La poésie comme imitation, la poésie comme action : Maurice Scève
1Gérard Defaux a fait, à propos de Délie, la curieuse affirmation suivante :
Il suffit […] de relire Délie à la lumière de Pétrarque et de Marot pour s’apercevoir de la nature proprement bouleversante et radicale du geste scèvien. Scève, disons plutôt l’Amant qu’il met en scène et qu’il fait parler, a indiscutablement été, dans l’histoire de notre poésie, le premier – et le seul – poète de la Renaissance à s’être bel et bien damné, volontairement damné, damné en toute connaissance de cause, pour une femme ; le premier qui, contre Pétrarque, sa « jeune erreur » et ses repentirs, contre Marot, Marguerite et une entière génération de poètes, tous regroupés autour de la bannière fièrement brandie de « Ferme Amour », ait osé tout miser sur l’humain. Le seul à avoir proclamé son impiété à la face d’un monde encore profondément chrétien, et à avoir osé défier les dieux – à avoir osé défier Dieu.1
2Defaux interprète le texte de Scève comme un geste téméraire, celui de défier Dieu. L’écriture de Délie serait la démarche d’un libre penseur, d’un libertin avant la lettre, d’un être qui agit « volontairement » et en « toute connaissance de cause ». Remarquons la correction (« plutôt l’Amant qu’il met en scène et qu’il fait parler ») et surtout le trouble symptomatique que l’on perçoit chez Defaux – et, ce qui est plus intéressant, chez maints penseurs de la Renaissance – lorsque l’on trace la ligne de partage entre le Poëte (avec son tréma) et sa persona. Qui agit, au fait ? L’enjeu est de taille. Scève – ou bien son personnage, faisons bien la distinction – serait-il un Théophile de Viau, un peu moins amusant, avant la lettre ?
3Il est permis d’en douter. Certes, notre manière de comprendre la force de l’énoncé, ainsi que le statut de l’acte qu’un « poëte » a voulu accomplir en le publiant, s’appuiera sur un ensemble de conventions, celles qui caractérisent ce que nous appelons, par exemple, non sans un certain flou terminologique, le « pétrarquisme ». Comme nos prédécesseurs de la Renaissance, nous comprenons que la poésie fait souvent quelque chose d’autre que ce qu’elle dit faire explicitement. Nous partageons avec nos ancêtres l’idée d’un decorum de la lecture même si nos conventions ne sont pas les mêmes.
4Je propose un début de lecture de quelques dizains de Maurice Scève, selon l’optique de la poésie considérée comme action. Or proposer l’idée que la poésie puisse être comprise comme une variété d’action liée au pronom de la première personne, ce n’est pas affirmer qu’une telle poésie soit l’expression d’un « moi ». Ce n’est pas non plus affirmer que tous les genres de la poésie se rapportent de la même façon au « je ». Il sera question ici de savoir comment et dans quelle mesure la poésie peut constituer uneaction par rapport à l’énonciation du pronom « je ».
5* * *
6Malgré ce qu’il dit sur le geste hardi que représente le recueil de Scève, Gérard Defaux s’en prend avec hargne à la naïveté d’un lecteur de paille qui prendrait de façon ingénue la persona de l’auteur pour l’auteur en personne. A vrai dire, de tels lecteurs naïfs ne courent pas les rues, bien que les décodeurs, les adeptes de la biographie, soient parmi les dramatis personae les mieux connus de la polémique récente. Defaux – comme Marc Fumaroli dans un compte rendu du Monde du livre de Mireille Huchon sur Louise Labé – prend une position tranchée : la poésie du xvie siècle doit se comprendre seulement à travers des théories de l’intertextualité (et en particulier celle de l’imitatio)2. C’est dans un monde de la citation qu’évolue l’Amant (voire l’Amante) de la poésie renaissante.
