Événement de lecture et reconfiguration des œuvres
[À] la fin de mon séjour [à Paris], en me dirigeant vers la Gare de Lyon pour retourner en Italie, j’ai acheté chez un bouquiniste une plaquette d’un auteur qui m’était totalement inconnu : Fernando Pessoa. Cette plaquette était la traduction française de Tabacaria (Bureau de tabac), que Pessoa avait signé sous le nom d’un de ses hétéronymes, Alvaro de Campos. […] J’ai lu ce poème pendant le voyage de retour en Italie, et ce fut une découverte d’une telle force que je décidai aussitôt d’apprendre le portugais.
Antonio Tabucchi, La Confédération d’âmes : entretien avec Tiziana Colusso [1994], Paris, La République des Lettres, 2012, n. p.
1La notion d’événement est fréquemment employée par les historiens de la littérature et par les critiques littéraires1. Elle sert aussi bien à désigner des faits marquants qui jalonnent l’histoire littéraire – de la publication d’une œuvre qui fait date à la première représentation tumultueuse d’une pièce de théâtre, en passant par l’irruption dans le champ littéraire d’une écriture novatrice – qu’à mettre en valeur des circonstances pourtant moins exceptionnelles de la vie littéraire : la presse parle communément de « livre événement » pour évoquer un best-seller ou, chaque mois de septembre, des « événements littéraires de la rentrée ». À côté de son emploi historique, stylistique et journalistique, je propose d’utiliser cette notion, sous le vocable d’événement de lecture, pour définir ce qui arrive, ce qui survient – au sens étymologique du verbe latin impersonnel evenit – au cours d’une lecture et, au-delà, ce qui fait événement dans la vie d’un lecteur. Certes, la frontière entre événement littéraire, événement d’écriture et événement de lecture est loin d’être étanche : le retentissement subjectif d’une lecture peut être dû à l’effet d’une subversion stylistique qui, au bout du compte, fait date dans l’histoire de la littérature. La publication du Voyage au bout de la nuit constitue par exemple un événement qui renvoie bien évidemment à la triple acception du terme, puisqu’il témoigne à la fois du bouleversement partagé de lecteurs et d’une rupture poétique qui sert de repère historique dans les histoires littéraires. Il n’en reste pas moins que la notion d’événement de lecture me paraît utile pour analyser spécifiquement l’expérience subjective de la littérature, c’est-à-dire, tout particulièrement, les retentissements personnels, souvent intimes, de la rencontre d’un lecteur avec une œuvre ou avec un élément, parfois infime, d’une œuvre. L’événement de lecture dessine alors, pour reprendre les termes de Jean Bellemin-Noël, « une version de l’œuvre à mon usage, avec les creux de ce qui ne me parle guère et les bosses de ce qui me fait rêver longuement, parfois selon un ordre qui n’a que peu à voir avec la suite de l’intrigue explicite. Une version où quelques détails (prétendus détails) comptent plus que les grands axes et que les gros traits2. »Lorsque dansChez Borges3, véritable biographie d’un lecteur, Alberto Manguel évoque le quotidien des lectures qu’il faisait, adolescent, à l’écrivain aveugle, il s’intéresse avant tout, plus qu’aux grandes conceptions littéraires du maître, aux émotions simples, aux réactions spontanées et aux touchantes manies de lecteur de ce dernier. Ainsi note-t-il par exemple : « C’était un lecteur qui se fiait à la chance et trouvait son bonheur, en certaines occasions, dans des résumés de scénarios et des articles d’encyclopédies […]. Sa bibliothèque (qui comme celle de tout lecteur était aussi son autobiographie) reflétait sa confiance dans le hasard et dans les lois de l’anarchie4. » Il existe bien entendu des événements de lecture qui concernent l’ensemble d’une communauté de lecteurs, comme lorsque toute une génération reconnaît sa sensibilité ou sa vision du monde dans une œuvre. Citons par exemple l’événement de lecture produit par l’engouement collectif pour des œuvres comme La Nouvelle Héloïse ou Les Souffrances du jeune Werther. Mais ils me paraissent en fait relever davantage de l’événement historique, dans la mesure où ils méritent d’être appréhendés à travers l’histoire des idées, de la sensibilité ou de l’idéologie qui caractérisent la réception littéraire propre à une époque. L’événement de lecture tel que je l’entends renvoie plutôt, de façon délibérément restrictive, à l’histoire personnelle du sujet-lecteur, même si, bien entendu, cette histoire singulière