De la philologie romane à la critique thématique
1Je voudrais tenter ici d’orchestrer un « dialogue critique », c’est-à-dire plus précisément un dialogue entre des critiques, en comparant quelques grands classiques de la critique proustienne que l’on doit d’une part aux représentants de la philologie romane, d’autre part aux représentants de la critique thématique. Mais commençons, comme il se doit, par faire les présentations.
Le corpus
2Côté allemand, et par ordre d’entrée en scène, je mentionnerai d’abord le Marcel Proust de Curtius. Écrit entre 1922 et 1924, soit avant que paraissent Albertine disparue et Le Temps retrouvé, il est publié dans une traduction française d’Armand Pierhal en 19281. Cet ouvrage est lui-même le lieu d’un important « dialogue », d’une part avec la critique française, puisqu’il cite ceux qu’on nommera les « critiques de la NRF », Crémieux, Rivière, Charles du Bos, Thibaudet, d’autre part dans la mesure où Proust lui-même et Curtius ont directement entretenu une correspondance2.
3Erich Auerbach, pour sa part, n’a pas consacré de monographie à Proust : son plus célèbre ouvrage, Mimésis, ne lui accorde que quelques lignes au sein du chapitre « Le bas couleur de bruyère »3, où la Recherche voisine avec To the Lighthouse et Ulysses. De fait, c’est bien à Woolf, et non à Proust, qu’est consacré le chapitre, et ce dernier n’est cité qu’à titre de comparaison. Mais Auerbach a écrit en 1925 un article, publié en revue en 1927, intitulé « Marcel Proust. Der Roman von der verlorenen Zeit », qui a été récemment traduit en français dans un volume collectif consacré à l’œuvre du romaniste4.
4Le troisième texte que j’inviterai pour incarner la philologie romane sera le fameux chapitre de Spitzer « Le style de Marcel Proust »5, publié en 1928 dans les Stilstudien, qui dialogue pour sa part avec Curtius, mais aussi Crémieux et Pierre-Quint.
5Côté francophone (puisque nous citerons dans l’ordre un critique belge, un critique suisse et un critique français), je mentionnerai d’abord Georges Poulet, dont les textes consacrés à Proust sont très nombreux : j’isolerai pour les besoins de la cause les chapitres sur Proust dans les volumes d’Études sur le temps humain de 1949 et 1968, ainsi que la monographie L’Espace proustien de 19636, laquelle comporte une allusion à Curtius sur laquelle nous aurons beaucoup à dire. De Jean Rousset, on retiendra le chapitre de Forme et Signification consacré à la Recherche, mais aussi l’important avant-propos de cet ouvrage, qui déploie de nombreux principes de l’esthétique proustienne pour légitimer la démarche adoptée dans l’ensemble de l’essai7. De Jean-Pierre Richard, enfin, on commentera Proust et le monde sensible8, ce qui nous conduira jusqu’à l’année 1974 : c’est donc un demi-siècle de critique que ce parcours nous amènera à couvrir.
6L’état de la recherche actuelle sur cette question9 se résume à une idée, qu’on n’aura garde contredire ici, selon laquelle la philologie romane « annonce » les lectures de la critique thématique : on ne reprendra pas ici les points communs bien connus entre les deux types de critique, en particulier le privilège accordé à l’analyse interne aux dépens de l’explication biographique entre autres, afin d’aller plus avant dans la mise en évidence d’une communauté de gestes critiques. Le « dialogue » entre les deux traditions critiques est suffisamment établi, ne serait-ce que par des points de rencontre manifestes : par exemple, Leo Spitzer fut collègue, à John Hopkins University, de Georges Poulet. On pourrait encore souligner le rôle de Marcel Raymond, souvent associé à la critique thématique par le truchement de l’École de Genève, qui de 1926 à 1928 fut, à Leipzig, très influencé par la pensée issue du romantisme allemand, en particulier la Geistesgeschichte, qui par ses présupposés – unité profonde d’une époque, effacement des frontières entre les différentes activités de l’esprit… – obéit ainsi au principe romantique de la quête de l’unité, qui se retrouvera dans la critique thématique : tout est dans tout, il suffit de connaître un élément pour, en tirant le fil, retrouver le panorama d’une œuvre, d’un courant, d’une période.
