L’espace et le temps : Paul Ricœur à Montréal
1Comme historien, j’aurai connu l’histoire et les activités de l’Institut scientifique franco-canadien (ISFC, 1926-1975) qu’Étienne Gilson a animé à ses débuts. L’Institut aura accueilli nombre de philosophes, dont Jacques Maritain durant les années 1930 et 1940. La venue de Paul Ricœur s’inscrivait dans cette tradition, même après la disparition de l’ISFC, tout comme celle de Georges Canguilhem, que Michel Ambacher avait invité au Département de philosophie de l’Université de Montréal, au moment où l’historien des sciences et l’inspecteur général de l’Éducation nationale dirigeait la thèse de Michel Foucault. Ce fut aussi le cas avec Jean Trouillard, qui fit un cours remarquable sur Plotin. Depuis la fondation d’une Faculté des arts à l’Université Laval à Montréal (1897) rendue possible par la venue de grands critiques littéraires français, il faut reconnaître le rôle fondamental joué par le consulat de France à Montréal dans la vie universitaire.
2Les échanges entre l’Université McGill et l’Université de Montréal avaient encore amené au Département Raymond Klibansky, dont j’ai suivi le cours sur le néoplatonisme à l’Institut d’études médiévales, et Charles Taylor, qui nous a initiés à Hegel. C’est dire le niveau de la formation que reçurent aussi mes collègues d’alors : Jean-Paul Brodeur, Claude Corbo, Marie-Josée Daoust, Georges Leroux, Serge Lusignan, Robert Nadeau, Claude Panaccio et d’autres.
Une formation philosophique au Québec au milieu des années 1960
3J’ai connu la toute fin de la tradition thomiste au collège classique, mais vraiment la fin. Une fin peu accablante, au total. Le père Fernand Lindsay utilisait certes encore les deux tomes d’initiation à la philosophie thomiste du dominicain Ambroise Gardeil, mais Platon était tout aussi présent dans son enseignement. Au collège de Joliette, le jeune abbé Pierre Martin, de retour de l’Institut catholique de Paris, nous initia à l’existentialisme chrétien de Gabriel Marcel (Journal métaphysique, Être et avoir, et son théâtre) et de Søren Kierkegaard, au Sartre de L’existentialisme est un humanisme ? et au Karl Jaspers de l’Introduction à la philosophie.
4De 1964 à 1967, la Faculté de philosophie était aussi sortie du thomisme pour se loger principalement dans l’histoire des systèmes philosophiques plutôt que dans la véritable histoire de la philosophie. C’est d’ailleurs ce qui m’incita, parmi d’autres raisons comme on le verra, à chercher l’Histoire ailleurs. Vianney Décarie nous faisait Platon et Aristote ; Venant Cauchy, les sceptiques et les stoïciens ; l’abbé Guy Allard, la philosophie médiévale ; Paul Lacoste, Descartes ; André Gombay, les empiristes anglais. Le dominicain Louis-Marie Régis assumait l’enseignement de la Métaphysique et Bertrand Rioux, qui avait publié sa thèse sur la métaphysique chez Thomas d’Aquin et Martin Heidegger, orientait son enseignement plus vers la métaphysique que vers la phénoménologie, à laquelle je me suis initié par la lecture de La Phénoménologie de la perception dans je ne sais plus quel cours. L’ouvrage paru en 1945 était celui de Maurice Merleau-Ponty, qui venait de mourir en 1961, à l’âge de cinquante-trois ans. Mon intérêt pour la phénoménologie se précisa de façon tout à fait inattendue dans le cours du logicien Roland Houde sur la philosophie américaine, qui dirigea finalement mon mémoire de maîtrise déposé en août 1967, intitulé La Notion de « Lebenswelt » chez John Wild. Introduction à la pensée de John Wild et à la phénoménologie aux États-Unis avec un essai bibliographique des écrits de John Wild.
5Wild avait traduit deux ouvrages de Merleau-Ponty, The Structure of Behaviour (1963) et In Praise of Philosophy (1963) ; il avait participé en 1959 au colloque de Royaumont sur Husserl, avec un texte sur Die Krisis, et au Congrès international de philosophie à Mexico en 1963, qui portait sur la notion de Lebenswelt. John Wild enseignait alors à Yale ; je devais aller faire mon doctorat en philosophie sous sa direction, mais je bifurquai vers l’Histoire durant l’été 1967.