7Cette proposition, bien que fausse, n’est pas dépourvue d’intérêt, mais elle est très peu contextualisée. N’en déplaise à certains, à la Renaissance, on lisait volontiers la poésie selon une présupposition biographique. Par exemple, Alessandro Vellutello, dans son édition du chansonnier de Pétrarque de 1525, voulait respecter ce qu’il prenait pour la chronologie amoureuse ; il voulait que son chansonnier racontât une histoire cohérente qu’il prenait pour celle de son auteur. Sa version du Canzoniere, on le sait, fut un énorme succès d’édition, en italien, voire en français dans la traduction de Philieul. Certes, le procédé de Vellutello peut sembler ridicule au lecteur moderne. Gino Belloni l’a qualifié d’« erreur de perspective » qui aurait pour origine la « myopie » du commentateur3. Or il nous semble peu utile de ricaner en nous imaginant que ces lecteurs eussent été incapables de saisir ce que nous avons pensé comprendre depuis Mallarmé à propos du « je » poétique. Il nous paraît plus juste de nous interroger sur ce qu’ils pensaient faire en changeant l’ordre du chansonnier de Pétrarque ; sinon, la myopie est bien la nôtre. Si nous jugeons les interprètes de la poésie en nous imaginant que les lecteurs avisés de tous les temps ne pouvaient manquer d’opérer une distinction rigoureuse entre le « je » de la poésie et celui de l’auteur, nous ne comprendrons guère ce que les commentateurs du xvie siècle disent sur la poésie.
8Les poètes de la Renaissance n’ont donc pas lu Mallarmé et ils ne sont pas hantés par une prémonition de la disparition élocutoire du poète. Pourtant, si nous voulons trouver un exemple du « je » impersonnel dans la poésie française de la Renaissance, notre attention peut se porter avec profit sur Maurice Scève. Le « je » de Délie, dont l’identité est dispersée parmi de nombreuses métamorphoses emblématiques et de traces intertextuelles, se comprend difficilement selon une logique biographique.
9L’objet textuel qu’est Délie n’est pas un simple recueil de poèmes, car il faut rendre compte à la fois du texte poétique et des emblèmes, ou si l’on préfère des imprese, qui parsèment le recueil à un rythme régulier à partir du cinquième dizain. La réaction des lecteurs face à ce double défi a varié à travers le temps. Le choix d’Albert Marie Schmitt dans son édition pour la Pléiade des « Poètes du xvie siècle » est symptomatique : il s’agit d’ignorer tout bonnement les images et d’imprimer le texte comme si celles-ci n’avaient jamais existé. Cette solution est difficilement défendable, même si elle correspond à coup sûr à l’expérience de beaucoup de lecteurs de notre temps et de jadis (y compris la mienne, lorsque j’ai connu Délie pour la première fois). D’autres lecteurs feuillettent Délie comme un livre d’images et n’y voient d’abord que quelques dizains les accompagnant qui les frappent particulièrement. Il y a cinquante-deux images, dont la page de titre et le portrait de M. S.
10Remarquons tout d’abord que le recueil commence avec une dédicace à la troisième personne, « A SA DELIE », ce qui correspond à ce M. S. dont on voit le portrait. Parmi les devises, trente-huit contiennent une référence à la première personne du singulier (dans sept de ces cas, la référence est transmise uniquement par le verbe conjugué – huit si l’on pense à l’imprese de la page de titre – « adversis duro »). Les devises restantes sont des sentences impersonnelles, telle « Facile à decevoir qui s’assure » (emblème 25). On retrouve un grand nombre de formules paradoxales qui doublent le « Souffrir non souffrir » qui encadre le recueil (dix-huit ou plutôt dix-sept, car « hanter » n’est pas le contraire d’« apprivoiser »). Les structures comparatives, notamment celles qui contiennent l’augmentatif « plus », présent onze fois, sont très fréquentes. On a affaire à une prolifération de figures exprimant, à travers une série de prosopopées, le rapport qu’entretient un sujet abstrait, à la première personne du singulier, avec un monde souvent hostile, voire, selon une logique spéculaire, avec soi-même (par exemple Narcisse ou le Basilique). Parfois le « je » et le « tu », voire le « je » et le « il », ne se distinguent que difficilement (par exemple dans le curieux emblème 41, Leda et le Cygne, dont la devise est « Cele en autruy ce qu’en moy je descouvre »). Pour autant que je sache, aucun commentateur n’a pris ces emplois de la première personne comme se rapportant directement à la figure du Poëte, et encore moins à Maurice Scève, pas plus qu’un lecteur des Fleurs du Mal ne prend la pipe d’un auteur pour Charles Baudelaire. Et à juste titre.
