Récit personnel et récit historique. Ricœur et la philosophie de l’histoire
1Le concept de récit, vous le savez bien, était un objet particulièrement important des recherches de Paul Ricœur. Ce que je vous propose aujourd’hui, c’est un récit de certaines conversations et communications entre Paul Ricœur et moi qui concernaient le récit – une sorte de métarécit, si vous voulez, à la fois personnel, interpersonnel, et intellectuel. Bien que ces interactions n’avaient peut-être pas grande importance pour lui, elles approchaient pour moi le niveau d’une crise intellectuelle et marquaient un tournant dans mes propres travaux en philosophie de l’histoire.
2J’ai connu Paul Ricœur en 1962-1963. Étudiant aux études avancées et titulaire d’une bourse Fulbright, j’arrivais à la Sorbonne – c’était bien avant la fondation de la Faculté de Nanterre – où Paul Ricœur m’avait accepté comme étudiant. Je n’étais pas le seul. Il acceptait, généreux et accueillant comme toujours, des douzaines, peut-être même des centaines d’étudiants nord-américains pendant ces années-là. Comme d’autres Américains de cette époque, je voulais échapper à la domination de la philosophie analytique dans les universités anglophones ; je voulais étudier la phénoménologie. Pour moi, Paul Ricœur était le grand expert de l’œuvre d’Edmund Husserl, qu’il avait traduite et amplement commentée dans une série de publications. J’allais suivre son exemple quelques années plus tard avec une traduction et un livre sur Husserl.
3Après cette année d’études, j’ai maintenu le contact avec Paul Ricœur, suivant avec intérêt, mais sans engagement intellectuel direct, le cours de ses publications sur Freud, sur l’herméneutique, sur le langage, sur la métaphore. J’ai pris connaissance aussi, avec chagrin, de ses malheureuses altercations avec les lacaniens et du scandale de ses années comme doyen de la Faculté de Nanterre, où il avait été si mal traité par les étudiants de gauche. Le contact était personnel aussi : je l’ai vu à plusieurs reprises aux États-Unis et en Europe. En 1975, de passage à Paris, j’ai pu loger pour une semaine avec ma famille, pendant son absence, dans son grand appartement à Châtenay-Malabry. Encore une fois, je n’étais pas le seul. Paul Ricœur avait offert simultanément la même hospitalité à une autre famille, celle d’Albert Shalom. Qu’importe : l’appartement était assez grand pour deux familles avec plusieurs enfants ; je connaissais Shalom depuis mes études à Paris, et la cohabitation était amicale et même amusante. Finalement, ce fut grâce à la recommandation de Paul Ricœur que j’ai obtenu un poste à l’Université d’Ottawa, poste que j’ai occupé pendant treize ans.
4Ce fut à ce moment-là, au début des années 1980, que mes relations avec Paul Ricœur prirent un tournant plutôt difficile – à tout le moins, pour moi. Autour de 1980, j’ai commencé à rédiger le plan d’un nouveau livre, une étude systématique de l’histoire du point de vue phénoménologique. Ayant écrit sur le problème de l’histoire chez Husserl, je voulais approcher le thème sous une optique plus large et plus générale. Le projet émergeait de ma fréquentation de la philosophie analytique et anglophone de l’histoire, surtout avec l’œuvre d’Hayden White. À la philosophie analytique de l’histoire, White ajoutait une théorie de la littérature de style structuraliste. Au centre de ses réflexions, comme il l’était déjà pour ses prédécesseurs les plus importants, Arthur Danto et Louis Mink, il y avait le récit. Ces philosophes argumentaient que, dans le but de comprendre l’histoire, il faut abandonner la comparaison avec la science empirique, promulguée par les positivistes, et la regarder plutôt comme un genre littéraire. Les telling stories était devenues le modèle préféré pour comprendre l’œuvre de l’historien.
