Temps et discours, au-delà du récit. Le récit comme Zeitgerüst
1Le « vécu du temps, c’est, dans une terminologie husserlienne, le fond de vie indifférent au sens ; nulle intuition ne donne le sens de ce temps qui n’est jamais qu’interprété, visé indirectement par l’analyse du Zeitgerüst1 », écrit Ricœur dans Temps et récit, alors qu’il commente les réflexions de Günther Müller sur les relations entre le temps raconté (erzählte Zeit) et le temps du raconter (Erzählzeit). On peut voir dans ce travail de Müller une esquisse, certes modeste, des ponts que Ricœur jettera entre le récit et le problème du temps humain. En effet, on trouve déjà chez Müller cette idée, centrale chez Ricœur, selon laquelle le temps, en lui-même « indifférent au sens », accède au langage non seulement par une thématique, mais aussi par l’organisation même d’un discours, organisation que Müller appelle Zeitgerüst, une expression que Ricœur traduit par « armature (Gerüst) du temps ». La thématique seule, telle qu’on la trouve dans la spéculation philosophique sur la temporalité, conduit, comme le répète le philosophe, d’aporie en aporie, que seule une « poétique », une organisation discursive, peut rendre productives. C’est à la fécondité d’une telle conception poétique de la temporalité que je veux m’attacher ici, en essayant de l’élargir à d’autres plans du discours que celui du seul récit2.
2Le mot allemand Gerüst, qui peut s’employer pour désigner par exemple la structure d’un discours ou le cadre d’un roman, signifie aussi, et d’abord, « échafaudage ». Cette signification concrète du mot fournit une métaphore intéressante pour illustrer certains traits de la temporalité narrative, telle que Müller, puis Ricœur la pensent. Un échafaudage est une construction dotée d’épaisseurs et de profondeurs, avec ses échelles, ses étages, ses passerelles et ses plateformes. Cette construction, destinée au transit des ouvriers et des matériaux, est transitoire, et sa forme doit s’adapter à chaque bâtiment. L’échafaudage est aussi, en quelque sorte, transitif, puisque son édification est destinée à celle d’un autre bâtiment ; par ailleurs, il comporte des vides, des ouvertures à travers lesquelles on voit l’édification dans son progrès. Le Zeitgerüst de Müller renvoie au jeu du temps raconté et du temps du récit, jeu qui implique des épaisseurs et de la profondeur, un feuilleté, un complexe de formes, différent dans chaque récit, donc transitoire, provisoire, au sens où, au regard du vécu temporel « indifférent à la signification », il faut sans cesse échafauder de nouveaux récits. Le Zeitgerüst, lui aussi transitif, vise une expérience vécue du temps, un Zeiterlebnis. Chez Ricœur, le rapport entre le temps narratif et le temps vécu se complexifie et devient la « triple mimèsis ». L’échafaudage ou « configuration » constitue la deuxième mimèsis, qui ouvre des deux côtés sur l’expérience : en amont, sur une « précompréhension » liée à l’action, où le sens du temps ne fait que se préfigurer (mimèsis I) ; en aval, sur l’acte de la réception, qui permet au lecteur ou à l’auditeur de refigurer son vécu temporel, en faisant une « expérience fictive du temps » (mimèsis II)3.
