Cette unité exprimée par la configuration prend une ampleur considérable, non seulement en organisant le texte sur la base de codes identifiables par l’analyse, mais aussi en rendant possible la réorganisation de l’expérience temporelle du lecteur grâce à une forme de refiguration qui met à découvert ses profondeurs et qui transforme son orientation dans la vie2. Dans cet édifice, c’est la transition entre configuration narrative et refiguration narrative qui est essentielle, même si Ricœur insiste sur la reconstruction de la notion de mimèsis aristotélicienne sur une triple base, qui lui permet d’ajouter à la configuration (mimèsis II) et à la refiguration (mimèsis III), la préfiguration (mimèsis I), qui complète l’extension du champ de l’herméneutique.
2Comme on le sait, mimèsis I renvoie à la pré-compréhension de l’action et de la vie, qui reconnaît l’existence d’un ancrage dans le réel, mais d’une façon obscure et opaque : « C’est […] la tâche de l’herméneutique de reconstruire l’ensemble des opérations pour lesquelles une œuvre s’enlève sur le fond opaque du vivre, de l’agir et du souffrir pour être donnée par un auteur à un lecteur qui la reçoit et ainsi change son agir3. » Cette prise de position, qui relève du passage de la préfiguration à la refiguration, me semble déterminante et se tient au cœur de l’infléchissement de cette analyse de la narration que je me suis permis d’accomplir ailleurs4 – en distinguant intrigues narratives et intrigues réelles. J’ai illustré cette perspective en prenant comme référence la question de la souffrance, grâce à l’analyse de trois romans de Neel Doff (Jours de famine et de détresse, Keetje et Keetje Trottin) qui relatent sa vie depuis ses douze ans, lorsqu’elle a dû se prostituer à cause de la pauvreté de sa famille, jusqu’à sa résilience progressive qui a abouti à sa résilience définitive comme écrivain5.
3Cette approche révèle un point sous-estimé par Ricœur dans ses analyses, lesquelles contournent le statut véritable de la préfiguration, sans doute parce que l’horizon de son approche est dominé par la question du temps. Cette prédilection en faveur du temps peut se résumer dans l’assertion que « le temps devient humain dans la mesure où il est articulé de manière narrative6 ». Je souhaite, dans ce travail, porter l’attention sur la perspective sous-déterminée par Ricœur, en mettant en partie entre parenthèses la question du temps au profit des intrigues réelles qui autorisent une mise en intrigue narrative pertinente, les configurant de telle façon que l’écart entre préfiguration et configuration cherche, dans certains cas, à se réduire d’une façon décisive. Cela suppose que tous les romans n’ont pas le même statut et qu’il existe des romans qui, loin de la pure fiction inventée de toute pièce par l’écrivain, cherchent à rendre compte de réalités vécues, comme c’est le cas, par exemple, de l’autobiographie7. Pour ce faire, je me baserai cette fois-ci sur un sujet qui atteste autrement que chez Neel Doff les souffrances vécues, à savoir les souffrances de la guerre. J’illustrerai ce sujet par le roman Le Numéro 31328, écrit par Ilías Venézis, qui constitue un réquisitoire féroce contre la guerre et contre la déportation8. L’intérêt de ce texte réside dans le fait que l’auteur lui-même révèle, dans sa préface, le statut de ce que Ricœur qualifie de préfiguration et la façon dont se manifeste son rapport à la configuration, afin d’éviter des défigurations esthétiques ou métaphysiques des événements vécus. De ce fait, sans même analyser ici dans les détails le roman – ce qui est impossible dans le cadre d’un article qui requiert la clarification de la démarche de Ricœur –, nous pouvons discerner le rôle possible des intrigues réelles dans la constitution d’une mise en intrigue et de ses effets, car ce qui me semble peu clair dans la notion de configuration telle qu’elle est assumée par Ricœur en dehors de toute imitation possible, c’est de savoir si elle exprime une transfiguration ou même une défiguration des actions vécues, qui ne feraient des intrigues qu’un prétexte pour produire un roman.
4Nous verrons que la façon dont Venézis met en scène les horreurs de la déportation me paraît plus qu’une mise en intrigue, car elle nous donne un accès pour ainsi dire « charnel » à l’intrigue même, c’est-à-dire à la réalité singulière – bien qu’inaccessible comme telle – qui préfigure la mise en intrigue fictionnelle du roman. Celle-ci configure, c’est-à-dire délimite et circonscrit selon une épaisseur poignante et une consistance intense, les expériences personnelles de l’auteur, qui impose lui-même au lecteur des émotions sélectives refigurant des événements de son existence dans un moment de sa vie.
5En d’autres termes, je souhaite montrer que, contrairement à une certaine pratique du roman dont la mise en intrigue s’accomplit en dehors d’une préfiguration existentielle ou se produit d’une façon romancée et transfigurée, voire défigurée, celle de Venézis insiste expressément sur les intrigues réelles et insupportables de la déportation, en refusant une interprétation esthétique ou métaphysique de son propos. Pour arriver à cette pratique, l’auteur oriente délibérément et sélectivement les émotions du lecteur en dehors de toute esthétique de la réception. C’est la raison pour laquelle son écriture confère à la préfiguration un rôle primordial dans la constitution de la configuration, assurant à celle-ci son caractère central entre préfiguration et refiguration, et non plus en tant qu’il serait soumis à cette dernière.
6Ces observations préliminaires suscitent d’entrée de jeu une question concernant la référence, non plus seulement par rapport à la configuration et la refiguration, mais dans ce qui demeure toujours en retrait dans cette perspective, à savoir la préfiguration constituée par les intrigues réelles qui rendent possible la mise en intrigue en les configurant, mais souvent aussi en les transfigurant et en les défigurant.
