La société récitée. Sur la fécondité du concept d’identité narrative
1Je souhaite aborder ici des travaux qui, à la suite de Temps et récit, se sont développés au Québec autour des concepts de triple mimèsis et d’identité narrative, principalement en études littéraires. Mon objectif est de montrer à la fois la fortune de ces notions, leur dissémination aussi, et de mettre ainsi en relief les particularités liées à la réception de Ricœur au Québec, m’appuyant, pour justifier la singularité de ce projet, sur la réitération maintes fois faite par Ricœur de l’importance du contexte de lecture dans le processus herméneutique. Plutôt que du côté de l’élucidation théorique ou de l’exégèse, je me situerai par ailleurs résolument du côté de l’application, dans la lecture, au croisement d’autres expériences esthétiques, m’attardant à montrer la fécondité de ces deux concepts cardinaux, auxquels plusieurs travaux québécois en littérature ont été adossés. Convaincue que ce qui vaut pour le Québec vaut aussi pour d’autres collectivités, je souhaite enfin mettre en relief l’apport de ces concepts à la compréhension de la vie des collectivités, de leur identité, de leur histoire et de leur mémoire. Ma contribution prendra la forme d’une autobiographie intellectuelle. En effet, si, selon le mot de Michel de Certeau, « les objets de nos recherches ne sont pas détachables du “commerce” intellectuel et social qui organise leurs découpages et leurs déplacements1 », c’est la pertinence des travaux de Ricœur pour une communauté savante particulière, et plus largement pour la collectivité qui la porte, que j’espère décrire à travers mon récit.
2Je suis arrivée à Ricœur tard dans mon itinéraire d’étudiante, par la lecture, dès sa parution, du premier tome de Temps et récit2. Je connaissais La Métaphore vive, mais, marquée comme mes pairs par le structuralisme ambiant, en particulier par les travaux sur la nouvelle rhétorique, cette lecture m’avait peu touchée. J’avais travaillé sur le récit, plus spécifiquement sur le conte et sur les relations entre conte oral et conte écrit, convaincue que ce sujet possédait au Québec une pertinence particulière3. Le conte, abondamment traité alors – les études folkloriques et anthropologiques brillaient de tous leurs feux, avec les travaux de Vladimir Propp et de Claude Lévi-Strauss4 –, avait fait de moi une lectrice assidue de narratologues comme Greimas, Todorov, Bremond5, mais aussi de Paul Zumthor sur l’oralité6, d’Ivan Illich sur le vernaculaire7, et, grâce à Fernand Dumont, de Michel de Certeau8, dont la lecture avait ébranlé chez moi certaines des certitudes instillées par les autres travaux structuralistes. Parallèlement à ces intérêts théoriques, tout ce qui touchait le Québec m’intéressait. Pour cela aussi je vivais en symbiose avec mon milieu, épousant la quête identitaire particulièrement vive qui l’animait, convaincue de participer à un moment charnière de l’histoire collective québécoise. La question des relations entre oral et écrit, mais aussi la prégnance des formes narratives dans le discours me paraissaient les lieux à partir desquels formuler un projet de thèse sur le Québec. Je voulais, avec l’ambitieuse inconscience des néophytes, comprendre ce qui caractérisait la société québécoise et sa littérature de manière globale, organisée et peut-être même systémique (!), car cela aussi faisait partie de l’horizon interprétatif de ma génération9. La fréquentation de l’œuvre de Fernand Dumont10 m’avait éloignée des interprétations surplombantes de nature idéologique et je cherchais comment rendre compte des régularités que je pressentais sans m’appuyer sur une logique du soupçon qui me paraissait dissoudre les objets littéraires eux-mêmes. Qu’est-ce qui pouvait bien constituer une sorte de dénominateur commun pour l’ensemble des œuvres ? Le récit bien sûr ! Les travaux des linguistes et des pragmaticiens sur les présupposés en philosophie (Ducrot, Austin, Searle11) avaient fortement distendu les énoncés en amont et en aval de leur noyau