Une force de travail stupéfiante et tellement inspirante !
1Le nom de Paul Ricœur exerce une fascination inouïe auprès de théoriciens de divers domaines. C’est particulièrement le cas auprès des architectes – du moins auprès de ceux qui se consacrent à l’histoire ou à la théorie de l’architecture – que j’ai eu l’occasion de fréquenter abondamment au cours des dernières décennies. Lors d’un récent colloque en théorie de l’architecture où je présentais une communication, on avait demandé aux participants un bref curriculum vitæ qui devait être ajouté à la mention de leur affiliation académique. Apparemment désireux d’abréger les renseignements fournis, les responsables de ce colloque ont jugé approprié de substituer à celui qui me concernait l’unique phrase suivante : « Maurice Lagueux détient un doctorat en philosophie de l’Université de Paris, sous la direction de Paul Ricœur. » Bref, mes publications en philosophie de l’architecture dans certaines revues internationales comptaient pour strictement rien au regard du fait que ma thèse avait été dirigée par Paul Ricœur lui-même. Plutôt étonné, j’aurais aimé savoir pourquoi on n’avait retenu que cet élément, car le fait que Paul Ricœur avait bien voulu accepter de diriger ma thèse, laquelle portait sur Merleau-Ponty, ne contribuait nullement, à mes yeux, à justifier ma participation à un colloque en théorie de l’architecture. Il me paraissait même plus juste de dire que c’est bien plutôt l’une des multiples contributions (parmi les plus modestes certes) de Paul Ricœur à la vie académique que mettait en relief la quasi-exclusivité accordée ainsi à la mention du nom de mon directeur de thèse.
2Qu’on se rassure, en disant cela, je ne tombais pas dans le ridicule qui aurait consisté à laisser entendre de façon combien naïve que Ricœur ait pu tirer le moindre avantage du fait de me compter parmi ses doctorants ! Bien au contraire, je voulais souligner que je n’avais été, après tout, qu’un des multiples doctorants de Ricœur ; j’avais été un doctorant de Ricœur « comme tout le monde », étais-je alors porté à dire ! Pour être plus précis, disons que j’ai toujours été fortement impressionné par le nombre de philosophes, et en particulier de philosophes québécois de ma génération, qui ont rédigé leur thèse de doctorat à Paris sous la direction de Paul Ricœur. Et de quel directeur de recherche il s’agissait ! En dépit du nombre incroyable de ses dirigés et de sa constante productivité comme chercheur et auteur, il parvenait à me rencontrer au moins tous les deux mois et parfois plus fréquemment, après avoir lu et annoté le texte toujours assez long que je lui avais préalablement remis. Bref, j’étais et suis demeuré médusé par la stupéfiante puissance de travail de cet homme, puissance de travail dont je suis heureux d’avoir pu bénéficier.
3Une fois ma thèse rédigée et déposée, Ricœur a eu la gentillesse de m’inviter à déjeuner chez lui le jour de ma soutenance. C’est bien timidement que, malgré le ton très chaleureux de cette invitation, je me suis présenté à son domicile à Châtenay-Malabry. À la suite d’un agréable repas, il m’a conduit en voiture à Nanterre. On était en novembre 1965 ; Ricœur, qui jusqu’alors enseignait à la Sorbonne, venait tout juste d’être affecté à Nanterre. En arrivant au campus de cette toute nouvelle université, nous avons dû nous frayer un chemin dans la boue ou sur les quelques planches qui parvenaient à peine à nous éviter le pire. La soutenance devant un jury qui m’a paru fort compréhensif, où Mikel Dufrenne et Clémence Ramnoux siégeaient aux côtés de Ricœur, m’a laissé somme toute un très heureux souvenir. Une fois la thèse acceptée et le doctorat conféré, on m’a appris que cette soutenance était la toute première à avoir lieu dans cette université naissante, ce que, il faut le reconnaître, ne risquait guère de démentir le pitoyable état physique des lieux qui contrastait tant avec la qualité intellectuelle du jury par lequel j’avais eu l’honneur de voir mon travail évalué.