est pour une bonne part solidaire d’une histoire collective. Ainsi, dans la trilogie narrative qui constitue son autobiographie de lecteur5, Michel Tremblay s’attache-t-il davantage à mettre en scène les circonstances et la portée personnelles des événements de lecture qui ont marqué son enfance et son adolescence – de la conscience de son homosexualité à l’émergence de sa vocation d’écrivain en passant par sa fascination pour le théâtre – qu’à dresser un tableau fidèle de la réception littéraire au Québec dans les années cinquante ou qu’à analyser objectivement la valeur des œuvres lues. Il note, par exemple, après avoir terminé la lecture d’Agamemnon : « [J]’eus l’impression d’être devenu quelqu’un d’autre, d’avoir grandi, évolué en quelques heures, d’avoir entrevu des possibilités qui me concernaient personnellement et qui transformaient ma vie d’une façon définitive6. »
2Dans la profusion éditoriale actuelle des journaux, mémoires et autres autobiographies de lecteurs7, qui fournit de nombreux exemples d’événements de lecture où ces derniers constituent le cœur même de ce type d’ouvrages, j’ai choisi de privilégier le corpus constitué par les œuvres autobiographiques de Georges-Arthur Goldschmidt (bien connu notamment pour ses traductions de Kafka et de Peter Handke), La Traversée des fleuves : autobiographie8, Le Poing dans la bouche : un parcours9 et Le Recours : récit10. Outre qu’elles me paraissent particulièrement significatives de la nature et du statut de l’événement de lecture, ces œuvres offrent l’intérêt de raconter plusieurs fois et de façons parfois sensiblement différentes les mêmes événements de lecture. J’ai bien conscience, cependant, que la nature même de ce corpus conduit à un rétrécissement du champ de l’analyse. Il sera donc question ici d’appréhender les caractéristiques de l’événement de lecture telles que les récits autobiographiques de Georges-Arthur Goldschmidt les mettent en scène, sans prétendre à une généralisation du concept et encore moins à une exhaustivité dans son étude.
3Précisons qu’en parlant d’événement de lecture, j’ai parfaitement conscience d’utiliser le concept d’événement sinon totalement à contre-emploi, du moins en décalage par rapport à celui d’événement historique tel qu’il apparaît dans l’œuvre de Ricœur, en particulier dans Temps et récit. Passer de l’événement historique à l’événement de lecture conduit à un triple déplacement. Tout d’abord, l’événement concerné n’est pas exactement de même nature : alors que Ricœur parle d’événements se rapportant à des faits historiques, dont il s’attache certes à mettre en doute la réalité objective, mais qui se laissent cependant appréhender à travers des traces effectives, il sera question ici d’événements suscités par la lecture d’œuvres littéraires qui ne subsistent dans la mémoire du lecteur que de manière plus ou moins fugace et évanescente. Par ailleurs, avec l’événement de lecture, on passe du champ de la philosophie de l’histoire à celui de la réception des œuvres littéraires, déplacement qui peut apparaître d’autant plus incongru que, lorsque Ricœur s’intéresse à la phénoménologie de la lecture dans la section « Poétique du récit » de Temps et récit, il n’emploie précisément pas ce concept d’événement. Enfin, dans l’approche restreinte qui est la mienne, l’événement de lecture n’a pas nécessairement, comme l’événement historique, de portée collective : il se cantonne souvent à l’expérience individuelle et à l’histoire personnelle de lecteurs singuliers. Ce braconnage conceptuel se justifie malgré tout parce qu’à mes yeux le concept d’événement, dans son acception ricœurienne, aide à problématiser les rapports entre une œuvre littéraire et un sujet-lecteur tels qu’ils se manifestent à travers l’expérience de lecture littéraire. D’une part, il pose la question de la relation entre les origines subjectives souvent lointaines et obscures de l’événement – même si l’analyse rétrospective permet souvent de clarifier ces origines – et le moment de son irruption en tant que tel dans l’activité lectorale : l’événement – qu’il soit historique ou de lecture – existe-t-il en dehors de la sollicitation d’un présent qui, de fait, le construit ? D’autre part, ce concept interroge la nature même de ce qui fait événement : l’événement de lecture n’est-il pas entièrement compris dans sa narration, dans sa mise en récit ? En ce sens, l’événement de lecture ne participe-t-il pas de l’identité narrative du lecteur ?