Les ambiguïtés de la problématique du « monde »
7L’opacité à laquelle fait allusion Ricœur concernant la préfiguration se rapporte à la vie des hommes agissant et souffrant mais, en ordre principal sinon exclusif, en tant que racontée par le récit, sans rapport précis à son contenu, c’est-à-dire aux intrigues qui animent leur existence. Autrement dit, selon Ricœur, le réel n’est accessible que rétrospectivement en tant qu’il est configuré selon une réarticulation des événements vécus, dans la mesure où la vie et les actions qui l’activent demandent, selon l’expression de Hannah Arendt, d’être racontées9. L’arrière-fond de cette idée se dessine autour de la thèse selon laquelle tant la métaphore que le récit sont des formes parallèles dans l’emploi du langage, formes qui ne parviennent jamais à réduire suffisamment la distance entre, d’une part, signes et choses et, d’autre part, configuration et préfiguration.
8Cette perspective concerne ce que je me suis permis de qualifier de « détermination rétrospective d’une indétermination originaire10 ». À ce titre, la préfiguration, axée sur la précompréhension, apparaît certes comme un moment nécessaire, mais toujours problématique, car elle est justifiée uniquement par l’opacité et l’indétermination. Ricœur cherche certes à contourner cette indétermination au moyen du rapport privilégié entre les deux autres moments, constitués par la configuration (mimèsis II) et la refiguration (mimèsis III), analysées comme une suite logique à sa théorie de la métaphore – ce qui déplace la référence dans le champ d’un nouveau rapport au réel. Mais cet effort n’en demeure pas moins limité du fait qu’il aboutit à la domination du monde du texte au détriment du monde réel d’où le texte tire pourtant ses potentialités discursives et narratives, sauf pour le cas de l’histoire. Celle-ci constitue néanmoins un domaine mouvant, puisqu’elle concerne un passé révolu. C’est pourquoi, avant de cerner de plus près les deux moments privilégiés de la narration (la configuration et la refiguration) qui conduisirent Ricœur au monde du texte, il me semble intéressant d’observer que, bien avant Temps et récit, et même une vingtaine d’années avant La Métaphore vive qui le précède d’une dizaine d’années, il avait analysé la notion de monde, c’est-à-dire celle du monde comme tel. La perspective qu’il a développée est différente de celles qui étaient débattues à cette époque dans le sillage de la pensée de Heidegger, qui a assuré à la question du monde ses lettres de noblesse11.
9Dans un extrait de son article « L’Homme de science et l’Homme de foi », paru en 195212, repris en 1955 sous le titre « Note sur le vœu et la tâche de l’unité » dans Histoire et vérité13, la notion de monde prend divers sens. Elle est utilisée pour la cosmologie, qualifiée de « science du “monde” », pour l’histoire de l’art, « qui cherche à retrouver la perception du “monde” », pour « toute attitude philosophique [qui] procède […] d’une certaine vision du “monde” », ou encore, dans « la Bible [qui] dit que “le péché est dit être entré dans le monde14” » par la faute d’Adam et Ève, ôté du monde grâce au sacrifice du Christ.
10Dans ces applications, le monde constitue, dit Ricœur, « l’horizon le plus concret de notre existence15 », qu’on peut rendre sensible de la manière la plus élémentaire par la perception, cette « commune matrice16 » de toutes les attitudes constitutives de l’existence « charnelle ». Il parle ainsi de « monde-de-ma-vie17 » comme étant le monde primordial transfiguré, comme cela ressort, par exemple, de la Genèse, fondée sur la « Parole créatrice18 », ou encore en science, où les concepts requièrent la médiation d’instruments techniques et ainsi de suite. D’où la thèse que « cette couche primordiale de toute expérience est la réalité toujours préalable ; elle est toujours-déjà-avant et j’arrive trop tard pour la dire19 ». Si bien que « le monde c’est le mot que j’ai sur le bout de la langue et que je ne dirai jamais ; il est là, mais à peine ai-je commencé de le dire qu’il est déjà monde du savant, monde de l’artiste et monde de tel artiste […], monde du croyant et monde de tel croyant20 ». Dans ces conditions, le caractère préalable de l’unité du monde est trop préalable pour que cette unité soit possédée, et trop vécu pour qu’elle soit sue, ce qui dissimule cette unité dès qu’elle est reconnue et rend caduque toute phénoménologie de la perception. D’où cette conclusion de Ricœur : « L’unité du monde sur laquelle se détachent toutes les “attitudes” est seulement l’horizon de toutes ces attitudes21. » Mais il y a plus.
11Dès lors qu’il y a monde relatif à des attitudes et des activités humaines, l’unité du monde fait appel à son vis-à-vis : l’unité de l’homme (moi, individu, groupe social, civilisation). Cette unité ne peut être, non plus, réfléchie dans sa simplicité vécue ; elle est d’emblée aperçue à travers ses réalisations culturelles qui la partagent. Comme dans le cas du monde, cette unité est trop primordiale pour être appréhendée. De sorte que « [l]’unité du monde et l’unité de l’homme sont trop proches et trop enfouies : proches comme un horizon jamais atteint, comme une figure regardée à travers une vitre infrangible22 ». On notera ici le glissement par rapport à Heidegger qui, avant le tournant, fit du monde la condition transcendantale de toute expérience humaine (du Dasein) relativement aux étants et, après le tournant, mit en relief le quadriparti de la terre, du ciel, du divin et des mortels, où se joue le rapport de l’homme aux choses, exprimable d’une façon appropriée uniquement par la poésie23. L’originalité de Ricœur réside dans le fait qu’il situe l’unité du monde dans un horizon inaccessible, mais qui peut néanmoins concerner toutes les attitudes humaines, en multipliant en quelque sorte des mondes régionaux. D’où la possibilité de l’irruption du monde du texte qui étend la perspective heideggérienne de la poésie vers toute forme narrative. Aussi la métaphore de la « vitre intangible » me paraît significative, car elle prolonge l’idée de dissimulation de l’être heideggérien et anticipe, par une transparence infranchissable, l’unité du monde dans l’ordre de la narration, axée sur la configuration, mais qui recèle néanmoins, en son cœur, quelque chose d’opaque : ce à quoi se réfère la préfiguration. Que Ricœur assume cette opacité en déplaçant la référence à la fois vers la configuration et vers la refiguration (lesquelles s’approprient la mimèsis aristotélicienne en élargissant ses fonctions et en prolongeant la théorie de la métaphore vive), révèle que la phénoménologie et, dans son sillage, l’herméneutique recèlent des potentialités énormes. En l’occurrence, il s’agit de mettre en valeur la re-description polyvalente des expériences humaines selon une nouvelle forme de référence, éloignée de toute forme de référence primaire. Or, il convient de souligner, dès à présent, que cette autre référence occulte la complexité du réel, exprimée notamment par les intrigues qui ébranlent la vie, intrigues auxquelles font signe la préfiguration, sur le plan du réel, et la configuration, sur le plan de ce qui peut être accessible de cette complexité – grâce à des incisions dans le devenir24.