3Au départ, Ricœur explique pourtant que le lien entre la dimension poétique du récit et la temporalité ne va pas de soi. Il montre leur incompatibilité, ou plutôt celle des disciplines occupées de narration et de temps, en analysant le livre XI des Confessions d’Augustin et la Poétique d’Aristote4. Ces travaux proposent une image inversée des rapports entre temps et récit : Aristote construit une poétique sans aborder les implications temporelles du récit, alors qu’Augustin réfléchit sur la nature du temps sans se soucier de narration. Par ailleurs, la Poétique fait dominer la concordance, avec sa logique détemporalisée, tandis que les Confessions, avec leur description du triple présent et de la distentio animi, font sans cesse renaître la discordance de la concordance. Mais Ricœur trouve des éléments dans les deux théories pour construire la médiation, dont l’un des fondements sera la configuration comme concordance discordante. Dans la mise en intrigue telle que la décrit Aristote, il y a conjonction d’un ordre logique et d’une suite chronologique : cette dernière s’accorde avec l’ordre linéaire du temps physique et installe le récepteur dans l’attente d’une fin ; la construction logique du muthos depuis un point final fait que l’histoire peut être racontée autant de fois que l’on veut, si bien qu’elle offre aussi une représentation non linéaire du temps5. Ricœur trouve dans un passage des Confessions le moyen de lier le récit concordant au temps vécu, discordant : il s’agit du moment où Augustin élargit à la vie entière de l’homme, puis à la suite des générations, son ultime solution aux paradoxes du temps – soit la réunion du triple présent et de la distentio animi, une solution qu’il avait découverte à l’aide de la récitation par cœur d’un vers, puis d’un cantique :
Ce qui se produit pour le chant tout entier se produit pour chacune de ses parties et pour chacune de ses syllabes ; cela se produit pour une action plus ample (in actione longiore), dont ce chant n’est peut-être qu’une petite partie ; cela se produit pour la vie entière de l’homme, dont les parties sont toutes les actions (actiones) de l’homme ; cela se produit pour la série entière des siècles vécus par les enfants des hommes, dont les parties sont toutes les vies des hommes6.
4Si le récit peut « répliquer » aux apories du temps, c’est aussi parce que l’intrigue opère un schématisme analogue à celui que définissait Kant, une réunion de l’intuitif et de l’intelligible : elle rassemble le caractère intuitif d’éléments a priori hétérogènes (agents, circonstances, buts, etc.) et la dimension intelligible d’une pensée, qui est portée par sa totalité. Ce schématisme n’est pas transcendant, mais transhistorique : il procède de styles de « traditionnalité », d’une autostructuration de l’histoire du raconter qui s’effectue dans le rapport entre tradition et invention.
Les moments critiques
5Face à la temporalité, la thèse de Ricœur octroie au récit un rôle qui est non seulement fondamental, mais également exclusif : « Le temps devient temps humain dans la mesure où il est articulé de manière narrative7. » Deux moments critiques de Temps et récit viennent cependant ébranler le pouvoir accordé à l’échafaudage narratif. Le premier se situe dans un chapitre du deuxième tome consacré aux « métamorphoses de l’intrigue », plus précisément dans la section « Déclin : fin de l’art de raconter8 ? », qui soulève la question des limites au-delà desquelles l’innovation, la contestation des paradigmes du style de traditionnalité mènent à la mort du récit. Le philosophe voit une menace à l’art de raconter dans les narrations qu’il qualifie, à la suite de Frank Kermode9, de « schismatiques », des narrations qui s’attaquent au paradigme formel, celui de l’ordre, de l’unité et de la complétude. Une telle attaque, en particulier lorsqu’elle vise l’histoire comme totalité, menacerait l’intelligibilité nouvelle qui naît de la mise en intrigue et, avec elle, la valeur éthique de la littérature. Cependant, on pourrait plutôt envisager la possibilité que ces textes « schismatiques » tentent de proposer d’autres formes de répliques aux énigmes temporelles. C’est, du moins, l’une des hypothèses sur lesquelles je me suis fondée dans l’étude d’un certain nombre de textes narratifs et poétiques10. Une telle hypothèse suppose par contre que le temps n’est pas lié seulement à l’action, et qu’il se signifie autrement que par un Gerüst, une construction narrative. Ricœur évoque lui-même une telle possibilité, lors d’un second moment critique de son ouvrage. Dans sa postface, il parle en effet de « la limite au-delà de laquelle la temporalité, échappant au quadrillage de la narrativité, retourne du problème au mystère11 ». Il décrit alors l’énigme qui surplombe toutes les autres, et ruine toute possibilité de donner une représentation juste du temps : celui-ci, en effet, n’est un phénomène que métaphoriquement, car il n’est jamais perçu en lui-même ; il est insondable, « inscrutable ». Le philosophe croit que le récit a malgré tout des ressources face à cette impasse : il peut lui opposer, notamment, une thématique qui introduit l’autre du temps, soit le mythe ou l’éternité ; il peut aussi interrompre la narration proprement dite, et recourir à d’autres formes de discours, notamment à ce qu’il appelle le « chant », le genre lyrique.