11J’ai choisi de parler ici des neuf dizains qui suivent l’emblème 14 (« contre le ciel nul ne peut » : Tour Babel), qui pourraient sembler assez disparates. Les neuf dizains de 123-131 se lisent assez facilement selon une logique narrative : c’est dans le cadre d’un début d’hiver glacial que se joue l’histoire. Le contexte est explicité, même si le « je » montre et dissimule son jeu narratif et si, en quelque sorte, le « brouillas » lyonnais embrouille également le lecteur. Le ciel est, en l’occurrence, particulièrement lourd et bas. Dans ce petit cycle, le pouvoir céleste est associé, diversement, à Délie, à Apollon et à Diane (cette dernière est comparée à Délie dans le dernier dizain de la série, D. 131). C’est cette opposition entre Apollon et Diane qui domine, mais entre un Apollon affaibli, dont le soleil se voit concurrencé par le bas soleil de la bien-aimée, et une Diane victorieuse. C’est donc la victoire de Délie et de Diane qui encadre notre petit cycle : Délie est assimilée à la Diane lunaire triomphante, au bas soleil de la topique pétrarquiste, et au tournant d’une phrase, à Marie (voire, si l’on en croit Defaux, au Christ).
12Regardons tout d’abord les dizains sans marqueurs temporels explicites. Le dizain 123 met en scène une Délie puissante, dotée de pouvoir sur les hommes et sur la Fortune, mais indifférente au sort de l’Amant. L’argument du dizain 123 est encadré par une double référence à l’humanité vaincue : Délie, comme le « ciel », sait vaincre les hommes ; de même « Contre le ciel ne vaut défense humaine » (v. 10). Pour l’amant, Délie est comme une punition du ciel, douleur pure, fatale Pandore. Le dizain fait état, avec un dépit amusé, de l’indifférence de Délie au sort du « je ». Ce dépit peut tout aussi bien se lire comme une auto-ironie que comme une « délicieuse ironie du poète à l’encontre de l’Amant »4, pour reprendre les mots de Defaux. Le dizain 127 contient un certain nombre d’éléments présents de nouveau dans le dizain 131. La « chasteté », ailleurs associée à Diane, fait apparition dans un contexte chrétien, voire marial. La « ceinture » de la « saincte » est fortement soulignée ici, rapprochement de ces deux termes sur lesquels Scève jouera ailleurs, notamment dans les dizains 172 et 173.
13L’influence de la bien-aimée est renforcée dans le dizain 130, où c’est en effet l’affection de celle-ci qui devient une torture pour l’amant. Celui-ci reste interdit dans l’attente d’un reproche de sa Dame : « où penses-tu atteindre » ? L’amant, recroquevillé, peureux, comme le Lièvre du dizain 129, n’ose pas attiser le feu de la passion (Defaux y voit, sinon un indice temporel précis, tout au moins un dialogue avec Marot qui situerait la composition du dizain pendant l’hiver 1536-1537).
14En revanche, le dizain 131, qui se distingue assez nettement des dizains narratifs qui l’ont précédé, revient à Délie, laquelle, cette fois, est assimilée à une déesse qui est à la fois vertu et ardeur, Diane et Vénus. Defaux a sans doute raison d’insister sur la résonance du verbe « venes » à cet égard : les jeux de mots sur « ceincte/saincte » et « chaste/chasse » sont particulièrement frappants.
15Contrairement à ces quatre dizains, les dizains 124-126 et 128-129 évoquent un cadre hivernal. Je prendrai d’abord le cas du dizain 128 :
Ce bas Soleil, qui au plus hault fait honte,
Nous a daigné de sa rare lumiere,
Quand sa blancheur, qui sur l’yvoire surmonte,
A esclercy le brouillas de Fourviere :
En s’arrestant l’une, et l’aultre riviere,
Si grand’ clarté s’est icy demonstrée,
Que quand mes yeux l’ont soubdain rencontrée,
Ilz m’ont perdu au bien, qui seul me nuict.
Car son cler jour serenant la Contrée,
En ma pensée a mys l’obscure nuict (D. 128).