Le rôle de la « configuration » dans le champ herméneutique
12Déjà, dans La Métaphore vive, Ricœur comprend la métaphore et le langage poétique comme une re-description du réel. La métaphore est considérée comme suspendant la référence primaire, devenant ainsi une référence dédoublée. Il déclare que « toute la stratégie du discours poétique se joue en ce point : elle vise à obtenir l’abolition de la référence par l’autodestruction du sens des énoncés métaphoriques, autodestruction rendue manifeste par une interprétation littérale impossible25 ». Cette autodestruction entraîne l’irruption d’une forme d’innovation. C’est cette innovation de sens qui constitue « la métaphore vive ». Ainsi naît une forme de référence métaphorique qui fait surgir « une nouvelle pertinence sémantique sur les ruines du sens littéral26 ». Pour paraphraser Ricœur, le refus justifié d’un sens littéral entraîne, pour la métaphore, l’écartèlement entre les signes et les choses, porté jusqu’au voisinage de son point de rupture, nécessitant aussitôt un effort pour réparer cette brèche et rendre service à la réalité27. C’est ce service que semble apporter l’élargissement de cette problématique au récit, à travers le couple configuration-refiguration, mais en occultant l’importance de la préfiguration, rendant problématique, à mes yeux, toute tentative de colmater les brèches.
13En effet, l’activité produite par le récit est analysée comme mimèsis II, où la configuration accomplit l’assemblage et l’unité du divers, mimèsis II « désign[ant] l’autostructuration du récit sur la base des codes narratifs internes du discours », de sorte qu’à ce niveau coïncident « Mimèsis II et muthos, c’est-à-dire l’intrigue ou mieux la mise en intrigue28 ». Pour être plus concret, il faut rappeler que cette tentative a été d’abord et principalement axée sur le rôle du temps, analysé à partir d’Aristote (temps cosmique) et de saint Augustin (temps subjectif), mais aussi grâce à la triple mimèsis. C’est la mimèsis III, qui concerne la refiguration, qui complète l’analyse de la métaphore vive en impliquant, en plus de la temporalité, l’effet produit sur le lecteur par le récit, dont mimèsis II exprime, par la configuration, l’équivalent du muthos (aristotélicien), non plus comme « imitation » ou « représentation » (qui assurent encore une certaine pertinence à la préfiguration), mais comme « mise en intrigue ».
14Bien que le sens du terme muthos ne soit pas l’objet direct de ce travail, il me semble utile d’indiquer ici que les recherches que j’ai menées sur le « mythe » dans la pensée grecque, m’ont permis de montrer qu’à l’origine (et c’est le cas en partie encore chez Aristote dans sa Poétique), muthos signifie non pas récit, mais, à la suite de l’arrangement du langage, une « façon de parler autorisée produisant un effet29 ». Quant au récit, il est le plus souvent exprimé par l’expression katalegein et legein – donc aussi un type de logos30. Par suite, si la configuration exprime bien la structure propre au récit, c’est-à-dire l’arrangement narratif d’éléments hétérogènes, c’est la façon dont cet arrangement est réalisé qui produit des effets : dans la tragédie, la crainte et la pitié ; dans la comédie, le rire. Cela insère déjà en partie ce que Ricœur attribue à la refiguration dans la configuration. Ces effets sont ainsi reçus par les lecteurs, du moins en partie, comme une sorte de contrainte imposée par la structure de la configuration qu’ils peuvent refigurer à leur façon, mais aussi transfigurer, voire défigurer, comme nous le faisons le plus souvent lorsque nous parlons des souffrances dans le monde en les banalisant, au point d’agir dans l’indifférence. C’est à ce titre que la problématique de la proximité et de la souffrance m’a semblé plus adéquate pour faire voir le rapport entre narration et réalité31, plutôt que celle du temps, comme le fait Ricœur lorsqu’il analyse des romans (Mrs Dalloway de Virginia Woolf, La Montagne magique de Thomas Mann et la Recherche du temps perdu de Proust). Et c’est la raison pour laquelle j’ai choisi, pour illustrer mon propos, le texte de Venézis sur la déportation.