5En ce qui me concerne, j’étais d’accord avec ce tournant antipositiviste qui montrait une nouvelle approche de la philosophie de l’histoire. En même temps, je craignais que cette concentration sur l’aspect littéraire de l’histoire ne la coupe de la réalité du passé qu’elle est censée représenter et ne l’isole dans un domaine linguistique et textuel « sans dehors ». C’était surtout la temporalité de la narration qui était négligée par cette approche, me semblait-il, ainsi que la temporalité du monde humain visée par l’histoire et les liens de parenté qui liaient les deux temporalités. Avec ces idées sur la relation entre la temporalité, la narration et l’histoire, je me suis lancé, avec beaucoup d’enthousiasme et de conviction, plein d’idées et d’esprit créateur, dans la rédaction d’un livre pour lequel j’avais déjà choisi un titre : Time, Narrative and History. C’était alors que, je ne sais plus à quel moment dans le développement de mon texte, ni comment cette nouvelle m’est arrivée d’outre-mer, j’ai appris que Paul Ricœur allait faire paraître un nouvel ouvrage dont le sujet porterait lui aussi sur les thèmes de la narration, de la temporalité et de l’histoire. Le titre en était Temps et récit.
6Nous voilà – ce sera évident pour les adeptes de la théorie littéraire – arrivés à un moment central de notre récit : la peripeteia, le renversement de fortune, la crise, le tournant. Élément indispensable de la théorie classique du récit depuis Aristote, il s’agit d’un choc dévastateur venant de l’extérieur. Notre héros, plein d’hubris et sûr de lui, est engagé dans une quête, aux prises avec un rude destin sur lequel il n’a aucun contrôle. Imaginez-vous : vous commencez à écrire un livre et vous apprenez que votre livre va bientôt sortir, mais écrit par un autre – et pas par n’importe qui, par votre ancien professeur et maître, l’un des plus grands philosophes du monde. Mais ce n’est pas tout : il a emprunté les deux tiers de votre titre, et – voilà le comble – il va en sortir trois volumes, comparé au mince bouquin que vous envisagiez.
7J’allais abandonner mon projet quand je me suis avisé qu’il vaudrait peut-être mieux lire l’ouvrage de Ricœur pour savoir s’il allait dire exactement la même chose que moi. J’ai donc commencé une étude assez « intense » du premier volume de Temps et récit1. La revue History and Theory m’a invité à rédiger une étude critique, que j’ai complétée avant même la parution des deuxième et troisième tomes2. Fait plus important encore : j’ai rencontré Paul Ricœur plusieurs fois durant cette période, participant avec Charles Taylor et lui à une table ronde à Ottawa en 1983, lors de sa nomination au titre de docteur honoris causa de cette institution3. À cette occasion, j’ai parlé longuement avec lui à propos de mon « problème » particulier. Bien que ces conversations et quelques autres dans les années suivantes aient été intermittentes, elles m’ont beaucoup aidé à trouver ma propre position, qui se situait à une certaine distance de la théorie de Temps et récit. J’ai pu développer certaines questions critiques qui m’ont permis non seulement de mieux comprendre sa théorie, mais aussi de me comprendre moi-même et d’articuler ce que je voulais dire au sujet de la narration dans l’histoire. Encore une fois, j’ai profité de la grande générosité et de l’esprit ouvert de Paul Ricœur.
8J’ai pu compléter mon livre – toujours intitulé Time, Narrative and History4 d’ailleurs –, publié en 1986, qui contenait entre autres plusieurs discussions de l’œuvre de Paul Ricœur. Ces dialogues entre Ricœur et moi sur le récit et l’histoire ont culminé au colloque de Cerisy-la-Salle en 1988, où j’ai pu formuler et exprimer de façon sommaire mes critiques, mais aussi mon appréciation de la théorie de Temps et récit, du moins en ce qui concerne son application à l’histoire.
9Dans ma communication de Cerisy5, qui portait sur la connaissance historique, j’ai fait une distinction entre un statut épistémologique et un statut ontologique du récit. Et j’ai posé la question suivante : le récit est-il seulement une caractéristique de la connaissance historique ou est-il plutôt, ou aussi, constitutif de la réalité historique visée par cette connaissance ? Dans la philosophie analytique de l’histoire des années 1960 et 1970, commentée amplement par Paul Ricœur dans le premier tome de son ouvrage, le récit avait été traité de façon épistémologique. S’opposant à la notion positiviste selon laquelle le récit historique ne serait que la façon littéraire de présenter les résultats d’une explication causale, certains philosophes anglophones, notamment Arthur Danto, Walter B. Gallie et Louis Mink, ont montré de façon convaincante que le récit constitue une sorte de structure conceptuelle a priori, qui sert à l’historien de guide préalable dans la recherche et l’organisation des « faits » du passé. Donc, loin d’être un aspect superficiel et non essentiel de la connaissance historique, le récit est ce que Mink appelle un instrument cognitif pour l’histoire, un mode de compréhension ou une forme conceptuelle du passé, aussi approprié à son domaine d’actions humaines et d’événements humains que l’est l’explication causale au domaine des événements physiques.