Une autre forme de temporalité dans le discours
6En réponse à des critiques qui lui avaient été adressées, Ricœur a repris plus tard cette idée :
[La] fin [de l’art de raconter] amènerait à explorer les façons nouvelles dont les apories spéculatives de la temporalité suscitent dès maintenant des répliques poétiques inédites, et, par choc en retour, revêtent elles-mêmes des formes nouvelles. J’ai suggéré dans la conclusion du tome III de Temps et récit, qui fait un peu figure de rétractation, que la poésie lyrique dit aussi le temps – en particulier sur le mode de la plainte, mais aussi sur celui de la vénération cosmique – et peut ainsi relayer le narratif défaillant12.
7Mais il s’est peu attardé à ce dire lyrique du temps, qu’il a semblé circonscrire aux actes de parole expressifs, plainte et louange. Or, il y a un aspect fondamental du discours qu’il n’aborde pas, et qui est son déploiement temporel même, son mode de mouvement, en particulier le rythme. N’est-il pas remarquable notamment que, dans le dernier exemple d’Augustin, celui du vers et du cantique, il retienne l’extrapolation de l’air à la vie entière de l’homme et à la suite des générations, mais laisse tomber la base, soit le « chant » lui-même, le plan des syllabes, du phrasé, du rythme ? Or, entre le plan de l’air et celui de la narration, il n’est pas sûr qu’il y ait vraiment un simple passage du plus petit au plus grand. Certes, l’idée d’un triple présent doublé d’une distentio peut demeurer pertinente aux deux niveaux, mais des syllabes ou de la phrase au récit, le plan d’articulation du discours diffère et le degré de représentation aussi.
8Dans un ouvrage significativement intitulé L’Altération musicale ou Ce que la musique apprend au philosophe, Bernard Sève écrit : « Nous pensons que le temps raconté n’est pas le tout du temps humain, parce que le temps humain, c’est aussi le temps musical13. » Ce « temps musical », précise-t-il, est « plus originaire que le temps raconté […] plus corporel […], plus archaïque », il est « un temps peut-être dans lequel et contre lequel le temps narratif a dû se construire14 ». Contrairement au temps narratif, il n’a ni antériorité ni extériorité. L’erzählte Zeit, ou temps raconté, renvoie à une référence, réelle ou fictive, supposée antérieure à lui. Que le récit soit fictif ou historique, les événements de l’intrigue peuvent être ordonnés librement dans un récit, tels les montants, écoperches et plateformes d’un échafaudage : le temps du raconter (Erzählzeit) peut inverser des segments du temps raconté, celui-ci apparaît alors manipulable, réversible. Le temps musical, au contraire, est irréversible, même s’il n’est pas une simple succession ; il ne renvoie à rien d’autre qu’à son propre processus, à son effectuation : on peut avoir l’impression de vivre l’expérience musicale comme un récit, mais son temps « n’est pas racontable15 ».
9Le temps du déploiement du discours, formé essentiellement par ce que j’appelle rythme, se rapproche du temps musical, en ce qu’il est, dans le processus de lecture (ou d’audition, de profération), temporalisation. À l’instar du temps musical, et contrairement à l’intrigue, il ne se résume pas. Par contre, il est toujours lié à de la signification, puisqu’il est le mouvement selon lequel la signification se produit, se manifeste. Ce temps, que j’appelle souvent discursif, est donc plus proche de la représentation que le temps musical, mais il demeure néanmoins distinct du temps objectivé par les thèmes et par la configuration narrative. L’intrigue exige en effet une objectivation : le fameux point final, nécessaire à la complétude, est aussi un point de vue hors du temps, qui permet d’observer indirectement ce dernier, mais pour nous en présenter une vision achevée, spatialisée.