15Par conséquent, si l’on tient compte des analyses de Ricœur sur la métaphore, prolongées du côté de la narration, on assiste à la mise en forme d’une référence de second degré qui vise un mode plus essentiel de la référence32, ce qui écarte paradoxalement le monde tel qu’il est réellement au profit d’un monde nouveau, celui du texte, qui assurerait un autre regard, plus essentiel, sur le monde proprement dit33. Rapportée à la configuration, une fois la préfiguration mise entre parenthèses, il apparaît que l’unité et la temporalité s’associent pour produire le monde de l’œuvre au détriment d’une objectivité illusoire. Quant à l’analyse du temps proprement dit, qui devient centrale du fait de la refiguration, elle vise à excéder à la fois le temps physique (cosmique), déjà envisagé par Aristote, et le temps de la conscience, introduit par saint Augustin, pour donner place au tiers-temps, qui est le temps propre à la narration. Ainsi la notion de monde du texte inclut-elle fatalement ce type de temps, nous conduisant à la mimèsis III, qui marque la refiguration du récit par la réception, et qui suppose que le temps raconté agit sur le lecteur. Cette troisième situation de la mimèsis achève activement le processus herméneutique en minimisant définitivement le premier moment, celui de la préfiguration.
16Selon Ricœur, seule une approche herméneutique est susceptible de construire l’arc entier des opérations par lesquelles l’expérience pratique se donne des œuvres, des auteurs et des lecteurs. La mimèsis II permet de produire un processus où la configuration textuelle ou narrative s’impose comme médiatrice entre préfiguration du champ pratique et refiguration par la réception de l’œuvre34. L’argument dès lors de Ricœur consiste à construire la médiation entre temps et récit en montrant que le rôle médiateur de la mise en intrigue dans le procès mimétique aboutit à une activité subjective et créatrice du lecteur. Par là, il prétend compléter Aristote, qui aurait ignoré les aspects temporels de la mise en intrigue.
17En réalité, Ricœur occulte une problématique majeure d’Aristote, celle du « temps propice » (kairos), qui domine dans sa philosophie de l’action35. Bien que cette observation n’ait pas d’impact direct sur ce travail, elle signale néanmoins un manque dans l’analyse du temps relatif à la configuration, en dépit de l’exposé sur le « temps raconté », dans le troisième tome de Temps et récit. Il n’empêche que la notion de « temps propice », que l’on rencontre dans la narration, est avant tout un temps propre à l’action, ce qui nous renvoie de nouveau à une réhabilitation possible du moment de la préfiguration, les intrigues réelles impliquant des moments propices mais aussi des moments d’échec possible. Cela dit, l’analyse de Ricœur ne se limite pas à la triple mimèsis, et tout rapport au réel nous oblige à tenir compte également de son analyse, d’une part, de l’histoire et de la fiction et, d’autre part, de l’« identité narrative ».
L’irruption de l’identité narrative
18Comme on le sait, chez Ricœur, l’interpénétration dialectique de l’histoire et de la fiction produit la rencontre croisée de la fictionnalisation de l’histoire et de l’historicisation de la fiction. Il accepte l’idée que l’histoire, bien qu’elle relate des événements, ne se réduit pas à de l’historiographie, mais suppose une mise en intrigue qui recèle de la fiction – comme l’avait déjà montré Michel de Certeau. Seul le texte de la Bible demeure comme un horizon problématique qui l’oblige à y revenir sans cesse pour sauvegarder son historicité et écarter les éléments mythiques36. Mais au-delà de cette prise de position personnelle de Ricœur, il apparaît que la conjonction entre histoire et fiction trouve son point culminant dans son analyse finale de l’individu et de la communauté et ce, dans le cadre de ce qu’il appelle une « identité narrative » – notion développée surtout dans Soi-même comme un autre37.
19Lorsqu’on se souvient de ce que je viens de rappeler à propos de la métaphore, on peut comprendre que la fiction ne s’oppose pas nécessairement au réel ; elle présente un pouvoir heuristique, c’est-à-dire qu’elle révèle le réel lui-même, mais comme autre que lui-même ; elle le révèle, si j’ose dire, à lui-même comme un autre. Mais que le récit soit historique ou fictif, cette altérité met en œuvre un travail de métamorphose du réel. Cela ne m’empêche pas de constater que, chez Ricœur, il n’est jamais question à ce sujet de science, de médias, de discours politique ni même de roman autobiographique issu d’un vécu, ou encore d’objets et actions envisagés dans leur contexte actuel ou dans leur provenance. En réhabilitant la préfiguration, je tente en fait de penser ces impensés selon une appropriation utile et féconde de la démarche de Ricœur, susceptible de rendre une forme de crédibilité à la réalité.
20Si j’ose ici me permettre une courte digression, je peux dire que cette limitation dans l’analyse de Ricœur se comprend mieux si on la transpose au domaine politique. Tout se passe en effet comme dans les discours de certains hommes ou femmes politiques que la rhétorique incite à promouvoir des justifications pour des stratégies et des décisions économiques pour des projets sociaux dans le cadre de théories consacrées et de promesses sans cesse réitérées, sans tenir vraiment compte de la vie quotidienne et des souffrances vécues des citoyens mis sous pression permanente par les aléas de la vie et les incertitudes des événements quotidiens. En reconnaissant l’existence d’un écart irréductible et infranchissable entre intrigues et mises en intrigue, on risque de cautionner, par transposition, l’idée que le discours politique ne saurait jamais rendre compte de la vie réelle des citoyens. Pour que l’écart entre le discours politique et les souffrances vécues par les citoyens se réduise autant que possible, il convient de prendre au sérieux la pertinence de la préfiguration.
