Échos virgiliens dans Les Amours
1Résumé : L’ensemble de l’œuvre de Virgile offre un modèle de langue poétique, de varietas et d’energeia stylistique que Ronsard imite pour renouveler et hausser la langue et le style de ses Amours, en diversifier les registres, en enrichir les possibilités expressives. Mais l’Énéide fournit plus spécifiquement à Ronsard des modèles d’expression pathétique, des moyens pour rendre son propre discours amoureux aussi beau et émouvant que celui de Didon, abandonnée par Énée.
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2Si le modèle premier des Amours est évidemment Pétrarque, Ronsard y a aussi « enrichi nôtre langue des Greques et Latines dépouilles » comme le souligne d’entrée de jeu Muret dans la préface de son commentaire1. Imiter Virgile, le poète par excellence, c’est en effet d’abord hausser la langue, et par là même accomplir, aussi bien que dans les Odes, le programme de La Deffence et Illustration. Mais l’enjeu est aussi plus spécifiquement dans ces Amours de 1552-1553 d’inventer une nouvelle langue de l’amour, la plus énergique et pathétique possible, en recourant notamment au poète qui en a porté, au livre IV de l’Énéide, dans l’épisode de Didon et Énée, l’expression à son plus haut degré d’intensité.
L’imitation de Virgile, un moyen privilégié pour hausser la langue et le style
Hausser la langue
Virgile, une figure de perfection linguistique
3Pour saisir l’importance de l’imitation virgilienne dans la poésie de Ronsard, il faut comprendre la place exceptionnelle que l’auteur latin occupait dans la hiérarchie littéraire de l’époque et dans l’imaginaire des humanistes. Virgile s’impose au xvie siècle comme le modèle du poète idéal, c’est-à-dire qu’il est présenté comme celui qui a porté la langue poétique latine à sa perfection, à l’instar de Cicéron pour la prose. Scaliger en particulier en fait le prince des poètes, vantant sa variété et son art, supérieurs selon lui à ceux d’Homère qu’il imite et dépasse2. C’est pourquoi dans les classes de grammaire puis de rhétorique, Virgile devient le modèle à imiter des élèves humanistes. Ses vers, qu’ils proviennent de l’Énéide, des Géorgiques ou des Bucoliques, sont largement utilisés lors d’exercices d’imitation et d’écriture de poèmes, et tout au long de leurs parcours les étudiants baignent non seulement dans son œuvre mais aussi dans l’idée qu’il représente l’accomplissement de la langue latine poétique. Sa place dans l’imaginaire des poètes issus des collèges humanistes est de fait sans comparaison au xvie siècle, et si Cicéron était l’Orateur, Virgile était incontestablement le Poète.
4Cette prééminence de Virgile sur les autres poètes est encore accentuée par les poètes de la Pléiade puisque ces derniers mettent particulièrement en valeur le genre héroïque. Du Bellay, dans La Deffence, et Illustration de la langue francoyse, estime en effet que c’est véritablement grâce à l’épopée que la langue française parviendra à « hausser la Teste, et d’un brave Sourcil s’egaler aux superbes Langues Greque et Latine »3. En même temps que le poème épique devient l’horizon poétique des membres de la Pléiade, l’Éneide, perçue comme apogée générique, linguistique et rhétorique de la poésie,devient le modèle absolu du poétique. Pour Ronsard, qui ne voulait pas se contenter d’un « petit sonnet pétrarquizé »4, l’imitation de Virgile apparaît donc comme le moyen idéal de rehausser la langue de la poésie lyrique.
