Redresse‑toi et va parmi ceux à genoux
parmi ceux qui se détournent parmi les effondrés
tu n’as pas été préservé pour vivre
tu as très peu de temps il te faut témoigner
Zbigniew Herbert
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Je prie jusqu’aux larmes, à perdre la raison,
après être arrivé, entré et avoir traversé,
je demande un peu d’art incertain,
derrière la tenture légère de la pluie.
IIya Ehrenbourg
1La pensée du témoignage, qui s’est formée au fil des dernières décennies autour de la Shoah, s’est constituée sur la figure et l’acte d’écriture du rescapé. Le survivant cherche comment dire à ceux qui n’ont pas eu à subir l’extermination ce qu’a été l’atroce « naufrage » dont il est revenu, la mort collective, immédiate ou différée, dans les camps, par la sélection vers la chambre à gaz ou le travail forcé. Il s’adresse, à l’instar de Primo Levi, à ceux qui sont restés « bien au chaud dans [leurs] maisons ». L’écart est incommensurable entre l’expérience vécue par les déportés et ce qu’a été le sort des autres, qu’il faut donc tenter d’impliquer dans la représentation de ce qu’ils n’ont pas pu connaître, pour qu’ils puissent imaginer ce qui surgissait à l’arrivée des convois. Le rôle du témoin, dans une telle configuration, appartient à celui qui, par chance, est revenu du lieu de l’anéantissement. Il parle au nom des disparus qu’il a côtoyés, relate l’expérience concentrationnaire dans des lieux dont le nom générique est devenu, dans l’espace européen occidental, « Auschwitz ». Or il n’est plus possible aujourd’hui de s’en tenir à ce seul paradigme. Les historiens ont en effet depuis longtemps porté leur attention sur l’autre part de la Shoah, restée longtemps dans l’ombre : l’extermination des Juifs sur le front Est, dès la rupture en juin 1941 du pacte germano‑soviétique, au fur et à mesure de la rapide progression des troupes allemandes. Les SS ont aussitôt bénéficié du renfort des Einsatzgruppen qui se chargeaient des massacres de masse, et en premier lieu de l’extermination des Juifs. Leurs alliés roumains les ont rapidement imités dans cette tâche d’extermination, lorsqu’ils ont envahi les régions de la mer Noire. Ainsi, durant l’occupation des territoires de l’URSS par les nazis et leurs alliés, la moitié des victimes de l’anéantissement qu’on nomme en France la Shoah se dénombre sur ces terres qu’Hitler avait décidé d’annexer au Reich : ces régions fertiles, riantes, étaient peuplées de Slaves qu’il considérait comme une race inférieure et de Juifs qu’il fallait éliminer d’emblée. Et leur action a été si radicale que Grossman a fait le constat, lorsque les nazis en ont finalement été repoussés, d’une « Ukraine sans Juifs ». Or ces massacres n’ont pas été menés dans les mêmes conditions que ce qu’on connaît ailleurs, ils ont été perpétrés sur place, à ciel ouvert, à proximité des villes et des villages, au vu et au su des populations. Les nazis ont utilisé l’arme à feu, mitrailleuse et revolver, et non le gaz mortel, sinon vers la fin. Ils regroupaient le plus souvent les victimes au bord des ravins, tel celui qu’on appelle Babi Yar à Kiev, et dont le nom est devenu en Union soviétique l’emblème de l’anéantissement, à l’instar d’Auschwitz pour la culture occidentale. Ils les assassinaient parfois dans des carrières ou des fosses diverses, transformées en charniers à ciel ouvert.