énonciatif et l’habitus que constituait alors pour les littéraires le travail sur les « structures profondes » permettait de se détacher des récits dits « de surface » pour partir à la découverte de structures narratives propres à « générer » un ou plusieurs récit(s). La lecture de Frank Kermode, faite à la suggestion de Gilles Marcotte, mon directeur de thèse, allait, pour moi, constituer l’élément déclencheur : le récit avait un sens sociétal, il éclairait la nature de la collectivité qui le portait puisqu’il la « consolait12 ». En 1981, je me suis risquée à publier une première expérimentation, à partir des chansons d’un groupe québécois fort populaire dans la décennie précédente, Beau Dommage, dont, comme tout le monde, j’ignorais à l’époque qu’elles auraient une pérennité13. Je tentais de montrer qu’il était possible de lire comme un récit cet ensemble de textes en dégageant des éléments ayant fonction de paradigmes narratifs dans un système – sujet, organisation spatiale, conception du temps et logique des actions possibles – en les rassemblant de manière à nouer une intrigue en quatre temps, soit les quatre disques du groupe. Il me semblait que de tels récits, dégagés à partir d’œuvres ayant reçu un accueil particulièrement important, des « succès » donc, pourraient se conjoindre dans un récit unique, « commun », propre à une société donnée, à un moment donné, présent sous forme de traces éparses même si sa lecture demeurait virtuelle. Mais je ne parvenais pas encore à préciser mes intuitions dans une perspective théorique, du moins pas au-delà de ce que la théorie de la réception et les travaux en pragmatique autorisaient lorsqu’on les accommodait à la sauce de Kermode.
3C’est pendant que je précisais mon corpus de travail que j’ai lu le premier tome de Temps et récit14, en 1983. Je m’y suis sentie en terrain familier et en terre étrangère tout à la fois. Alors que jusqu’alors mon travail avait été de nature plutôt empirique, même s’il était lesté d’un bon poids de théories littéraires et d’un zeste de philosophie, de sciences humaines et de sciences sociales, Ricœur dégageait les horizons philosophiques dans lesquels ma recherche pourrait prendre un sens moins circonstanciel. Pour la littéraire que j’étais, le profit immédiat était double. D’abord, Ricœur semblait croire que le travail sur le récit dans sa matérialité, dans sa reconstruction au ras des mots pourrait-on dire, était justifié par des motifs philosophiques non réductibles à l’intuition, à la croyance en la littérature ou à l’engouement pour les procédures narratologiques. Ricœur me confortait dans l’importance que j’attachais au récit, contre le jugement de Jean-François Lyotard qui n’y voyait qu’une forme dangereuse parce que fallacieuse, et désormais inopérante, finie15. Ensuite, Ricœur désenclavait le récit des cadres de la seule intrigue en exposant le rôle de l’intelligence narrative dans le procès du sens. La définition des contours du récit, préfiguré, configuré et refiguré, selon le mouvement de la triple mimèsis, se trouvait déportée du côté de l’activité du lecteur. Le récit perdait ainsi sa dimension nucléaire : traiter comme un seul récit un ensemble de textes possédant individuellement, à leur surface même, un début, un milieu et une fin se révélait congruent avec la définition du récit que Ricœur me semblait faire émerger sans toutefois l’expliciter encore, dans sa quête des relations entre temps et récit.
4J’ai donc puisé chez Ricœur des outils pour repenser mon projet de thèse, m’autorisant de lui pour radicaliser mon hypothèse. Désormais, la positivité du récit, que l’analyse avait semblé confirmer, allait s’effacer au profit de sa dimension heuristique. Mon analyse revenait donc à dégager des refigurations possibles à partir des linéaments narratifs que le travail du lecteur agrégeait, en quelque sorte. Vue de la sorte, l’analyse des textes refigurait le récit commun d’une société donnée à un moment donné et ce récit commun devenait un outil pour mieux comprendre cette société.