Enrichir le lexique
5Sur le plan lexical tout d’abord, les transpositions de Virgile sont pour Ronsard des lieux de création5 de mots. Pour traduire la force du texte virgilien, Ronsard estime ne pas trouver de ressources suffisantes dans la langue française de son époque et prend donc l’initiative de l’enrichir par différents procédés, et en premier lieu par la création de néologismes. Ainsi, dans le premier tercet du sonnet 137, pour imiter l’allégresse printanière qui, dans la Bucolique VI (vers 27-286), emplit la nature au son de la musique de Silène, divinité champêtre, Ronsard transpose cette animation de la nature personnifiée par des néologismes verbaux : Muret note les néologismes « montaigner », dérivé du substantif « montagne », « sauteler », du verbe « sauter », et « planer », dérivation du substantif « plaine », tous des créations de Ronsard. Ronsard ne reprend pas seulement l’idée virgilienne d’animer la nature par des verbes de mouvement (« ludere », « motare » chez Virgile), mais fait appel à des verbes nouveaux qui associent paysage et mouvement plus étroitement. L’énergie avec laquelle Virgile animait sa description est donc non seulement reprise mais amplifiée, ce qui confirme notre hypothèse d’un Ronsard cherchant à imiter et dépasser son modèle antique. Nous pouvons aussi relever dans le sonnet 27 le terme « béant » utilisé pour traduire « hiantis »7 : « beant » n’est pas un véritable néologisme puisque la forme est attestée à deux reprises par le Dictionnaire du Moyen Français ; cependant, la nécessité que ressent Muret d’expliciter le terme (« Ouvrant en vain la bouche, sans pouvoir parler, à cause de trop grande affection »8) montre qu’il est perçu comme un mot, si ce n’est nouveau, du moins exceptionnel et non compris par la majorité de ses lecteurs. Par adjonction de préfixes ou de suffixes, et donc par dérivation, ou par déclinaison de formes verbales existantes, Ronsard augmente la langue française de mots nouveaux ou très peu usités, et ce pour atteindre une meilleure expressivité.
6On note aussi que les transpositions de Virgile sont pour Ronsard un lieu de remotivation de mots préexistants dans un autre contexte. Ainsi par exemple le terme « appendre », qui ne comportait jusqu’ici que le sens concret de « pendre, suspendre », adopte dans le sonnet 125 un sens abstrait pour traduire la révérence sans fin que le poète voue à son amante, à l’imitation de celle que Ménalque exprime pour Daphnis aux vers 65-68 de la Bucolique v9.
7La transposition des textes de Virgile donne ainsi lieu dans Les Amours à une riche création lexicale, qui touche différentes catégories grammaticales et s’exerce selon plusieurs modes (morphologique, sémantique).
Enrichir les possibilités expressives de la syntaxe
8Les transpositions de Virgile permettent aussi à Ronsard d’enrichir la langue française à l’échelle de la phrase, puisqu’elles sont des lieux privilégiés de mobilisation de structures syntaxiques latines. Dans les vers 1 et 2 du sonnet 2 des Amours, Ronsard reprend par exemple en le traduisant le vers 41 de la Bucolique VIII, ce qui lui donne la possibilité de donner à la phrase française le même élan que la répétition anaphorique du corrélatif « ut » donnait à la phrase latine, et ce grâce à la traduction de « ut » par « quand » : «ut vidi, ut perii, ut me malus abstulit error10 » devient en effet «Quand je la vi, quand mon ame esperdue / En devint folle ». De même pour les vers 1 à 5 du sonnet 26 :
Plus tost le bal de tant d’astres divers
Sera lassé, plus tost la terre & l’onde
Et du grand Tout l’ame en tout vagabonde
Animera les abysmes ouverts
Plus tostles cieulx des mers seront couverts
9où l’on retrouve l’anaphore de la conjonction « ante » présente dans les vers 59-61 de la première Bucolique, où le paysan Tityre évoque son incapacité à oublier son amante par une série d’adynata:
Ante leves ergo pascentur in aethere cervi,
et freta destituent nudos in litore piscis,
ante pererratis amborum finibus exsul11
10Les transpositions de tournures syntaxiques latines sont donc génératrices de rythme : à chaque fois, Ronsard reprend à Virgile des procédés qui lui permettent de donner mouvement, animation à son texte.
11Nous pouvons par ailleurs observer à propos du même poème que Ronsard semble s’inspirer de la liberté offerte au latin par le système des cas. Le sonnet 26 reprend la figure d’adynaton de ce passage des Bucoliques (« aut Ararim Parthus bibet aut Germania Tigrim / quam nostro illius labatur pectore voltus»12) en rapprochant de même le sujet grammatical (en français « les cieulx », en latin « Parthus », « Germania ») et le complément (« des mers », « Ararim », « Tigrim ») pour exprimer le mélange des éléments, mélange d’autant plus contre-nature qu’il oblige le poète à faire violence à l’ordre « naturel » de la phrase. Cette reprise lui permet donc d’abord de conserver, et même d’accentuer, l’effet de style créé par Virgile ; mais il lui permet aussi de donner au vers une couleur particulière qui le démarque de la langue courante. De même, au vers 4 du sonnet 155 « L’humide sein de Junon ensemence », le verbe est placé en dernière position, comme dans le vers 326 des Géorgiques II « Conjugis in gremium laetae descendit »13, pour rapprocher dans le vers les « rains » de Jupiter et « l’humide sein » de Junon, et représenter ainsi leur union fusionnelle. Ces phénomènes de calque contribuent de fait à la création d’une langue poétique particulière mais aussi d’une vision du monde particulière, vivante, énergique, dans laquelle les éléments et les astres sont en mouvement continuel, et que Ronsard nous semble devoir en grande partie à l’imitation virgilienne.