21Si cette démarche est problématique chez Ricœur, c’est parce que son projet cherche à dépasser l’opposition entre le réel et la fiction en faisant émerger une opposition nouvelle, plus apte, à ses yeux, à consolider l’herméneutique. Il s’agit de l’opposition entre référence primaire et référence de second degré, qu’il introduit, on l’a vu, pour l’analyse de la métaphore, et qu’il transplante, d’une part, dans le domaine de la mise en intrigue – qui constitue la configuration – et, d’autre part, dans celui de l’identité narrative – ce que j’ai laissé jusqu’ici entre parenthèses. Ainsi, la référence de second degré advient dans et par « le mouvement de transcendance par lequel toute œuvre de fiction […] projette hors d’elle-même un monde qu’on peut appeler le monde de l’œuvre38 ». Ce monde interpelle le lecteur et l’incite à opérer une reprise interprétative à partir de son propre contexte de référence et de motivation. C’est là, on l’a vu, le rôle de la mimèsis III, exprimée par la refiguration. Sur ce plan la référence de second degré entraîne une autoreconstitution et une autocompréhension qui diffèrent de la référence objective. Celle-ci concerne plus directement le monde de la vie qu’il faut suspendre, parce qu’il appartient à l’opacité de la préfiguration, sans doute parce qu’il semble impossible, pour Ricœur, que la refiguration puisse impliquer des motivations appartenant à ce qui est pris comme fonds à partir duquel la narration s’instaure.
22C’est pourquoi, contre les romanciers réalistes, contraints d’utiliser des artifices et des conventions pour écrire « la vie telle qu’elle est », Ricœur oppose un énoncé puissant : « [L]e vraisemblable n’est pas seulement ressemblance au vrai, mais semblance du vrai39. » Dès lors, sans affirmer ouvertement que le « réel » réévalué est plus que le réel de l’objectivité, il considère cependant que, loin de répéter le réel hors de ses prérogatives, la fiction littéraire produit un surplus de sens ; elle réinvente le réel et lui confère une nouvelle consistance. Reste à voir si l’on ne pouvait pas, dans certaines circonstances, rendre compte, grâce à la littérature, d’événements vécus selon des configurations qui les défigurent le moins possible. Quelle que soit la réponse à cette question, il faut se souvenir que, chez Ricœur, c’est dans l’ordre de cette nouvelle consistance que la problématique de l’identité devient un enjeu important. En effet, Ricœur substitue à l’identité courante, fondée sur le même (idem) et régie par l’opposition entre même et autre, l’identité narrative, qui met en jeu le soi-même (ipse). Cette dernière s’accorde au paradigme dynamique de la narration poétique, qui s’écarte de l’histoire, dont les lois sont associées aux événements. C’est dans ce cadre d’analyse qu’apparaît plus clairement une forme de temporalité propre à l’action décrite par la narration, qui inclut les changements dans le déploiement d’une vie. Il s’ensuit aussi qu’entre Temps et récit et Soi-même comme un autre se fait jour une progression de la pensée de Ricœur.
23Dans Soi-même comme un autre, Ricœur reprend la question de l’identité, liée à celle de la temporalité « au point où l’avait laissée Temps et récit III sous le titre de l’“identité narrative40” ». Dans la « Cinquième étude », il observe que la lacune la plus significative de son travail antérieur concerne la dimension temporelle du soi et de l’action elle-même. Pour combler cette lacune, il se propose de réfléchir sur la problématique de l’identité personnelle qui, dit-il, s’articule uniquement dans la dimension temporelle de l’existence humaine. L’ordre de la temporalité fait en sorte que l’ipséité cesse de coïncider avec la mêmeté, produisant un intervalle de sens. L’identité narrative occupe l’entre-deux et oscille entre deux limites, l’une qui assume la confusion entre l’idem et l’ipse (i.e. le caractère), l’autre où l’ipse pose son identité sans le secours et l’appui de l’idem.
24Pour comprendre cette nouveauté, il faut se rappeler que, dans Temps et récit, l’identité en question s’inscrivait encore dans le champ de l’intrigue, à travers la thématique aristotélicienne du mythe. En tant qu’« agencement des faits », le récit attestait une concordance, tandis que, dans le renversement temporel de la fortune de l’agent (la metabolè tragique dans la peripeteia), s’ajoutait une discordance. Ricœur avait montré qu’à cette situation fait face la distentio animi d’Augustin, comme une sorte de discordance concordante. C’est bien la médiation entre ces situations qu’avaient réalisées, par un art de composition, la configuration et la refiguration. En faisant un pas de plus dans Soi-même comme un autre, il montre plus clairement le rôle des événements sous le mode d’une intériorisation, ne serait-ce que parce que la vie de chacun d’entre nous est liée à une histoire personnelle.
Le statut de l’événement
25Selon Ricœur, ces multiples médiations bouleversent la temporalité chronologique au point de l’abolir. C’est pourquoi la différence qui distingue le modèle narratif de tout autre modèle de connexion réside dans le statut de l’événement, dont il fait la pierre de touche de l’analyse de soi. Il montre, contre l’analyse qui se limite à faire de l’événement quelque chose d’impersonnel41, que celui-ci perd sa neutralité impersonnelle dès lors qu’il entre dans le mouvement d’un récit qui conjoint un personnage à une intrigue. La mise en intrigue peut inverser l’effet de contingence (au sens de ce qui aurait pu arriver autrement ou ne pas arriver du tout) ; elle l’incorpore en quelque façon à l’effet de nécessité ou de probabilité, exercé par l’acte configurant. L’inversion, dit Ricœur, de l’effet de contingence et de nécessité se produit au cœur même de l’événement : en tant que simple occurrence, ce dernier se borne à mettre en défaut les attentes créées par le cours antérieur des événements ; il est simplement l’inattendu, le surprenant, il ne devient partie intégrante de l’histoire que parce qu’il est compris après coup, une fois transfiguré par la nécessité en quelque sorte rétrograde qui procède de la totalité temporelle menée à son terme. Or, cette nécessité, dit-il, est une nécessité narrative dont l’effet de sens procède de l’acte de configuration en tant que tel (c’est-à-dire de l’art de composition). C’est cette nécessité narrative qui transmue la contingence physique en contingence narrative, impliquée dans la nécessité narrative. Il ressort de là que l’opération narrative développe un concept tout à fait original d’identité dynamique.