5Paul Ricœur m’offrait des pierres d’achoppement aussi, comme cette idée de quasi-intrigue, qui n’emportait pas mon adhésion – et qu’il élida dans le dernier tome de Temps et récit. Le concept de temps long tel que Ricœur l’analysait, y voyant non la dissolution du récit, comme le pensait Braudel, mais un déploiement narratif accordé à des paradigmes différents (sujet inanimé, actions lentes à la limite de la visibilité, prééminence de l’espace, temps distendu dont les pulsations rythmiques sont homologues à des événements) me paraissait pertinent, mais je ne voyais guère comment le concilier avec mon travail qui portait sur une durée brève, dix années.
6Quoi qu’il en soit, le concept de triple mimèsis fut placé au cœur de mon travail de thèse. C’est de lui que je me suis autorisée pour dégager un récit virtuel qui serait commun à des textes de divers genres ayant marqué la société québécoise entre 1967 et 1976 – les chansons de Beau Dommage, une série d’articles sur l’enseignement du français de la journaliste Lysianne Gagnon, les monologues d’Yvon Deschamps, la pièce Les Belles-sœurs de Michel Tremblay, le roman L’Hiver de force de Réjean Ducharme, le recueil L’Homme rapaillé de Gaston Miron, l’essai philosophique Le Lieu de l’homme de Fernand Dumont. C’est le rôle crucial que Ricœur assigne à la lecture, à la refiguration dans la réalisation du récit qui a justifié ma hardiesse à soutenir que le récit commun que je dégageais possédait une force telle qu’il contraignait l’écriture, y laissant des traces, et la lecture, anxieuse de le projeter sur les textes.
7La lecture du tome III de Temps et récit16, presque à la fin de la thèse, plus précisément la découverte du concept d’identité narrative qui y est introduit, a donné à la notion de récit commun que j’avais développée un horizon nouveau même si la question à laquelle je souhaitais répondre, « Quelle histoire nous racontons-nous ? », possédait déjà une dimension identitaire. Je reste convaincue que le récit commun dégagé dans ma thèse17 ne correspond pas tout à fait à l’identité narrative telle que la formule Ricœur dans Temps et récit. En effet, ce récit était pour moi tendu entre un noyau hégémonique commun de la longue durée (configuré par les paradigmes que j’identifiais comme définitoires du système narratif – sujet réfléchissant18, logique des actions possibles, construction de l’espace, conception du temps) et des mécanismes de mise à distance modélisants, spécifiques aux genres et aux œuvres, inscrits dans les dimensions éthique, épistémologique et pragmatique régulatrices du système. Ce récit commun me semblait paradoxalement stable dans la durée, mais les mécanismes de mise à distance portés par les œuvres lui donnaient à chaque fois un visage différent. Si récit commun et identité narrative ne se confondaient pas, leur pouvoir heuristique les rapprochait. Par ailleurs, le passage que Ricœur effectue, dans Temps et récit 3, du récit de la « vie examinée » par un individu au récit qu’une collectivité, par perlaboration, se tient à elle-même pour se connaître et se définir, conférait rétroactivement à ma démarche une ampleur et une complexité nouvelles. Une caution aussi, il faut le dire, car alors que l’ombre de Ricœur gênait presque tout le monde à l’époque des débuts de la préparation de ma thèse, le philosophe avait acquis au moment de ma soutenance, en 1987, une autorité nouvelle sur la vie intellectuelle.
