Paul Ricœur et Fernand Dumont : un rendez-vous manqué
1Dans la biographie très fouillée que François Dosse a consacrée à Paul Ricœur1, il n’est nulle part question de Fernand Dumont, alors que nombreuses sont les pages où figure le nom de Charles Taylor. Au dire de son biographe, Ricœur se sentait intellectuellement très proche de l’auteur de The Sources of the Self, qu’il aurait même passablement fréquenté, en particulier lors des séjours d’enseignement que le philosophe français effectua à Montréal durant les années 1990. Comment se fait-il qu’il n’ait pas rencontré au moins une fois Fernand Dumont, qui jouissait à l’époque d’une grande notoriété intellectuelle ? Les deux hommes auraient d’ailleurs pu se connaître bien avant, puisque Ricœur commença dès les années 1960 à accepter les invitations du département de philosophie de l’Université de Montréal. Or, comme Dumont me l’a lui-même confirmé quelques mois avant sa mort, il n’y eut jamais de rencontre entre eux. Je me souviens que, lors de cet ultime entretien, Dumont m’avait vivement recommandé la lecture de La Critique et la conviction, qui venait de paraître. Et je me rappelle aussi qu’après lui avoir avoué que mon intérêt pour Ricœur s’était quelque peu émoussé par suite de son linguistic turn, il m’avait dit éprouver les mêmes réticences, pas au point toutefois d’avoir cessé de le lire. Je sentis au ton de sa voix toute l’admiration que lui inspirait l’œuvre de son aîné, qui lui survécut de plusieurs années ; mais je crus percevoir aussi une sorte de chagrin contenu.
2Mon intention est ici de justifier l’intérêt qu’il y aurait de mener, par la médiation des textes qu’ils nous ont laissés, un dialogue posthume entre ces deux grands intellectuels qui croyaient par-dessus tout dans les vertus du dialogue, mais qui – pour des raisons qui restent obscures2 – ne sont pourtant jamais entrés en dialogue de leur vivant, alors que tout semblait au contraire les y prédisposer. Mais avant de m’engager dans cette justification, il me paraît opportun d’esquisser un rapide portrait de Fernand Dumont, dont l’œuvre demeure hélas ! à peu près inconnue ailleurs qu’au Québec.
Fernand Dumont en bref
3Fernand Dumont est né en 1927 dans une famille ouvrière de Montmorency, une ancienne municipalité maintenant intégrée à la ville de Québec. De ses origines ouvrières, Dumont a gardé la trace indélébile jusqu’au cœur même de son œuvre, comme il s’est lui-même attaché à le montrer dans ses mémoires, qu’il a significativement intitulées Récit d’une émigration3.
4Docteur en sociologie de la Sorbonne, Dumont a enseigné cette discipline pendant plus de quarante ans à l’Université Laval. Il était aussi docteur en théologie et poète. Son œuvre, qui regroupe une vingtaine d’ouvrages et plus de deux cents articles4, couvre quatre grands domaines : la philosophie et les sciences de la culture, les études québécoises, les études religieuses et la poésie. Trois de ses ouvrages furent édités en France : La Dialectique de l’objet économique, chez Anthropos, en 1970 ; Les Idéologies, aux Presses universitaires de France, en 1974 ; enfin, L’Anthropologie en l’absence de l’homme, également aux PUF, en 1981. Son livre le plus important demeure sans aucun doute Le Lieu de l’homme, paru en 1968 aux Éditions HMH, où il a jeté les bases de sa théorie de « la culture comme distance et mémoire », une théorie proprement philosophique. Car si Dumont était sociologue, théologien et poète, il était aussi et par-dessous tout philosophe, comme l’avaient du reste fort bien compris ceux qui l’invitèrent à prononcer la conférence d’ouverture au XVIIe Congrès mondial de philosophie, qui eut lieu à Montréal en 19835. Philosophe, Dumont l’était au sens où, comme l’écrivait Georges Canguilhem, la philosophie est « une réflexion pour qui toute matière étrangère est bonne, et […] pour qui toute bonne matière doit être étrangère6 ». Cette belle formule, que Dumont a mise en exergue au Sort de la culture (1987), on peut raisonnablement penser que Ricœur l’eût entérinée, du moins dans sa première partie.