2Nombreux étaient donc les témoins parmi le reste de la population, qui ont vu marcher sous escorte et ont parfois accompagné ceux qu’on avait regroupés dans la rue pour les conduire à la mort et qu’on avait chassés de leurs maisons. Ou bien ils avaient vu ceux qui avaient été enfermés dans des ghettos, des quartiers réservés, surpeuplés, où étaient parqués les nouveaux arrivants, avant d’être exterminés. Parfois même certains habitants non juifs de ces bourgades ont participé à cette mise à mort, étant devenus de gré ou de force les auxiliaires des nazis. Ils ont aidé à l’anéantissement des populations juives, ou simplement ils se sont partagé leurs biens, ont investi leurs maisons. La plupart ont entendu les tirs des exécutions. Le constat des massacres était donc général. Il a été aussi celui des soldats et des correspondants de guerre qui, arrivés par la suite, lors de la libération des territoires, dans ces lieux que venaient de fuir les nazis, découvraient les cadavres entassés qui gisaient dans ces fosses béantes, que les nazis n’avaient pas toujours eu le temps de faire disparaître. Certains d’entre eux étaient originaires de ces villes et cherchaient vainement les traces de leurs proches, des centaines de soldats ont écrit à leur commandement ou gardé mémoire de ce qu’ils avaient vu pour des écrits ultérieurs. Retenons bien : la moitié des victimes de la Shoah, des milliers de témoins, restés sur place ou arrivés juste après les massacres et confrontés aux fosses communes, souvent à ciel ouvert.
3Ce qu’on connaît le mieux sont les écrits des correspondants de guerre, chargés de décrire les évènements du front. Comme Ehrenbourg, qui a voulu témoigner non seulement par la rédaction, avec Grossman du fameux Livre noir, qui n’a pas pu être édité de leur vivant, mais par des poèmes écrits « Après être arrivé, entré et avoir traversé ».Il est de ceux qui, durant la reconquête de ces terres ou juste au sortir de la guerre, voulaient que la mémoire des massacres ne soit pas anéantie. Ils ont créé des « œuvres‑témoignages » (Claude Mouchard) en écho à ce qu’ils avaient découvert dans les ravins et les fosses. D’autres, parmi les civils, ont noté dans leurs journaux intimes ce qu’ils avaient vu et ressenti, ou composé des poèmes. Ces témoins, qui pour ne pas laisser les disparus condamnés à l’oubli ont recouru fréquemment à la littérature, n’ont pas été des rescapés, parce que rares sont ceux qui ont pu réchapper des fosses où tombaient les fusillés. Ils ont simplement eu pour sort d’être là, et ils se sont sentis investis d’une responsabilité en tant que « préservés », pour reprendre l’expression du poète polonais Z. Herbert.
4L’écart est alors moindre, sur ces territoires, entre les vivants et les morts, l’intrication des destins est plus serrée et infiniment complexe. Et de surcroît des vagues de répressions et de terreur se sont succédées sur ces terres, sur un laps de temps réduit. Elles sont venues des autorités soviétiques dès avant l’arrivée des nazis, et elles ont contribué à brouiller les mémoires. La terrible famine occasionnée par la répression contre les paysans dix ans plus tôt, au début des années 1930, dans ces terres à blé où la collectivisation était mal reçue, est encore en mémoire. Elle contribue à l’idée que le pire est déjà connu. On tend à l’amalgame, dans cette atmosphère raréfiée où l’information est mensonge, la propagande omniprésente, et on cherche à survivre. Après la guerre, la grande vague d’antisémitisme qui a marqué la fin du règne de Staline et la mise à l’index – au nom de la lutte « contre le sionisme » – de tout ce qui renvoyait à l’histoire juive ont achevé d’instaurer l’oubli. Malgré tout, des textes subsistent. Il a été écrit, en russe et en yiddish, tout un ensemble d'œuvres‑témoignages, souvent des poèmes ou de courts récits, qui ont parfois été publiés dans la presse soviétique et censurés ensuite, ou ont été écrits sans jamais être édités, condamnés à rester « dans le tiroir » ou dans les archives. Certains ont été publiés assez vite à l'étranger, d'autres ont circulé sous le manteau, ont été cachés ou confisqués. Ces textes, qu’on ignore encore largement, ne peuvent donc ressortir à la « littérature des camps », telle qu’on l’a vue se constituer à l’Ouest. Un tel terme désigne en russe la littérature liée à la mémoire du Goulag. En les désignant sous le terme de « littérature des ravins » on a voulu souligner qu’il s’agit là d’une configuration autre que ce que connaît la culture occidentale, dont la prise en considération reste à effectuer, même si les faits historiques sont désormais connus. Ainsi, à la différence de la Pologne, la réflexion qui naît de la Shoah semble ne pas avoir émergé dans les pays de l’ex‑URSS, tandis que dans ceux de l’Europe occidentale, on est resté attaché à une représentation autochtone, qui ne prend pas en compte ce qui a été perpétré sur le front Est lors de l’invasion de l’URSS.