8L’accueil favorable reçu par ma thèse, en littérature, mais aussi dans d’autres disciplines, comme la sociologie19, l’histoire de l’art20, l’éducation interculturelle et l’anthropologie21, la linguistique22 et surtout son inscription dans un espace polémique23 de nature à la fois sociale et politique, allaient rapidement diffuser l’idée selon laquelle il existait une telle chose qu’un récit commun québécois, souvent renommé « récit national » ou « grand récit québécois24 ». Porté sur la place publique, ce « grand récit » fut le plus souvent privé des mécanismes de régulation qui lui donnaient richesse, profondeur, et ouverture heuristique, et empêchaient son enfermement dans un noyau hégémonique univoque. L’instabilité constitutive de l’identité narrative telle que la définit Ricœur se trouvait donc écartée dans ces déclinaisons de l’idée de récit commun, lesquelles en vinrent même à envahir le discours politique. J’ai déjà eu à intervenir dans une polémique où le récit national, réputé connu et définitif, lancé quasi comme une injure, ne contenait ni personnages, ni action transformatrice et se déployait hors de toute temporalité précise, remplissant alors de manière non distanciée la fonction non critique du mythe25. Contre ces définitions fixistes de l’identité, le concept ricœurien d’identité narrative, qui pose toute identité comme labile et instable, s’est révélé pour moi l’arme la plus efficace. On peut donc dire que la réception du concept de récit commun témoigne, jusque dans ses dérives, de ce que le contexte québécois était favorable à la reprise et à l’application des réflexions de Ricœur sur l’identité narrative.
9Mais il serait injuste de réduire la fécondité du concept d’identité narrative à ces dérives, la retombée la plus importante ayant indubitablement été de favoriser la poursuite en littérature de travaux sur des récits qui, absents de la surface des textes, n’en sont pas moins présents sous forme de traces offertes à la lecture et, indirectement, de placer la lecture au centre des préoccupations des chercheurs. Ici, le littéraire emprunte en quelque sorte l’habit de l’historien, traquant des indices propres à reconstituer le récit virtuellement offert à la refiguration, comme l’a soutenu Yvan Lamonde26. Citons, entre autres, les travaux de Dominique Perron sur le récit fortement identitaire construit par le discours publicitaire sur l’électricité au Québec27. Plus récemment, l’ouvrage de Karine Cellard, Leçons de littérature : un siècle de manuels scolaires au Québec, qui vise à dégager des ensembles hétérogènes que constituent les manuels les récits de l’histoire littéraire qui s’y trouvent construits, a remporté un beau succès qui témoigne de l’accueil favorable fait en littérature, et plus largement en sciences humaines, à des analyses appuyées sur les concepts de triple mimèsis et d’identité narrative28.
10Indissociable à mon sens du concept de triple mimèsis qui donne au travail sur la sédimentation des récits toute sa labilité, le concept d’identité narrative invite à affronter le narratif comme masse. Empruntant un mouvement inverse à celui de ma thèse et faisant l’hypothèse de l’existence d’un récit utopique présent dans l’épaisseur discursive des textes québécois du xixe siècle, j’ai ensuite travaillé sur les journaux, posant comme corollaire que le journal devait être lu comme un récit, au sens de Ricœur. Le récit utopique se révéla à nous présent, disjecta membra, et le travail révéla l’importance d’autres récits nationaux dans la perlaboration identitaire. En effet, les textes sur les mouvements nationalitaires grec, italien et irlandais, entre autres, si vifs en ces années où les nationalismes en gestation visent à être reconnus, étaient très présents dans le journal, manifestement utilisés pour donner une épaisseur narrative accrue à l’identité nationale canadienne en voie de construction. Ainsi, l’identité narrative se révélait n’être pas seulement issue de la masse mouvante des récits sur nous-même que nous nous racontions, mais aussi de l’ensemble des récits racontés, quelle que soit leur source. Si la société est « récitée », selon la belle expression de Michel de Certeau, cela tient à la capacité de refiguration dont elle témoigne dès lors qu’elle accepte la sédimentation et le brassage de récits hétérogènes. Faite au titre d’une illusoire homogénéité identitaire, la soustraction des récits des Autres conduit plutôt à une sorte de dysnarrativité, comme on parle d’amusicalité29.