5Ajoutons que Fernand Dumont a beaucoup contribué au développement des sciences sociales au Québec, notamment en tant que premier président et directeur scientifique de l’Institut québécois de recherche sur la culture. Il fut aussi un intellectuel engagé et un indépendantiste de la première heure. En 1977, René Lévesque, alors Premier ministre du Québec, le chargea, avec le sociologue Guy Rocher, de rédiger la Charte de la langue française, la fameuse loi 101 qui allait faire du français la seule langue officielle du Québec. En 1995, un autre premier ministre souverainiste, Jacques Parizeau, lui confia, avec Gilles Vigneault et Marie Laberge, la rédaction du préambule de la Loi sur la souveraineté du Québec. Dumont a reçu plusieurs doctorats honorifiques, entre autres de la Sorbonne, ainsi que des distinctions prestigieuses, notamment le prix Athanase-David (le plus grand prix littéraire du Québec) pour l’ensemble de son œuvre. Une œuvre qui fut d’ailleurs rééditée en cinq volumes aux Presses de l’Université Laval en 2008. Fernand Dumont est décédé en 1997, deux ans après s’être retiré de l’enseignement.
Ricœur et Dumont : une communauté de pensée
6Venons-en maintenant aux liens de parenté intellectuelle entre Fernand Dumont et Paul Ricœur, des liens tels qu’on a encore une fois du mal à se convaincre qu’ils ne soient pas entrés en dialogue de leur vivant.
7Ricœur et Dumont ont en effet beaucoup en commun, à commencer par une même foi chrétienne. Que l’un fût protestant et l’autre catholique importe assez peu, d’autant qu’ils puisèrent une bonne part de leur inspiration chrétienne chez le même Emmanuel Mounier. Il convient d’insister sur le mot « inspiration », car ni Ricœur ni Dumont ne furent des personnalistes doctrinaires, si tant est qu’il existe une doctrine personnaliste, ce que Mounier lui-même ne croyait pas. Alors en quoi consiste au juste cette inspiration ? « Le spirituel, dont [Mounier] parlait volontiers, c’était, écrit Dumont, des attitudes à désentraver au cœur de la personne et à investir dans un projet de société. Il ne parlait pas de la “personne humaine” comme d’un joli cliché, mais comme d’une tâche7. » De son côté, comme le souligne François Dosse, « ce que Ricœur apprend de Mounier et de sa revue, c’est avant tout sa posture participative, son engagement dans la Cité et son souci de désenclaver l’activité philosophique, le plus souvent confinée dans des cénacles universitaires de spécialistes8 ». L’influence de Mounier se traduit donc dans les deux cas par « un engagement dans la Cité », un engagement à gauche, socialiste, mais socialiste parce que chrétien, socialiste et non pas communiste, Dumont s’étant toujours tenu aussi éloigné que Ricœur du communisme. En outre, Dumont a retenu de Mounier le « souci de désenclaver l’activité philosophique », en l’ouvrant, à l’instar de Ricœur, à la fois aux sciences modernes de l’homme et à la préoccupation éthique, et cela sans jamais perdre de vue la dimension communautaire de l’éthique, l’inscription de la personne dans une communauté – une communauté qui, pour l’un comme pour l’autre, était à refaire sur des bases chrétiennes authentiques. Une tâche à laquelle ils se seront employés de diverses façons : Ricœur, notamment à travers son rôle de président de la Fédération protestante de l’enseignement et ses activités au sein de Christianisme social, mouvement dont il fut le président laïque de 1958 à 19709 ; Dumont, de son côté, assumera, à la fin des années 1960, la présidence de la fameuse Commission sur les laïcs et l’Église – mais son engagement chrétien prit bien d’autres formes encore, en particulier celle de l’écriture10.