26Par suite, il suffit de passer de l’action au personnage pour qu’une conception narrative de l’identité personnelle soit esquissée ; en effet, « [e]st personnage, celui qui fait l’action dans le récit42 ». La figure du personnage apparaît ainsi comme narrative autant que l’intrigue. Le personnage est donc lui-même mis en intrigue. Cette idée est thématisée dans l’éclairage des analyses actancielles proposées par Propp et Greimas. Ricœur montre que de la corrélation entre action et personnage du récit résulte une dialectique interne au personnage, qui est le corollaire de la dialectique de concordance et de discordance déployée par la mise en intrigue de l’action. D’où l’affirmation : « La dialectique consiste en ceci que, selon la ligne de concordance, le personnage tire sa singularité de l’unité de sa vie considérée comme la totalité temporelle elle-même singulière qui le distingue de tout autre43. » Quant à la ligne de discordance, elle fait en sorte que « cette totalité temporelle est menacée par l’effet de rupture des événements imprévisibles qui la ponctuent (rencontres, accidents, etc.)44 ». Si bien que la synthèse de ce qui est concordant et de ce qui est discordant fait en sorte que la contingence de l’événement contribue à la nécessité en quelque sorte rétroactive de l’histoire d’une vie, à quoi s’égale l’identité du personnage. Ainsi le hasard est-il transmué en destin.
27En somme, la personne, comprise comme personnage de récit, n’est pas une entité distincte de ses expériences qui ne se manifestent que par la mise en intrigue ; elle partage le régime de l’identité dynamique propre à l’histoire racontée : « Le récit, écrit Ricœur, construit l’identité du personnage qu’on peut appeler son identité narrative, en construisant celle de l’histoire racontée. C’est l’identité de l’histoire qui fait l’identité du personnage45. »
28Cette nouvelle analyse de Ricœur permet de situer plus clairement la dialectique du personnage dans l’intervalle entre la mêmeté du caractère et l’ipséité du maintien de soi, où il avait déjà situé l’identité narrative. Elle l’autorise à s’engager plus fermement dans le domaine de l’éthique, qui constitue l’horizon véritable de son étude, pour ne pas dire de toute sa philosophie. Éthique qui garde certes toujours, comme arrière-fond, des références bibliques, mais qui pourrait être envisagée autrement en dehors de l’horizon biblique. Car, si l’éthique et la Bible (considérée, chez Ricœur, comme appartenant à l’ordre de l’histoire et non, comme je le crois, à l’ordre du mythe) sont l’horizon ultime de l’action, on voit mal comment une forme narrative, comme par exemple un roman, peut être analysée selon un contexte qui ne se réfère pas implicitement au christianisme. Et, de ce fait, toute préfiguration est déjà d’entrée de jeu contaminée par le second degré de référence (qui n’est pas toujours exempt d’un soubassement idéologique) occultant en partie ce qui, dans la préfiguration, est d’une certaine façon primaire, comme, par exemple, les souffrances singulières, vécues par l’être souffrant, et qui demandent à être portées au discours dans un sens large du terme (lequel inclut, en plus de la fiction littéraire, les discours médicaux, politiques et autres).
29Comme je crois l’avoir montré ailleurs46, la souffrance en tant que telle appartient exclusivement à l’être souffrant, qui cherche à l’exprimer en la diffusant, sans quoi il risque la dépression. Si l’on peut parler ici d’événement, il s’agit d’un advenir qui touche le corps dans sa totalité et qui dure au-delà des douleurs physiques (qui peuvent être neutralisées par des moyens pharmacologiques et médicaux) pour atteindre l’ordre psychique (souffrances psychiques et souffrances morales). Sur ce deuxième niveau, la souffrance est reçue par ceux qui sont proches de la personne souffrante (parents, amis, membres du milieu hospitalier, enseignants, etc.), lesquels la subissent variablement et tout autrement, et tentent, par surcroît, d’y répondre de diverses façons. Enfin, sur un troisième niveau, la souffrance est portée à la parole (mythes, littérature, médias, discours médical, politique, etc.) et à l’image (cinéma, télévision, médias, bande dessinée, etc.) d’une façon transfigurée, voire défigurée, parfois jusqu’à sa banalisation, produisant sur les récepteurs des effets variables. C’est ce dernier niveau qui concerne la configuration et refiguration selon Ricœur.
30C’est dire aussi que la question de la souffrance montre clairement l’importance des deux premiers niveaux, négligés par Ricœur dans sa problématique de la narration, et qui concernent ce qu’il nomme préfiguration. Celle-ci me semble impliquer le fond complexe des intrigues réelles de la vie où se passent les événements. C’est cette situation particulière, propre à la préfiguration, que certains romans relatant des événements réels, redéployés par la mise en intrigue, cherchent à déployer en subvertissant les motivations propres du lecteur, au point de lier la refiguration non seulement à la configuration, mais également à la préfiguration que la configuration peut défigurer, au point de la rendre invisible. Tout porte à penser qu’il existe des fictions qui relatent des aspects pertinents d’événements vécus, faisant voir que la mimèsis ne perd pas entièrement son caractère d’imitation dans la mise en intrigue. C’est le cas, me semble-t-il, du roman d’Ilías Venézis.