11Ce travail sur l’utopie et le journal a aussi permis la mise au point d’outils méthodologiques, articulés autour du concept de « récit du journal30 ». Cette voie de recherche a été empruntée, entre autres, par des collègues qui ont travaillé sur le journal acadien L’Évangéline31. Le désenclavement de l’intrigue, l’attention qui peut être portée ainsi aux diverses pratiques de refiguration a permis d’effectuer des décentrements, de porter attention non seulement aux textes, mais aussi aux croisements auxquels ils invitent par la lecture. Aussi, peut-on dire que l’examen des journaux à la lumière des deux concepts cardinaux de Ricœur m’a conduite vers une pratique, nouvelle pour moi, de l’interdisciplinarité.
12Plus récemment, l’intérêt pour la lecture que j’ai développé au contact de l’œuvre de Ricœur m’a amenée à réfléchir sur ses effets d’ébranlement sur le sujet et à penser un peu autrement l’activité du lecteur – entre autres celle du critique – et aussi la question de sa formation. Je me trouve alors à partager la présence tutélaire de Ricœur avec des collègues comme Marie-José Fourtanier et Gérard Langlade, et à faire des concepts de triple mimèsis et d’identité narrative une application qui pointe vers l’utilisation du concept de vie examinée dans le contexte de l’analyse de textes autobiographiques et de récits de lecture32, ce qui engage également la réflexion du côté des questions de transmission de la culture et de celles touchant la constitution d’une mémoire commune. Qu’il s’agisse alors de travailler à partir du concept de macro-récit de lecture critique, suivant lequel la séquence des textes constituant la réception critique d’une œuvre peut être saisie comme un récit33, ou de celui d’événement de lecture, au cours duquel les critiques déploient des pratiques qui les constituent comme personnages34, la réflexion de Ricœur dans Temps et récit continue à nourrir mes travaux, à susciter des applications variées.
13Je terminerai en indiquant comment les travaux actuels en histoire de la vie culturelle québécoise sont eux aussi, à leur manière, tributaires des propositions de Ricœur, particulièrement des concepts de triple mimèsis et d’identité narrative. Certes, l’histoire littéraire rencontre la trajectoire de Ricœur, comme le souligne Stéphane Zékian35. Mais comment cela peut-il se faire pour l’histoire de la vie culturelle, là où le désordre des échelles temporelles disciplinaires semble se perdre dans un flux général au sein duquel le sujet se trouve immergé ? Les modalités de l’intégration à une mémoire commune peuvent être vues comme reprenant le mouvement de la triple mimèsis : préfiguration, configuration et refiguration. On peut ainsi arguer que l’identité narrative ne se nourrit pas seulement des récits préfigurés, configurés et refigurés, mais aussi d’images, de sons, de manières d’habiter l’espace réel (la ville par exemple) ou métaphorique (les institutions). Le concept d’identité narrative, et c’est là, me semble-t-il, l’une de ses richesses, peut jouer un rôle crucial dans la compréhension de la relation que les individus entretiennent avec la culture qui les entoure. En effet, le sujet-lecteur, immergé dans le maelström d’une vie culturelle qui le déborde de partout, trouve son lieu grâce au pouvoir heuristique des récits. Ceux-ci peuvent prendre la forme des récits disciplinaires, ces histoires que les disciplines se racontent à elles-mêmes, mais il peut aussi prendre la forme de ceux, lacunaires ou approximatifs que les sujets déploient/projettent sur eux-mêmes et sur leur collectivité dans le mouvement qui fait de l’ensemble de ces récits les voies et les voix d’une vie examinée. Aux yeux de l’équipe Penser l’histoire de la vie culturelle, qui travaille sur l’histoire de la vie culturelle québécoise et dont je fais partie depuis plus de dix ans, le rôle de ces récits dans la constitution d’une mémoire collective et la nécessité de leur interrogation dans le cadre de l’entreprise historiographique ne font pas de doute. Peut-on parler d’une collectivité sans raconter les récits qu’elle s’est racontés à elle-même ? Comment refigurer ces récits souvent évanescents alors même qu’ils sont issus d’une vie examinée qui n’est pas nôtre ? Les perspectives de Ricœur nous entraînent dans des voies stimulantes qui invitent au décentrement de notre posture d’historien.
