La manipulation des souvenirs des témoins.
1Les recherches sociologiques montrent que les habitants de tous les pays qui ont subi la Deuxième Guerre mondiale la considèrent jusqu’à présent comme le principal événement historique du xxe siècle. C’est pourquoi cette guerre et tous les événements qui l’ont accompagnée ne sont pas seulement un des maillons-clés de la formation de la mémoire historique, mais un objet vivant autour duquel se déroulent les batailles idéologiques et politiques actuelles. Cela est spécialement d’actualité pour les États issus de l’URSS, et en particulier l’Ukraine, où l’on observe une collision entre l’idéologie néo-soviétique russe, le nationalisme ukrainien et la mémoire juive agressive de la Shoah. Il convient de reconnaître que les historiens professionnels, incapables de se dégager de leur appartenance nationale ou de leurs préférences politiques, prennent également une part active dans cette opposition. La présente intervention montre comment et pourquoi ils manipulent ce faisant les souvenirs des témoins de la Shoah.
Les témoignages de Pronitcheva1
2En 1991, dans le numéro de septembre de la Revue d’histoire ukrainienne, Mikhaïl Kovalev, docteur en histoire, responsable de la section Histoire de l’Ukraine pendant la Deuxième Guerre mondiale de l’Institut d’Histoire d’Ukraine, a publié le sténogramme des souvenirs de Dina Pronitcheva. On y trouve en particulier les paroles suivantes :
Non loin du portail du cimetière juif on avait dressé une herse de barbelés et installé des chevaux de frise antichars. L’entrée du cimetière était contrôlée par les fascistes et les Polizei locaux2, et ils ne laissaient sortir personne.
3Cette même année 1991, Félix Levitas, docteur en histoire, premier et unique chercheur à ce jour à avoir soutenu en Ukraine une thèse sur l’histoire de la Shoah, a cité dans un ouvrage le même sténogramme. Là, il se présente ainsi :
En arrivant pratiquement au portail du cimetière, nous avons vu une clôture de barbelés et des chevaux de frise antichars. A l’entrée se tenaient des Allemands et des Polizei qui faisaient passer la clôture. On pouvait entrer librement, mais on ne laissait sortir personne …
4Enfin, dans les souvenirs de Pronitcheva transcrits le 24 avril 1946, il est dit :
En arrivant pratiquement au portail du cimetière, nous avons vu une clôture de barbelés et des chevaux de frise antichars A l’entrée se tenaient des Allemands et des Ukrainiens qui faisaient passer la clôture. On pouvait entrer librement, mais personne ne pouvait sortir…
5On a de toute évidence affaire à une altération consciente du document (on en trouve pour d’autres raisons dans ces publications), liée au problème de la définition des assassins. Qui étaient-ils ? La série complète des versions se présente ainsi :
Allemands-fascistes-nazis-SS
Ukrainiens –nationalistes ukrainiens- Polizei ukrainiens – Polizei locaux
6Dans le cas présent, il s’agit simplement et avant tout d’une publication malhonnête. Mais à quoi est-elle due ? En effet, dans une autre situation, l’historien se serait seulement rapporté dans sa formulation au document d’archive
7Il va de soi qu’il s’agit là de résoudre un problème socio-politique clé lié à l’histoire de la Shoah : sur qui faire porter la responsabilité de l’extermination des Juifs. Celle-ci est-elle de caractère ethnique, politique, institutionnel ou individuel ?
8Il est clair que le témoin lui-même, dans la quasi-totalité des cas, n’est pas en mesure d’établir les distinctions dans le cadre de chaque série. Plus encore, il est en principe impossible de tracer une frontière objective entre ces catégories, c’est pourquoi l’historien dispose d’un vaste champ pour son interprétation personnelle. Et celle-ci dépend de la position qui est la sienne à l’égard des problèmes étudiés.
Mythologie générale
9Il existe aujourd’hui un certain nombre de champs conceptuels mythologiques dans lesquels est examinée l’histoire de la Shoah en Ukraine. Ils se sont tous formés sous l’influence de l’idéologie et de la mémoire historique de certaines communautés nationales, ethniques et politiques.
La mythologie post-soviétique
10La mythologie soviétique et post-soviétique est concentrée sur la place centrale occupée par la Grande Guerre Patriotique, événement qui a constitué et demeure le but, le sens et la justification transcendentale de toute l’histoire de la période soviétique, ainsi que la raison principale du maintien en place de ce régime.