Avatars du romantisme
7Cette origine commune fournit un modèle d’intelligibilité fondamental pour penser aussi bien la période historique que l’œuvre littéraire : l’idée de totalité organique, vivante, synthétique. Ainsi, dans le premier et le dernier chapitre de son ouvrage, intitulés respectivement « Esquisse biographique » et « Platonisme », Curtius insiste sur l’esprit de synthèse de Proust, sa capacité à dépasser les clivages, dans sa vie (il organisait des réunions d’amis d’opinions différentes), comme dans son œuvre. L’idée de transcendance joue dans cette critique un rôle fondamental : « dans cette spiritualité se résolvent toutes les dissonances10 » – la résolution des dissonances, le fait de rassembler le divers dans une unité harmonieuse étant une capacité prêtée à Proust et à son œuvre mais aussi un geste typique de la philologie romane, de sorte que la critique semble ici se forger un objet à son image.
8Il s’agit en effet d’une méthode critique consistant en la reconstitution d’une logique latente, que Curtius décrit remarquablement en mettant en scène sa première lecture : « On succombe sous la masse d’éléments en apparence désordonnés (…) On perçoit, en même temps, les accords d’une musique inconnue dont on ne sait analyser l’harmonie (…) On soupçonne dans le retour de pareilles constructions une loi cachée11. » Or, ce qui est décrit ici comme une simple expérience de lecture est en réalité le postulat fondateur de toute critique de ce type, quel que soit son objet : à partir d’un élément séminal, parvenir à réorganiser toute l’œuvre pour en construire la cohérence. On s’amusera à relever la suite du propos : « Toutefois, nous n’entrevoyons pas encore ce qui relie à l’ensemble le trait isolé que nous venons de saisir. Mais nous avons du moins un point de départ12. » Même s’il s’agit d’une traduction, on ne peut s’empêcher de retrouver dans ce passage la formule « point de départ » chère à Georges Poulet – à telle enseigne qu’il en fait le sous-titre du troisième volume des Études sur le temps humain.
Continuité et discontinuité
9Au-delà de ce rapprochement, on doit relever le dialogue explicite qui s’établit entre Curtius et Proust, autour d’une question décisive : le rapport entre continuité et discontinuité. Dans une herméneutique organiciste, la question se résout toujours plus ou moins de la même façon : « derrière » la discontinuité apparente, « de surface », on trouve une continuité « profonde » (je n’insiste pas sur le rôle des métaphores spatialisantes dans ce dispositif).
10On trouvera par exemple dans l’article d’Auerbach une assez bonne illustration de ce phénomène. Le romaniste insiste sur la supposée « myopie » proustienne, sur la façon dont la Recherche se présente comme une succession d’éléments disparates : « une conversation décousue, quelques arbres, un réveil matinal ou le processus interne d’un mouvement de jalousie13. » En tant que romaniste, Auerbach est sans doute plus sensible qu’un autre à cet aspect du texte : il aime à considérer les grands ensembles, pense par siècles et continents, est porté naturellement à la synthèse. Lui qui cherche à tout prix la continuité, dans l’histoire, la culture et les œuvres, ne trouve ici que discontinuité.
11Ce texte pose donc assurément le problème du détail dans la pensée d’Auerbach, et le résout en recourant à l’analogie : à la façon de la monade leibnizienne, le détail proustien tel qu’Auerbach le conçoit a beau être sans porte ni fenêtre, il porte en lui la capacité d’exprimer l’univers. Toute la fin de l’article entend ainsi expliquer le succès de l’œuvre : « c’est ainsi que la plainte et la joie des personnages, les larmes et le rire qui leur sont dus montent, délicieusement et empreints d’une véritable grâce, à partir de détails en apparence anodins, en fait essentiels, à partir de leur enracinement dans leur société, leur langage, leurs mouvements14 ». De la sorte, Auerbach peut lire l’œuvre de Proust comme une totalité organique, où l’existence du fragment n’est que provisoirement concédée, celui-ci se voyant bientôt réintégré à l’œuvre.