5C’est pour sonder cette méconnaissance, ses effets et ses causes, qu’est venue l’idée de réunir un colloque dont sont issus les articles réunis ici1. Une telle incomplétude dans la pensée de la Shoah devait faire l’objet d’une réflexion commune. Car il ne suffisait pas d’en faire état, de combler une lacune en mettant au jour certains de ces textes. Il fallait entendre et confronter les chercheurs de divers horizons, les divers points de vue sur ce manque, sur ce qui reste une zone obscure dans la pensée de la Shoah, à l’Ouest comme à l’Est, mais pour des raisons différentes sur lesquelles on devait s’interroger. Il fallait réunir ceux qui, venant de divers pays de l’ex‑URSS, pouvaient expliquer le silence qui entoure encore aujourd’hui la Shoah dans cette partie du monde, et ceux qui, à l’Ouest, tentaient de mesurer les effets de cette extension tardive du champ de réflexion. Car une part du silence est due aux Occidentaux eux‑mêmes, figés dans leur propre mémoire, puisque la connaissance depuis une dizaine d’années des faits de la « Shoah par balles », n’a pas été accompagnée d’une réflexion sur les implications de cette configuration neuve. Il était urgent de mettre ainsi du jeu dans la compréhension de la littérature de témoignage telle qu’elle s’est inscrite dans la tradition littéraire du xxe siècle. Par‑delà le corpus exhumé de cette littérature des ravins, il fallait envisager les effets de ce décentrement vers l’Est des questions mémorielles, vers des terres où plane encore l’ombre du rideau de fer, et voir ce qu’il devait entrainer dans notre réflexion sur la Shoah et sur la « littérature de témoignage ».
6C’était aussi bien, en regard symétrique, l’occasion de décentrer vers l’Ouest une réflexion qui, à l’Est de l’Europe, a été modelée pendant toute la période soviétique sur l’image officielle de la « Grande Guerre Patriotique », gagnée par le « peuple‑héros ». Cette image a servi de nouveau mythe fondateur de l’URSS sous Staline, au sortir de la guerre : l’idéal révolutionnaire avait perdu son éclat romantique du début et il fallait lui trouver un succédané. Et cette image valorisante de l’identité nationale est reprise aujourd’hui dans la Russie poutinienne, à défaut d’un projet fédérateur de la nouvelle Russie. Ce mythe efficace est celui d'un peuple soviétique solidaire et uni derrière le peuple russe, dont l’ardeur au combat et le patriotisme ont permis une victoire glorieuse. Édulcorant les réalités et les dissonances de la guerre, il n’autorise pas la prise en considération du génocide comme tel. La propagande s’était évertuée dès le début du conflit à effacer les spécificités et les dissensions entre les groupes ethniques et sociaux, entre ceux qui étaient favorables au régime et ceux qui ne l’étaient pas. Les nazis, quant à eux, ont joué habilement de ces divergences cachées, ils ont réveillé les souhaits refoulés en promettant aux populations de libérer ces territoires du « judéo‑bolchévisme ». Et peu après la victoire soviétique, l’antisémitisme d’Etat a empêché que les victimes de la Shoah soient envisagées comme telles, elles étaient confondues avec les pertes globales subies par la population : que sont, comme on l’entend encore souvent exprimé aujourd’hui, les quelques millions de victimes juives dès lors qu’on compte vingt millions de morts dans la population civile ? La souffrance, toutes causes confondues, était le sort de tous, et avait permis la victoire. Dans cette configuration idéologique, la disparition d’une culture, la mise à mort d’un peuple dans son entier, n’était pas un phénomène en soi. Et l’évocation de ce que fut le sort de ce peuple a été l’objet d’un tabou qui n’est pas véritablement levé.