6Un dernier séminaire introductif à Freud et animé par Claude Lévesque avait le récent ouvrage de Ricœur, De l’interprétation (1965), en lecture obligatoire.
Paul Ricœur à l’Université de Montréal : un chemin vers l’historicité
7Mon contact direct avec Ricœur concerne Kant et la phénoménologie, alors que mon intérêt pour sa réflexion sur l’histoire et l’historicité passa par la lecture ultérieure d’un bon nombre de ses ouvrages. J’ai connu le Ricœur d’avant mai 1968, d’avant sa carrière américaine plus intense.
8C’est à l’automne 1966 que Ricœur fit un cours sur Kant, auquel j’assistai, au Département de philosophie. Ce fut une découverte exaltante de la Critique de la raison pure et une jubilation intellectuelle à chaque cours. Ricœur arrivait d’un pas pressé avec notes et livres sous le bras, les disposait sur une table et annonçait son propos du jour à des étudiants qui avaient établi un silence monacal dès son entrée dans la salle. Commençait alors, chaque fois, un plaisir intellectuel porté par la clarté du propos de Ricœur, par sa présence physique, par son expression faciale, par le mouvement de ses yeux. Assis sur le bout de sa chaise, Ricœur avançait fébrilement dans son argumentation, exposant, à nous en rendre intelligents, les concepts de l’architectonique kantienne de la Critique de la raison pure. Nous découvrions que Ricœur, qui avait lu systématiquement le philosophe allemand depuis son enseignement en histoire de la philosophie à Strasbourg dans l’immédiat après-guerre, connaissait l’amont et l’aval historiques de la pensée critique de Kant1. Sa connaissance de Kant nous paraissait créatrice, tout en respectant la pensée de celui-ci par une proximité du texte allemand et français de la Critique. Nous devinions qu’il se colletait avec les difficultés et les apories classiques de la philosophie, soulignant à l’occasion les tentatives siennes ou d’autres philosophes de les dépasser. J’ai retenu alors et aujourd’hui deux trames kantiennes qui m’auront préoccupé toute ma vie : la véritable question critique, celle des conditions de possibilité d’intelligibilité d’un phénomène et celle des catégories à priori de l’entendement, et en particulier de l’intuition sensible, que sont l’espace et le temps. Si mon passage à l’Histoire a tenu concrètement au travail d’assistanat que je fis avec Roland Houde à l’été 1967, année du centenaire de la Confédération canadienne, sur l’histoire de la philosophie au Canada et au Québec, ce passage tient intellectuellement à cette découverte de l’apriori du temps dans toute pensée. Et en Histoire, je n’ai pas eu de difficulté à voir comment la question critique des conditions de possibilité constituait une exigence sans pareille dans la recherche objective sur un phénomène passé, analysé pour ce qu’il était et pouvait être alors.
9Grâce à l’ouvrage de François Dosse, je comprends mieux où en était Ricœur en 1966 lorsque je le rencontrai pendant une bonne heure pour parler de la phénoménologie, à laquelle l’ouvrage de Merleau-Ponty m’avait initié et que je continuais à creuser par la lecture de rares textes français et anglais de Husserl, d’études en français (Jean Wahl, Pierre Thévenaz, Alphonse de Waelhens) et en anglais (Marvin Farber, Maurice Natanson, James Edie), ainsi que de textes récents de revues telles que Journal of Philosophy et Philosophy and Phenomenological Research. À cette époque, Ricœur avait publié sa traduction, faite en captivité, des Ideen I de Husserl, sous le titre Idées pour une phénoménologie (1950), et pouvait être considéré comme « l’introducteur de Husserl » en France2. Nous parlâmes d’epochè, de réduction transcendantale, d’intentionnalité de la conscience et un peu de Lebenswelt.
10Mais Ricœur avait aussi publié dans la Revue de métaphysique et de morale (1949) son article sur « Husserl et le sens de l’histoire », auquel il me référa et que j’allai lire le jour même à la bibliothèque. Le texte m’ouvrit l’esprit sur un monde auquel seul un véritable connaisseur de Husserl avait accès car, avant que ne soit mieux connu son ouvrage Die Krisis, l’histoire avait peu de présence dans les travaux de celui-ci3.