Le Numéro 31328 d’Ilías Venézis
31Ilías Venézis, Grec vivant sur les territoires d’Asie Mineure, avait dix-huit ans lorsqu’il fut déporté au moment de l’extermination des populations qui n’ont pu fuir en Grèce à la suite de la défaite. Les étapes de cette déportation dans les camps de travail à l’intérieur de la Turquie ont duré, pour lui et ses compagnons, quatorze mois. Ils subirent d’innombrables souffrances physiques et psychiques. Après avoir trouvé le salut en émigrant en Grèce, il écrivit, en 1924, cette sorte de chronique de sa déportation. Il la retravailla plus tard, pour la publier en roman en 1931. Il s’en explique dans la préface de la deuxième édition (1945), où il écrit avoir retouché le texte à la fin de la Seconde Guerre mondiale47 :
Depuis, dit-il, je ne l’avais plus pris en main. Il avait provoqué en moi, lorsque je l’écrivais, beaucoup de souffrances. Ce qui m’avait perturbé, c’est le tournaillement insistant dans la matière dense et féroce de cette vie amère qui devait s’exprimer48. À cette époque, j’avais passé de nombreuses nuits où, poursuivi par les cauchemars et les souvenirs, je ne pouvais plus trouver d’abri, pas même dans le sommeil. C’est pourquoi, lorsque parut le livre Le Numéro 31328, je n’osais pas, je ne voulais même pas le revoir – en dernière instance, la vie, quand tu es fort et jeune, possède tant de puissance qu’elle t’impose la volonté d’oublier.
32L’écrivain ajoute toutefois que s’il est revenu à son ouvrage, c’est par nécessité, en raison des nouvelles épreuves de la guerre. Il avait auparavant voulu, dans son deuxième roman, Aioliki Gi (Terre éolienne), parler d’une autre vie, plus sereine, de la bonté de la terre ; mais la nouvelle catastrophe l’a poussé à « mâcher et à remâcher la souffrance », sans doute parce que, ne voyant plus d’issue pour la joie, il devait équilibrer sa privation « avec le plus haut sommet de la peine ». Or, en retravaillant le texte, il découvrit, après vingt ans, une parenté de style avec ce qu’il vivait à nouveau, ne serait que parce que, de nouveau, le deuil enveloppait les foyers ruinés et les tombeaux des enfants, des femmes, des vieillards et de la jeunesse du monde : « Et comme jadis Le Numéro 31328 était la protestation d’un enfant contre la guerre, il demeure encore aujourd’hui, la protestation d’un homme. »
33Limité à ces explications, le roman en question pourrait paraître simplement comme une composition rétrospective et fictive d’un vécu qu’il fallait pourtant oublier à tout prix. D’autant plus que la première version a été retravaillée deux fois : une première fois en 1931 pour la publication, une seconde fois en 1945 pour la republication. Certes, Venézis prend ses précautions et écrit à ce propos que, lorsqu’il est revenu à ce livre, il l’a vécu et revécu en le travaillant trois fois avec insistance sans qu’il modifie son caractère rude49. On notera ici qu’il ne dit pas qu’il a vécu ou revécu les événements de 1922, mais bien ce qu’il avait ressenti lorsqu’il écrivit le livre après ces événements. Par là, il révèle que les souffrances vécues par les souvenirs étaient celles qui l’avaient torturé au cours de la composition du livre, et qui étaient fort différentes de celles, autrement plus radicales, qu’il avait vécues lors de la déportation. Manifestement, comme dirait justement Ricœur, le monde du texte est différent du monde de la vie, ce qui semble conférer au domaine de la configuration et de la refiguration une prééminence sur le monde constitutif de la préfiguration. Tout se passe ainsi comme si, on l’a vu, la vie et l’action demandaient à être racontées – selon l’expression de Hannah Arendt cautionnée par Ricœur.
34Or, précisément, Venézis dit manifestement presque la même chose, mais avec une nuance, puisqu’il parle du trouble qu’il ressentait du fait que « c’est le tournaillement insistant dans la matière dense et féroce de cette vie amère qui devait s’exprimer ». La nuance est importante, car si les fictions (quotidiennes et sans art de la vie de chacun et plus techniques des romanciers) sont le résultat possible d’une demande de la vie à être racontée, ce qui est ici en jeu, dans le témoignage sous forme de roman de Venézis, c’est que l’absurdité de ce qu’il a vécu personnellement (constitutive de son identité narrative) devait être exprimée à tout prix. Elle devait être mise en intrigue selon une configuration qui exprime de la façon la plus adéquate ou la plus semblable ce qu’il a vécu, et de telle façon qu’elle puisse produire l’effet sélectif qui convient sur les lecteurs qui refigurent le texte par la lecture. C’est sur ce plan que la préfiguration atteste son importance incontournable et détermine non seulement l’agencement de la composition pour configurer les événements (intrigues) qu’elle relate et fait voir (c’est-à-dire, pour la mise en intrigue des intrigues vécues), mais aussi les effets qu’elle devrait produire sur les lecteurs. Cette tentative, qui cherche à réduire la distance entre préfiguration et configuration, assure à la préfiguration un caractère moins opaque que ne l’imagine Ricœur, puisqu’elle explique pourquoi Venézis vivait des souffrances lorsqu’il écrivait son roman, du fait qu’elles actualisaient les souffrances vécues. La souffrance de l’écriture suscitée par la tentative de rendre dans le récit autant que possible les souffrances réelles confère à la configuration un rapport étroit et enchevêtré avec la préfiguration. Cet effort est expressément affirmé par Venézis lui-même dans sa préface. Voyons ce texte décisif :
Ce livre est écrit avec du sang. Un critique a souligné un jour pour son style qu’« il recèle quelque chose de la gloire assassine des armes de guerre, de la brillance de la lumière inflexible ». Pourtant, je ne parle pas de style. Je parle de la matière brûlante, de la chair qui verse son sang et inonde les pages. Je parle du cœur humain qui se débat, non de l’âme. Ici, il n’y a pas d’âme, il n’y a pas de place pour un voyage dans les lieux de la métaphysique. Quand la chair brûle ici comme brûle le fer rougi par le feu, c’est elle qui s’élève comme une divinité toute-puissante, et tout le reste se tait. On dit souvent qu’aucune douleur ne peut être équivalente à la souffrance morale. C’est ce que disent les sages et les livres. Mais si tu vas dans les lieux où règne la douleur et tu demandes aux martyrs, à ceux dont les corps ont été martyrisés et sur lesquels tournoyait la mort – et il est si facile de les trouver parce que notre époque s’est arrangée pour remplir le monde –, si tu les interroges, tu apprendras qu’il n’existe rien de plus profond et de plus sacré qu’un corps qui est torturé. Ce livre est une offrande à cette souffrance50.