7On peut ainsi distinguer deux éléments qui étaient inacceptables pour le système soviétique. Idéologiquement incompatibles avec lui, ils ont empêché que s’inscrivent ces évènements dans la conscience collective. Tout d’abord la notion de césure anthropologique : en URSS elle n’a jamais été pensée comme telle, en tout cas pas à propos du nazisme. En réalité une césure de cet ordre avait déjà été vécue par les Soviétiques au xxe siècle, mais de façon masquée, jamais nommée comme telle, car elle avait officiellement une connotation positive. Elle renvoie à la brutalisation sociale qu’a signifié dans les faits la transformation de l’homme en « homme nouveau ». Le façonnement soudain d’une nouvelle société, débarrassée des survivances (et des survivants) du capitalisme, était le motif de la révolution russe et de la guerre civile, puis de la dékoulakisation, et c’est ce qui avait permis de créer la « patrie du socialisme ». Le moyen en avait été une série d’ « éliminations » douloureuses, de « liquidations » et de « purges », de mises à mort ou de persécutions de catégories entières de la population. Il valait mieux ne pas trop évoquer la violence de masse, ni revenir sur ce qui devait rester glorieux dans l’histoire officielle. Ne pas voir en face le prix qu’il avait fallu payer pour cette transformation faite au nom du bonheur à venir. Dès lors, la disparition programmée par les nazis d’une entité de population pouvait ne pas sembler aussi inouïe pour les Soviétiques que pour les Occidentaux, même si la barbarie des moyens mis en œuvre frappait les esprits. Et, par ailleurs, cette entité ne concernait pas que le peuple soviétique puisqu’il s’agissait des Juifs répartis sur toute l’Europe, ce qui brouillait les cartes : il était impossible, dans le cadre de l’idéologie officielle et du chauvinisme stalinien, d’envisager l’histoire de ce que ce groupe avait subi dans sa dimension transnationale. On ne pouvait guère prendre en considération une telle entité, aux contours géographiques et idéologiques flous, qui serait unie dans les souffrances subies, tout en échappant aux catégories reconnues de classe et de frontières. Des Soviétiques ? Des étrangers ? Des Européens, certes, mais capitalistes ou « frères » ? L’homogénéité supposée du peuple soviétique servit tout d’abord à étouffer toute spécificité juive, puis, après la création de l’état d’Israël, bientôt déclaré suppôt du capitalisme, elle servit alors à discriminer les Juifs pour « cosmopolitisme », dans un nouvel élan d’antisémitisme destructeur qui acheva l’anéantissement mémoriel. L’histoire de l’URSS était ainsi inscrite dans un cadre idéologique qui la dissociait de la réflexion commune au reste de l’Europe.
8Comment, dans ce contexte, témoigner du réel, sinon en participant parfois inconsciemment de sa mythologisation ? Pouvait‑on dire ce qu’on avait réellement vu, entendu ou éprouvé sans le convertir en texte plus ou moins conforme, même pour transmettre l’horreur ? Qui avait droit à exprimer les faits, sur lesquels le parti avait le monopole de la parole juste ? Que nous disent aujourd’hui les archives de ces transactions avec la censure ? Quel est le statut du témoignage, revu et corrigé d’abord par l’autocensure, puis par les divers transcripteurs‑rédacteurs, même lorsqu’ils sont convaincus d’œuvrer au témoignage ?
9C’est donc à l’archive du témoignage qu’est consacrée la première partie du recueil. On voit s’effectuer ces accommodements avec la censure pour le Livre Noir, finalement interdit à la publication, mais où le témoignage est d’abord rédigé et corrigé maintes fois : c’est ce que montre Assia Kovriguina, dans une réflexion sur le statut du témoignage en URSS et sur la tension entre besoin d’innovation et reprise de la tradition. Elle montre à l’œuvre celle du livre collectif commandité par l’État qui s’était mise en place durant les années 1930. Les conditions et les étapes de la mise en place de la censure sont analysées par Pavel Polian, sur la base de l’étude serrée des archives des témoignages. Et il montre qu’aujourd’hui, malgré les destructions des fonds de la mémoire juive, un vaste champ d’étude s’ouvre à la recherche, dressant l’état des lieux des archives disponibles. Certaines font l’objet d’édition, au cours des dernières années. Ainsi, par exemple, on peut lire en russe les carnets d’une institutrice de village qui a consacré une grande part de son activité à collecter les témoignages non seulement sur les mouvements clandestins sous l’occupation allemande mais aussi sur la résistance juive et la Shoah : Leonid Terouchkine montre l’intérêt de cette publication qui brise l’interdit apposé à l’histoire des Juifs pendant la guerre.