4Ma référence à Ricœur ne sera donc pas une exégèse du concept d’événement ni une application pure et simple de ce dernier aux études littéraires, mais un adossement théorique, à la manière du travail effectué par Micheline Cambron sur les récits de Michel Tremblay et de Gilles Archambault au moyen du concept d’identité narrative11.
Observons trois événements de lecture qui apparaissent comme autant d’expériences fondatrices pour Goldschmidt, même si, en fait, elles ne font que mettre à jour des traits déjà-là que l’histoire ultérieure du lecteur ne cessera de reconstruire et d’enrichir.
5Le premier est directement lié à sa situation lorsque, jeune protestant allemand d’origine juive, il a été envoyé pour échapper à la menace nazie dans un pensionnat catholique savoyard, où il prend brutalement conscience de son existence propre en même temps que de son immense solitude. Il évoque dès la première page de son ouvrage Le Poing dans la bouche la découverte de « ce “je suis, j’existe”, [qui] oriente à jamais l’esprit d’un enfant désemparé, perdu, exilé et menacé de mort parce que né chrétien de “mauvaise race12” », et il l’associe aussitôt étroitement à la lecture de quelque phrases de Pascal qui « par-delà l’ordre de la lecture [lui] font, dit-il, retrouver [cet] éblouissement inaugural13 ». Goldschmidt raconte ainsi cette première expérience de lecture :
Le regard s’est arrêté sur « le mouvement infini, le point qui remplit tout, le moment de repos infini, sans quantité, indivisible et infini » (23214). Ce n’était pas de l’ordre de la compréhension, mais du saisissement. « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraye. » C’était la même chose que ce qui m’était arrivé, juste avant, seul au dortoir, tout en haut de la maison, cette soudaine saisie, à vous couper le souffle15.
6Expérience existentielle et expérience de lecture se confondent ici dans un même bouleversement fondateur.
7Le second événement est dû à la lecture des Confessions de Rousseau, qui s’inscrit dans une double proximité avec Goldschmidt. Une proximité topologique entre les paysages évoqués par Rousseau et ceux de Haute-Savoie, que le jeune lecteur a sous les yeux : « Tout en lisant, je voyais par la fenêtre le chalet voisin, la route du mont d’Arbois, l’immense croupe verte de la pente au-delà de laquelle se dressait la paroi des Aiguilles-Croches et en même temps les paysages de Rousseau16. » Mais, surtout, au cœur de ce paysage de montagne commun à l’œuvre lue et au monde qui entoure le lecteur s’inscrit une proximité de désir et de jouissance. La lecture des pages de la fessée dans lesquelles il retrouve ses propres fantasmes et ses propres voluptés constitue l’événement catalyseur de cette proximité : « Je lus ces lignes qui me stupéfièrent et que je cachais de la main pour qu’on ne me vît pas les lire […]. J’étais dans un trouble extrême, le sang me battait aux tempes, je n’arrivais plus à respirer et me levais et me rasseyais tout le temps17. »
8Enfin, troisième événement, la lecture quelques années plus tard de la première phrase du Procès de Kafka, qui apparaît comme le prolongement et l’aboutissement des précédents : « [L]a première phrase fut un véritable coup de boutoir en pleine poitrine, elle me coupa le souffle, d’emblée je sus que j’avais trouvé enfin mon livre18. »
9Plusieurs traits communs à ces trois événements permettent d’en modéliser les caractéristiques.
