Babi Yar 1941‑1948 dans la presse et la poésie
1De septembre 1941 à novembre 1943, le lieu‑dit Babi Yar, vaste ravin situé dans la périphérie de Kiev, devint un immense charnier où s’entassèrent les corps de milliers de Juifs fusillés entre les 29 et 30 septembre 1941, ainsi que ceux de prisonniers de l’Armée rouge, de nationalistes ukrainiens, de familles entières de tsiganes, et les cadavres d’hommes, de femmes et d’enfants massacrés tout au long de l’occupation de la ville par l’armée allemande. Paul Blobel qui assurait le commandement de l’Einsatzkommando 4a de l’Einsatzgruppe C opérant en Ukraine fut chargé à partir de juin 1942 d’effacer les traces des sites de tueries.
2Après la guerre et jusqu’à l’effondrement de l’URSS en 1991, le « ravin » et les événements qui s’y déroulèrent pendant l’occupation nazie et sous le régime soviétique furent bien souvent instrumentalisés pour dénoncer, à l’Ouest, l’antisémitisme soviétique et la volonté de taire la nature « juive » de la tragédie, et à l’Est, en URSS, pour stigmatiser les visées étroites de la propagande occidentale réduisant le massacre de Babi Yar au seul meurtre de la population juive. Cette bataille mémorielle et idéologique dont les points d’orgue furent dans les années 1960 la publication tronquée du roman autobiographique Babi Yar d’Anatoli Kouznetsov et le scandale provoqué par le poème d’Evgueni Evtouchenko également intitulé Babi Yar, a fait l’objet de nombreuses études historiques. Par contre la littérature a été largement délaissée. Les récents travaux de Maxim Shrayer sur les poètes juifs correspondants de guerre témoins des massacres, ainsi que le livre d’Annie Epelboin et Assia Kovriguina sur « la littérature des ravins » sont à notre connaissance les premières études consacrées à la transmission et transformation littéraire des témoignages sur les tueries de masse en Ukraine1. M. Shrayer focalise son attention sur la création poétique des correspondants de guerre et publicistes juifs écrivant en russe, en partant du postulat que leur origine – juive – est un facteur d’unité et de cohérence permettant de considérer toute leur production comme un ensemble cohérent. Mesdames Epelboin et Kovriguina privilégient pour leur part une approche chronologique et littéraire et suivent l’évolution du motif des massacres de masse dans la littérature russe‑soviétique depuis 1941 jusqu’à aujourd’hui. Notre point de départ est aussi la littérature considérée dans le sens russe du mot de « texte écrit sur un sujet donné », et nous englobons donc sous ce terme toute forme de documents écrits en russe, ukrainien ou yiddish et plus précisément des articles de journaux et des poèmes. La poésie fut en effet le genre privilégié aussi bien par les témoins des faits que par les correspondants de guerre exerçant par ailleurs la profession d’écrivain. Certaines de ces œuvres en vers furent publiées officiellement dans la presse soviétique dans leur totalité ou en partie, d’autres ne furent connues pendant longtemps qu’en Occident. L’ensemble de ces documents constitue un « texte sur Babi Yar » comportant un certain nombre d’invariants propres en particulier à la nature des victimes et à la topographie de la sépulture. La comparaison de textes d’origines et de genres distincts permettra, du moins nous l’espérons, de suivre la migration des images et leurs transformations et, in fine, de définir la principale caractéristique des différentes formes de témoignages.
3Notre étude est limitée à la presse et à la littérature. Il faudra un jour chercher si des journaux intimes ont été tenus lors de l’occupation nazie de Kiev et les analyser. Notre article est également limité dans le temps. Il commence en 1941, date du début conflit sur le territoire soviétique et s’achève en 1948, année de la fermeture du journal yiddish Einikayt publié en URSS pendant la guerre. Nous n’évoquerons que les écrits concernant Kiev et le massacre de la population juive. Il n’est évidemment pas question de nier l’assassinat de personnes non‑juives à Babi Yar, mais de souligner l’extraordinaire ampleur du massacre d’une grande partie de la population juive de Kiev en l’espace de deux jours et en un seul lieu. Jamais, ni auparavant ni après en Ukraine un nombre aussi important d’hommes, de femmes et d’enfants ne furent assassinés pour la seule raison de leur « appartenance raciale » au peuple juif. Enfin seules les représentations des victimes juives seront abordées. Notre analyse est littéraire et n’a donc pas pour objectif de reconstituer « la vérité historique ». Plaçant la littérature et la littérarité, autrement dit la façon dont le texte communique une information en ajoutant une dimension esthétique, au centre de notre travail, nous considérons que le contenu même des textes doit permettre d’établir des connections éventuelles avec d’autres œuvres s’inscrivant dans la thématique malheureusement très vaste de la souffrance juive.
Les témoignages sur le massacre dans la presse.