Copia : transposition & variation à l’échelle du sonnet
12Les transpositions sont enfin un lieu d’exercice d’amplification ou de condensation, c’est-à-dire d’exercice de la copiatelle que l’analyse Érasme14. Ainsi, certains passages où les échos de Virgile se font entendre permettent à Ronsard de prouver ses talents de poète en réussissant à adapter les motifs virgiliens à l’espace contraint du sonnet. Par exemple l’allégorie de la Fama, qui apparaît aux vers 173 à 190 du livre IV de l’Éneide, lorsque la rumeur de l’union de Didon et Énée se répand, se déploie chez Virgile sur près de 15 vers :
extemplo Libyae magnas it Fama per urbes,
Fama, malum qua non aliud velocius ullum :
mobilitate uiget uirisque adquirit eundo ;
parua metu primo, mox sese attollit in auras
ingrediturque solo et caput inter nubila condit.
[…] Nocte volat caeli medio terraeque per umbram
stridens, nec dulci declinat lumina somno
luce sedet custos aut summi culmine tecti
turribus aut altis, et magnas territat urbes,
tamficti prauique tenax quam nuntia ueri.
Haec tum multiplici populos sermone replebat
gaudens, et pariter facta atque infecta canebat15
13Chez Ronsard, l’allégorie est reprise dans le sonnet 15 sur seulement deux vers : « Ny par les champs ne le scauroit lasser / Du faux & vray la prompte messagere ». On observe ici une condensation évidente du motif, retravaillé pour s’adapter à la brièveté du sonnet, mais non appauvri. En effet Virgile, pour exprimer la rapidité de la rumeur, passe par une comparaison au vers 174 (velocius) et par une évocation de sa propagation dans l’espace via une variété de compléments de lieu qui semblent la rendre omniprésente (in auras, inter nubila, caeli medio terraeque per umbram). Les compléments de temps, quant à eux, notant sa présence la nuit (nocte) autant que le jour (luce), en font un être qui, sans sommeil, ne laisse aucun répit aux hommes. Sa nature double, messagère du vrai comme du faux, est quant à elle exprimée par le balancement que la corrélation des conjonctions tam et quam introduit au vers 188 (tam ficti pravique tenax quam nuntia veri). Or Ronsard parvient à évoquer la puissance de cette figure du bestiaire virgilien grâce à une condensation des effets : la postposition du groupe nominal « la prompte messagère » par rapport à sa complémentation « du faux et du vrai » semble mimer la vitesse du message, précédant même l’apparition de la rumeur elle-même, tandis que l’adjectif épithète « prompte » explicite cette caractéristique. Le complément de lieu unique « par les champs » semble quant à lui résumer le caeli medio terraeque de Virgile pour évoquer l’étendue parcourue, et le « faux » et le « vrai », liés en un même hémistiche et par une même préposition « du », semblent aussi confondus qu’ils le sont dans les propos de la rumeur.
14On observe au contraire à d’autres endroits des amplifications, par exemple, dans le sonnet 2, déjà analysé, le mouvement du vers 41 de la huitième Bucolique (« ut vidi, ut perii, ut me malus abstulit error ! »16) non seulement est repris, mais se trouve développé sur l’ensemble des deux tercets :
Quand je la vi, quand mon ame esperdue
En devint folle : & d’un si poignant trait
Le fier destin l’engrava dans mon ame,
Que vif ne mort, jamais d’une aultre dame
Empraint le cœur je n’aurai le portrait.