11La différence entre les mythologies soviétique et post-soviétique concerne précisément le thème de la Shoah. La mythologie soviétique n’ignorait pas seulement la Shoah, elle interdisait et réprimait strictement toute tentative venant de la société de perpétuer la mémoire de ses victimes. La mythologie post-soviétique, elle, reconnaît et exploite activement ce sujet, en utilisant principalement les thèses suivantes :
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C’est l’Union soviétique, seule opposante au « fascisme allemand » depuis le début de la Grande guerre patriotique, qui a conduit une mission libératrice sur toutes les terres occupées par les nazis et c’est elle que doivent remercier les Juifs qui ont survécu à la Shoah ;
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L’Union soviétique a été le seul État qui se soit sincèrement efforcé de sauver les Juifs, alors que tous les autres acteurs de la guerre ont entrepris, d’une manière ou d’une autre, d’exterminer les Juifs, ou alors sont demeurés indifférents à leur sort ;
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L’Armée rouge a sauvé de la mort les Juifs survivants sur les territoires occupés de l’ex-URSS et dans les États d’Europe orientale, en particulier dans les camps de la mort nazis situés sur le territoire de la Pologne ;
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La responsabilité du massacre des Juifs repose, en dehors des nazis, sur les collaborationnistes issus des peuples de l’URSS (excepté le peuple russe), et en premier lieu sur les mouvements politiques et les groupes de partisans nationalistes, qui n’étaient en fait que des supplétifs des Allemands.
12Les intellectuels contemporains occidentaux de gauche ou libéraux de gauche partagent pratiquement cette mythologie dans sa totalité.
Le mythe historique juif
13Le mythe historique juif découle de la conception d’un peuple-victime qui a subi de tous temps des persécutions injustifiées. En ce qui concerne la Shoah, il est constitué des thèses suivantes :
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La Shoah est la conséquence logique et l’apogée d’un antisémitisme européen ancestral (en particulier chrétien) ;
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La Shoah, dans l’ampleur que nous connaissons, aurait été impossible sans le soutien massif apporté à ses organisateurs par la population non juive ;
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L’ampleur de la Shoah sur les terres d’Europe orientale, et en particulier en Ukraine, est la conséquence de l’antisémitisme « génétique » de la population locale et des mouvements nationalistes. En Ukraine, il est directement lié à la tradition des pogroms perpétrés du xviie au xxe siècle et a été entretenu par l’idéologie et les pratiques antijuives de l’OUN-UPA (Organisation des nationalistes ukrainiens-Armée insurrectionnelle ukrainienne).
La mythologie allemande contemporaine
14Sa naissance est tout à fait compréhensible du point de vue de la psychologie de masse. Il est évident que la conscience collective est incapable de subir pendant longtemps un complexe permanent de faute historique. Le moyen de s’en débarrasser est le transfert de la responsabilité de la Shoah selon deux procédés :
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Le renvoi au deuxième plan du rôle prédominant du Reich nazi dans la réalisation de la Shoah dans les territoires occupés ;
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Le déplacement de l’accent principal sur la participation aux crimes antisémites des sections policières ukrainiennes, lituaniennes et autres, ainsi que des formations nationalistes armées.
Le mythe nationaliste ukrainien
15Du point de vue ukrainien, il est évident que les trois mythologies citées coïncident dans leur orientation anti-ukrainienne, étant donné qu’elles s’efforcent de faire porter l’essentiel de la responsabilité du destin des Juifs locaux sur les Ukrainiens en général et sur leurs formations politiques et armées en particulier. Cela a conduit à la création dès l’après-guerre dans les milieux émigrés d’un mythe nationaliste ukrainien de la Shoah. Après l’indépendance, il fut adopté par une grande partie de la société ukrainienne et inséré dans la mythologie générale des relations judéo-ukrainiennes. Il est composé d’une série de thèses :
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les Juifs ont épousé de tous temps le parti des oppresseurs de l’Ukraine (la Pologne et la Russie) ;
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depuis le coup d’État bolchevique, les Juifs ont été l’appui du nouveau régime, ils constituaient une part disproportionnée des membres des instances du Parti, des soviets et de l’appareil répressif de l’URSS, par conséquent ils portent l’essentiel de la responsabilité de tous les crimes commis par le pouvoir communiste ;
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dans la Pologne de l’entre-deux guerres, les Juifs n’ont pas soutenu les aspirations émancipatrices des Ukrainiens et lors de l’arrivée de l’Armée rouge en 1939, ils l’ont accueillie avec joie et ont apporté le plus grand soutien au nouveau pouvoir ;
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l’antisémitisme n’a jamais été caractéristique du peuple ukrainien ;
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les pogroms qui se sont produits du xviie au début du xxe siècle ont constitué une réponse spontanée aux exactions commises par les Juifs.