4Les études menées ces dernières années sur le traitement du massacre de Babi Yar dans la presse soviétique – en russe, en yiddish et en ukrainien – ont fortement atténué les conclusions généralement admises sur l’absence « volontaire » d’indications sur l’origine juive des victimes des opérations mobiles de tueries sur le territoire soviétique. L’explication basée sur l’antisémitisme des dirigeants soviétiques n’est pas satisfaisante, même si elle est nécessaire2, car elle ne permet pas de comprendre pourquoi si, dans certains articles, le nombre de Juifs assassinés était indiqué, il était au contraire passé sous silence dans d’autres cas ou encore exprimé par la formulation édulcorée de « paisibles citoyens soviétiques ». Il semble qu’en ce domaine – comme dans d’autres d’ailleurs –, les responsables de l’armée du PC et de l’Etat agissaient à vue, sans suivre une ligne fixe, déterminée et cohérente, en s’adaptant aux circonstances, par exemple en fonction des relations avec les Alliés et de l’opinion publique internationale. Staline ne manifesta pas non plus beaucoup plus de compassion vis-à-vis des morts civils des autres nationalités. Ils rentraient pour lui dans la colonne des « pertes et profits » et un décompte trop précis des victimes aurait peut‑être conduit à se poser la question de la responsabilité des dirigeants dans la faillite de l’évacuation des villes et l’impréparation militaire. Pour rappel, Staline affirma à la fin de la guerre que sept millions de Soviétiques (civils et militaires) avaient péri lors du conflit. Ce chiffre très inférieur à la réalité illustre le mépris du leader soviétique pour tous ceux qui étaient tombés au combat ou à l’arrière3. De même la lecture des dépositions des témoins interrogés dans le cadre de la TCHGK (Commission Extraordinaire) laisse penser que peu de place était accordée aux meurtres des Juifs (et des civils en général) qui ne pouvaient entrer que sous la rubrique « maltraitance allemande sur les civils soviétiques », même si, soulignons-le à nouveau, des interrogatoires entiers collectés par les Commissions portaient sur le sort des Juifs. Mais dans les communiqués finaux, l’identité juive était occultée. Mais, là encore, une certaine prudence est nécessaire. En effet, le fonctionnement exact de cette Commission qui comportait de nombreuses ramifications et « filiales » locales, n’a pas encore été étudié et on ignore dans quelle mesure les rapports collectés sur place ont été par la suite adaptés et formatés.
5Le relevé des différents articles évoquant le massacre de Kiev dans la presse soviétique entre 1941 et 1948 fournit un spectre très large de représentations du massacre de la population juive, qui vont du silence pur et simple, comme ce fut le cas très souvent dans les journaux en russe, à l’évocation détaillée dans les publications en yiddish et en ukrainien, en passant par la prétérition. Ainsi le commentaire d’une photo parue dans la revue Ogoniok précise que sur le bord d’un ravin se trouve encore « l’étui d’un violon qui a dû appartenir à un petit musicien » sans indiquer, ce qui est fort possible, que le violoniste devait être juif. L’approximation caractérise également les quelques articles en russe, qui ne se contentent pas de signaler le nombre de morts (juifs). Ainsi dans son récit, le major P. Stepanenko énonce avec prudence qu’ « en quelques jours ont été tués et torturés près de 52000 hommes, femmes, vieillards et enfants. Et il n’y avait pas que des Juifs parmi eux. » La phrase russe marque de manière forte l’exclusion de l’éventualité d’une identification entre le massacre et la « nationalité » (juive) des victimes. Mais dans le même temps, la tuerie reconstituée dans son déroulement chronologique est assimilée à un vaste pogrom – le mot est repris plus d’une dizaine de fois – orchestré par les barbares nazis et des collaborateurs ukrainiens se revendiquant du dirigeant de l’Ukraine indépendante Simon (Semen) Petlioura. Pour les lecteurs soviétiques, le terme pogrom avait une acception plus large et plus vague que celle d’un massacre de la population juive, même si la connotation « juive » était bien présente.
6Pour un lecteur juif, dans le contexte d’un événement ayant lieu le jour du Yom kipour, l’emploi du terme pogrom avait une signification particulière. Il permettait d’intégrer le massacre de Babi Yar dans la série des catastrophes auxquelles le peuple juif avait été confronté au cours de son histoire. « Naturellement », les écrivains-correspondants de guerre et les témoins juifs revenant à Kiev à partir de 1943 ou parlant des combats pour la libération de cette ville puisèrent dans un creuset de références fixes qui constituent l’essence de la mémoire collective juive et de l’alliance (Akedah) unissant le « peuple élu » à Dieu. L’utilisation d’archétypes inscrivait par conséquent la destruction dans un schéma narratif organisant le déroulement de l’histoire selon le principe de la justice divine et de la théodicée : après avoir frappé les pécheurs, Dieu dans sa toute puissance et sa bonté apporte la rédemption au peuple juif et à Jérusalem. Dans le cas présent une lecture biblique de la tragédie permettait l’identification de Kiev à la ville sainte4.
7Dans les cultures russe et ukrainienne ce rapprochement entre Jérusalem et Kiev était fréquent aussi bien dans la littérature que dans la pratique religieuse orthodoxe. Il était par contre inédit pour la civilisation ashkénaze. Ainsi dans les œuvres de Sholem Aleykhem (1859‑1916), Kiev est assimilée à l’Egypte, Egoupets, à la terre d’exil et de souffrances. L’intégration positive et noble de Kiev au cœur de la mystique juive peut être considérée de fait comme une des affirmations les plus fortes du lien qui unissait pendant la guerre la ville au peuple élu.
8Dans deux articles et essais rédigés respectivement en 1941 et 1943, l’écrivain Ilya Ehrenbourg (1891‑1967) intègre la période de l’occupation allemande dans le continuum des grandes heures héroïques de l’histoire russe de la ville de Kiev, « Mère de toutes les villes russes (p. 105) », « patrie de Jaroslav le Sage où les coupoles de la Laure brillent de mille feux (p. 490-493) »5. L’emploi du pronom de la deuxième personne du singulier « tu » pour désigner la ville dans les écrits d’Ehrenbourg, crée un rapport complexe d’intimité et de respect entre la cité et le témoin. De même dans une évocation lyrique écrite et publiée en 1943, l’écrivain yiddish Dovid (David) Bergelson (1884‑1952) dépeint Kiev comme un lieu de rencontres harmonieuses des cultures juive, russe et ukrainienne, même si l’accent est surtout mis sur la dimension juive de l’histoire de la ville. D’autres textes précisent la richesse de cet héritage culturel anéanti par l’envahisseur allemand. Dans le témoignage en yiddish (1944) du capitaine Felikman, l’écriture des actes de sauvagerie des Nazis « fourrageant dans la bouche de chaque mort avec des tenailles pour chercher s’il n’y avait pas là des dents en or », est précédée d’un tableau des rues juives qui, tels des corps vivants, ont été martyrisées dans leur chair :
Je marche dans les rues de Kiev. Je descends la rue de l’Armée Rouge et [cherche] sur la [porte d’apparat] de la maison n° [11] une trace de la plaque commémorative, qui disait autrefois à tous les passants :
- Ici a vécu Sholem-Aleykhem.
