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Maria Maiofis

Un « traumatisme complexe » : la politique de la mémoire de la Shoah en URSS dans les années 1940-1950 et l’intelligentsia « libérale »

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1Les termes utilisés pour ce titre requièrent des éclaircissements.1 Ce que je nomme écrivains « libéraux » ou, pour être plus précis, intelligentsia « libérale » désigne les écrivains, journalistes, chercheurs qui, dans l'URSS d'après-guerre, avaient pour valeurs principales celles de l'humanisme, de l'individu et, à différents degrés selon les auteurs, la perception et l'acceptation de « l'Autre ». Ce qui détermine avant tout l'inclusion d'un auteur dans ce groupe est son existence dans la sphère de la publication légale : certains de ses textes pouvaient ne pas être imprimés, d'autres être fortement censurés. Tant qu'il considérait pouvoir rester dans cette sphère légale, publier dans les journaux et les revues soviétiques, éditer des livres, des poèmes choisis, de la prose, des essais dans des recueils et des anthologies, écrire des chansons pour des films, l’auteur était selon la terminologie que j'utilise ici, un écrivain « libéral ». Dès qu'il se trouvait exclu du champ de la légalité, que ce soit sur son initiative ou celle des autorités, il passait dans un autre groupe. Ce pouvait être la dissidence politique ou l'underground littéraire. D'ailleurs beaucoup d'entre eux ont simplement achevé leur carrière d’écrivain sur le flanc « libéral » de la littérature officielle. La formation de ce groupe renvoie, me semble-t-il, aux dernières années de la deuxième guerre mondiale. Les victimes innombrables tant parmi les combattants que chez ceux qui se trouvaient à l'arrière, les souffrances de l'ensemble de la population du pays ont obligé ces gens, qui étaient pour la plupart d'entre eux avant la guerre des partisans sincères des valeurs du socialisme et de la révolution, à revoir leurs convictions. On peut supposer que dans la mesure où une grande part d'entre eux étaient des « juifs ethniques » assimilés2, ce changement de convictions est redevable en grande partie aux informations sur ce qui a été par la suite appelé « la Shoah » et qui, dans la conscience des gens des années 1940 et 1950, s'appellera plutôt l'extermination totale des Juifs sur les territoires occupés3.

2Ce qu'on apprenait sur l'anéantissement des Juifs en URSS et en Europe de l'Est ne faisait pas qu'occasionner un changement de convictions, il était à la source d'un traumatisme très profond dans l'intelligentsia libérale soviétique. Mais, d'emblée, il n'a guère été possible d'énoncer ce traumatisme et de pleurer les victimes. La politique antisémite de l'État qui avait pratiquement commencé dès avant la guerre et le silence imposé autour de la composante juive des pertes durant la guerre4 ont amené à l'interdiction et la censure de toute une série de publications dans le milieu des années 1940, et par la suite à la disparition complète de ce thème dans l'édition. Outre ces trois facteurs principaux, la Shoah, le silence imposé à son propos et l'antisémitisme d'état, il y en avait d'autres qui étaient liés aux hésitations de l'idéologie et de la propagande étatiques et cet ensemble a tressé un nœud de traumatismes que l'intelligentsia libérale soviétique ne pouvait pas exprimer ou dénouer jusqu'aux toutes dernières années du régime soviétique.

3L'étude de la mémoire de la Shoah dans l'intelligentsia soviétique, en particulier chez les Juifs libéraux, permet de décrire un phénomène de traumatisme « complexe », à plusieurs couches, qui n'a pas encore été étudié par les spécialistes du traumatisme comme par exemple Dominick LaCapra et ses disciples5. Par traumatisme « complexe » je désigne la multiplicité des traumatismes subis par les Soviétiques dans un espace de temps assez réduit et leurs interrelations, leur interpénétration.

4Mais c'est volontairement que je ne recours pas au terme « traumatisme multiple » déjà utilisé par les chercheurs, en particulier F. Jameson et E. Troubina6 pour un phénomène autre : il désigne la façon dont chaque individu traumatisé découvre qu'un autre individu a subi un traumatisme analogue. Le « traumatisme complexe » décrit un vécu qui ne concerne visiblement que la société soviétique et postsoviétique, ainsi que d'autres sociétés totalitaires et post totalitaires où ont régné longtemps des restrictions de la liberté de parole et des tabous sociaux non explicites. Je vais m'efforcer dans cet article de décrire ces facteurs traumatiques en défaisant rétrospectivement le nœud de ces traumatismes, et je montrerai comment le choc et l'horreur produits par les événements de la Shoah ont cependant pu être exprimés sous forme détournée dans la littérature soviétique légale.