16Le dizain est construit sur l’opposition entre d’une part, le « bas Soleil » qui est Délie et, de l’autre, le soleil de novembre qui ne peut qu’à peine pénétrer l’épais « brouillas » qui pèse sur Lyon. On retrouve le topos du bas soleil dont la précieuse lumière est comme transmuée en une substance matérielle, dure, ivoirine. C’est cette lumière qui perdra l’Amant, dans une conversion qui est tout sauf bénéfique : « en ma pensée a mys l’obscure nuict ». Le dizain reprend les éléments du dizain 124, où l’opposition était entre Apollon et Délie. Apollon s’était vengé de sa défaite en provoquant une chute de neige que Délie avait fait fondre (en revanche, dans le dizain suivant, le dizain 125, c’est Délie qui figure la froideur du marbre et envoie l’Amant dans une sorte de purgatoire, celui d’un sommeil frère germain de la mort). On retrouve cette ambiance lugubre dans le dizain 126 :
A l’embrunir des heures tenebreuses,
Que Somnus lent pacifie la Terre,
Ensevly soubz Cortines umbreuses,
Songe à moy vient, qui mon esprit desserre
Et tout aupres de celle là se serre,
Qu’il reveroit pour son royal maintien.
Mais par son doulx, et privé entretien
L’attraict tant sien, que puis sans craincte aulcune
Il m’est advis, certes, que je la tien,
Mais ainsi, comme Endimion la lune. (D. 126)
17On est frappé par cette évocation d’un songe trompeur d’un esprit qui « se serre » contre le corps même de l’Aimée dans le sommeil comme éternel d’une nuit d’hiver. Ici, le destin d’Endymion figure celui de l’Amant, notamment en ce qui concerne ce qu’on pourrait appeler « l’auto-tromperie lucide » (lucid self-deception). A cet égard, un sonnet de Ronsard, dans le Second Livre des Sonnets pour Hélène (1578), n’est pas sans lien avec ce dizain :
Ces longues nuicts d’hyver, où la Lune ocieuse
Tourne si lentement son char tout à l’entour,
Où le coq si Tardif nous annonce le jour,
Où la nuict semble un an à l’ame soucieuse
Je fusse mort d’ennuy sans ta forme douteuse,
Qui vient par une feinte alleger mon amour,
Et faisant, toute nue, entre mes bras sejour,
Me pipe doucement d’une joye menteuse.
Vraye tu es farouche, & fiere en cruauté
De toy fausse on jouist en toute privauté.
Pres ton mort je m’endors, pres de luy je repose :
Rien ne m’est refusé. Le bon sommeil ainsi
Abuse par le faux mon amoureux souci.
S’abuser en amour n’est pas mauvaise chose.5
18Le dispositif du sonnet de Ronsard est similaire. On peut se demander quel lien unit ces deux textes, s’il s’agit seulement d’une commune référence à Endymion, peut-être implicite chez Ronsard. Même si chez Ronsard l’érotisme in morte qui frôle la nécrophilie est plus explicite, Scève n’est guère moins provocateur : « le doulx, et privé entretien, l’attrait tant sien » n’ont rien de néoplatonicien.
19C’est donc dans cette optique de la pensée « impure » que l’on peut aborder l’un des dizains de Scève les plus connus, et à juste titre, le dizain 129 :
Le jour passé de ta doulce présence
Fust un serain en hyver ténébreux,
Qui fait prouver la nuict de ton absence
A l’œil de l’Ame estre un temps plus umbreux
Que n’est au Corps ce mien vivre encombreux,
Qui maintenant me fait de soy refus.
Car dès le poinct, que partie tu fus,
Comme le Lièvre accroppy en son giste,
Je tendz l'oreille, oyant un bruyt confus,
Tout esperdu aux ténèbres d'Egypte. (D. 129)
20Le dizain présente une fusion de topoï néoplatoniciens et une frappante image tirée d’une lecture du livre de l’Exode. Le sizain, très abstrait, superpose les oppositions entre jour et nuit, présence et absence, passé et présent, esprit et corps. Cette dernière opposition se fait à travers l’évocation, à la fois néoplatonicienne et chrétienne, de « l’œil de l’âme » (on retrouve cette idée, par exemple, chez Augustin). Le quatrain, en revanche, évoque, dans un tout autre registre, la terreur de l’animal impur qui se cache pour écouter un bruit indistinct, « tout éperdu aux ténèbres d’Egypte » (vraisemblablement, c’est le Lièvre et non le bruit qui est éperdu).
21Il est pourtant loin d’être clair que la présence de Délie est propre à provoquer la sérénité chez cette « piteuse hostie » qu’est l’Amant. On pourrait d’ailleurs penser plutôt le contraire : ce sont les moments où l’Amant se passe de sa présence qui sont susceptibles d’être les plus sereins. Toutefois, nous avons ici affaire à une comparaison entre les ombres qui se présentent à « l’œil de l’âme » et la vie, qui est encore plus ténébreuse et « encombreuse » (cette rime est d’ailleurs fortement marquée dans Délie).