15Pour exprimer la soudaineté du coup de foudre, Virgile avait utilisé une anaphore de la préposition ut répétée à trois reprises en une gradation légèrement ascendante (ut + 2 brèves / ut + 2 brèves + 1 longue / ut + 2 dactyles + 1 trochée) et le contre-rejet de ut avant la césure, tandis que l’irrévocabilité de la passion était manifestée par l’emploi du parfait. Le terme abstulit, caractérisé par le préfixe absignifiant l’écart et l’éloignement, marque le sentiment de dépossession de soi, et les termes péjoratifs malus et error associés à l’emploi du mode exclamatif traduisent le désespoir. L’impuissance de l’amant est enfin exprimée par la fonction de complément d’objet qu’occupe le pronom me. Si l’on observe les vers de Ronsard, ces éléments se retrouvent sous forme développée : la soudaineté est de même exprimée par l’anaphore de « quand », mais le rythme est plus ample (quand + 3 syllabes / quand + 5 syllabes / Et + 35 syllabes). Le contre-rejet est repris mais appliqué à deux reprises, au « quand » et au « et ». L’irrévocabilité de la passion est quant à elle signifiée par le développement d’une isotopie de la gravure (« engrava », « empraint », « portrait ») ainsi que par l’adverbe « jamais ». De plus, le préfixe e- dans « esperdue », qui marque l’éloignement et intensifie la force du sentiment de perte exprimé, ainsi que l’adjectif « folle », traduisent la dépossession. L’implication du sujet est quant à elle manifestée par la mention de « son ame », par l’intensif « si » et par l’hyperbole « que vif ne mort ». Son impuissance est enfin figurée par la mention du « destin », force fatale, ainsi que par la position de sujet de l’ « ame esperdue », qui indique que l’émotion l’emporte sur la raison.
16Les transpositions de Virgile contribuent donc à l’émergence d’une langue française nouvelle, singulière par son lexique, sa syntaxe et sa capacité à répondre aux exigences de la copia.
Hausser le style en récapitulant les styles
17L’imitation de Virgile contribue également à hausser la poésie de Ronsard du point de vue stylistique. Nous savons en effet que les grammairiens de l’Antiquité avaient établi une tripartition des styles à partir de laquelle les rhétoriciens avaient créé le motif de la roue virgilienne, où chaque œuvre du poète illustrait un style différent (les Bucoliques pour le style bas, les Géorgiques pour le style moyen, l’Énéide pour le style élevé). Or, selon la théorie cicéronienne, le meilleur style vaut par sa variété, c’est-à-dire sa capacité à intégrer, selon les situations, toutes les hauteurs de style, si bien que le style « élevé » peut être défini comme un style « varié », le « varius stylus »17. Le poète idéal est par conséquent à la Renaissance un poète total, récapitulatif de tous les styles selon l’expression de Jean Lecointe18, et l’auteur qui s’impose dans ce rôle n’est évidemment autre que Virgile. Macrobe écrit ainsi à son propos :
Vois-tu cette éloquence émaillée de la variété de tous les styles ? Virgile, me semble-t-il, comme s’il avait pu pressentir par avance ce qui pourrait profiter à chacun, a intentionnellement mêlé tous les styles, avec un discernement qui tient moins du mortel que du divin ; il n’a pour cela suivi d’autre guide que la nature elle-même, mère de toutes choses, en tissant, comme musicalement, une harmonie fondée sur des dissonances. Il suffit de contempler le monde lui-même pour y trouver l’image aussi bien du travail divin de la nature que de l’œuvre du poète. Comme l’éloquence de Virgile, s’accommodant au caractère de chacun, est tantôt brève, tantôt copieuse, tantôt sèche, tantôt fleurie, tantôt tout à la fois, tour à tour paisible et torrentueuse, ainsi la terre se montre ici féconde en moissons et pâtures, là hérissée de bois et de rochers, couverte ici de sables arides, arrosée ailleurs par les sources ; ailleurs encore elle s’ouvre sur l’immensité de la mer... 19
18On peut donc supposer que Ronsard, dont l’ambition était d’égaler et de dépasser les poètes antiques, poursuit lui aussi l’idéal d’un style récapitulatif et que l’imitation de Virgile lui permet de s’imposer d’emblée lui-même comme auteur total.