10La littérature, objet de la deuxième partie, est concernée directement par ce statut particulier du témoignage et par l’évolution du contexte de la censure : Leona Toker en analyse les diverses étapes, des années de guerre jusqu’à la fin de l’URSS, pour ce qui est de la littérature russe. Toutefois pour les œuvres en yiddish les conditions de publication étaient autres, à la fois plus clémentes pour l’édition et plus tragiques, puisque l’anéantissement s’est conclu, pour les poètes yiddish qu’étudie Rachel Ertel, par leur disparition durant la « nuit des poètes assassinés ». Staline avait entrepris là ce qui s’apparentait selon elle à l’action destructrice des nazis, mais que sa mort a interrompu. C’est à Kiev, autour de l’image emblématique de Babi Yar, le ravin de la mémoire interdite, qu’ont été écrits un grand nombre de poèmes ; Boris Czerny en fait l’analyse détaillée pour ce qui est des publications parues de 1941 à 1948 en russe et en yiddish avant la grande vague d’antisémitisme. Et Claude Mouchard cherche à comprendre ce que la forme poétique a à nous dire spécifiquement du témoignage, ce qu’elle ébauche, dans ce contexte de la Littérature des ravins où elle prédomine. Le paradigme de Babi Yar n’est pas seulement au centre de la littérature russe de témoignage, il a fait aussi apparition en France, récemment, dans un roman qui a connu un certain succès, alors que le Babi Yar de Kouznetsov peine à sortir de l’ombre : c’est sur ces avatars et ces anomalies de réception que s’interroge Catherine Coquio : « Le ravin … est devenu un paradigme international de l’histoire de la Shoah. Ce lieu de mémoire est aussi fatalement un lieu d’oubli : oubli du silence des victimes dans le bruit fait pour parler en leur nom, oubli dans lequel sont tombés certains vers, certains livres, qui ne purent jamais être publiés ».
11Mais qu’en est‑il en URSS de l’histoire et de son écriture, dès lors qu’elle nie la Shoah ou la prend tardivement en compte ? C’est ce qui est examiné dans la troisième partie, sous divers angles d’approche. Les implications du déni de la Shoah, par l’omission et l’amalgame officiels, sont analysées en profondeur par Antonella Salomoni : l’injustice ressentie pour les morts a contribué à une renaissance du sentiment de judaïté qui, réprimé par les autorités s’est par là‑même renforcé au fil des années. Ainsi est née dans les années 1960 une exigence de « réhabiliter » les Juifs, qui était un des motifs de la contestation dissidente dans son ensemble. Une telle implication dans le jeu idéologique ne pouvait que conduire les historiens, Vitaly Nakhmanovitch le montre, à malmener les témoignages dans le sens de telle ou telle thèse : c’est ce qui se passe en Ukraine encore aujourd’hui. Maria Maiofis affirme qu’après‑guerre, c’est au prix d’un traumatisme redoublé, « complexe », que les intellectuels découvraient à la fois les faits terrifiants de l’anéantissement et leur effacement imposé à la mémoire collective. C’est donc par le recours à une écriture codée procédant par déplacements et allégories, qu’ils s’exprimaient malgré tout sur la Shoah, dans des textes variés, telle la littérature pour enfants, où l’on avait appris à lire entre les lignes. Et, dans un effort pour repenser l’histoire soviétique dans la durée, Kiril Feferman voit dans la Shoah le prolongement de la guerre civile : dès la révolution, elle avait ouvert le champ aux pires exactions et règlements de compte, avant que ces dissensions parmi la population ne soient provisoirement recouvertes par la doxa soviétique universalisante.