10Étant donné ce rôle constitutif dans la connaissance, comment caractériser maintenant les relations entre la narration historique et la réalité extranarrative de l’histoire ? Selon la théorie de la triple mimèsis, présentée dans Temps et récit, la configuration effectuée par la narration contribue à une refiguration de la réalité externe, grâce à sa réception par ses lecteurs. Ainsi, le texte historique entre en relation avec la société à laquelle il appartient – pensons, par exemple, aux histoires « classiques » de la Révolution française (Michelet, Tocqueville) et à leur influence sur le cours de l’histoire française aux xixe et xxe siècles. Mais cette idée d’une relation d’influence entre des textes historiques et la société révèle une autre question, celle qui concerne le caractère de la réalité sociale avant et indépendamment de sa narrativisation par les historiens. En d’autres termes : de quelle nature doit être la réalité historique, c’est-à-dire la réalité des actions et des événements sociaux et politiques dans le temps, pour qu’elle puisse recevoir et assimiler dans son existence ces interprétations narratives de son passé ? C’est le lieu de ce que Ricœur appelait la préfiguration, premier stade de la structure tripartite de la mimèsis.
11Pour moi, cependant, la notion ricœurienne de préfiguration était trop faiblement développée. Ce qui laisse l’impression que, sans l’intervention des textes écrits, que ce soit les récits de l’histoire ou ceux de la fiction, la vie serait un domaine chaotique, caractérisé par la distension temporelle, le désordre, le non-sens. Reprenant le point de vue de Hayden White et de Louis Mink, Ricœur écrit que « les idées de commencement, de milieu et de fin ne sont pas cueillies dans l’expérience ; ce ne sont pas des traits de l’action effective, mais des effets de l’ordonnance du poème6 ». Sans la « synthèse de l’hétérogène» effectuée par la « mise en intrigue » de l’écrivain, notre expérience temporelle serait « confuse, informe et, à la limite, muette7 ». Pour moi, cette position revenait à dire que l’homme et la société ne peuvent exister ou agir que par l’intermédiaire des textes, une position fortement soutenue par les structuralistes et les poststructuralistes, mais qui ignore les résultats d’un examen phénoménologique de l’expérience. Heidegger, par exemple, trouvait les racines de la compréhension herméneutique dans la constitution de soi du Dasein. N’est-il pas possible de considérer la constitution/compréhension de soi comme une narration de soi ?
12C’est dans le cadre de telles questions que je voyais la possibilité d’une interprétation ontologique du concept de récit, c’est-à-dire la possibilité de parler d’un mode d’existence narratif, d’une réalité sociale et historique dont l’existence est déjà caractérisée par sa narrativité et non pas simplement connue et influencée par la narration des historiens. Ce que j’ai proposé à ce moment-là, c’était une interprétation narrative de ce que les philosophes comme Dilthey, Husserl et Heidegger appelaient l’historicité de l’existence humaine. Cette idée est encore plus plausible quand on se souvient du caractère temporel de la narration. Comme on le sait, Heidegger réinterprète toutes les structures ontologiques du Dasein comme des structures temporelles. Les notions de Vor-griff, Vor-Struktur, sich vorweg, etc., les idées de projet et de projection indiquent une saisie en avance temporelle par laquelle le présent et le passé se constituent à partir du futur. Regardée de ce point du vue, la compréhension de soi manifeste déjà dans sa structure ce que Paul Ricœur appelle la configuration du temps, et cela par un acte qui contient déjà les éléments essentiels de l’acte de narration. Agir consciemment, surtout dans le sens d’un projet qui comporte une série d’actions, d’une part, et raconter l’histoire de mes actions ou du moins être en mesure d’en raconter l’histoire (que ce soit à soi-même ou devant les autres), d’autre part, ne sont pas deux choses différentes, mais deux aspects d’un même processus. La narration, en ce sens, n’existe pas indépendamment d’une action qui la précède, mais en constitue précisément le sens. L’action n’existe pas indépendamment de son sens ; c’est la narration, implicite ou explicite, qui le lui donne et la rend compréhensible, tant pour le sujet lui-même que pour autrui.