22Il y a, dans ce texte, une particularité de l’emploi du passé simple qui mérite qu’on s’y attarde un moment, particularité que l’on retrouve dans un certain nombre de dizains. Apparaît parfois, dans Délie, une étrange continuité du passé simple dans le présent, des passages où il est question des conséquences dans le présent d’un événement narré au passé simple, là où nous attendrions peut-être plus spontanément, en français moderne, un passé composé. Dans D. 129, le jour passé « fust un serein en hyver ténébreux/qui fait prouver la nuit de ton absence, etc. ». De même, nous lisons, à la fin de ce même dizain : « partie tu fus » (v. 7), suivi de « je tendz l’oreille » (v. 9). Dans le premier dizain, nous trouvons une structure analogue : « grand fut le coup, qui sans tranchante lame/fait, que vivant le corps, l’esprit dévie » (v. 7-8). La question est à la fois linguistique – nous sommes à un moment où l’usage du passé simple est particulièrement instable – et poétique. Un événement est décrit dans un temps qui devrait normalement se clore. Or cet événement a toujours des effets dans le présent6.
23Je voudrais, avant de reprendre la question de l’action, insister ici sur l’adjectif « soudain » des deux dizains qui se ressemblent sans doute le plus ici : D. 124 et D. 128. C’est dans ces dizains, en particulier, que se pose , me semble-t-il,.un problème à la fois cognitif et perceptuel. L’insistance sur « soudain », un topos de l’innamoramento dans la poésie amoureuse, repose sur un indexical implicite : un hic et nunc de la conversion et de la passion. Defaux met l’accent sur l’aspect chrétien de ce « soudain », reliant le « Parquoy soubdain, qu’icy tu es venue » du dizain 124, vers 5 – qu’il estime capital à la compréhension du recueil–, à la venue du Christ telle qu’elle est évoquée dans Matthieu 3.13 (Tunc venit Jesus). Cette rencontre soudaine est évoquée de nouveau à la fin du D. 128 :
Que quand mes yeux l’ont soubdain rencontrée,
Ilz m’ont perdu au bien, qui seul me nuict.
Car son cler jour serenant la Contrée,
En ma pensée a mys l’obscure nuict. (D. 128, v. 7-10)
24Dans son analyse du dizain 124, Defaux souligne une double référence à Pétrarque (Rime 115) et à Matthieu, 3.4, ainsi qu’à Matthieu 4.16 : « Le peuple qui était assis dans les ténèbres a vu une grande lumière ». Si la question de la conversion amoureuse ne peut en aucun cas se concevoir sans le rapport au récit augustinien sous-jacent à tout le projet de Pétrarque, je ne suis pas sûr qu’il faille lire ce vers du dizain 124 comme faisant directement référence au texte de l’Évangile.
25Je voudrais également souligner l’effet du déictique, c’est-à-dire, l’effet de hic et nunc de l’expérience amoureuse, voire de la conversion augustinienne. C’est ainsi que la temporalisation de l’expérience de la passion permet, chez le lecteur, la compréhension du recueil et également un mouvement d’identification. Scève affectionne particulièrement le mot « soudain » et ses dérivés, qui paraissent une cinquantaine de fois dans Délie, souvent à travers l’évocation de l’éclair, du « coup de foudre ». Ainsi, « Des soubdains feuz du Ciel se contregarde » (D. 24, v. 4), ou « Ne t’esbahis, Dame, si celle fouldre /Ne me fusa soubdainement le corps » (D. 81, v. 1-2). « Soudain » signale aussi, et de façon assez courante, une oscillation rapide entre deux états affectifs :
Tu fais soubdain, et deffais, moy vivant,
Ce, que le temps a grand peine extermine » (D. 25, v. 5-6)
26ou
Qui tost estaincte, et soubdain rallumée
Tient l'esperance en lubrique sejour
Dont, comme au feu le Phœnix, emplumée
Meurt, et renaist en moy cent fois le jour (D. 48, v 7-10).