14Au Québec, j’espère l’avoir montré à travers un certain nombre de travaux, mais aussi à travers les échos que ceux-ci ont suscités et la dissémination qui en a résulté, les notions de triple mimèsis et d’identité narrative ont reçu très tôt un accueil important, qui tient sans aucun doute à l’importance qu’y revêtent les enjeux identitaires. La société québécoise a depuis ses origines été marquée par une propension à s’interroger sur son identité, sur ce qui la fonde comme une et comme différente. Confrontée dès ses débuts à l’Autre que représentaient les sociétés amérindiennes, mais aussi la société française – le terme Canadien cesse rapidement de désigner les premiers habitants du pays pour désigner ceux qui, d’origine française, sont nés au Canada et de nombreux travaux étudient les différences entre Métropolitains et Canadiens36 –, la collectivité québécoise s’efforce très tôt de démêler les ressorts de son identité. Ainsi, les rédacteurs du journal Le Canadien sont attentifs aux divers récits qui leur paraissent témoigner de la place de leur collectivité dans le monde : comme les Irlandais et les Écossais, cette collectivité est catholique sous un roi Protestant ; comme les Jersiais, elle parle une autre langue que son roi ; comme les Français, elle possède une tradition de chansons politiques mises sur les timbres de la Clé du Caveau ; comme les Anglais, elle dispose d’une constitution. Comme les Polonais, et les Italiens, elle s’engagera dans des revendications nationalitaires, visant en ce cas à exercer l’ensemble des pouvoirs démocratiques qui lui sont concédés dans un contexte colonial, dans un mouvement qui la rapproche des citoyens anglophones du Haut-Canada. Ce sera un échec : ramenée à une définition étriquée d’elle-même par l’hypertrophie des conflits de « race », comme on dit à l’époque, qui se trouvent projetés sur les Rébellions par l’interprétation abusive de lord Durham37, la société québécoise endossera une définition monolithique d’elle-même, d’où les conflits seront gommés dans une sorte d’ethos utopique qui culminera dans le célèbre essai d’Henri-Raymond Casgrain sur le « Mouvement littéraire en Canada » lequel, en 1866, conscrit la littérature dans un programme national, la naturalise en quelque sorte et naturalise au passage la nation, la figeant dans la pureté de ses longs hivers38.
15Mais cette bonde placée sur l’action est ébranlée par l’urbanisation et l’industrialisation, par l’émergence d’une certaine modernité aussi, et le xxe siècle sera traversé de grandes interrogations identitaires : qui sommes-nous ? sommes-nous une nation ? avons-nous une littérature, une culture nationale ? Diverses réponses, dans lesquelles certains se sont reconnus, ont été apportées quant à l’identité de cette société : incarnation de la France profonde (lire d’Ancien Régime) pour les uns (par exemple, pour Gabriel Hanotaux dans sa préface à l’Histoire du Canada de F.-X. Garneau et pour les admirateurs de Maria Chapdelaine39), « idéal-type » du passage d’une société traditionnelle – folk-society – à une société moderne (Everett Hughes40) pour les autres, victime d’un double colonialisme (selon les rédacteurs de la revue montréalaise Parti pris, au début des années 196041), ou encore société de tradition orale convertie tard à l’écriture – Jacques Ferron écrivait : « je suis le dernier d’une tradition orale, et le premier de la transcription écrite42 ». La société québécoise a, comme d’autres petites nations, fait de son identité une obsession témoignant du fait que celle-ci ne constitue pas un déjà-là, si illusoire fût-il.
16Les propositions de Paul Ricœur permettent de penser autrement cette identité, d’une manière plus ouverte, en aval et en amont, respectueuse à la fois de la durée et des bouleversements de l’action. Mettant en relief la liberté de l’acte de refiguration et la dimension éthique qui résulte de la possibilité que nous offrent la culture et ses récits de faire de nos vies des vies examinées, les concepts ricœuriens de triple mimèsis et d’identité narrative ont trouvé au Québec un lieu où leur pertinence trouve à s’exprimer de manière forte.