La plaque n’est plus là. Seules de petites crevasses demeurent dans les briques rouges du mur. J’arrive rue Gorki et cherche la maison où a vécu le poète qui habite mon cœur : son recueil de poèmes m’a accompagné au front, sa poésie que j’ai traduite en russe, vers après vers, pour les engagés de l’Armée rouge […] près de Stalingrad. Je cherche la plaque commémorative sur la maison de Shvartsman6. Il n’y a pas de plaque. Une main allemande […] l’a arrachée. Cela fait mal, comme si je voyais ma propre maison détruite.
9La légitimation de l’évocation de Kiev d’abord cité historique de la Rus ancienne chez Ehrenbourg, puis foyer de la littérature yiddish contemporaine chez d’autres témoins, est donc affirmée à travers la symbiose de la culture yiddish contemporaine avec l’histoire et le destin de l’URSS, un pays où les Juifs ont pu se libérer de leur statut de victimes pour devenir des soldats et des combattants. Cette fusion culturelle trouve un aboutissement chez D. Bergelson dans le tableau de l’émergence d’une cité Céleste attestant d’un acte de foi collectif. Kiev n’est pas une ville comme les autres, c’est « notre Kiev », « Undzer Kiev », une communauté sainte « Kehillah Kedoshah », témoin de la présence de Dieu en Exil. Le massacre de Babi Yar, tel qu’il est rendu et interprété par l’écrivain devenu prophète ne signifie pas la fin de l’histoire. Il est circonscrit à une épreuve désormais surmontée et le peuple juif conforté dans son élection poursuit sa destinée : « Notre peuple vit ! », s’écrie le capitaine Felikman !
La ville de Kiev sera reconstruite sur ses collines dans la joie. Ses enfants reviendront vers elle. Et le puissant fleuve, le Dniepr, apportera à nouveau la chaleur d’avril sur ses rives, et des bateaux, des remorqueurs […], comme autant de villages maritimes, se presseront vers le port […], important et exportant des produits variés et raffinés. Et les soirs d’été reviendront, la ville se remplira d’inspiration comme une coupe de vin. Et la coupe débordera. Et le boulevard du Kretchchatik reconstruit vibrera de mille bruits. Dès l’aube scintilleront de multiples feux électriques qui, unis à la lueur du crépuscule, brilleront tous ensemble comme un jour de réjouissances. Et on pourra croire qu’au fond de cette large et belle rue, a lieu une véritable fête. Tel un dais nuptial illuminé de bougies dans un royaume enchanté, une procession se formera et s’approchera aux sons des trompettes et des tambours. (p. 3)7
10La tonalité générale du texte dans sa première partie convoque la vision idyllique de l’édification des villes soviétiques. Mais certains détails constituent un puissant sous-texte juif. Le « dais nuptial » évoque un mariage juif et le « son des trompettes » ainsi que le « bruit des tambours » introduisent une touche guerrière se référant au contenu des Psaumes 149‑150 dans lesquels le Peuple d’Israël remercie Dieu de l’avoir sauvé et de lui donner la force de se venger. Le fracas des instruments de musique annonce donc l’apparition d’un « nouveau » Juif, un Juif soldat, un Juif combattant ! Mais l’imminence de la « naissance de ce nouveau Juif » fut à notre connaissance limitée dans sa diffusion à la presse soviétique en yiddish. Elle fut par conséquent absente des journaux et revues en russe ce qui contribua au renforcement dans la population « russe » du cliché du Juif peureux, ne luttant pas pour sa survie et celle de sa « patrie ».
11Le portrait du Juif soldat voisine dans de nombreux témoignages juifs avec celui d’hommes rongés par la douleur et la fureur qui reviennent sur les lieux du massacre à la recherche de quelques survivants. Les témoins effectuent le trajet suivi deux ou trois ans auparavant par les victimes à travers les ruines et le ravin et ce afin de recréer une intimité perdue avec des proches, des amis ou des membres de la famille, plus largement des « frères et des sœurs » comme l’écrit Itzik Kipnis (1896‑1974). Cet écrivain yiddish connu avant la guerre pour ses livres pour enfants et pour son roman Les Mois et les jours (1926) revient à Kiev, sa ville natale, trois ans après le massacre et rédige une œuvre intitulée Babi Yar dont le texte entier n’a été publié que dernièrement. Sa première version fut censurée8 et suite à sa publication et celle du récit Khokhmes, on‑khechboïnes (Sans ruse et sans malice), récit également écrit en 1947 et dans lequel il appelle les soldats juifs de l’Armée Rouge à défiler dans Berlin avec une petite étoile de David accrochée sur leur uniforme au milieu d’autres médailles, Kipnis fut exclu de l’Union des écrivains puis déporté. Un autre écrivain de langue ukrainienne, Rafail Skomorovski (1889-1962), qui participa à la collecte de documents pour le Livre noir, retourna également à Babi Yar après la libération de la ville et laissa un document poignant, Nous n’oublierons pas, nous ne pardonnerons pas(p. 1)9. La date (1945), le lieu (Kiev) et la langue de publication – l’ukrainien – de cet article, sont à relever. Il semble en effet que la combinaison de ces deux facteurs – l’utilisation d’une langue autre que le russe et l’éloignement du centre du pouvoir – autorisait certains écarts avec la ligne générale et rendait donc possible l’évocation de la Shoah.