5Je vais m’attacher à la figure de Frida Vigdorova (1915–1965), journaliste et écrivain soviétique dont les archives m'ont été rendues accessibles grâce à l'autorisation et à l'aide aimables que m'ont accordées sa fille A. Raskina et sa nièce E. Vigdorova. Vigdorova était originaire d'une famille juive qui, avant la révolution vivait dans la zone d’assignation à résidence en Biélorussie. Son père était instituteur et lorsque la famille déménagea à Moscou il reçut un poste au ministère de l'Éducation. Sa mère était infirmière. Vigdorova fit ses études à une époque où les enfants des fonctionnaires avaient des limitations d'accès à l'enseignement supérieur. Elle dut partir en poste à Magnitigorsk dès la fin de sa formation pédagogique, ce qui lui donnait le droit d'y suivre parallèlement des études et d’être transférée au bout d'un an à l'Institut pédagogique de Moscou. Après avoir été brièvement institutrice, Vigdorova devint en 1938 journaliste à la Pravda et c'est à ce titre qu'elle fut évacuée avec sa famille à Tachkent pendant la guerre. A son retour, elle commença à écrire et à s'occuper de la rubrique de l'éducation du journal Komsomolskaïa Pravda [La Vérité des Komsomols], mais elle fut obligée de quitter ce travail en 1949 au moment de la campagne active d'antisémitisme durant laquelle beaucoup de Juifs qui avaient des responsabilités dans le travail intellectuel ou scientifique furent licenciés sans guère de perspectives de retrouver du travail.

6À partir de là, Vigdorova devient un écrivain professionnel. En 1948 elle publie un récit, Les douze braves, en collaboration avec T. Petchernikovaia., puis en 1949 son premier récit pour enfants Ma classe et ensuite L'histoire de Zoia et Choura (1950). Durant les années 1950 elle travaille sur sa « trilogie pédagogique », trois récits sur la biographie et la pratique pédagogique d'un disciple de Makarenko, S. Kalabaline. Le récit La route de la vie sortit en 1954 et la suite, C'est ma maison, en 1957. Puis en 1959 fut éditée la dernière partie de sa trilogie sur la maison d'enfants de Kalabaline pendant l'évacuation dans l'Oural. Ensuite elle écrivit deux récits autobiographiques, Le bonheur familial et Ma rue préférée, dont l'action se situe en 1941–42 dans le premier, 1943–1953 dans le deuxième. Toutefois Vigdorova ne cesse pas d'écrire des articles, elle appelait ses reportages le « travail sur les choses justes » : le plus souvent il s'agissait de victimes de jugements injustes, de diffamations publiques, de licenciements ou d'enfants et d'adolescents livrés à eux-mêmes. Elle réunit ses meilleurs articles dans un livre Chère rédaction (1963) puis après sa mort fut publié Qui est-il pour vous ? (1969). Les dernières années de sa vie, elle fut députée du conseil d'arrondissement et ce travail, aux dires de ses proches, lui prit une grande partie de son énergie. En 1964 elle intervint dans le procès de Iossif Brodski et constitua de mémoire le sténogramme des journées de son jugement. Le bloc-notes d'un député qui vient seulement récemment d'être publié en édition complète7, met au jour les profonds changements opérés dans ses opinions comme dans son écriture : le récit a fait place à de courtes notes sur le quotidien, les happy end à des constats pessimistes sur le gâchis opéré sur l'homme par le régime soviétique et ses conditions sociales et matérielles.

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7Pour se représenter le caractère du traumatisme subi par l'intelligentsia soviétique, en particulier les écrivains, du fait de la Shoah, il faut comprendre ce qu'était le volume des informations sur ce sujet et à quelle époque on a pu y accéder8.