8Sommes-nous en présence de deux penseurs chrétiens ? Dans un fragment posthume, Ricœur se définira lapidairement comme « un chrétien d’expression philosophique11 ». Formule quelque peu ambiguë de la part de celui qui refusait par ailleurs l’étiquette de philosophe chrétien12. Il est vrai que la foi chrétienne travaillait en profondeur sa recherche philosophique, qui n’en demeurait pas moins jalouse, sinon de son « autosuffisance », du moins de l’irréductibilité des réponses qu’elle apportait à l’appel religieux13. Cette irréductibilité, on la retrouve également chez Dumont dans la croyance en une « Transcendance sans nom14 ». Et puis Dumont aussi s’est montré soucieux de séparer la philosophie et la théologie sans pour autant les opposer, en pratiquant une dialectique du doute et de la foi semblable à celle qui sous-tend la démarche de Ricœur15. Une dialectique qui, élevée par les deux auteurs au rang d’une méthode générale d’interprétation, confère un rôle essentiel au concept de médiation pour penser ensemble ou réconcilier des positions apparemment antinomiques.
9Un autre trait commun vaut d’être souligné : le fait qu’ils s’inscrivent tous deux dans la grande tradition de la philosophie réflexive française, à l’esprit de laquelle – plus qu’à sa lettre – ils sont demeurés fidèles. Chez Ricœur, cette filiation intellectuelle passe par Jules Lagneau, Jean Nabert, Gabriel Marcel et Emmanuel Mounier, quatre philosophes envers lesquels Ricœur a souvent reconnu sa dette16. Chez Dumont, elle s’incarne dans trois figures : Maurice Blondel, Gaston Bachelard et Emmanuel Mounier, que Dumont reconnaît, dans ses mémoires, comme ses maîtres à penser17. Notons que cet ancrage dans la philosophie réflexive (au sens large du terme) ne les a pas empêchés, ni l’un ni l’autre, de s’ouvrir à d’autres horizons de pensée, en particulier, et dans les deux cas, à l’herméneutique et à la psychanalyse18.
10Autre ressemblance, plus fondamentale encore, entre nos deux penseurs : leur commune ouverture à ce que l’on pourrait appeler la dimension poétique de l’existence. Chez Ricœur, cette ouverture se manifeste dans le projet d’une poétique de la volonté19 ; chez Dumont, dans celui d’une poétique de la culture20. Deux projets aussi inachevés l’un que l’autre et qui recèlent de surcroît des implications éthiques décisives.
11Toutes ces affinités électives que je me suis appliqué à faire ressortir entre Fernand Dumont et Paul Ricœur suffisent, à mon avis, à justifier un éventuel dialogue posthume, pour tenter, à partir des textes qu’ils nous ont légués, une confrontation heuristique autour d’un certain nombre de thèmes ou de problématiques philosophiques21. Or, parmi ces thèmes, il en est un qui n’a pas encore été évoqué, que j’ai délibérément gardé pour la fin parce qu’il me paraît mériter une attention toute particulière : celui de la mémoire.
Un dialogue posthume sur la mémoire
12Le thème de la mémoire fut, comme on le sait, au centre de la réflexion de Ricœur durant les dix dernières années de sa vie. Il lui aura consacré son dernier grand livre : La Mémoire, l’histoire, l’oubli, paru en 2000 au Seuil. Ce que le lecteur français sait moins par contre, quand il ne l’ignore pas complètement, c’est que Dumont, de son côté, n’a jamais cessé de réfléchir sur « l’avenir de la mémoire », pour évoquer le titre de ce qui devait être sa toute dernière conférence et l’un de ses derniers livres22. La théorie dumontienne de la culture est d’ailleurs pour l’essentiel une théorie de la mémoire, en tant que celle-ci constitue la condition même de la culture, comme le laisse déjà entendre le sous-titre que Dumont a donné à son Lieu de l’homme : la culture comme distance et mémoire. Un sous-titre qui au fond ne perdrait pas grand-chose à être abrégé, tant il est vrai que, pour Dumont, la mémoire est essentiellement une distance, une distance de soi à soi, un « dédoublement » (concept clé chez lui) de la conscience et du monde, un dédoublement par lequel la mémoire assure la sauvegarde de « la dimension de la profondeur humaine », pour parler comme Hannah Arendt23.