12Chez Kipnis et Skoromovski le récit de la découverte du lieu du massacre suit un cheminement identique, renvoyant à l’organisation des photographies sous forme de « photo‑roman » dans les pages de la revue soviétique Ogoniok pendant la guerre10. Les premières lignes sont consacrées à la description d’un plan large, la ville et le ravin. Ce cadre est complété par deux images en gros plan des corps exhumés et de quelques personnes en train de pleurer leurs morts. Chez Kipnis et Skomorovski le rapprochement avec les personnes présentes s’accompagne de l’utilisation de prénoms et de l’indication de l’origine juive des présents. Le poète, que ce soit Kipnis ou Skomorovski, brise ainsi la solitude qui l’étreint et appelle les vivants à venir le rejoindre dans sa procession. Il refait le trajet parcouru il y a quelques années par les habitants de la ville :
Je me rends souvent à ce ravin.
Chaque fois je choisis un itinéraire différent. Parfois je pars de la Mejoïgорskaïa en passant par la rue Glibotchitsia ; d’autres fois encore mon point de départ est le boulevard Kretchchatik et je prends ensuite la rue Artem, ou encore je quitte la rue Prozorovskaïa et je chemine en empruntant la rue Jadanovski et Dmitrievskaïa, ou je pars depuis le Petchersk et je vais par le boulevard Topoline qui s’étire comme une flèche, il faut voir tous les chemins par lesquels les Allemands ont amené les Juifs à Babi Jar. (Skomorovski)
Les gens affluent à Babi Jar depuis tous les coins de la ville.
De manière étrange j’ai aussitôt eu conscience et j’ai senti au fond de mon cœur que je ne devais pas y aller en tramway, et je suppliais :
-Mes amis, rendons-nous là-bas à pied ! Faisons tout ce trajet, marchons par ces rues qui étaient remplies de la foule de nos frères et sœurs. Ils venaient depuis les quartiers du Podol et de la Demievka. D’autres aussi avançaient, venant des quartiers de Kourenïovka et de Shoulïavki11.
13Là, sur son chemin, Kipnis rencontre différentes personnes : le docteur Rybak et son épouse, un nouveau rabbin venu d’une ville proche. Il aperçoit également Emma et Eva Markovna, et la petite Perele âgée de tout juste cinq ans, puis toute cette foule que l’écrivain appelle « ses sœurs » et des milliers d’enfants. Rencontres fantomatiques, ombres de ceux qui hier encore déambulaient tranquillement dans les rues et qui aujourd’hui sortis des limbes s’adressent à l’écrivain vivant. Les morts demandent au poète d’être leur témoin, celui qui conservera leur mémoire dans la conscience collective en maintenant le lien avec les survivants12. A son tour le poète deviendra martyr, autrement dit « témoin » selon l’étymologie du mot grec « µάρτυρες » et son récit assurera le lien éternel qui unira à travers les siècles les morts de Babi Yar à la communauté du peuple juif. L’écrivain est celui qui contribue à la résurrection des morts par les mots ; poète‑Dieu, il ramasse dans la paume de sa main un peu de poussière de terre à laquelle il transmet le souffle (ruah) de la vie. Cependant, contrairement à Ezéchiel (37,1) qui, guidé par la main du Tout Puissant, fait revivre les ossements par la force de la parole prophétique et voit les débris humains se couvrir de chair et de nerfs, Kipnis n’est que le spectateur passif du retour à la vie des morceaux de bras et de crânes qui portent en eux-mêmes une énergie les poussant à se lever et à se venger. La mémoire n’est donc ni « enfantement, ni actualisation » (p. 22)13.
14Le faible poète désarmé se lance dans la lutte contre Gog, l’ennemi nazi venu du pays de Magog. Il a déjà vaincu, car il a survécu et réapprend à marcher. Mais il doit mener de front une autre lutte. En ravivant la mémoire des morts, il contraint à regarder ceux qui, par lâcheté ou par complicité, ont tourné la tête et fermé les yeux. Il cite la ville et le soleil, mais ce sont les habitants qui sont ainsi pointés du doigt :
Les cieux sont si purs, tout est si agréable, la chaude douceur et la richesse des couleurs de l’automne, les fleurs dorées dans les arbres et sur la terre, qui sont comme autant d’au-revoir à l’été déclinant ! Comment croire que la ville brillait ainsi quand les Allemands étaient là ? Ce n’est pas possible ! Et le chemin vers Babi Yar il y trois automnes était-il semblable à aujourd’hui ? Le soleil ne s’est-il pas dissimulé en voyant une telle horreur ?
15Les questions qui rythment le texte connotent Les Lamentations de Jérémie dont le titre en hébreu signifie « Comment14 ? ». Après la destruction de Jérusalem, l’Homme crie et s’interroge sur les raisons de sa solitude. Dans un contexte biblique la forme des Lamentations rappelle le combat de Jérémie contre les rois de Jérusalem et leurs partisans dont il dénonce la politique d’alliances. Les interrogations évoquent aussi la lutte ardente et douloureuse contre Dieu ainsi que la déchirure entre le Tout Puissant et Jérusalem, la divine et l’amante souillée, jugée impure par le sang de ses règles, ce même sang que l’on retrouve dans les descriptions du ravin de Babi Yar. Dans le cadre d’une lamentation écrite en 1944, le témoin s’interroge sur les raisons du massacre et des actes barbares, mais aussi sur les absences coupables, celles du pouvoir politique soviétique et de la population non‑juive qui a « détourné » son regard pour ne pas voir les crimes perpétrés contre les Juifs.
16Le questionnement nait de l’incompréhension d’un réel qui ne fait plus sens et devient problématique. Au-delà des distinctions d’origines concernant les témoins et écrivains publicistes, même si ce critère est essentiel, il est possible de discerner deux tendances philosophiques, existentielles et esthétiques que le penseur Jan Patocka désigne sous les formulations de « point de vue du jour » et « celui de la nuit », ou encore de « la vie acceptée comme telle », celle « du non-sens ». Selon le philosophe, la guerre est cet instant ou cette expérience qui unit dans une même communauté les « ébranlés », ceux qui ne croient plus ni en Dieu – absent ou inexistant – ni dans le progrès qui a contribué à la rationalisation mécanique des massacres de population. Cette division applicable à la littérature de la guerre permet de distinguer une poésie qui problématise, la poésie de la nuit, d’une autre qui affirme, la poésie du jour15.