8Il est sûr que le thème des victimes juives n'était pas énoncé dans l'espace public soviétique sinon à des fins purement pragmatiques. Mais ce qui importe dans le cadre de cet article n'est pas de faire le tableau complet ou de juger cette politique de l'information mais de tenter de reconstruire ce qu'un intellectuel soviétique, que ce thème intéressait, pouvait apprendre des journaux soviétiques, même s’il était entraîné à la lecture entre les lignes.

9En évoquant la manière dont l'État soviétique a occulté la Shoah pendant de nombreuses années, il faut souligner que ceux pour qui ces nouvelles avaient vraiment un prix éprouvaient en même temps que l’horreur et l’effroi une profonde amertume à l'égard de cette politique d'occultation. Parmi les écrivains libéraux, comme on l'a vu, il y avait de nombreux Juifs dont les parents et les proches étaient demeurés dans les bourgades et les villes de leur vie ancienne. C'est ce qui fait un des thèmes du roman Vie et destin de Grossman. Par conséquent ils percevaient l'occultation de la tragédie juive pendant l'occupation comme l’effacement de ce qu'avait de tragique le destin de leur propre famille. La période de quatre ou cinq ans où leur prise de conscience s’est faite dans des conditions d'occultation partielle ou totale de ce qu'ils apprenaient a été véritablement traumatique.

10Parmi les témoignages les plus précoces qui ont été publiés en URSS sur, la politique des nazis à l'égard des Juifs, K. Berkhoff cite le discours de V. M. Molotov du 30 novembre 1936 où il condamne l'antisémitisme allemand, les nouvelles concernant les pogroms de 1938 et les premières informations concernant l'extermination des Juifs sur les territoires de l'URSS à la fin de l'été et au début de l'automne 19419.

11De toute évidence, même réduites, ces informations qui ont filtré dans la presse à cette période ont agi de concert avec les rumeurs et atteint leurs destinataires : on sait que les 16 et 17 octobre, lorsque Moscou a été évacuée d'urgence, les Juifs ont été particulièrement actifs à quitter la ville10. Cependant Berkhoff souligne qu'en avril 1944, après un des meetings organisés par le Comité juif antifasciste, ni la Pravda ni les Izvestia n'ont mentionné, à la différence du journal yiddish Eynikeit, la partie du discours de Michoels où il disait qu'au cours des dernières années quatre millions de Juifs avaient péri en Europe, soit un quart de l'ensemble du peuple juif11.

12En 1943, après la contre-attaque soviétique et la libération des territoires situés à l'ouest du pays les nouvelles sur l'extermination des Juifs ont commencé à parvenir régulièrement. Chacun sait que sur les sept communiqués publiés en 1943 par la Commission Exceptionnelle d'état chargée d'enquêter sur les crimes du fascisme, seul l'un d'eux mentionne les Juifs, alors qu'en réalité les sept se fondaient sur des meurtres de masse commis contre les Juifs. Toutefois les faits qui étaient ainsi censurés étaient parfaitement connus dans les milieux des journalistes et des écrivains.

13C'est Ehrenbourg qui, dans ses articles et ses discours, a fourni la plus grande quantité d'informations et de statistiques concrètes12. Dans un article publié en 1944 au moment où les troupes soviétiques arrivaient aux anciennes frontières de l'Allemagne, Ehrenbourg a énoncé le chiffre exact des Juifs d'Europe assassinés par les nazis (six millions) et évoqué les principaux camps de la mort13.

14Le deuxième facteur important du traumatisme renvoie aux événements de la deuxième moitié de 1945 et de 1946 liés à la propagande développée autour des procès de Nuremberg et de ceux qui concernaient les criminels nazis sur les territoires soviétiques14. Le but fixé étant de fournir le maximum de preuves pour condamner le régime nazi et canaliser l'agressivité de la population soviétique, les journaux publient dans chaque numéro des informations relatives aux meurtres de masse commis contre les civils alors qu'il s'agissait la plupart du temps de l'anéantissement des Juifs, Même s'ils ne sont pas tous mentionnés, ils le sont plus qu'en 1943 par exemple. Parfois certains euphémismes laissaient paraître qu'il s'agissait des Juifs : « des enfants qui seraient nés de mariages mixtes », « des intellectuels », « des professeurs, des écrivains et des chercheurs »15. Parfois ils étaient mentionnés dans une liste d'autres nationalités (« des Polonais, des Tchèques, des Russes, des Ukrainiens, des Juifs16 ») ou avec les communistes (« les commandos de la Gestapo ont massacré la population juive et les activistes soviétiques »). Ou alors c'était le nom des bourgs et des villages qui évoquaient les lieux traditionnellement peuplés de Juifs depuis les temps de l'assignation à résidence et signalaient la nationalité des victimes, ou l'emploi du mot « petit bourg » dans le rapport.