10D’abord, l’intensité, la violence avec lesquelles ils se manifestent, comme le montre le vocabulaire employé : « à vous couper le souffle », « ces lignes […] me stupéfièrent », « un véritable coup de boutoir en pleine poitrine ». Ensuite, le caractère inattendu de la rencontre, qui semble due à un pur hasard : la découverte de Pascal se fait en feuilletant les Morceaux choisis pour les établissements catholiques et publiés chez Jean de Gigord ; la lecture des Confessions relève d’une obligation, puisqu’elle est inscrite au programme du baccalauréat ; enfin, c’est un concours de circonstances qui lui fait découvrir Le Procès chez son beau-frère, à Kiel, en 1950. Surtout, l’événement de lecture instaure, ou tout au moins met au jour, une rupture dans la vie du lecteur dont les effets vont se faire sentir tout au long de celle-ci : Goldschmidt considère la « surrection initiale » associée à la lecture de Pascal comme le fondement de sa personnalité — « C’est une simple certitude d’être, une surrection originelle par laquelle on tombe véritablement en soi. C’est une commotion, un établissement, une fulguration dont naît l’assise qui sera invariable tout au long de la vie19. » — ; la jouissance de la fessée oriente sa sexualité ; quant à la lecture du Procès – « d’emblée je sus que j’avais trouvé enfin mon livre » –, l’auteur montre dans un de ses essais sur Kafka, Celui qu’on cherche habite juste à côté : lecture de Kafka, comment sa vie intellectuelle a été déterminée par cette rencontre : « Cet essai résulte d’une présence ininterrompue de Kafka depuis le jour de la découverte du Procès dans un jardin de Kitzberg, près de Kiel en Allemagne du Nord, en août 195020. »
11Force, apparente imprévisibilité, rupture décisive, autant d’éléments qui rapprochent l’événement de lecture des caractéristiques de tout événement pour Alain Badiou : « [T]out événement confère une existence à quelque chose qui n’existait pas ; l’événement c’est d’abord l’apparition de l’inexistant et l’apparition d’un inexistant entraîne toujours dans sa périphérie une figure de destruction21. » Les ouvrages autobiographiques de Goldschmidt installent par ailleurs « l’actualité passée de ce qui est arrivé [et qui] est tenue pour une propriété absolue22 », pour reprendre les termes de Ricœur. Cependant, bien qu’inscrite dans le temps – chaque événement étant précisément daté (« tout commence un jour d’octobre 1943 », écrit-il par exemple dans Le Poing dans la bouche23) –, la rupture définitive (réelle ou apparente) qu’opère l’événement de lecture dans l’histoire du sujet conduit à une sorte de suspension, voire d’abolition du temps : « Ce récit [le Procès de Kafka] n’était détaché de la réalité du lecteur, du temps propre, du temps de soi que par la mince pellicule du hasard. C’était un “autre temps”, près de vous toucher, en suspens, ni passé ni présent ni futur, là, tout simplement24. »
12L’événement de lecture apparaît comme le moment historique fondateur de la prise de conscience d’une identité de lecteur et de sujet, il est vécu comme l’illumination qui éclaire de façon absolue et définitive la condition, les sentiments, la personnalité profonde de celui qui le vit. C’est la raison pour laquelle il apparaît comme une seconde naissance : « Je ne lisais pas, c’était plutôt comme si précisément, quelqu’un d’autre était moi. On était au centre de l’histoire, saisi au milieu de soi-même, parallèlement à soi, comme si tout se passait ainsi, comme si la naissance avait simplement été décalée25. »
13On le voit à travers cette dernière citation, la seconde naissance qu’opère l’événement de lecture va de pair avec la conscience d’une altérité en soi ; celui qui lit en moi est un autre : « comme si quelqu’un d’autre était moi », dit Goldschmidt. C’est l’émergence de cette radicale altérité qui fait événement, de façon d’autant plus violente que ce qui survient alors relève de l’inavouable, de l’indicible : « Cette lecture, écrit-il à propos du Procès, savait quelque chose de moi que personne ne devait savoir ; elle savait de l’inavouable26. » Ce qui affectait « notre capacité de communication27 » trouve enfin à s’exprimer dans la langue d’une œuvre.