17Par son organisation rythmique faisant alterner phases de récits et de descriptions, par sa structure narrative et ses répétitions, le texte de Kipnis ainsi que les témoignages rédigés dans des langues autres que le russe et dans des organes de presse secondaire, relevaient en partie ou en totalité de l’esthétique de la nuit et donc du doute. Par contraste la littérature officielle sur Babi Yar a été surtout orientée vers la lumière de l’évidence et du jour.
Babi Yar en poésie.
18Babi Yar est certainement le massacre de masse en Ukraine qui a été l’objet du plus grand nombre de poèmes en russe, ukrainien et yiddish. La question du recours au genre de la poésie par les témoins directs ou indirects pour « décrire » la Shoah a été l’objet de nombreuses études complètes, mais ce sujet a rarement – ou peut‑être jamais – été abordé en considérant le contenu et la forme de toutes les œuvres poétiques d’une même « tragédie », Babi Yar en l’occurrence. Cette approche nous semble légitimée par le principe de l’unité de temps, de lieu et de thème qui constitue une base de comparaison. Enfin, les différents auteurs concernés, du moins un certain nombre d’entre eux, se connaissaient et collaboraient à des publications communes dans différentes langues, que ce soit en russe, en ukrainien ou en yiddish. Ce fut le cas de Lev Ozerov (Goldberg) (1914‑1996), Peretz Markish (1895‑1952), Ilya Ehrenbourg. Ozerov, par exemple, lui-même auteur d’un poème sur le ravin, fit la traduction du poème Evrejskomu narodu (Au peuple juif, 1942) de l’écrivain ukrainien Pavlo Tytchina (1891‑1967). Ce dernier de son côté transposa en ukrainien des écrits de Dovid Gofshteïn (1889‑1952), Leïb Kvitko (1890 ? 1893 ?‑1952), Itzik Fefer (1900‑1952) et aussi de Peretz Markish. Markish et Gofshtein composèrent deux œuvres sur Babi Yar. La première fut transposée en russe par Lеv Penkovski (1894‑1971). La seconde, à notre connaissance, n’a pas eu d’autre version que le texte original en yiddish. Maksim Rylski (1895‑1964), également auteur d’un court texte intitulé Evrejskomu narodu (Au peuple juif, 1942), traduisit du yiddish en ukrainien des œuvres d’Osher Shvartsman ainsi que du poète-écrivain et dramaturge yiddish né en Ukraine Mikhail Pintchevski (1894‑1955) et de très nombreuses personnalités du monde juif soviétique. Mikola Bajan (1904‑1983) auteur de Jar (Le Ravin, 1943) et d’un certain nombre de textes nourris de motifs bibliques, rédigea plusieurs articles en ukrainien sur Sholem Aleikhem. A ces noms, nous ajouterons celui de Savva Golovanivski (1910‑1989) qui a laissé des souvenirs sur Isaak Babel (1894‑1940). L’implication même modeste de ces écrivains ukrainiens du côté des victimes juives n’est donc pas fortuite, même si elle relevait pour certains d’un sens du compromis et de l’équilibre. En effet, tout en étant proche des milieux littéraires juifs, Tytchina était aussi membre du Comité Antifasciste panslave et participait avec Rylski à la commission républicaine sous l’égide de la TCHGK qui, après la libération de Kiev, valida à la demande de Viatcheslav Molotov une version remaniée du communiqué où le terme de « population juive » avait disparu pour évoquer de manière générale le massacre de Babi Yar. Enfin deux autres poétesses, Lioudmila Titova (1922‑ ?) et Olga Ansteï (1912‑1985) sont inclues dans notre étude. La première a marché avec les Juifs dans les rues de Kiev le 29 septembre 1941 et fut sauvée de la mort par un interprète dont le nom n’est pas donné dans les souvenirs très succincts qu’elle laissa sur cette période. La seconde était présente avec son époux, Ivan Elaguine (1918‑1987) également poète, dans la ville lors du massacre. Ansteï et Elaguine quittèrent l’Ukraine pour l’Allemagne peu de temps avant l’entrée de l’Armée Rouge, dans des circonstances et pour des raisons encore ignorées16.
19L’ensemble du corpus étudié est constitué, par ordre alphabétique, des auteurs suivants : Pavel Antokolski, Olga Ansteï, Mikola Bajan, Ilya Ehrenbourg, Ivan Elaguine, Savva Golovanivski, Peretz Markish, Lev Ozerov, Matveï Rylski, Volodomir Sosioura, Lioudmila Titova, Pavlo Tytchina.