12La Recherche présente pour le critique l’avantage de thématiser la question de la continuité et de la discontinuité (à propos du temps et de l’espace, que Curtius étudie pour sa part dans un chapitre de son ouvrage15) tout en exemplifiant elle-même cette question : pour les critiques que nous considérons, cette œuvre qui parle d’objets discontinus qui finissent par s’avérer continus est elle-même un objet d’abord discontinu qui finit par s’avérer continu. Et si cette question est si prégnante, c’est probablement parce que les deux gestes de toute critique sont la fragmentation et l’unification, la fabrique du discontinu et la fabrique du continu, de sorte que la critique tout en prétendant parler d’une œuvre qui lui préexisterait ne fait en réalité que commenter ses propres gestes. On remarquera ainsi que dans tous les travaux de Georges Poulet, quel que soit l’auteur envisagé, l’œuvre commentée est toujours ramenée au récit d’une conscience menacée d’effritement, de pulvérisation, de désagrégation, mais qui finit par constituer sa propre unité. Il faudrait étudier la façon dont Georges Poulet récrit toute la littérature française et parfois mondiale à l’aune du tout début du récit proustien. Mais tenons-nous en à Proust pour le moment : d’un bout à l’autre de son œuvre critique, Georges Poulet voit dans la Recherche l’histoire d’un sujet en quête de son intégrité, qui cherche à donner une unité au temps ou à l’espace d’abord perçus comme une collection de fragments éparpillés.
13Or cette question va être au centre d’un dialogue indirect entre Poulet et Curtius. En effet, l’allusion à Curtius dans L’Espace proustien a une histoire, que je voudrais raconter en proposant une petite tentative de génétique du texte critique. Suite à la communication de la première mouture de « L’espace proustien » lors des Entretiens sur Marcel Proust de 196216, Georges Cattaui interroge Georges Poulet en faisant remarquer que la lecture de Curtius, fondée sur l’idée de continuum17, contredit la sienne. Georges Poulet s’en souviendra dans la version publiée de L’Espace proustien, où un passage entier cite explicitement Curtius et s’efforce d’accorder son étude avec l’analyse initiale de 1962, à l’aide de concessions typiques de la manière de Poulet : « Malgré tout ce qui a été dit précédemment sur le caractère essentiellement discontinu du monde proustien, le grand critique Curtius n’avait pas tort de prétendre que la continuité, au contraire, en était un des traits les plus marquants…18 »
14Georges Poulet avait confié lors de la discussion postérieure à sa communication qu’il aurait aimé « faire un effort de synthétisation de l’œuvre proustienne19 » : si à Cerisy aucun point d’accord n’avait « finalement réuni partisans et adversaires de la continuité20 », ce point d’accord est trouvé par lui dans son livre, et c’est ce qui explique son caractère plus souvent adversatif que ses autres études, son cheminement plus dialectique. Bel exemple de « dialogue critique », assurément, et typique de la façon dont la pensée d’un Georges Poulet, plus que tout autre portée à la conciliation et à la synthèse, parvient elle aussi à « résoudre toutes les dissonances »…
La ressemblance de la partie et du tout
15Au-delà de ces dialogues manifestes, la prégnance d’une conception organiciste de l’œuvre littéraire détermine chez ces auteurs un certain nombre de procédures métatextuelles communes. Je voudrais en détailler quelques-unes, à commencer par une configuration persistante : l’articulation entre microcosme et macrocosme, attendue en contexte organiciste dans la mesure où les éléments d’une œuvre ne se contentent pas d’être en relation les uns avec les autres, ils ont aussi vocation à exprimer le tout. La construction de l’analogie entre la partie et le tout sera ainsi une procédure privilégiée chez ces auteurs.
16Chez Curtius, c’est à la musique qu’il revient d’occuper explicitement ce rôle : « La musique est dans l’œuvre de Proust comme le microcosme dans le macrocosme, ou bien encore comme le miroir qui, dans ce Van Eyck du musée de Londres, reflète à nouveau et microscopiquement tout le contenu du tableau21. » On aura reconnu l’allusion au tableau Les Époux Arnolfini, exemple inusable de la mise en abyme picturale. La même image du miroir apparaît dans Forme et signification de Jean Rousset qui fait d’Un amour de Swann l’emblème de l’ensemble de l’œuvre : « Proust place à l’une des entrées de son roman un petit miroir convexe qui le reflète en raccourci22. » Il s’agit dans chaque cas, pour une critique qui se veut « immanente », de trouver à l’intérieur du texte lui-même l’élément auquel on comparera le texte. En d’autres termes, il s’agit de s’autoriser d’une analogie interne pour fonder sa lecture.
17Mais cette construction d’une analogie interne s’autorise elle-même des analogies que le narrateur que construit, en particulier dans Le Temps retrouvé, de sorte que la ressemblance fondamentale, c’est la ressemblance entre le narrateur et le critique. Dans le chapitre précédemment cité de Mimésis,Auerbach note ainsi, à propos de la technique d’écrivains comme Proust et Woolf :
On peut comparer cette technique de certains écrivains modernes avec la démarche de quelques philologues modernes qui pensent que d’une interprétation de quelques passages de Hamlet, de Phèdre ou de Faust on peut tirer plus de choses, et des choses plus essentielles, sur Shakespeare, Racine ou Goethe et leur époque que d’études qui traitent systématiquement et chronologiquement leur vie et leurs œuvres ; le présent ouvrage peut aussi être cité à titre d’illustration23.