15Mais un lecteur attentif devinait la nationalité des victimes même sans ces indices : il suffisait qu'on parle de meurtres de masse (les morts étaient comptés par centaines et par milliers et ça s'était produit en un ou deux jours), pour qu'on comprenne qu'il était précisément question des Juifs17.

16Quoi qu'il en soit, les informations rendues publiques en 1945–46 ne devaient laisser aucun doute chez quiconque sur la dimension de la catastrophe qui s'était produite18.

17On peut supposer que les années 1945 et surtout 1946 ont été la période de plus grande ouverture dans la politique d'information sur l'extermination des Juifs d'URSS. C'est à cette époque qu'est publié avec tous les détails et les témoignages le récit de ce qui s'était passé à Babi Yar, avec l'indication de la nationalité des victimes19. Et on comprend désormais que la tragédie ne concerne pas que les Juifs d'URSS et de l'Europe de l'Est mais ceux d'Europe occidentale. Des fragments des discours des accusateurs au procès de Nuremberg attestent de l'extermination des Juifs de Hollande, de France, de Norvège. La presse soviétique publiait ce qui était fourni comme informations sur les dimensions de l'extermination : « à Riga, avant l'occupation allemande, vivaient environ 80000 Juifs. Au moment où Riga a été libérée par l'armée rouge, il n'en restait que 14020 ». Les faits rapportés lors du procès par A. Sutzkewer, écrivain juif de Vilnius passé dans la clandestinité, ont été publiés dans leur quasi totalité21, il précisait, en réponse à la question du procureur, qu'à la fin de l'occupation allemande, il ne restait plus à Vilnius qu'à peine 600 Juifs alors qu'il y en avait 80000 au début de la guerre.

18Mais ce flot d'informations tarit au milieu de l'année 1946 et plus rien ne se fait jour dans la sphère publique, si ce n'est une série de témoignages lors des procès, dont la destination pragmatique était évidente, déshumaniser au maximum l'image de l'ennemi aux yeux des lecteurs soviétiques. Aucun article pour évoquer la manière dont les survivants éprouvent la perte de leurs proches ou dont la vie reprend après la catastrophe dans les bourgs où les Juifs avaient habité. Et il va de soi que les journalistes n'abordaient pas la question de la participation de la population locale aux massacres des Juifs.

19On peut supposer que cette deuxième vague de publications et de témoignages, encore plus puissante que pendant la guerre, a dû agir fortement sur les esprits des « nouveaux humanistes soviétiques », mais l'arrêt soudain des publications et des discussions publiques sur ce thème a dû les marquer non moins vivement, comme si dans le jeu international, la carte juive était utilisée puis rejetée aussitôt comme inutile et même nuisible.

20C'est ce qui a constitué la deuxième couche du vécu traumatique de l'intelligentsia libérale, que les chercheurs n'ont guère mentionnée jusque-là.

21Il n'est pas nécessaire de parler en détails de la troisième couche. Il s’agit de « la campagne de lutte contre le cosmopolitisme », qui a de facto constitué un véritable antisémitisme d'État. Le point culminant de cette campagne a été l'affaire des « blouses blanches », quand l'antisémitisme habituel de la population s'est fondu dans celui de l'Etat et les conséquences qui menaçaient les Juifs et les intellectuels juifs étaient des plus désagréables : convocations suivies de rétrogradation de poste, jusqu'aux licenciements et aux arrestations (on a commencé à éliminer les Juifs des postes de responsabilité dès 1942).

22Parmi les premières victimes de cette campagne qui avait fort à voir avec la politique étrangère de l'URSS et sa confrontation avec l'Occident, on compte les membres du Comité antifasciste juif. Tous leurs projets de conservation de la mémoire des victimes juives sont annulés. Le Livre noir - recueil d'écrits documentaires sur la Shoah en URSS - ne sera pas publié en russe. C'est après les événements qui ont mis fin au Comité Juif Antifasciste, et la fermeture des théâtres et des journaux juifs à travers tout le pays, qu'on prend conscience du lien entre la mémoire de la Shoah et les répressions qui sanctionnent tout effort de la conserver et la faire connaître du public.