20Parmi ces écrivains, trois, Elaguine, Titova et Ansteï, étaient présents à Kiev au moment de la tuerie de la fin septembre 1941. Avec d’autres écrivains amateurs, ils constituaient un groupe informel d’artistes et de littérateurs. Le plus célèbre de ces écrivains, le poète Elaguine – qui était de mère juive – n’a laissé qu’un témoignage limité sur la guerre qu’il a traversée tel un dandy indifférent se contentant d’inclure l’invasion de Kiev dans un vaste tableau historique : « Ils arrivèrent par des milliers de chemins menant/ A Paris, Bruxelles, Anvers, Varsovie17. » Le nom du ravin n’est pas cité. La réalité de la ville est limitée à sa localisation près du Dniepr et l’évocation des victimes est tout entière contenue dans un vers à connotation « villonesque » représentant « trois pendus » battus par le vent froid d’un éternel hiver [i]. Les allusions à la situation à Kiev sont par contre plus précises dans les poèmes rédigés à la même époque par une amie proche d’Elaguine, Lioudmila Titova ainsi que par Olga Ansteï. Dans les trois courts poèmes rédigés par Titova en 1941 et 1942 ainsi que dans le cycle poétique Kirillovskie Yary18 composé par Ansteï et publié à Münich en 1949, la datation est donnée par des indices historiques concrets. Titova fait directement allusion à l’ordre fait aux Juifs de la ville de se réunir le 29 septembre 1941 au matin. De même, les responsables des scènes de violence et de destruction sont désignés sans ambiguïté par des références à une culture allemande mixte, allemande et juive, (« Heinrich Heine », « Lorelei », le Rhin ») pervertie par l’animalité primitive des soldats, « les Bavarois, les Saxons » qui « aboient comme des chiens » et « rient comme des chevaux ». La superposition des références temporelles renvoyant à de multiples passés, au passé récent – l’année 1941 –, au temps des légendes symbolisé par le joueur de flûtes de Hamelin conduisant les « petites souris juives » hors de la ville, ainsi qu’à la préhistoire de l’humanité, crée un tourbillon chaotique de temporalités illustrant l’engloutissement irrévocable et subi des Juifs désignés vaguement par le pronom personnel « ils ». « Enfants » sans défense, ils se soumettent et disparaissent dans le cours du temps, spectateurs silencieux de l’indifférence du monde :
Ils sont partis comme les enfants de Hamelin.
Ils sont descendus sous la terre, disparus à jamais,
Partis dans les lointains obscurs
De l’obscure année quarante et un.
Leur regard est celui des condamnés,
Leurs besaces misérables sur le dos…
Et cette procession avance dans le silence
Sous les aboiements des cris des soldats19.
21L’effacement spatial et temporel des Juifs semble être l’aboutissement d’un processus cosmique. Avec la mort du peuple juif le monde s’enfonce dans la pénombre. L’importance des mots appartenant au paradigme de la pénombre crée un maillage sémantique étroit unissant les mots « bougie », « nuages sombres » et « les nuits ». L’absence réelle et symbolique de lumière concrétise cette incompréhension caractéristique de la « poésie de la nuit », comme le montre la suite du poème :
En ces nuits pas une seule bougie ne brûlait,
Celui qui le pouvait, allait se dissimuler dans une cave
Et les étoiles et le soleil s’étaient cachés dans les nuages,
Loin de notre monde cruel.
22Par contraste, dans le cycle poétique Kirillovskie Jary, la poétesse Ansteï intègre la destruction des Juifs de Kiev dans un vaste panorama des ravins débutant par la peinture idyllique d’une nature sauvage seulement troublée par la présence d’une dryade timide, gardienne des arbres et épouse d’Orphée. Mais déjà arrive midi, le mouvement initié par les pas de la jeune fée a réveillé la végétation et les animaux du ravin. Tout n’est que mouvement et frémissement dont le charme vénéneux suggéré par l’absinthe de l’Apocalypse (polyn’) est interrompu par l’apparition de l’Ange de la mort, Azrail, posté devant la porte de la maison. La simple indication des « monuments renversés » dans la première strophe trouve un développement dans l’emploi d’un lexique abondant renvoyant à une mort de plus en plus concrète et présente, matérialisée d’abord par un « linceul », « des passeports », puis, dans la dernière strophe, par des tas d’habits d’hommes, de femmes et d’enfants « à demi abattus, à demi asphyxiés/ à demi recouverts de terre (p. 24)20 ». Cette prééminence de la mort dans la vie exprimée par la position « à demi » est amplifiée sous la forme d’une métaphore filée assimilant le trajet des Juifs vers le ravin à celui du Christ montant sur le Golgotha :
Plus loin, se soumettant à un appel sourd,
A un croisement parmi de vieilles tombes […]
Les ravins devinrent le Golgotha, le pied de la croix.
23Contrairement à la symbolique chrétienne, le Christ n’est pas un martyr émancipé de la Loi mosaïque, mais un Homme juif, le fils de Joseph et de Marie, distingué parmi les Chrétiens et condamné par eux. Le peuple juif de Kiev, « les vieillards ressemblant à Abraham et les enfants aux cheveux bouclés rappelant ceux qui couraient dans les rues de Bethleem lors de la naissance de Jésus », ce peuple est sur la croix21. L’harmonie initiale du tableau se trouve anéantie. Comme dans de nombreuses poésies de la Shoah, l’expression de l’impossibilité de dire l’horreur des vies massacrées est associée au morcellement du monde juif : « Je ne trouve pas de mot pour dire cela ; voyez-donc la vaisselle sur la route./ Un talet déchiré, des lambeaux de passeports délavés par la pluie (p. 70-84)22 ».
24Pour autant cette vision du massacre et des victimes trahit l’extériorité des narratrices uniques qui assistent à l’événement sans y participer. Titova comme Ansteï ne partagent pas le destin des Juifs qu’elles racontent en gardant une certaine distanciation esthétique et existentielle. Le thème du massacre est et reste un motif littéraire ne sortant jamais des limites d’un récit maîtrisé. Cette approche littéraire qui établit une zone intermédiaire de réflexion entre le réel et le texte, est illustrée chez Titova par un détournement du regard qui passe des victimes aux soldats allemands en train d’accomplir des actes de guerre. Cependant, et c’est là une différence essentielle entre Ansteï et Titova, si, au début du poème Kirollovskie Jary, le fossé est un espace neutre, les derniers vers du poème d’Ansteï illustrent une exacerbation des sens signifiée par l’invitation faite au monde à écouter et à voir ce qui s’est passé dans le fossé. La poétesse prend l’univers à témoin du martyr des Juifs.
25Contrairement à Ansteï, Titova et Elaguine, les deux poètes ukrainiens Pavlo Tytchina et Maksim Rylski n’étaient pas à Kiev au moment de la tuerie, mais, ils n’ignoraient pas ce qui s’y était passé. Ainsi dans son œuvre rédigée en 1942, Tytchina évoque le lieu de la tuerie :
Peuple juif ! Je te connais ! Je te reconnais !