11La relecture, pour les besoins du présent témoignage, de ce texte sur Husserl et le sens de l’histoire me fait rétrospectivement voir comment un étudiant formé dans le moule de la philosophie réflexive française, celle du cogito, a pu faire à sa façon le chemin de l’ego transcendantal au sujet de et dans l’histoire. Je vois aujourd’hui avec une clarté cristalline que si des circonstances m’ont fait bifurquer de la philosophie à l’histoire, c’est ce texte qui a intellectuellement fait son chemin en moi et qui me présentait une figure, celle de Husserl, d’un philosophe qui s’était heurté à l’Histoire – celle des années 1930 en Allemagne – et au sens de l’Histoire. Car, comme l’expliquait Ricœur, la pensée logique et phénoménologique antérieure de Husserl ne faisait place d’aucune façon à l’Histoire. Au contraire, celle-ci devait être isolée et évacuée par la réduction eidétique ou transcendantale. Mais chez Husserl la prise de conscience de l’Histoire était venue avec la conscience d’une crise, avec la nécessité de lui donner un sens. Ricœur écrivait : « Ainsi le plus anhistorique des professeurs était sommé par l’histoire de s’interpréter historiquement4. » Quelle formule peut aujourd’hui mieux résumer mon entreprise d’histoire intellectuelle du Québec que celle de Ricœur : « se penser dans l’histoire5 » ?
12Husserl avait été confronté à « l’apriori » du temps, qui était posé comme question à la phénoménologie ; tout intentionnelle qu’elle soit toujours, comment celle-ci pourrait-elle ne pas être temporelle ? Ricœur observait en 1949 : « Il n’est tout de même pas sans intérêt que l’ultime conscience soit à son tour temporelle ; si l’histoire des historiens est réduite et constituée, une autre histoire, plus près de la conscience donnante et opérante, pourra peut-être s’élaborer : en ce sens, la phénoménologie transcendantale pose, avec le thème du temps phénoménologique, un jalon en direction d’une philosophie de l’histoire6. »
13Mais fondamentalement l’ego transcendantal ne pouvait guère ne pas finir par rejoindre un sujet, « [p]arce que l’histoire est notre histoire, le sens de l’histoire est notre sens7 ».
14Je retrouvai Ricœur plus tard avec la lecture des trois tomes de Temps et récit, parus de 1983 à 1985. Quelque attrait qu’ait eu la lecture de Les Mots et les choses (1966) et d’Archéologie du savoir (1969) de Michel Foucault, je me rends compte aujourd’hui que j’ai fait de l’histoire culturelle et surtout de l’histoire intellectuelle avec des acteurs, avec des sujets, avec des consciences8. Essentiellement (trop) occupé à constituer le domaine de l’histoire des idées au Québec, de l’identification des sources à l’établissement d’un cadre chronologique valable en passant par l’organisation des trames culturelles et intellectuelles, je n’en ai pas moins découvert à ma façon le problème du récit sans toutefois thématiser la chose. S’il est criant dans la biographie – celle de Dessaulles –, le problème du récit s’impose tout autant lorsque vient le temps de mettre en place une synthèse de l’histoire des idées au Québec de 1760 à 1965. On ne peut guère ne pas voir qu’on raconte une histoire et pour peu qu’on écrive pour d’autres que les historiens de la corporation, qu’on ait quelque souci de son lectorat, la manière d’écrire commence à importer tout autant que la matière à dire. Pris dans les enfarges de la différence entre le lexique du temps de l’objet et celui du temps de l’analyse, dans l’omniprésent choix des mots (épithètes, conjonctions, adverbes), l’historien découvre – surtout s’il est sensible à la pensée de Ricœur – que le temps passe par le récit, que l’explication est dans la narration. Ce sont mes lectures de Ricœur qui ont aiguisé chez moi le sens et le plaisir de l’écriture, la découverte du problème pour les historiens d’inclure la fiction dans leur corpus documentaire9. Je me souviens du plaisir que m’avait fait l’amie et romancière Monique LaRue lorsqu’elle m’avait dit avoir senti un suspense, une intrigue tout au long du premier tome de mon histoire des idées. Dessaulles tout autant que le libéralisme démocratique sont des « personnages » du récit d’une vie ou d’une époque, personnages dont la contextualisation commande une nécessaire mise en scène. Mais, faut-il le préciser aux littéraires parfois empressés de proposer que l’histoire est de la fiction, qu’il y a en Histoire, un « contrat de vérité », des procédures de contrôle de la subjectivité, imparfaites certes, mais exigées10.
15Le très humain philosophe français et européen qu’était Ricœur avait appris à vivre adéquatement l’espace américain – celui du continent – et à lire avec assiduité et responsabilité son temps.