14L’événement de lecture apparaît bien comme cet « avoir été absolu28 » qui date dans le passé la découverte de soi à la fois comme soi-même et comme un autre à l’occasion de la rencontre d’une œuvre qui devient de ce fait le mode d’expression d’une saisie existentielle radicale. Certes, cet avènement du lecteur à travers l’événement de lecture ne fixe pas définitivement l’identité lectorale du lecteur. Les œuvres autobiographiques de Georges-Arthur Goldschmidt montrent au contraire que celle-ci est toujours en construction, que chaque nouvelle narration de l’événement de lecture l’enrichit de perspectives nouvelles, ce qui conduit à relativiser la radicalité de la saisie de soi-même qui s’opère dans l’événement de lecture, ce dernier n’apparaissant comme tel que dans la narration rétrospective qui en est faite.
15Ainsi, tout en affirmant l’orientation définitive qu’imprime l’événement de lecture à la vie future, Goldschmidt s’interroge sur la véritable nature de cet événement et sur le sens du rapport au passé qu’il renouvelle sans cesse. Dans le court texte qui précède Le Poing dans la bouche, s’il rappelle, certes, que « certains livres peuvent déterminer et orienter une vie entière29 », il s’empresse d’ajouter que, « quand on a eu la chance de les rencontrer et même de les traduire (Le Procès en 1974 et Le Château en 1976), ils se manifestent en vous par le besoin de raconter cette découverte30 ». Il ajoute quelques lignes plus loin que son désir est de « retracer » « l’itinéraire » qui permet de comprendre « comment certains livres deviennent la matière vive du lecteur pour le reste de sa vie31 ». Autrement dit, loin d’être secondaire, le fait de « raconter cette découverte », de « retracer » l’« itinéraire », apparaît nécessaire pour que l’événement existe véritablement. La question que l’on est en droit de se poser est alors celle du sens de la relation passé-présent : est-ce, comme le dit Goldschmidt, un événement passé qui oriente la vie jusqu’au présent de l’écriture, ou est-ce, comme il le suggère également, le présent de l’écriture qui attribue après coup une orientation à cette vie en lui découvrant un moment fondateur ?
16Par définition, les Mémoires n’offrent-ils pas un regard rétrospectif qui constitue le passé autant qu’il le reconstitue ? Si Goldschmidt n’était pas devenu le traducteur et l’essayiste renommé de Kafka – ce qui est dû à un ensemble de circonstances particulières qu’il raconte par ailleurs : rencontres, études, voyages, etc. –, la découverte-événement du Procès de Kafka dans le jardin public de Kitzberg aurait-elle eu le même sens et la même portée ? En fait, l’événement de lecture n’est-il pas surtout un événement d’écriture, une mise en récit d’un passé re-fictionnalisé à partir du résultat présent et circonstanciel d’un parcours de vie ?
17Je propose d’observer quelques-unes des manifestations de cette mise en récit de l’événement de lecture qui donnent à ce dernier toute l’apparence d’une fiction littéraire.