13Ainsi, au niveau de la constitution des actions et des projets, le rôle ontologique de la narration se révèle comme une fonction pratique, comme l’organisation de la praxis. Cette fonction d’organisation existe non seulement au niveau de l’individu, mais aussi sur le plan social. Les communautés s’organisent et se constituent à travers des actions collectives et ces actions, tout comme des actions individuelles, ont une structure narrative. Nous voilà maintenant au plan de la réalité historique qui fait l’objet de la connaissance des historiens. Ce n’est pas un chaos totalement dépourvu de sens ou de structure, ni même une préfiguration attendant les historiens-écrivains pour achever un sens, mais un domaine d’actions et d’événements humains organisé selon des projections narratives et les réalisations ou actualisations de celles-ci. Au niveau de l’individu, le biographe, en configurant les événements de la vie de son sujet, n’est pas le premier à constituer celui-ci par son acte de narration. Certes, le biographe, se servant d’un point de vue rétrospectif, comprendra son sujet autrement, et parfois même mieux, que celui-ci ne se comprend. Mais la biographie est précédée par une narrativité de premier ordre, c’est-à-dire par une autobiographie, implicite ou explicite. De la même façon, en histoire, toute constitution qui provient de l’activité narrative des historiens est précédée par l’activité d’autoconstitution des entités sociales.
14Dans mon livre Time, Narrative and History, j’ai développé de façon plus détaillée cette théorie du caractère narratif de la réalité historique – ou, si vous voulez, une théorie plutôt réaliste de la narration. C’est grâce à ma confrontation avec l’œuvre de Paul Ricœur, y compris par mes conversations et dialogues avec lui, que je suis arrivé à la compréhension et à l’articulation de ce que je voulais dire. Rétrospectivement, à vingt ans de distance, je vois que j’exagérais peut-être les différences entre sa théorie et la mienne. Comme je l’ai déjà dit, il était nécessaire de prendre ou de trouver une distance entre lui et moi. Cette distance avait l’air d’une critique. Je ne sais pas si Paul Ricœur l’a perçue comme telle ni s’il l’a trouvée convaincante. Nos conversations ne sont jamais allées dans cette direction.
15Mais il faut dire que mon jugement au sujet de sa théorie de la narration dans Temps et récit se situait dans un contexte plus large, contexte qui n’est devenu pleinement visible que rétrospectivement. J’avais l’impression que, dans les ouvrages des années 1970 et 1980, surtout dans La Métaphore vive et Temps et récit, il laissait de côté ses racines phénoménologiques pour suivre la direction pantextualiste du poststructuralisme de cette époque. Ce sont surtout des textes qui font l’objet de l’attention de Ricœur dans ces écrits ; pensons aux longs exposés et commentaires de Fernand Braudel, de Virginia Wolfe, de Marcel Proust et de Thomas Mann. C’est le récit et la métaphore, qu’on trouve dans les grandes œuvres de littérature qui intéressent Ricœur dans cette période. Le texte lui servait de modèle, même pour l’action, et il contribuait ainsi pertinemment à l’étude et à la compréhension des œuvres littéraires. C’est peut-être ce qu’on entend par « l’héritage littéraire de Paul Ricœur » : sa contribution à la théorie de littérature.
16Mais cette préoccupation ne peut satisfaire aux exigences de la philosophie que si l’on pense qu’il n’y a pas de hors-texte, que le monde et la réalité sont contenus dans la clôture d’un univers intertextuel. Cette forme particulière d’idéalisme et d’intellectualisme, qui dominait la philosophie française vers la fin du xxe siècle, avait perdu contact, à mon avis, avec le monde humain. Mais elle a trouvé finalement ses limites, et c’est Paul Ricœur lui-même qui allait les reconnaître. Dans les chefs-d’œuvre de la fin de sa vie, surtout Soi-même comme un autre et La Mémoire, l’histoire, l’oubli, il a dépassé les bornes de la théorie littéraire pour retrouver les questions philosophiques qui avaient toujours animé sa pensée. Il pouvait réintégrer le concept de récit dans les notions d’identité et de continuité personnelles. Le problème de l’histoire n’était plus celui de l’épistémologie, c’est-à-dire de la connaissance du passé, encore moins une question d’un certain genre d’écriture, mais la question de la réalité du passé dans l’expérience humaine.
17Si j’en reviens à mon récit personnel, mon dialogue avec Paul Ricœur, qui commença il y a presque un demi-siècle, continue toujours.