27ou encore :
Car du plaisir, qu’avecques toy j’avoys,
Comme le vent se joue avec la flamme,
L’esprit divin de ta celeste voix
Soubdain m’estainct, et plus soubdain m’enflamme. (D. 196, v. 7-10)
28Ces deux procédés peuvent, bien entendu, se combiner, comme dans le dizain 80 :
Au recevoir l’aigu de tes esclairs
Tu m’offuscas et sens, et congnoissance.
Car par leurs rays si soubdains, & si clairs,
J’eu premier peur, et puis resjouissance :
Peur de tumber soubz griefve obeissance :
Joye de veoir si hault bien allumer. (v. 1-6)
29Cette prépondérance du mot « soudain » traduit la logique de la conversion manquée, capitale dans ce recueil et dans la poésie pétrarquiste plus généralement. L’Amant dévie du côté de l’idolâtrie : l’inefficacité de la transformation détermine la répétition constante de la fausse conversion.
30Hélas, nous ne possédons pas de commentaire d’époque sur Délie, « avecques briefz Sommaires ou Arguments requis pour la facile intelligence du Tout » (ce qu’on lit sur la page de titre de l’édition avignonnaise de 1555 de la traduction de Pétrarque par Philieul – et qui aurait peut-être été utile à Étienne Pasquier). Mais il n’est pas invraisemblable que cette lecture que nous voyons chez Philieul ait également été celle de certains lecteurs de Délie. Par exemple :
Au retour que fit ma Dame Laure d’Arles, le beau te(m)ps revient : mais ne dura que neuf jours, durant lesquelz le soleil cerchoit si ne la verroit point, et se monstroit : mais ayant faict veu de ne sortir par neuf jours de sa maison, le soleil ne la trouvant se reprint à pleurer et se cacha, c’est à dire retourna plouuoir7.
31Le commentaire météorologique chez Vellutello, dans son édition de 1525, est encore plus prolixe. D’ailleurs, ses commentaires sur R115 débutent par des précisions géométriques sur la position du soleil relatif à Laure. C’est dans cette optique que la comparaison entre le dizain 124 et le dizain 128 est instructive. La mise en scène de ces deux dizains est extrêmement similaire. Tous deux reposent sur le même concetto : Délie est un bas soleil qui fait honte au plus haut. Ses rayons, « de ce monde adorez » (D. 124, v. 4), diminuent la clarté du haut soleil, assimilé dans le dizain 124, mais pas dans le dizain 128, à Apollon. Le topos est présenté dans le quatrain initial de D. 124, suggérant, au passage, le danger de l’idolâtrie (« [tes] raiz/ […] de ce monde adorez »). Le topos est développé dans D. 128, où il occupe les huit vers initiaux ; ici, on se place très nettement dans la géographie de Lyon (Fourvière, les deux rivières).
32On voit ainsi dans la juxtaposition de ces deux dizains l’oscillation qui caractérise la série dans sa totalité : de l’admiration des Lyonnais pour Délie à la douleur que ressent l’Amant. C’est le mouvement de tentative de maîtrise de cette oscillation douloureuse, par exemple à travers l’évocation de théories néo-platoniciennes de l’harmonie musicale, qui m’a le plus intéressé dans ce que j’ai écrit, jadis, dans mon petit livre (mais vert, et sans saveur) sur Scève8. Cependant, ici, un problème se soulève : si l’on parle de la « douleur » de l’Amant, il semble qu’il faille bien distinquer la fiction poétique et l’auteur. Nous avons, en effet, d’un côté, le Poëte, et de l’autre, cette marionnette qu’est l’Amant. C’est un article de foi méthodologique. Pourtant, si l’on regarde les pratiques de commentaire humaniste de l’époque, il est très loin d’être clair que cette distinction se faisait systématiquement : on trouve plutôt un brouillage savant des lignes de partage entre le Poëte, la figure du Poëte représentée dans les recueils, et l’Amant. Il me semble qu’il serait pertinent d’examiner, de façon systématique, un recueil comme Délie à la lumière des pratiques de commentaire humaniste. J’ai récemment écrit dans cette optique sur les commentaires de Muret sur les Amours de Ronsard9 et je ne m’attarderai pas là-dessus. Pourtant, un exemple serait peut-être utile. Muret écrit ceci sur un sonnet de Ronsard, mais on pourrait imaginer un tel commentaire sur un dizain de Scève :
Il continue encore a se complaindre de ce penser, souhaitant de se pouvoir vn iour venger de luy, & s’esmerueillant, veu que toutes autres choses se changent auec le temps, comment ce seul penser ne change point de lieu, ains se renforce de iour en iour. Dit d’auantage, que ce penser ne le tourmente pas si fort par iour, comme par nuict: parce que de iour il suruient d’autres occupations, ou compagnies, qui soulagent quelque peu sa peine: Mais la nuit, se voyant seul, il se tourmente tellement qu’il luy semble que ce penser est vn lion affamé, qui de mille dents luy ronge le cœur. Il n’y a point de doute, que les amans forclos de iouyssance, lors qu’ils sont retirez de nuict a leur priué, ne sentent sans comparaison plus grande fascherie, que durant le iour10.