18Un métaphilologue encore plus moderne s’amuserait sans doute de voir avec quelle innocence le romaniste vend ici la mèche en affirmant sans ambages que la méthode à l’aide de laquelle il envisage l’ensemble de la littérature mondiale passée, présente et à venir, est de fait adossée à une esthétique historiquement située et par là même hautement relativisable. Dans le roman moderne, écrit encore Auerbach dans Mimésis, « on croit (…) que n’importe quel fragment de vie, pris au hasard, n’importe quand, contient la totalité du destin et qu’il peut servir à le représenter. » Dans la philologie romane, on croit à peu près la même chose : on peut prendre au hasard (ou presque) un élément de l’œuvre (justement parce que celle-ci ne doit rien au hasard) et retrouver la totalité de sa genèse et de sa composition.
La ressemblance du fond et de la forme
19C’est au même principe qu’obéit un autre type de construction d’une ressemblance : celle qui consiste à affirmer que la forme de l’œuvre est analogique de son sens. J’appellerai ici, en annexant sans vergogne un concept genettien24, « rêverie mimologique de l’herméneute » cette manière de poser que la structure de l’œuvre doit ressembler à la structure de l’univers qu’elle dénote, ce qui n’est en effet, à tout prendre, qu’une transposition à l’échelle de l’œuvre du fantasme cratyléen d’une ressemblance entre les mots et les choses.
20Et c’est évidemment l’analyse stylistique de la phrase proustienne qui constitue l’un des lieux essentiels où se déploie cette rêverie mimologique. Dans le chapitre « Le rythme des phrases », Curtius écrit ainsi :
… l’originale beauté de cette phrase réside en ceci qu’elle nous rend à la fois un objet, son image et l’image de cette image. Elle décrit un effet musical au moyen d’une métaphore visuelle ; la sonorité de la musique de Chopin est définie par un système de lignes et de courbes. (…). S’il existence quelque part une coïncidence totale du fond et de la forme c’est bien ici25.
21L’étude « Le style de Marcel Proust » de Spitzer reprend et développe la même idée : si « Proust aime les subordonnées », c’est qu’elles « illustrent, reproduisent en quelque sorte dans l’architecture acoustique la subordination des hommes au hasard, des individus au tout, etc. » C’est ainsi que la complexité des phrases peut « refléter » la complexité de l’univers26, une « chute d’eau » fournir une « chute de phrase27, le gonflement périodique transposer l’« amplification intérieure de l’événement psychologique ». Ce qui doit en dernière analyse apparaître comme la reprise du bon vieux postulat (mallarméen, entre autres) de remotivation du langage apparaît bien quand Spitzer parle de la phrase de Proust comme d’une « onomatopée syntaxique », ou de « phrase-image » sur le modèle du « mot-image28. »
22Ce qu’on pourrait encore appeler un postulat d’iconicité, qui permet de procéder à une herméneutique de la forme fondée sur une analogie entre contenant et contenu, se retrouve dans la critique thématique, dès que celle-ci entreprend d’adjoindre à l’étude des thèmes récurrents celle des configurations verbales. Cet élargissement de l’objet de l’herméneutique est peu ou prou toujours placé sous les auspices de Proust et Spitzer. Ainsi, dans l’avant-propos de Forme et signification, Spitzer occupe une fonction précise, puisqu’il vient incarner un idéal pour l’étude de la forme aux yeux d’une critique thématique qui, à l’exemple de Georges Poulet, tend à s’en désintéresser. Dans cet ouvrage, ce qui est présenté comme un truisme – « l’art réside dans cette solidarité d’un univers mental et d’une construction sensible, d’une vision et d’une forme29 » – repose sur tout un faisceau de présupposés. L’idée selon laquelle les structures « trahissent un univers mental30 » suppose en effet une lecture analogique des formes : on reconstitue la vision du monde en reconstruisant l’entité dont la forme serait l’icône. Significativement, Jean Rousset peut reprendre un énoncé de Georges Poulet pour en faire la traduction : l’herméneutique des formes aboutit au même résultat que l’herméneutique du contenu. Les vocables employés par le critique sont le lieu du passage de la forme au contenu : « intermittence », « discontinuité », « permanence », décrivent l’œuvre de Proust mais fonctionnent aussi sur le plan métaphorique pour décrire le « moi », terme propice à toutes les expressions imagées, et par ailleurs chargé d’ambiguïtés, puisque c’est à la fois le héros qui cherche un moi « unifié et créateur31 », et l’écrivain dont l’œuvre, comme unification de fragments, paraît être une métaphore du « moi ».