23Lors de la célèbre réunion de l'Union des écrivains des 9 et 10 février 1949, la « question juive » a été examinée séparément : « dans un certain nombre de déclarations lors de la réunion du parti, on signale la présence parmi les écrivains juifs de penchants nationalistes et sionistes [...], un fait éclairant a été remarqué, qui témoigne de la volonté des nationalistes juifs de populariser à tout prix la « littérature juive mondiale22 ».

24Cette troisième couche traumatique et en particulier ses derniers éléments de 1952 et début 1953, autour de « l'affaire des blouses blanches » détermine la configuration définitive de ce que je décris comme étant un « nœud » traumatique complexe chez les écrivains soviétiques libéraux, avant tout chez les écrivains juifs mais pas exclusivement.

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25Il a déjà été mentionné plus haut l’influence directe que cette campagne de 1948–1953 a eue sur le destin de Vigdorova en tant qu'écrivain et journaliste : elle a été obligée de quitter son poste à la Komsomoskaia Pravda. Durant ces années, on cesse de publier les œuvres de son mari, le poète et satiriste Alexandre Raskine, on arrête ses amis proches, Serman et sa femme Ruth Zernova23.

26Vigdorova elle-même, comme se souviennent ses amis, s'attendait chaque jour à être arrêtée, tout en aidant courageusement les familles des amis détenus : elle collectait de l'argent pour les enfants et les emmenait avec elle l'été à la campagne. Sa position de citoyen et d'écrivain, la grande capacité d'auto réflexion et d'observation de la société qui lui étaient propres, ne lui permettaient pas de passer ce thème sous silence. Elle a représenté sous forme très voilée, parfois presque allégorique, les arrestations et les campagnes de dénigrement contre les intellectuels libéraux dans son récit Ma rue préférée. Au demeurant on ne trouve pas dans ce récit mention de noms juifs ni évocation du contexte antisémite des arrestations. Mais ceux qui en 1965 considéraient ce thème comme important et actuel comprenaient tout sans explications particulières.

27La Shoah en tant que telle n'avait pas touché aussi directement Vigdorova et les siens, contrairement à la campagne de 1948–1953. Il était clair que la menace d'anéantissement concernait en 1941–1945 l'ensemble des Juifs d'Union soviétique, c'était le sort qui les attendait tous en cas de défaite. Cette menace était encore plus sensible pour son jeune frère qui combattait durant la guerre dans l'armée de l'air : s'il était fait prisonnier il n'avait aucune chance de rester en vie. Rien de tel ne se produisit mais cela laisse comprendre qu'elle a vécu le traumatisme de la Shoah beaucoup plus directement, suivant à la trace les informations parcellaires qu'on glanait dans la presse et les rumeurs. Elle a représenté aussi dans sa prose ce traumatisme, la source du malheur d'autrui, des familles brisées et anéanties, des joies qu'on perd pour toujours.

28Elle se sentait de toute évidence capable et désireuse de parler de la Shoah, même brièvement, de manière voilée, parfois même allégorique, d'en parler malgré tout. Sa fille, A. Raskina, se souvient : « l'un de ses amis littéraires, qui méprisait Evtouchenko, lui a déclaré que Babi Yar était un poème opportuniste ». Ce à quoi elle a répondu : « Bon, et bien, tant mieux si pour lui l'opportunisme c'est ça24 ».

29En étudiant la correspondance et les écrits de Vigdorova j'ai pu faire quelques observations qui pourraient à mon sens être étendues à l'œuvre d'autres écrivains libéraux de la même époque.