Rythme et temporalité du discours
10Le rythme dont je parle ici n’a pas le sens qu’on donne le plus souvent à cette notion quand on parle de poésie, alors qu’on pense à une métrique, à un système d’assemblage mesuré de vers : on le trouve aussi bien dans la prose et dans les vers libres que dans les vers métriques. À l’instar d’Henri Meschonnic et de plusieurs autres chercheurs, j’ai eu recours, pour construire une notion non métrique de rythme, à l’acception présocratique du rhuthmos, telle que l’avait retracée Émile Benveniste16. Avant que ne s’impose avec Platon une notion fondée sur la mesure et la répétition, rhuthmos désignait chez les Grecs anciens, « la forme », mais « dans l’instant qu’elle est assumée par ce qui est mobile, fluide » ; autrement dit, les « configurations particulières du mouvant », la « manière particulière de fluer17 ». Ainsi conçu, le rythme renvoie à du particulier dans le mouvement même, il désigne un processus spécifique de formation, une temporalisation, et non simplement de formes (spatiales et distinctes) qui se succèdent.
11Pour intégrer le rythme dans une poétique de la temporalité, il faut résoudre deux questions. D’abord, comment rendre compte du continu d’une forme temporalisatrice dans la singularité de son passage, sans l’aide d’une mesure qui y inscrive des repères ? Ensuite, comment décrire le mouvement temporalisateur lui-même, la forme temporelle qui réunit les marques du discours ? Je rappelle que, même en l’absence de métrique, le discours offre à l’oreille ou à l’œil un déploiement sensible, des éléments qui se disposent et le qualifient – timbres, accents, intonation, pauses ou encore groupes de mots, signes de ponctuation, blancs (de vers ou d’alinéas). À cela il faut ajouter que le rythme, comme « modalité particulière d’accomplissement », suppose, en plus du déploiement sensible, l’activité d’un sujet qui perçoit par les sens, aperçoit par l’intelligence, pressent en partie de manière inconsciente le déroulement, qui est aussi, inséparablement, celui de la signification. Ainsi, je suis Henri Meschonnic lorsqu’il définit le rythme comme « organisation des marques dans le discours », « organisation du sens » et « organisation du sujet […] dans et par son discours18 » : la configuration ne doit pas être comprise comme une forme à côté du sens, mais comme une signifiance spécifique. Mais ceci ne répond pas à mes deux questions, que je tenterai d’élucider davantage à l’aide de deux propositions.
12La première se formule comme suit : la dynamique tensive d’une temporalité vécue, telle que l’ont pensée Augustin, puis, différemment, Husserl et Merleau-Ponty par exemple, apporte un éclairage sur la manière dont peut s’appréhender le rythme en dehors de la mesure. Par dynamique tensive, j’entends ici l’extension du présent, qui est à la fois un déchirement et un rassemblement : chez Augustin, par exemple, on a d’un côté l’intentio qui constitue le triple présent rassemblant passé et futur, puis « la passivité engendrée par cette activité même », c’est-à-dire la distentio de l’âme entre des images-empreintes et des images-signes19. Une telle proposition semble faire du rythme la simple reproduction du temps comme phénomène autonome, et que l’on pourrait apercevoir sans lui. Il faut la compléter par une deuxième : le rythme est une production du discours et, en tant que tel, il est l’une des manières par lesquelles peut apparaître, s’appréhender et se structurer dans son caractère tensif une temporalisation autrement muette et invisible. Il caractérise, catégorise, différencie le flux de l’expérience du temps – qui alors n’est plus un simple flux, mais un discours, un déploiement de significations. Intégrer le rythme à une poétique de la temporalité suppose que l’on mette en rapport cette double tensivité avec les unités du discours.