4Quelques années plus tard, j’ai eu le plaisir de constater avec autant de surprise que de satisfaction que Paul Ricœur me citait à trois reprises, très favorablement me semble-t-il, dans son article intitulé « Science et idéologie », paru dans la Revue philosophique de Louvain en 1974. Peut-être – mais de cela je ne me souviens guère – m’avait-il suggéré, sans doute comme à d’autres de ses nombreux dirigés, de ne pas hésiter à lui faire parvenir tel ou tel de mes premières publications. Or, un heureux hasard a voulu que l’article de 1972 qu’il a cité portait précisément sur ce thème que, manifestement, il entendait alors aborder pour sa part. Quoi qu’il en soit, ceci prouve que, aux yeux de Paul Ricœur, les premiers travaux de ses anciens dirigés n’étaient pas indignes d’être lus avec attention.
5Je dois admettre que, au cours de ma carrière d’enseignant et de chercheur universitaire, je n’ai pas recouru autant que j’aurais dû aux travaux de Paul Ricœur, car je me suis orienté davantage vers une approche plus analytique d’un type que je découvrais peu à peu au cours des années qui ont suivi mon embauche à l’Université de Montréal. Toutefois, il y a de cela une dizaine d’années, lors d’un de mes séminaires en philosophie de l’histoire, j’ai décidé de consacrer un trimestre entier à une lecture systématique de La Mémoire, l’histoire, l’oubli. Or, cette entreprise m’a valu ce que je considère encore comme l’un des plus beaux hommages que j’aie reçus en tant qu’enseignant de la part d’un étudiant. Celui-ci m’a assuré qu’à cette occasion il avait appris à lire un texte philosophique, c’est-à-dire à dégager toute la richesse d’un ouvrage qui en contient tellement à de multiples niveaux.
6Comme tant d’autres ouvrages de Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, il faut le reconnaître, n’est pas de lecture facile. Cela tient pour beaucoup au fait que la démarche de ce penseur a consisté pour une large part à réactiver les recherches des philosophes analytiques, en intégrant leurs analyses à une fécondante relecture de l’histoire de la philosophie occidentale selon un mode dont il avait le secret. Depuis les années 1960, cet éminent philosophe s’est nourri de la philosophie analytique qu’il a d’ailleurs fortement contribué à faire connaître au monde francophone, mais il l’a fait sans rien abandonner de la tradition philosophique européenne continentale dont il était issu. Bien au contraire, en repensant chacune des questions abordées par la pensée anglo-saxonne à la lumière des réflexions de Platon et d’Aristote, d’Augustin et de la tradition médiévale, des philosophes rationalistes et de la phénoménologie, Ricœur a su faire surgir des dimensions et des connexions nouvelles qui, autrement, seraient demeurées inaperçues. Ce que mon étudiant avait compris, c’est sans doute que seules une lecture et une relecture très attentives d’un texte qui refuse de livrer ses richesses au premier regard peut permettre de mesurer jusqu’à quel point sa rédaction a pu faire avancer la pensée.
7Certes, tout ne se situe pas au même niveau dans cette réflexion ; tantôt, le texte se contente de rappeler certains éléments dont la connaissance est requise par la réflexion en cours, tantôt l’analyse se tourne vers ce qui paraît être une digression qui semble nous éloigner de la thématique principale, le temps que met celle-ci pour réapparaître au tournant d’une phrase ; mais c’est surtout au moment où les contributions les plus pertinentes de la tradition philosophique continentale sont mobilisées pour permettre de réexaminer par des voies différentes les problématiques issues en particulier de la tradition analytique que la démarche se fait plus dense et plus difficile à suivre pour qui ne maîtrise pas comme Ricœur toutes les subtilités de ces deux traditions.
8Maintenant retraité de l’enseignement, ce n’est pas sans une sorte de vénération que je me souviens de ce professeur et de ce penseur que j’ai eu la chance de connaître il y a près de cinquante ans. Après toutes ces années, l’évocation de cet homme aux convictions si profondes, qui est demeuré un chercheur hautement productif jusqu’à son dernier souffle, demeure pour moi une source d’inspiration. Ce sont ses conseils judicieux et ses encouragements efficaces qui ont considérablement facilité le démarrage de la carrière de ceux, comme moi, qui ont eu la chance de compter parmi ses dirigés ; et c’est l’exemple éloquent de la façon dont il a su, au-delà de toute limite, poursuivre sa propre carrière de chercheur qui continue de rappeler à ceux, dont je suis, qui ont été fascinés par son parcours qu’une authentique carrière de chercheur en philosophie ne peut prendre fin avec ce que l’on appelle « l’âge de la retraite ».