35Ce texte ne demande pas de commentaire. Il parle de lui-même et nous conduit au cœur de la préfiguration, dont on sent déjà l’enracinement réel dans la question de la souffrance produite par des intrigues authentiques, que doit configurer la mise en intrigue. Il exige que le récit transgresse l’irréductible distance entre la réalité devenue opaque des intrigues et la mise en intrigue, en révélant et – toutes proportions gardées – en imitant autant que possible les intrigues réelles, pour produire l’effet requis sur les lecteurs.
36Cette exigence est illustrée admirablement par le récit qui relate les intrigues de la guerre et de la déportation. Ce récit fait voir des expériences insolites de la souffrance de la guerre et de la déportation ; il les configure de telle façon qu’il nous conduit au plus près d’elles en les défigurant certes, mais de façon à nous rapprocher de leur caractère tragique. L’auteur sait que personne ne saurait reproduire les souffrances singulières des êtres souffrants et, pourtant, parce qu’il a lui-même vécu ces souffrances, il tente de les exprimer comme il les a vécues. Son récit fait comme s’il les vivait encore selon le contexte décrit. En réhabilitant ici la préfiguration, il ne s’agit pas, bien entendu, de soutenir qu’on peut arriver à reproduire par la fiction une réalité vécue. Il s’agit seulement de montrer qu’il est possible et qu’il faut même qu’un type particulier de la narration nous rapproche autant que possible d’une forme de « réalité » de ce qui a été vécu, pour rendre la dignité à ceux qui ont souffert et, dans le sillage, à ceux qui souffrent actuellement et qui souffriront dans le futur. C’est sur ce plan que la temporalité intervient. Mais c’est là un autre problème.
37En d’autres termes, Ilías Venézis tente, dans chaque mot, chaque phrase, chaque page, de configurer la complexité des événements préfigurés, où dominent les angoisses d’une famille qui vit le spectacle de ceux qui sont successivement déportés, le moment douloureux de la séparation, les férocités des vainqueurs, les souffrances des pérégrinations dans des environnements hostiles, les faiblesses humaines, les viols, etc. Ce n’est pas la complexité impossible qu’il s’agit de décrire. Il s’agit de configurer quelque chose de cette « réalité » au moyen de configurations qui l’expriment le mieux possible. Par là, Venézis nous conduit à proximité de l’homme souffrant dans sa chair, au point de lier et de soumettre les formes de la souffrance psychique et morale (honte, humiliation, mépris, culpabilité, etc.) à la douleur charnelle. Par cette approche, la refiguration a un effet incisif sur le lecteur – confirmant d’une autre façon l’importance de celle-ci, comme le montre admirablement Ricœur.
38Il faudrait bien sûr analyser mot par mot, phrase par phrase, page par page, chapitre par chapitre ce roman, dont le titre a été traduit en français par La Grande Pitié, à tort selon moi, car le titre original, Le Numéro 31328, marque l’homme dans sa chair en le dépersonnalisant, démontrant que la déshumanisation est un fait réel qu’il convient de configurer dans ce qu’elle manifeste de plus vil et de plus odieux : le mépris de la souffrance de l’homme envisagé sans nom, sans visage, sans corps. C’est en cela qu’une réhabilitation de la préfiguration et du passage de celle-ci à la configuration me paraît décisive, aussi importante, sinon plus, que le rapport entre configuration et refiguration. Cette réhabilitation de la préfiguration peut donner un nom, un visage, un corps à l’être souffrant au moyen de la configuration du récit.
39Pour conclure, je dirai que l’absence, chez Ricœur, d’une pratique de la configuration en tant que configuration par des analyses précises et fouillées de divers romans suscite une série de questions. D’abord, parce que la multiplicité des formes littéraires et de leurs mises en scène par le cinéma et les autres techniques de l’image révèle que la façon dont ces configurations sont façonnées produit des effets divers et variables, qui agissent activement sur la refiguration et influencent les motivations des lecteurs et spectateurs qui y accèdent, en transmettant implicitement des références idéologiques, sans prise sur la réalité dont certaines configurations sont issues. Ensuite, parce que l’amplification de la refiguration, qui me semble heureuse, s’accomplit néanmoins au détriment de la préfiguration (les intrigues réelles) qui peut assurer à ses effets sur le lecteur une force insoupçonnée, avec des conséquences éthiques dignes d’attention. Enfin, parce qu’une prise en compte de la préfiguration et de la possibilité de s’y rapprocher, par la composition propre à la configuration, révèle les dangers d’une défiguration de la « réalité » qu’il convient de relater, sauf dans le cas, bien entendu, où cette défiguration est provoquée et expressément assumée comme genre littéraire. Pour le dire autrement, si, à première vue, la défiguration a peu d’implications pour la majorité des formes narratives, elle risque néanmoins de rendre insignifiant le rôle humaniste d’une certaine littérature engagée, et problématique pour le discours politique et les informations données par les médias, dont le but devrait être de configurer d’une façon pour ainsi dire fidèle des événements réels. C’est dire que le rapport entre préfiguration et configuration n’est pas équivalent pour toute forme de discours et même de littérature. Il est déterminant et, de ce fait, confirme qu’on ne peut sous-évaluer le rôle de la préfiguration en tant que « lieu » qui concerne les intrigues réelles dans le cours complexe de la vie.