33Le procédé de compréhension de la poésie amoureuse à la Renaissance, le chemin de son intelligibilité, passent certes par la compréhension des techniques de l’imitatio, par l’intelligence d’un ensemble de conventions. Elle passe également, très souvent, par le parti pris de la représentation d’une expérience vécue, serait-elle feinte, « fictionnelle ». Il fallait donc au lecteur l’équité pour démêler cet enchevêtrement complexe de l’Auteur et de sa persona.
34Le problème du « je » – ou plutôt, des « je » – est donc épineux. Il faut faire de subtiles distinctions entre auteurs, personae d’auteur et amants poétiques, distinctions qui nous permettent à la fois de reconnaître ce qu’on appelait l’imitatio ainsi que cette étrange fusion entre poète et amant poétique que l’on retrouve dans les commentaires d’époque (et aussi dans les habitudes des lecteurs qui pouvaient très bien assimiler la persona poétique à l’écrivain, en particulier dans les situations où un tel procédé s’avérait utile). En effet, l’idée que la poésie lyrique11 pouvait parler sans mimésis, « pro persona sua », est l’une des raisons pour lesquelles le genre a été difficile à réconcilier avec la théorie aristotélicienne de la poésie à la Renaissance.
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36Qui agit donc par le moyen du poème, comment et sur qui ou quoi ? La poésie est certes un cas difficile. Peut-être même qu’elle échappe à la pragmatique toute entière, à l’instrumentalisation ; elle peut sembler à certains (pour reprendre une expression de Samuel Beckett) comme autant de mots chômeurs : « words that don’t do any work and don’t much want to12 ».
37La poésie serait donc une action. Qu’est-ce que cela peut signifier ? Voici une première possibilité : selon l’interprétation de J. L. Austin donnée par Quentin Skinner, Austin fait la distinction entre (1) la « force illocutoire » d’un énoncé, ce qu’un énoncé fait, en ce qu’il est énoncé, abstraction faite de ce que celui ou celle qui parle, ou, à la limite, écrit, a pu vouloir faire en l’énonçant ; (2) « l’acte illocutoire » qui, du moins selon Skinner, est nécessairement volontaire. Il n’existerait pas d’actes illocutoires involontaires, bien qu’un énoncé puisse avoir une force illocutoire, que le locuteur le veuille ou non. On peut, par exemple, par le moyen de la parole, faire en sorte qu’une personne soit avertie d’un danger sans vouloir l’avertir de l’existence de ce danger et, dans un tel cas, l’énoncé porte la force d’un avertissement sans pour autant constituer l’acte langagier de l’avertissement13.
38Bien sûr, nous pouvons nous interroger sur ce que les poètes veulent faireen publiant de la poésie : obtenir la faveur du roi, établir une prééminence politique et poétique sur leurs contemporains, gagner de l’argent pour vivre, créer des réseaux, louer, blâmer, construire un monument plus dur que le bronze, séduire, conspuer, bien que de telles explications de l’action restent somme toute générales. Elles sont, en tout cas, très liées aux questions de genre et donc à des ensembles de poèmes plutôt qu’au détail microscopique du poème singulier. On pourrait donc réfléchir sur la pertinence des distinctions austeriennes et skinneriennes entre la force et l’acte illocutoires dans le cas de l’analyse que donne Muret, par exemple, de Ronsard.