Ma plume n’a pas été guidée par la seule douleur
Quand au bord même de la vie
Tes fils ont été fauchés par des projectiles, […]23.
26Mais, comme le souligne involontairement le titre identique de leur poème, Au peuple juif, Tytchina et Rylski s’adressent au peuple juif comme à une entité à laquelle ils n’appartiennent pas. En dépit des références bibliques renvoyant chez Tytchina à la sortie d’Egypte (« Et ta force est née il y a longtemps, quand/ Tu étais uni et tes enfants étaient rassemblés./ Et tu étais plein de fougue, comme un torrent de montagne !/ Et devant toi s’ouvrait un chemin large comme une mer (p. 303)24 »), et des énumérations de noms de personnalités juive célèbres, comme le rabbin andalou, poète et philosophe Salomon Ibn Gabirol (1020-1058), de Juda Halévi (1075 ?‑1141) :
La culture juive est réduite à quelques clichés (l’humour juif, les souffrances juives) suffisamment vagues pour se dissoudre dans une société soviétique où « chacun donne ce qu’il a de meilleur ». Les Juifs offrent aux Ukrainiens Marx et Heine, tandis que les Ukrainiens font connaitre aux Juifs la grandeur de leur poète national, Taras Chevtchenko (p. 30)25.
27Par contraste, Mikola Bajan et Volodomir Sosioura (1898‑1965) proposent une description plus concrète et à la fois plus universelle de la tuerie. Bajan décrit les volutes des fumées des feux dans le ravin où finissent de se consumer les cadavres des victimes en putréfaction. Elles s’élèvent du sol et recouvrent le ciel, empêchant les hommes aux consciences aveugles et indifférentes de voir le soleil (t. 1, p. 21)26. Chez Sosioura, les filets de fumée se rejoignent et s’associent au-dessus du Dniepr pour former un Golem menaçant et risible à la fois par son inconsistance et son impuissance27. Dans les deux poèmes, toute la nature pleure l’anéantissement des Juifs composant une foule compacte reconstituée dans sa diversité :
On les conduisait ici et on les faisait mettre en rang,
Un ordre était aboyé dans une langue étrangère…
Ils étaient fusillés « à la gloire de la Vaterland »,
Et ils tombaient, la sœur et l’ami, l’ami et le frère,
Et ils tombaient, la fiancée et l’épouse,
Les mères et les enfants, la grand-mère et le grand-père triste, tous tombaient sans un cri, silencieux...28
28L’individualisation des victimes chez Sosioura et Bajan illustre la proximité des narrateurs avec les victimes. Les poètes ont intégré le lieu du massacre et font désormais corps avec lui. Leur attitude volontariste est rendue par l’emploi d’impératifs mimant les efforts accomplis pour mener à bien le devoir du poète témoin. La communion avec les victimes n’est pas un acte spontané, mais une attitude consciente.
Ne pas blêmir ne pas trembler, ne pas partir –
Rester et juger ! Rester à son poste comme un noble soldat !
Tous les serments sont trop faibles pour être criés
Il n’y a pas assez de malédictions- pour maudire !29
29Les deux poèmes de Mikola Bajan et Volodomir Sosioura contiennent, il est vrai sous une forme à peine esquissée, les motifs de l’union physique du témoin avec les cadavres et de la solitude des morts. Ces deux leitmotivs sont aussi présents et développés dans les œuvres poétiques sur Babi Yar d’Ehrenbourg, Pavel Antokolski (1896‑1978), Dovid Gofshtein et Peretz Markish30. Les poèmes des deux derniers écrivains cités ont été publiés en yiddish.
30Dans son poème, Gofshtein développe le thème de la Jérusalem, fiancée et amante, femme de chair et de sang dont le poète distingue une main à travers la fumée. Le poète s’adresse à la Cité en la tutoyant, et la proximité de destin avec la Femme est rehaussée par l’expression d’un contact charnel :
Précieuse jusqu’aux pleurs, chère, chère jusqu’à la douleur,
Je te vois, ville, je te vois, demeure.
Ta main à travers la fumée, le feu et la souillure
Montre aux fervents libérateurs
Ton commandement, ton clair augure31.
31Ce motif de la demeure ou plus largement de la maison désignant dans la Bible la Ville Sainte, Jérusalem, est également présent en creux dans le cycle de six très courts poèmes consacrés par Ehrenbourg à Babi Yar32. L’anéantissement du monde juif a provoqué la disparition de Jérusalem, de toutes les « Jérusalem » de la cosmogonie juive, et le ravin, espace où triomphe la mort, est devenu le lieu central de la civilisation juive qui rayonnait autrefois dans les villes d’Europe :
Je vivais autrefois dans les villes,
Et les vivants m’étaient chers,
A présent dans les terrains vagues
Je dois déterrer les tombes,
Chaque ravin à présent m’est connu
Et chaque ravin m’est une maison.
J’ai jadis baisé les mains
De cette femme aimée
Et pourtant je ne l’ai pas connue33.
32Les thèmes du « baiser » et de la caresse du vent rempli de fumée cherchant l’épaule et les mains de la bien aimée, femme réelle et citée engloutie dans le poème de Sosioura (« La fumée s’étirait au ras du sol,/ Touchant les mains et embrassant les épaules/ Et repartait d’où elle était venue, traversant les feux tout proches »), trouvent un prolongement dans un poème du cycle d’Ehrenbourg :
Il y aura des bras pour enlacer,
Il y aura des lèvres pour embrasser,
Et le vent abreuvé de vers,
Passera la nuit près de l’aunaie.