301. Le point principal concernant le sujet qui nous préoccupe est le constat que Vigdorova est une des rares personnes dans le milieu des écrivains de l'époque à avoir tenté de décrire et d'analyser les traumatismes subis par les enfants à cause de la guerre. Elle affirmait que si on ne les comprenait pas, on ne pouvait agir ni sur leurs résultats scolaires ni sur leurs rapports avec leur famille, ni sur leur sociabilité25. C'est pourquoi dans son récit du début, Ma classe, elle insiste sur la manière dont les enfants ont vécu la mort de leurs proches pendant la guerre. Parmi les enfants d’une classe de 4ème dont l'institutrice vient juste de sortir de l'institut pédagogique, un des garçons s'appelle Boria Levine. Quand les enfants se réunissent après les cours pour réparer les vieilles cartes de géographie, chacun d'entre eux trouve sur la carte ses « lieux de mémoire » : « le frère de Selivanov a été tué en défendant Kiev. Le grand-père de Valia, un vieux professeur de Leningrad, n'a pas survécu au blocus. Pendant les meurtres de masse d'Odessa, a péri la famille du père de Boria ». Le nom de famille du garçon, l'évocation d'Odessa et des meurtres de masse ne laissent pas de doute sur les conditions de disparition de la famille de ce petit Levine. Bien sûr, les jeunes lecteurs du récit ne pouvaient pas tous le deviner, mais les adultes éclairés savaient a quoi s'en tenir.

312. Il semble que l'occultation de l'extermination des Juifs ait été moins active en 1948-1949 qu'au début des années 1950 et même dans les années qui ont suivi la mort de Staline. Certaines « libertés » étaient prises dans les récits qui évoquaient les souffrances des enfants survivants et leur joie de retrouver parfois leurs parents qui avaient survécu26.

32Un des exemples les plus intéressants concernant le travail de Vigdorova se trouve dans la revue Pionnier (1949 -2). Dans la rubrique « Premiers pas, journal littéraire des élèves de 6e », on trouve parmi les écrits des élèves d'un collège de la région de Moscou, celui d'une petite Ioulia, intitulé Les années terribles. J'ai toutes les raisons de supposer que cette publication est directement liée à Vigdorova : soit c'est elle qui l'a écrit d'après les propos de Ioulia, soit elle a corrigé son texte. Ou, plus vraisemblablement, c'est une retranscription stylisée d'un « récit d'enfance » que la petite fille ne pouvait pas raconter ou écrire elle-même.

33Elle l'a repris, mais en le transformant singulièrement, et elle l'a intégré dans Ma classe, qu'elle achevait à l'époque de cette publication dans Pionnier.

34En confrontant les deux textes, publiés à quelques mois d'intervalle, on peut voir comment les deux histoires différent : celle racontée par Vigdorova, entendue sans doute quelque part, comment un enfant se retrouve victime par hasard des exactions nazies contre les Juifs et se met alors à bégayer, ou bien peut-être est-ce celle que raconte la petite Ioulia, que les gendarmes considéraient comme juive et avaient tellement battue qu'elle en est restée bègue : elle acquiert désormais une « neutralité ethnique » et devient l'histoire d'un garçon devenu bègue parce qu'il a eu terriblement peur d'une hache qu'un nazi lui commandait d'apporter, et il croyait que c'était pour le tuer. Seuls quelques détails comme le bégaiement et le retard scolaire de deux ou trois ans consécutifs à ces années d'occupation désignent la source commune.

353. Même dans le milieu des années 1950, le tabou a continué à régner sur l'évocation et a fortiori le récit détaillé de la Shoah, comme celui de l'antisémitisme de l'État ou de la population. Le troisième récit de la Trilogie pédagogique, écrit en 1956–58 évoque les années de guerre, l'évacuation dans l'Oural d'un orphelinat dirigé par un disciple de Makarenko. Et malgré les révélations du xxe Congrès, on n'y trouve pas une seule fois le mot « juif » ou l'évocation de la Catastrophe. Et pourtant ce thème est bien présent dans le texte.