13Ricœur procède de manière semblable dans Temps et récit, alors qu’il fait le lien entre la double intentionnalité husserlienne et le doublet narratif du temps racontant et du temps raconté. Cela lui permet d’explorer comment le récit allie une chronologie à un temps non linéaire, fait de tensions et d’empiétements. Ce qui intéresse Ricœur en particulier dans les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, c’est la réunion de l’explication du surgissement du présent grâce aux dégradés de rétentions20, et de l’explication de la continuité d’un flux par la parenté, la différence et le recouvrement entre impression (Impression), souvenir primaire ou rétention (Retention) et ressouvenir (Wiedererinnerung)21. La similitude entre présent et quasi-présent fait que se produit un « recouvrement » entre une rétention liée au présent vif et une protention attachée au ressouvenir. En fait, il y a des chevauchements incessants entre les tensions temporelles, Ricœur emploie la métaphore du « tuilage » pour illustrer « l’empiétement les uns sur les autres de systèmes de rétentions et de protentions irradiés par le présent vif et par n’importe quel quasi-présent22 ». En établissant des liens entre le récit et une telle « conscience du temps », Ricœur a dû trahir le modèle de Husserl, et sortir de la conscience. Il situe ainsi sa propre entreprise en citant d’abord un commentaire de Rudolf Bernet sur les Leçons :
« [L’] analyse [husserlienne] est marquée d’une sorte de hantise épistémologique qui conduit à interroger la vérité du souvenir comme correspondance, l’être de la conscience comme représentation ou reproduction, et l’absence temporelle du passé comme une présence masquée de la conscience à elle-même23 ». R. Bernet n’a pas tort d’opposer à cette hantise épistémologique des tentatives, comme celle de Danto et la mienne, de lier la vérité historique à la narrativité, plutôt qu’à une présence dédoublée de la conscience intentionnelle à elle-même. La narrativité, dirais-je, constitue cette présence dédoublée et non l’inverse24.
14Je fais ici l’hypothèse suivante : la narrativité n’est pas seule à pouvoir constituer une telle « présence dédoublée », parce que la trame du signifiant peut aussi la produire.
15La double intentionnalité peut nous aider à comprendre le rythme sans mesure, la temporalisation du rythme, à condition qu’on trahisse aussi le modèle. Dans la lecture ou l’audition, les mouvements de rétention passive de ce qui passe permettent que des rapports (des mouvements rétroactifs de comparaison continue) s’établissent entre les éléments qui différencient le continu discursif, soit les marques, les pauses et les groupes de divers ordres : vers et segments séparés par des blancs dans les poèmes ; groupes rythmiques bornés par l’accent tonique ; « groupes supérieurs », séparés par un signe de ponctuation à l’écrit ou un mouvement d’intonation à l’oral ; phrases et paragraphes. Ce processus de comparaison ne s’effectue pas grâce à la rétention toute seule, mais grâce au discours : même s’il n’y a pas de mesure à proprement parler, les éléments différenciateurs et démarcatifs nous permettent de percevoir des différences relatives de longueurs entre les groupes, parce que, à l’inverse, les retours et la segmentation suscitent une sorte de ressouvenir et de réactivation-réévaluation de parties antérieures du discours. Ceci a pour effet de produire aussi des associations entre les significations. Toutes les formes de retours peuvent contribuer à ce fonctionnement associatif : les phonèmes, les groupes rythmiques, les mètres quand il y en a ou, plus généralement, la simple forme-vers ; on peut aussi penser à des retours de figures intonatives ou de patterns syntaxiques-prosodiques plus vastes que le groupe rythmique. La segmentation, en particulier pour les groupes conclusifs (le point d’une phrase par exemple), entraîne un mouvement de synthèse de ce qui a précédé, synthèse d’un sens et d’un temps qu’un segment ou une phrase avait ouverts. On voit ici que le mouvement de « réeffectuation du passé » que déclenche le rythme est quelque chose de plus complexe que la Wiedererinnerung husserlienne, toute centrée sur le « maintenant reproduit25 ».
16Pour que cette réeffectuation se fasse, il faut aussi qu’il y ait eu des ouvertures, des intentionnalités d’avenir. Divers fonctionnements du discours les produisent. En principe, tout segment de parole qui fait attendre une suite provoque une intention plus ou moins déterminée par son amorce de sens et constitue ainsi une ouverture : on a alors la symétrique de la synthèse déclenchée par la segmentation. De manière plus précise, et pour ce qui concerne le rythme, tout ce qui suspend le discours peut provoquer une telle tension. La suspension peut être syntaxique – dans l’énumération, l’incise, la parenthèse, etc. ; elle peut aussi être énonciative, pragmatique – dans les vocatifs, les optatifs et les interrogations ; elle peut, enfin, relever des deux registres – dans les fins de vers non concordantes, les ponctuations ou déponctuations rythmiques qui, comme le vers, créent parfois des conflits avec la syntaxe.