13Pour revenir à Ricœur, François Dosse fait judicieusement observer que la question de la mémoire « revisite, d’une certaine manière, ses anciennes études sur le rapport entre temps et récit, mais envisagé cette fois comme pratique sociale autour de la constitution d’une mémoire collective qui se donne pour fonction d’enraciner une identité24 ». Or c’est là, autour de cette fonction identitaire de la mémoire, que pourrait, à mon avis, se nouer un dialogue particulièrement fécond entre Dumont et Ricœur. Le premier y apporterait non seulement toute la richesse philosophique de sa théorie de la culture comme mémoire, mais aussi cette interprétation fine et pénétrante d’une pratique sociale spécifique de la mémoire collective en quoi consiste Genèse de la société québécoise, publié au Boréal en 1993. Dans ce livre, sans doute l’un de ses plus importants, Dumont analyse la manière dont s’est construite, au xixe siècle, l’identité nationale canadienne-française, ce qu’il appelle la référence. Selon lui, celle-ci est achevée quand elle s’est objectivée dans un discours, en l’occurrence le discours de la survivance canadienne-française, qui intègre une triple composante : idéologique, historiographique et littéraire, autrement dit trois médiations qui rendent possible la constitution d’une mémoire et d’une identité à travers une mise en récit de l’histoire collective – ce qui entre en résonance avec les travaux de Ricœur.
14Quant à ce que celui-ci apporterait en retour à ce dialogue posthume, on pense en particulier au rapport étroit qu’il établit entre identité et mémoire ainsi qu’à sa distinction, que Charles Taylor jugeait capitale25, entre l’ipse et l’idem. Pour Ricœur, tout le problème de la mémoire réside dans sa mobilisation par l’identité et dans les « dérives » auxquelles se prête une telle mobilisation : à savoir trop de mémoire ou pas assez de mémoire, abus de mémoire ou oubli de mémoire. Que la mémoire soit sujette à des dérives témoignerait de sa fragilité ; mais cette fragilité de la mémoire, Ricœur l’impute pour l’essentiel à la fragilité même de l’identité, plus précisément au fait que le qui de l’identité vit dans le temps et se trouve par là même soumis à ses conditions de changement : « Que signifie en effet rester le même à travers le temps26 ? » demande Ricœur. C’est pour éclairer cette « énigme » qu’il propose de distinguer entre deux sens de l’identique : le même comme idem, qu’il appelle la mêmeté, et le même comme ipse, ou l’ipséité. Selon lui, le maintien de soi à travers le temps « repose sur un jeu complexe entre mêmeté et ipséité27 ». Le jeu est complexe en raison du « caractère équivoque de la notion du même, implicite à celle de l’identique28 ». Cette équivoque est telle que la tentation est grande de replier l’identité ipse sur l’identité idem, c’est-à-dire de donner à la question « qui ? » – « qui suis-je29 ? » ou qui sommes-nous ? – des « réponses en “quoi ?”, de la forme : voilà ce que nous sommes, nous autres. Tel nous sommes, ainsi et pas autrement30 ». Tentation, ajoute Ricœur, de glisser « de la souplesse, propre au maintien de soi dans la promesse, à la rigidité inflexible d’un caractère, au sens quasi typographique du terme31 ».
15La tentation que pointe ici Ricœur permet non seulement d’expliquer les dérives nationalistes que l’Europe a connues tout au long du xxe siècle, mais de mesurer les défis mémoriels auxquels doivent faire face aujourd’hui les identités nationales, notamment celles des petites nations, tentées symétriquement par « l’oubli de mémoire » et par « la rigidité inflexible d’un caractère ». Comment résister à cette double tentation à laquelle les nations risquent d’être de plus en plus exposées dans le contexte de la mondialisation ? Comment, par exemple, une petite nation comme la nation francophone du Québec pourra-t-elle se maintenir dans la promesse, elle qui semble de plus en plus tentée, après l’échec des deux référendums, de se replier, en désespoir de cause, sur la survivance, sur le souvenir faussement rassurant de son caractère canadien-français ? À la toute fin de Genèse de la société québécoise, Dumont écrivait : « Que faire de la survivance maintenant qu’elle est débarrassée des étais qui l’ont supportée pendant un siècle ? Pour répondre, les Québécois n’ont pas à renier la patience obstinée de jadis, mais à lui joindre enfin le courage de la liberté32. »
16Ce passage ne traduit-il pas le « jeu complexe entre mêmeté et ipséité » ? Le courage de la liberté que Dumont exhorte le peuple québécois à joindre à sa persévérance, n’est-ce pas une autre façon de nommer ce mouvement d’ipséisation par lequel, selon Ricœur, un peuple se maintient en réveillant les promesses non tenues de son histoire ?