12Auschwitz et Babi Yar désignent‑ils pour autant deux paradigmes inconciliables de la Shoah ? Comment s’opère aujourd’hui leur articulation ? Que recouvre ce clivage dans la perception de la Catastrophe ? C’est sur cette réflexion que s’achève le recueil, ouvrant des perspectives à une signification renouvelée de la Shoah. Frédérique Leichter‑Flack voit dans le roman de Kouznetsov Babi Yar un « palimpseste politique » parfois troublant pour le lecteur occidental : elle s’interroge sur l’implication dans le témoignage de témoins tiers, sur la nécessité d’accepter une multiplicité des points de vue de témoin, une écriture « de biais » sur les faits au lieu du « point focal de la barbarie ». Et Luba Jurgenson souligne comment la notion d’ « invisibilité » a modulé, dans la culture occidentale, la construction de l’évènement appelé Shoah, centré sur la chambre à gaz et l’annihilation des traces, et en a fait un « objet de la modernité » : le « discours de l’absence et de l’effacement » y a trouvé son fondement. Cette vision de la Shoah réduite à une de ses facettes s’est maintenue même si les meurtres de proximité commis au Rwanda ont sensibilisé les esprits à d’autres formes possibles de meurtres de masse. Pour ce qui est de la conscience collective russe, dont Ilya Koukouline analyse les présupposés, la Shoah n’est pas perçue comme un évènement en soi, à la rigueur comme un traumatisme parmi d’autres qu’a subi la population dans son ensemble. Mais il démontre de façon éclairante qu’aujourd’hui, sans la reconnaissance de la spécificité de la Shoah, les Russes ne peuvent se vivre comme des Européens. Il est, nous dit‑il, indispensable de montrer désormais que l’histoire de la Russie n’est pas auto‑suffisante, fermée sur elle‑même, mais qu’elle participe d’une histoire plus vaste, transnationale, dans laquelle s’inscrit en particulier la Shoah.
13Ainsi a‑t‑on pu mettre au jour, tant pour ce qui concerne la Russie ou l’Ukraine que les pays occidentaux, les difficultés et les réticences à faire de la Shoah ce qu’elle est : un évènement qui s’inscrit dans l’histoire européenne et même mondiale et ne peut être réduit à l’usage politico‑idéologique qu’en fait telle ou telle nation, telle faction ou tendance culturelle. L’interrogation était féconde, sur ce qui complique la question mémorielle des deux côtés de ce qu’a été le rideau de fer, encore si présent aujourd’hui. On a longuement éclairé le sens des diverses « omissions » et on s’est demandé pourquoi et dans quelle mesure certains des écrits de témoignage, quelle que soit la diversité de leur forme et de leurs conditions d’éclosion, n’ont pas pu atteindre leur lecteur, à l’Est comme à l’Ouest. L'acte d’engagement individuel qu’est l’écriture testimoniale était certes plus difficile là où la vérité devait être énoncée par les seules instances du parti. Mais il a eu lieu, et il fallait, pour le prendre en compte, réunir et faire dialoguer les représentants de ces deux parts d’expérience, afin de confronter et de faire jouer entre eux les différents points de vue, au sens concret du terme. On peut donc maintenant entendre dans le recueil qui suit les propos parfois dissonants d’intervenants venus de pays aussi différents, dans leur rapport à l’évènement, que la Russie, l’Ukraine, Israël, les Etats Unis, l’Italie et la France. Et de fait, la diversité des points d’observation, des angles d’attaque du problème, a constitué la vraie richesse du colloque. Cette diversité demeure comme constitutive de la Shoah elle‑même.
14La variété des propos a fait apparaître en effet non pas un consensus mais une polymorphie neuve de la réflexion sur la Shoah. Chaque contribution était une façon différente d’examiner le problème, constituant un objet dont la complexité ne faisait que croître, et c’est là le fait qui importe. Pour comprendre ce que signifiait l’acte de témoigner dans les pays de l’ex‑URSS, il était nécessaire d’interroger avant tout la littérature et ce qui amené à sa méconnaissance, de mettre à nu les mécanismes de l’oblitération non seulement officielle mais aussi personnelle d’une population éprouvée de maintes manières. Et il importait tout autant de comprendre pourquoi les Occidentaux, depuis qu’ils connaissent les faits, ont du mal à entendre ces témoignages et à intégrer cette part de l’histoire dans la vision de la Shoah qu’ils ont établie. L’attention et l’intérêt mutuel des participants ont montré qu’il est désormais indispensable d’ouvrir l’espace de cette réflexion, et non de défendre de chaque côté de l’Europe une doxa renvoyant à des représentations et des paradigmes figés. On ne peut qu’espérer que c’était là une ébauche, une invitation à poursuivre.
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15Les textes russes ont été traduits pour cette édition par Valéry Kislov, Michèle Kahn et Annie Epelboin.