33La femme incarne la Cité et, toujours chez Ehrenbourg, elle est également de manière prosaïque la maison et la famille : « Mes enfants ! Mes joues vermeilles !/ Ma famille innombrable ! (ibid.) ». Elle conserve cependant toute sa sensualité et apparait logiquement sous les traits de Sulamith, l’épouse et l’amante du Cantique des Cantiques dans Mémoire non éternelledu poète Pavel Antokolski (1896‑1978)34. Le caractère hermétique du poème d’Аntokolski renforce la nature érotique d’une évocation structurée par de nombreuses formes verbales à la troisième personne du féminin singulier ainsi que par des images se référant à la beauté corporelle. Comme dans les œuvres précédentes, le poète se fait amant et se love dans le creux de l’épaule de sa fiancée dont il effleure les épaules de ses lèvres : « Laisse mes mains effleurer ta peau,/ Mes lèvres se poser sur ton épaule ambrée ! » Mais au lieu de voir sa passion assouvie, le poète doit se résigner à l’absence de celle qu’il désirait. Sulamith a été engloutie dans la terre du ravin et ses cendres ont été dispersées aux quatre vents : « Les trompettes sont enrouées, les cordes ne vibrent plus./ Les archets sont brisés dans les doigts des violonistes./ De qui étais-tu le bonheur, la tristesse ? La Sulamith ? Peut-être n’appartenais-tu à personne. » Antokolski, Gofshtein et Ehrenbourg, amants dépossédés du corps de leur maîtresse, n’ont plus pour « maison » que les lieux de destruction vidés de leur vie. Chez Ozerov comme Markish, seul le ravin gorgé de sang peut encore attester d’une certaine vitalité malsaine et inquiétante :
Je dois
Vous montrer cet endroit où la terre trembla sept jours durant sans répit
Au-dessus des corps enterrés vivants…Suivez-moi… Cent mille personnes…
Non, ils étaient encore plus nombreux…
Tués par les Allemands en cet emplacement…
Elle bouge encore, leur tombe…35
34Le peuple juif n’existe plus en tant que peuple. Il est devenu terre glaise, un « nous » aggloméré d’ossements brisés et d’habits déchirés et Ehrenbourg demande à l’Humanité de l’accueillir en son sein avec tout le respect qui lui est dû. Mais c’est un peuple mort qui défile désormais :
Eteignez la lumière. Abaissez les drapeaux.
Nous sommes venus à vous. Pas nous – les ravins.
35La négation exprimée dans ces vers d’Ehrenbourg constitue la tonalité dominante des œuvres des poètes juifs. Elle est directement formulée grammaticalement par des formes négatives comme chez Аntokolski et Ehrenbourg :
Je prie non pas pour moi mais pour ceux,
Qui ont connu le sang et qui, plus longtemps que d’autres,
N’ont entendu le chant de l’amour et celui des violons,
Ceux qui n’ont vu ni roses ni miroirs,
Qui n’ont pas fait grincer le sol de l’entrée, […]36 .
36Afin d’exorciser le vide, le narrateur dans le texte d’Ozerov refait le trajet vers Babi Yar, mais il se heurte au mur du silence.
37La poésie sur Babi Yar est une poésie de la nuit au sens propre du terme, une poésie d’un vide particulier, saturé par des débris de corps, d’objets et de voix interpellant le passant depuis le néant. Face à ce vide, le témoin affronte l’épreuve de la solitude. Son regard cherche Dieu, mais Dieu est absent. Dans le poème de Markish deux héros, Gour‑Arié, rescapé de Babi Yar et Sadovski, commandant d’un groupe de partisans, se retrouvent près du ravin. L’incompréhension domine devant le silence des hommes et la défaite de Dieu. Les ossements ont beau s’agiter pour rappeler le Créateur à son devoir, les vents ne soufflent pas sur la vallée de la mort, les ossements ne se couvrent pas de nerfs et de chairs. Ce n’était qu’un rêve. Le départ à la guerre des deux preux soldats se rendant sur le champ de bataille pour venger les morts en faisant payer le prix de leur sang aux Allemands, est un réconfort dérisoire. Certes leur tâche est noble, mais elle ne compense par la perte des êtres chers. Gour‑Arié descend au fond du ravin et constate que Dieu n’est pas venu : « Il aurait pu descendre ! Ce terrain vague a été le lieu d’un holocauste tout de même !37 », pense Gour‑Arié. L’impuissance de Dieu est également exprimée par Antokolski qui lance à la fin de son poème la prière du Chemaʿ Yisrā'ël (Ecoute, Israël) qui se perd dans le vide.
38Dieu n’intervient pas. Toute perspective eschatologique est réduite à néant. Mais cette absence – attendue, logique chez des écrivains soviétiques lancés à corps perdus dans l’édification du communisme – aurait pu être compensée par le soutient des « autres », les amis, les voisins, russes, ukrainiens, le pouvoir. Espoir déçu. Pour Bergelson comme Kipnis, « notre Kiev », le « Kiev juif », a été massacré dans un lieu suffisamment éloigné pour que les « autres » puissent se détourner, ne pas regarder. Les témoins juifs portent dans leur regard un chagrin non partagé rendu par l’importance de l’occurrence de l’adjectif « étranger ». L’emploi réitéré de ce mot qui prend sens du fait même de sa répétition dans les poèmes d’Ehrenbourg et dans d’autres textes comme, par exemple, le discours de Kipnis, illustre la différence essentielle entre la littérature juive et les écrits nоn-juifs sur Babi Yar.
39Après la guerre les Juifs, témoins directs ou indirects du massacre, restèrent seuls, isolés avec leur chagrin et leur détresse, abandonnés par Dieu et par ceux que la barbarie nazie n’avait pas désignés comme une race à éliminer en priorité. Pour les Juifs soviétiques, simples citoyens ou personnalités littéraires, le principal motif de l’ébranlement ne fut pas la découverte ou la redécouverte de leur judaïté, mais cette solitude juive à laquelle les condamnait leur état de survivant.