39Mais, bien entendu, on n’y croit guère. La forme du commentaire imite sans doute une explication de l’acte poétique, quoique les termes qu’emploie un commentateur de l’époque, comme Vellutello ou Philieul sur Pétrarque, ou Marc-Antoine Muret sur Ronsard, ne soient pas du tout ceux de J. L. Austin, et pour cause. Il semble très difficile de maintenir une distinction entre les « actes » poétiques et leur « force », parce qu’il n’est pas aisé de déterminer comment nous pourrions identifier exactement celui qui agit à travers le poème – le « Poëte », l’« Autheur ». Celui qui agit est une fusion déroutante d’autorité, d’auteur, de persona auctoriale et d’amant poétique : il suffit de regarder les commentaires de près pour s’en convaincre. Le trouble que nous pouvons ressentir par rapport à ces interprétations de la poésie de la Renaissance nous semble l’exemple le plus clair qui soit de la parallaxe herméneutique.
40La poésie dite lyrique peut sans doute marquer le point de fuite de l’expression à la première personne. Par exemple, les Psaumes de David, traduits par Clément Marot, sont sans aucun doute le nec plus ultra d’une certaine tendance vers l’abstraction lyrique, où la voix individuelle est entièrement subsumée dans une chanson sacrée, dans la voix d’un « je » universel. Le choix de l’interprète, qui lui permet de lire le pronom de la première personne, dépend principalement de la fonction d’un texte : les épîtres, par exemple, sont plus susceptibles d’être lues comme des énoncés d’auteurs. Or même les textes que nous appelons « lyriques » peuvent se lire comme des expressions de sentiments personnels. Ceux-ci sont repris dans un système d’échange et de négociation ; ils s’adressent parfois – même dans Délie – à des êtres reconnaissables, souvent des protecteurs que les poètes désirent impressionner ou flatter. Ils projettent un ethos qui doit s’associer, en quelque sorte, avec celui de l’auteur afin que les négociations mondaines qui sont instanciées souvent dans ces poèmes aient les effets requis. Les poèmes peuvent agir par des voies détournées ; et la poésie est plus vulnérable que la plupart des autres genres de l’écriture aux accusations de non-vérité, de mensonge.
41Des lectures dites naïves de l’expression sincère peuvent donc passer à côté de ce qu’un recueil fait. Par exemple, si Mireille Huchon a raison d’affirmer que Louise Labé n’est pas l’auteur de ses Evvres, l’action qui est instanciée dans cette collection est très différente de celle qu’on pourrait comprendre en lisant le livre comme un recueil de poésies d’amour qui représenteraient une expérience singulière de la passion. Pourtant, si les accès de « sincérité » et même de « proto-féminisme » que l’on a pu entendre dans les vers de Labé (depuis un siècle, depuis Rilke, par exemple, parmi les plus admirés des poèmes lyriques de la Renaissance) doivent être écoutés d’une oreille nouvelle, on doit également éviter de privilégier le parti pris de la disparition élocutoire, qui est anachronique, et le réductionnisme historique qui réduit le poème au statut d’épiphénomène de son contexte historique. Si l’on replace le recueil de Labé, par exemple, dans son contexte, l’on pourra voir cette collection – selon l’hypothèse de Huchon –comme un commentaire ironique sur les conventions de la poésie d’amour pétrarquiste, basé sur un parti pris du ridicule de la femme-auteur. Que l’on accepte ou non la thèse de Huchon, il sera certainement utile, en examinant le statut du « je » poétique dans un recueil de poèmes, de replacer la question de la « représentation » par celle de l’action, de demander non pas quelles sortes de passions « véritables » sont représentées dans le recueil, mais plutôt de quelle manière le recueil peut instancier une action. Bref, que fait-il ?
42Ce qu’il faut préserver ici, c’est le sens dans lequel – même si la question de l’acte semble difficile à cantonner à l’espace d’un « je » et même si la distinction entre l’acte et la force illocutoires est excessivement difficile à maintenir – on a affaire à autre chose que le simple dépassement de l’individu, que la simple disparition élocutoire du poète. On ne saurait réduire la problématique à une préfiguration de la thèse mallarméenne de la « disparition élocutoire ». La volonté d’évacuer toute la particularité de la personne, tout l’intérêt personnel, voire tout l’enjeu de l’idéologie dominante, occulterait à tort – du moins dans le cas complexe que constitue la poésie de la Renaissance – l’enracinement de cette poésie dans une particularité vécue, souvent douloureuse et certainement violente. Elle passerait aussi sous silence l’intérêt des poètes aux prises avec des rivalités tout à fait mondaines, c’est-à-dire des jeux de pouvoir qui trouvent leur expression dans un champ tout autre que celui de l’amour ou de la métaphysique.