17Ce que je viens d’esquisser est un entrelacement entre les tensions temporelles (passives et actives, affectio et intentio) et les unités qui font le rythme du discours. Celles-ci produisent une dynamique contrastive et comparative complexe et enchevêtrée. Le rythme fait donc entendre en même temps la concordance-discordance de la temporalisation et les relations non linéaires entre les unités de sens. Cette temporalisation n’est pas du même ordre que les empiétements explorés par les structures narratives : alors que les empiétements du récit délinéarisent une succession chronologique que l’on peut reconstruire, les mouvements rythmiques ne peuvent être ramenés à une représentation chronologique du temps, ils mettent plutôt à nu le caractère tendu de ce dernier.
18Si l’attention au mouvement rythmique met à nu une forme de tensivité, celle-ci ne se ramène pas à l’abstraction des chevauchements pareils de tensions que l’on a chez Husserl. Lesdits chevauchements sont différenciés par l’établissement de relations internes à la trame signifiante : on pourrait par exemple avoir des tensions qui se superposent et s’empilent (c’est le cas de listes interminables, entre autres possibilités) ou alors des empiétements qui ne se font pas, restent en suspens, attachés à des irrésolutions ou discordances de signification. L’interprétation de la temporalisation rythmique vise quelque chose qui n’est pas directement représenté, soit l’intersection d’un mouvement textuel et intentionnel ; elle aura donc toujours un caractère spéculatif, inachevé. Pour qu’elle prenne sens, il faut considérer que les tensions du rythme sont en même temps une temporalisation de la signification, une dynamique relationnelle des unités de sens ; il faut s’attacher au lien entre la structuration du temps et la signifiance d’un texte.
19C’est alors qu’intervient ce que j’appelle « entrelacs des temporalités26 », soit l’interaction entre la temporalisation rythmique avec d’autres paliers de signification du temps, qui le représentent davantage. Ce seront notamment les isotopies et les métaphores du temps, l’organisation narrative, les temps verbaux, déjà abordés par Ricœur dans Temps et récit. Du côté de la grammaire, on peut ajouter les valeurs aspectuelles et modales de certaines formes verbales et nominales, comme l’a proposé Dominique Combe en s’inspirant de la linguistique guillaumienne27. On peut envisager comment diverses modalités, autres que celles des verbes, mettent l’accent sur l’une des dimensions du temps, (présent du) passé, présent ou (présent du) futur. C’est le cas de certains actes de parole (et l’on revient au « chant » de Ricœur), comme les regrets, excuses, remerciements, orientés vers le passé ; les souhaits, promesses, injonctions, prières, tournés vers l’avenir. On peut aussi imaginer que certaines pratiques de collage, usant de citations empruntées à divers auteurs et diverses époques, configurent ainsi autrement le temps, comme dans certains textes d’Emmanuel Hocquard28.
20Bien sûr, ces divers plans de signification ne sont ni homogènes ni réductibles l’un à l’autre. Mais ils agissent ensemble dans la lecture – pas forcément de manière consciente. Cet agir ensemble ne consiste pas en une explication cohérente du temps, mais en de possibles interactions entre les diverses organisations qui peuvent le dire, le faire éprouver, le structurer. L’entrelacs fournit, comme dit Ricœur, une réplique aux apories, c’est-à-dire qu’il les rend productives, leur enlève leur caractère paralysant pour la pensée. Une telle réplique n’est donc ni une élucidation intellectuelle des énigmes, ni l’attribution d’un sens, religieux ou existentiel, aux tourments imposés par la finitude. Dans les textes, récits et poèmes, que j’ai analysés comme des entrelacs le problème de l’inscrutable, par exemple, était souvent thématisé, mais n’était jamais colmaté d’une signification univoque et achevée. Les œuvres rendent productifs nos déchirements et nos questions, par exemple en faisant éprouver des manques, en maintenant des contradictions, en rassemblant des significations diverses du temps. Si l’on voulait encore parler, comme Ricœur, d’une « synthèse de l’hétérogène29 », elle ne serait pas à confondre avec une unité comme celle que propose l’intrigue : puisque l’entrelacs tisse plusieurs plans très hétérogènes de signification, la synthèse devrait être comprise comme un tenir ensemble et non comme une résolution.