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La majorité des pogroms perpétrés pendant la guerre civile ont été le fait de forces non ukrainiennes et les leaders ukrainiens, en particulier Simon Petlioura, ont fait tout leur possible pour y mettre fin ;
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L’OUN-UPA (il s’agit habituellement des partisans de Bandera) n’étaient pas des organisations antisémites et n’ont en aucun cas pris part à l’extermination des Juifs ;
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La population locale a aidé par tous les moyens les Juifs à se sauver, et le rôle de la police « ukrainienne » (Polizei) dans la réalisation des plans antijuifs des nazis est injustement exagéré.
Mythologie, mémoire, histoire
16En ce qui concerne les historiens, leurs positions se forment sous l’influence de toute une série de facteurs (dans l’ordre indiqué) :
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Les facteurs humains :
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L’auto-identification nationale, ethnique, religieuse, sociale, politique ;
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La conception générale du monde ;
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La mythologie collective ;
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La mémoire collective, familiale et personnelle.
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Les facteurs professionnels
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La conception historique ;
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L’orientation des documents choisis et étudiés ;
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Les résultats d’une recherche historique concrète.
17Bien entendu, on peut envisager une autre situation, dans laquelle le chercheur, sous l’influence de son travail, réexamine son évaluation des sources, sa conception scientifique, sa conception du monde et même parfois son auto-identification. Mais dans l’ensemble, ce sont malheureusement les facteurs généraux qui déterminent les résultats d’une recherche concrète, et non l’inverse.
18Etant donné l’importance sociale d’un thème comme la Shoah, il est très compliqué pour un historien de faire abstraction dans sa recherche de sa propre biographie. Dans le meilleur des cas, on peut s’attendre à ce qu’il s’efforce de donner des réponses objectives aux questions subjectives qu’il pose. Mais habituellement, les historiens donnent aux questions posées de façon subjective des réponses également subjectives.
19Ainsi, les historiens abordent l’analyse des témoignages sur la Shoah en fonction d’une position formulée à l’avance, qui influence en premier lieu leur estimation générale de la valeur de ceux-ci.
20L’empathie subconsciente qui apparaît entre le chercheur et la partie des témoins dont il partage l’auto-identification et le modèle de mémoire a également une grande importance.
21On peut constater cela en examinant le point de vue de trois chercheurs contemporains travaillant sur les problèmes de la Shoah en Ukraine et sa mémoire :
22Omer Bartov, point de vue juif : fiabilité totale des témoignages des victimes, tant sur le plan des détails concrets que du jugement d’ensemble sur les relations interethniques dans la période de la Shoah, surtout dans la partie soulignant la pleine participation des Ukrainiens à l’extermination et à la persécution des Juifs, et même leur cruauté supérieure à celle des Allemands.
23John-Paul (Ivan-Pavel) Himka, point de vue libéral de gauche : confiance totale envers tous les témoignages concrets confirmant la participation aux persécutions et à l’extermination des Juifs des nationalistes ukrainiens, de la police formée par ceux-ci, de l’Armée insurrectionnelle ukrainienne. Jugement d’ensemble négatif sur les buts et les méthodes d’action de l’Organisation des nationalistes ukrainiens, exposition de modèles alternatifs de conduite des Ukrainiens ethniques pendant la guerre.
24Vladimir Viatrovitch, point de vue nationaliste ukrainien : réfutation totale de tous les témoignages mentionnant la participation des nationalistes ukrainiens et de leurs unités armées à l’extermination et aux persécutions des juifs, et au contraire, confiance totale envers toutes les sources relatant la participation de l’Organisation des nationalistes ukrainiens au sauvetage de Juifs.
25Nous ne pouvons pas écrire une histoire objective, ce qui est par principe une tâche insoluble ; celle-ci devrait reconstituer TOUS les événements qui se sont déroulés dans une période donnée dans un lieu donné, ce qui est par définition impossible. Tout ce que nous pouvons faire, c’est tenter de reconstituer une partie des événements en utilisant les sources dont nous disposons, en particulier les témoignages.
26Toutes ces sources sont séparées des événements décrits pas un laps de temps plus ou moins grand, mais sont en outre par définition subjectives. Par conséquent, les méthodes de critique historique ne peuvent donner dans cette situation qu’un résultat approximatif.
27En considérant que la subjectivité des chercheurs se surajoute à la subjectivité des sources, l’histoire que nous écrivons peut devenir :
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Une partie de la mémoire ou de la mythologie du groupe auquel l’auteur se rattache ;
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Une partie de la mémoire ou de la mythologie d’autres groupes sociaux ;
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Un objet d’intérêt d’un cercle étroit formé de collègues et de lecteurs de l’auteur.
28Par conséquent, on peut considérer comme le signe d’une recherche scrupuleuse le fait que dans certaines de ses parties, elle parvient à rendre compte à la fois des trois destins.