18Commençons par l’héroïsation de l’acteur de l’événement. Même s’ils attribuent une part au hasard, nous l’avons vu, les récits d’événements de lecture font de la rencontre du livre et du lecteur une manifestation du destin et, de fait, du lecteur une sorte d’élu. Si Goldschmidt dit à propos du Procès qu’il a trouvé son livre, on peut également déduire, à le lire, que c’est le livre qui a trouvé son lecteur, ainsi que le montrent les conditions romanesques qui conduisent l’ouvrage à entrer en sa possession :
Je passai l’été 1950 à Kiel où mon beau-frère Ludwig Landgrebe […] était professeur de philosophie. […] Il était en relation avec les universitaires allemands et tchèques émigrés et avait reçu deux exemplaires du Procès de Kafka en 1946, dès qu’il fut publié par Schocken à New York ; il m’en donna un32.
19La prédestination de cette rencontre avec le lecteur qu’il fut est soulignée par le décalage entre la nature de l’œuvre et le lieu de sa lecture : « [C]’était alors le lieu le plus inapproprié qui soit à la lecture de Kafka et le plus inattendu ; au cœur de cette Allemagne du Nord, en ce temps-là l’un des bastions les plus irréductiblement nostalgiques du nazisme33. » De la même façon, à propos des Confessions, il écrit : « [C]es pages […] me semblèrent écrites exprès pour moi34. » Les diverses réécritures des événements de lecture auxquelles procède Goldschmidt à travers plusieurs ouvrages manifestent un intéressant déplacement énonciatif. Ainsi, au « je » autobiographique initial de La Traversée des fleuves se substitue, dans Le Recours, un « il » qui donne le statut de personnage au sujet et celui de parcours romanesque à l’itinéraire d’une vie. La variation des postures énonciatives témoigne d’une mise en scène du passé qui refigure sans cesse ce dernier.
20Choisi par le livre, le personnage lecteur réécrit ce dernier en l’intégrant à sa propre vie et, surtout, à la bibliothèque intérieure qu’il constitue au fil de ses lectures. La narrativisation de l’événement de lecture conduit ainsi à la reconfiguration des œuvres. Pour reprendre l’exemple de Pascal, la phrase des Pensées qui trouble tant Goldschmidt enfant n’est pas lue comme l’expression métaphysique de l’homme sans Dieu perdu dans l’univers, mais comme la mise en mots de sa situation propre : « un enfant désemparé, perdu, exilé35 ». Ce qui, étrangement, rapproche la formule de Pascal de Sans famille d’Hector Malot, dont la première phrase produit sur le lecteur à peu près le même effet : « [L]a première phrase de ce livre me stupéfia : “Je suis un enfant trouvé36”. » Ainsi, précise-t-il, « Sans famille […] donnait corps aux fulgurances pascaliennes : c’était comme si les “éclats” de pensées traversaient le petit Rémi, je mettais en lui ce que je lisais chez Pascal, comme s’il en était, dans son abandon et son malheur, la représentation, presque l’incarnation37 ». Nous ne sommes pas loin de la notion d’identité narrative proposée par Paul Ricœur dans les termes suivants : « l’histoire d’une vie [qui] ne cesse d’être refigurée par toutes les histoires véridiques ou fictives qu’un sujet raconte sur lui-même38 ». Celui qui raconte ses lectures – c’est-à-dire qui se raconte à travers la re-fictionnalisation39 des œuvres dont toute lecture procède – alimente puissamment « la chaîne de refigurations40 » qui constitue, dans sa mouvance et sa dynamique, son identité propre.