36On peut apprendre à déchiffrer le « thème juif » seulement si l'on confronte les épisodes du récit avec des sources extérieures. Ainsi faut-il lire l'épisode où un garçon arménien se fait traiter de « sale arménien » par un de ses camarades qui, du coup, se fait lui-même traiter en réponse de « fasciste » par une des filles de la classe que la majorité approuve. Ce passage renvoie précisément à l'antisémitisme et à un contexte autobiographique27. Dans les carnets de Vigdorova qui ont été publiés récemment, en 1954 elle parle de sa fille qui avait alors douze ans et avait écrit une lettre à la Komsomoskaia Pravda pour raconter comment un garçon de leur classe avait traité une de ses amies de « youpine » en disant qu'il fallait « chasser tous les juifs de la ville ». La lettre se termine par des questions posées à la rédaction : « Mais pourquoi devient-il un fasciste ? Qui en a besoin ? Que faut-il faire ? » Mais la rédaction s'abstient de répondre de manière satisfaisante. Cet épisode est transformé dans le récit au point qu'on le reconnaît à peine. Il est question d'un petit arménien qui se fait insulter par un de ses camarades dont le frère est au front et qui est alors pris à partie par les autres : « Ton frère se bat pour que tous les hommes soient égaux. Pour que personne ne se fasse plus traiter de sale arménien ou de youpin ! Et toi… » Il est intéressant de noter que Vigdorova a jugé nécessaire de transposer la scène d'antisémitisme quotidien des années 1950 dans un roman dont l'action se passe pendant la guerre. Et le héros du roman, le petit arménien qui se fait insulter vient de vivre un traumatisme bien plus marquant : il a subi le blocus de Leningrad et il est le seul survivant de sa famille. Le blocus de Leningrad était-il pour Vigdorova le substitut de la Shoah, ou bien la désignation codée « arménien » pour « juif » ne concernait-elle qu'un seul épisode ? C'est difficile à dire mais par la suite cette désignation codée arménien/juif réapparaît dans ses écrits autobiographiques où elle donne à son héroïne une famille arménienne et à ses proches parents des traits qui passent pour arméniens.

37Dans le récit sur l’orphelinat évacué dans l'Oural, on trouve à nouveau ce recours à une codification méticuleuse qui fait qu'un lecteur non averti n'y reconnaît pas les événements de la Shoah. Kalabaline, le directeur, hésite à emmener les enfants voir un film de Dovjenko qui vient de sortir, en 1943 : Le combat pour notre Ukraine soviétique. Il sait que les images seront très dures, qu'elles vont gâcher les joies du jour des enfants, mais décide qu'ils doivent tout de même y aller : « comment peut-on rester chez soi quand on peut avoir ne serait-ce qu'un tout petit aperçu des villes et des lieux où on est né et où on a grandi ? […] Je me rappelle seulement les sanglots. On sortait les cadavres des puits de mine, on déterrait des corps mutilés. Et les pleurs recouvraient tout. L'Ukraine pleurait, la terre gémissait, les enfants pleuraient... Impossible d'oublier la fosse commune et la voix off qui disait : “Regardez, vous, les vivants ! Ne vous détournez pas de nos fosses terribles ! Vous ne devez pas nous oublier, nous sommes nombreux ! Nous sommes innombrables en Ukraine ! Ne nous oubliez pas !” »

38Pour comprendre ce qui est vraiment décrit dans cet épisode, il faut connaître les circonstances. Tout d'abord le vrai orphelinat évacué dans l'Oural par Kalabaline ne venait pas d'Ukraine mais de Moscou. Par conséquent ces histoires de villes natales ne concernaient que l'héroïne du roman, la femme de Kalabaline, qui avait réellement grandi en Ukraine. Ensuite, si on compare les paroles du commentateur dans le récit et dans le film réel de Dovjenko, on voit que la fosse commune qui est découverte concerne les meurtres de masse commis contre les Juifs de Kharkov. J. Hicks a mentionné l'origine juive de ce passage dans le film28. Bien sûr, un lecteur qui ne se rappelait pas le film nettement et qui ne connaissait pas la biographie détaillée des Kalabaline ne pouvait reconnaître qu'il s'agissait dans le roman des émotions suscitées par la Shoah.

39Vigdorova n'a sans doute pas écrit ces épisodes en imaginant que le lecteur comprendrait qu'ils évoquaient le sort des Juifs. Je pense qu'à l'instar de nombreux écrivains libéraux, elle a porté en elle ce thème et ce traumatisme au point qu'elle était prête à en parler même sans s'attendre à être entendue. La deuxième remarque concerne le type de codification narrative auquel elle recourt. On peut interpréter l'épisode du film de Dovjenko comme une marque d'implication avec les victimes de la Shoah. Il a fallu à Vigdorova le détour par les enfants ukrainiens pleurant leur « terre natale » pour pouvoir exprimer ses propres sentiments et sa douleur face au massacre de millions de Juifs.

40Si l'on publiait un jour ce roman de Vigdorova avec en illustrations des photos de la guerre, il faudrait y ajouter des images du film de Dovjenko avec le commentaire de la voix off en guise de signature.