23On a dit que l’analogie entre partie et tout s’autorisait peu ou prou des analogies effectuées par le narrateur lui-même. Il en va de même ici : le cratylisme du narrateur est toujours rappelé sinon invoqué pour légitimer la lecture mimologiste des critiques. Chez Curtius, le bref chapitre « Le rythme des phrases » intervient juste après le chapitre « Noms de villes », consacré à la rêverie cratyléenne du narrateur sur les toponymes, rapprochée par le critique des rêveries sur l’« audition colorée » et présentée comme une forme sophistiquée des Voyelles de Rimbaud. De même, Jean-Pierre Richard évoque-t-il le thème de « la motivation imaginaire32 » dans la Recherche : la désignation, donc la mise à distance, de la notion de « motivation » permet paradoxalement le recours libéré à la lecture motivante. Un chapitre étudie les motivations explicites, les suivants peuvent alors reprendre l’hypothèse d’une motivation implicite, et proposer des lectures cratyléennes de passages qui ne font pas l’objet d’une telle lecture de la part du narrateur. Ajoutons que Jean-Pierre Richard ne se prive nullement d’effectuer de telles lectures sur d’autres auteurs : il ne s’agit donc pas d’un geste qui serait spécifiquement autorisé dans le cas de la Recherche, mais bien d’une des procédures disponibles pour la critique, qui trouve ici, ponctuellement, à s’autoriser en se mettant en abyme. Le critique qui signale la rêverie peut désormais d’autant mieux s’y adonner, le cratylisme du narrateur devient celui de l’herméneute.
Pour conclure : une rhétorique de la critique
24Les divers auteurs ici rassemblés ont donc en commun de chercher à légitimer leurs protocoles herméneutiques en faisant de Proust non seulement le premier critique à utiliser leurs méthodes, mais encore l’auteur qui les inscrit dans son écriture romanesque même. Une certaine rhétorique commune circule donc dans l’ensemble de ces textes, et l’on pourrait la résumer en deux points qui constituent deux évidences du discours critique qu’il faudrait pouvoir relativiser.
25Le premier élément de cette rhétorique serait le mimétisme comme argument d’autorité. Le chapitre de Curtius « La tâche du critique » présente ainsi sa méthode : « C’est la méthode de toute véritable critique. Proust lui-même la définit dans son essai sur Ruskin33. » De même, Spitzer commence son étude en rendant hommage au travail de Curtius, auquel il attribue le mérite d’avoir employé « la méthode même que préconisait Proust34 ». Dans un entretien de 1975, Jean Rousset déclare : « si j’ai été fécondé par Proust, c’est plus encore par mon travail sur son texte, lu dans une perspective que l’auteur avait lui-même recommandée (…). Cette première étude m’a conduit à en tenter d’autres, dans le même sens, sur divers auteurs35. » L’idée selon laquelle il est possible d’extrapoler la méthode proustienne pour l’appliquer à des œuvres qui ne sont pas de Proust était déjà présente dans Forme et signification, en dépit de la posture qui consiste à affirmer qu’il adapte sa démarche à chaque œuvre, indiquant par exemple que l’« instrument critique ne doit pas préexister à l’analyse36 », que le critique doit être un « lecteur mimétique37. »
26Le second élément serait précisément cette posture, qu’on pourrait qualifier d’ethos du philologue : elle découle directement de l’affirmation du mimétisme, et consiste à affirmer que le critique se contente de lire l’œuvre, de lui obéir, de la prolonger, en la laissant s’auto-interpréter. Cette rhétorique est particulièrement sensible chez Rousset : si, par exemple, son analyse de la Recherche s’intéresse au rapport des parties au tout, c’est que « l’auteur lui-même (…) y invitait expressément38 » ; il s’est contenté de prendre l’auteur « au mot39 », de lui appliquer ses propres principes.
27De la philologie romane, les herméneutes francophones auront peut-être avant tout gardé cette mise en scène si particulière d’un rapport au texte qui dissimule son intervention sous les traits d’une soumission.