21Cette activité de refiguration des œuvres est particulièrement sensible dans les réécritures des mêmes événements d’un ouvrage à l’autre. Par exemple, le paysage de Haute-Savoie initialement érigé en paysage originel, on s’en souvient, en se confondant avec celui des Confessions de Rousseau devient, dans Le Recours, le lieu d’un renouvellement de l’événement de lecture. En découvrant le poème de Rimbaud « Les ponts41 », qui évoque pourtant un décor urbain et aquatique, « [i]l42 avait tressailli à la lecture de ces mots [le poème en question] et revu, de tout son corps, un après-midi d’été uniforme, aux ombres immobiles. Ce ciel barré, poursuit-il,
l’étendue, il les avait reconnus, son regard les avait traversés. Il était revenu sur ces mots, encore et encore : mât, signaux, l’eau proche d’où se dégageaient les frondaisons sur les rives, de l’autre côté, à la courbure de l’horizon. Celui qui avait écrit ces lignes, un dimanche peut-être, dans l’inévitable descente du ciel, avait fait la même découverte que lui. Dans le silence, sous le toit gigantesque, il y avait eu cet éclair blanc et le paysage s’était disposé pour toujours43.
22Le paysage décrit par le poème de Rimbaud et le paysage inscrit dans la mémoire de Goldschmidt se refondent l’un l’autre et, au cœur d’une expérience de lecture qui se mue en écriture, se confondent dans la saisissante unité d’un imaginaire poétique. La disposition fondatrice du paysage – « le paysage s’était disposé pour toujours » – fait que les paysages variés que les œuvres offrent au lecteur subissent des re-dispositions sous l’effet de prédispositions issues de son imaginaire intime ; alors que, dans le même temps, cet imaginaire du lecteur est travaillé par les paysages littéraires qu’il découvre et qu’il transpose dans son univers intime
23On le voit, la narrativisation de l’événement de lecture permet à ce dernier d’acquérir le statut d’œuvre en devenant l’objet d’un traitement littéraire avec des effets d’amplification dramatique, de composition narrative… En cela, les éléments du réel sont transfigurés et chargés d’une profondeur de sens qu’ils n’ont jamais eue dans l’immédiateté du vécu. Le récit fait œuvre de l’événement de lecture.
24Lire Goldschmidt dans la proximité de Ricœur permet de situer l’événement de lecture par rapport aux enjeux de sa narration. Le lyrisme avec lequel Goldschmidt évoque les événements de lecture qui ont changé sa vie témoigne en fait de la nécessité de leur mise en œuvre qui, seule, permet de leur donner tout leur sens et même toute leur réalité. La fictionnalisation de l’histoire individuelle rend accessibles sa connaissance et sa compréhension pour soi et pour les autres. Significativement, Goldschmidt dédie La Traversée des fleuvesà ses petits-enfants pour qu’ils le découvrent tel qu’en lui-même à travers la mise en récit de sa vie : « pour Thomas, Camille et Maxime, ce portrait de leur grand-père ». Bien entendu, les œuvres de Goldschmidt, précisément parce qu’elles sont des mises en œuvre littéraire écrites avec talent, n’ont pas seulement un intérêt d’anecdotes familiales.
25L’événement de lecture constitue un paradoxe littéraire : suscité par une œuvre, il semble sortir de la littérature à travers les effets, souvent présentés comme considérables, qu’il produit sur la vie même du lecteur. Celui-ci se sent comme interpellé par l’œuvre dans son identité propre de sujet. On connaît les formules du genre « le livre qui a changé ma vie », « qui m’a révélé à moi-même », « qui m’a fait ce que je suis », etc. Mais le paradoxe se résout puisque cet événement fondateur d’une identité ou d’un parcours de vie revient à la littérature, en étant à son tour l’objet d’un récit. Les événements de lecture n’existent qu’à travers la narration qui en est faite.
2621 Bastien Engelbach, « Entretien avec Alain Badiou (5). L’universalité de la vérité et les événements à venir », Nonfiction.fr. Le quotidien des livres et des idées, (en ligne) http ://www.nonfiction.fr/article-891-entretien_avec_alain_badiou__5__luniversalite_de_la_verite_et_les_evenements_a_venir.htm (document consulté le 29 juin 2012).
2739 Cette notion est développée dans Gérard Langlade, « L’activité “fictionnalisante” du lecteur », in Michel Braud, Béatrice Laville et Brigitte Louichon (dir.), Les Enseignements de la fiction, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2006, p. 163-176.