Une varietas à l’échelle des sonnets
19Si les sonnets ne sont pas tous de hauteur de style équivalente, ces variations sont particulièrement mises en valeur par la répartition des références à Virgile, ces dernières faisant figure d’étalon stylistique du fait de leur association directe, transparente, avec la rota virgilii. Cette particularité est tout à fait frappante lors des enchaînements de sonnets contenant des références virgiliennes. Ainsi l’enchaînement des sonnets 136-137-138 des Amours nous semble dans cette perspective remarquable : le sonnet 136 relève clairement du style élevé, par exemple par l’isotopie guerrière et mythologique des mentions de la « pouldre Troyenne », de la « hache pelienne », du « souldart Grec », de la « Parque ». Dans le sonnet suivant cependant, est insérée une transposition des Bucoliques, comme nous l’avons vu plus haut, avec le passage « Et de là sort le charme... », où le style humilis est non seulement utilisé pour la transposition par des termes comme « sauteler », « montaigner », « plaines » ou « montz » mais contamine de surcroît l’ensemble du sonnet, où l’on relève par exemple la mention répétée de l’adjectif « doux » marqueur de l’humilis stylus ; le sonnet 138 s’ouvre sur une transposition de l’Éneide20, et se poursuit dans le même style haut avec par exemple le retour d’une isotopie guerrière (« la meurtriere sagette », « feu vangeur ») et de la dimension tragique de l’aventure amoureuse (« l’aveugle destinée »). On a donc un enchaînement de style haut, bas, puis haut à nouveau que la succession des imitations différenciées de Virgile rend évident.
Une varietas à l’intérieur même des sonnets
20À l’intérieur des sonnets mêmes, les transpositions de Virgile créent un entrelacement de styles générateur de variété. Ainsi dans le sonnet 146, une première étape, dans les deux quatrains, relève du style simple, ce qui se manifeste par une transposition des Bucoliques qui mobilise un lexique naturel. Comparons les deux textes :
Sonnet 146
Que tout par tout dorenavant se mue :
Soit desormais Amour soulé de pleurs,
Des chesnes durs puissent naitre les fleurs,
Au choc des vens l’eau ne soit plus émue,
Du cœur des rocs le miel degoute & sue,
Soient du printans semblables les couleurs,
L’esté soit froid, l’hyver plein de chaleurs,
De foi la terre en tous endrois soit nue :Bucoliques VIII, v. 52sq.
Nunc et ovis ultro fugiat lupus ; aurea durae
Mala ferant quercus, narcisso floreat alnus,
Pinguia corticibus sudent electra myricae,
Certent et cycnis ululae, sit Tityrus Orpheus,
Orpheus in silvis, inter delphinas Arion21.
21Le latin développe un lexique de la nature ovis, lupus, quercus, narcisso, electra myricae, cycnis, delphinas et silvis, que l’on retrouve en français avec « chesnes », « fleurs », « ventz », « eau » et « roc » ; on note par ailleurs dans le quatrain concerné l’absence de figures de style remarquables, ce qui confirme que le style est ici simple. Les tercets pourtant relèvent du style haut, puisqu’on y relève la présence d’intensifs (« si fort », « si faulsement »), d’une anaphore (« Pourquoy »), et d’une figure de style (« fais-tu ce qui ne se peult faire »), ce que l’écho de la plainte de Didon, quand elle apprend qu’Énée veut la quitter, au dernier tercet, vient confirmer et renforcer : « Pourquoi d’Amour méprises-tu la loi ? / Pourquoi fais-tu ce qui ne peut se faire / Pourquoi roms tu si fausement ta foi ? » reprend en effet « nec te data dextera quondam nec moritura tenet crudeli funere Dido ? »22 et « nusquam tuta fides »23» de l’Énéide. Le style prend donc une nouvelle intensité que l’écho de l’Éneide vient couronner au dernier vers. Nous pouvons faire une analyse de même type pour le sonnet 155 : alors que le premier quatrain est une transposition des Géorgiques (« Or que Juppin […] L’humide sein de Junon ensemence » est une reprise de « Tum pater omnipotens […] corpore fetus », Géorgiques II, v. 325-327) et se caractérise par un style moyen, le deuxième quatrain, lui, est une transposition de l’Éneide (« Or que la mer […] grands vaisseaux armez »), ce qui matérialise le basculement dans un style plus élevé que la suite du sonnet vient confirmer avec les mentions des « grans vaisseaus armés » et du « Thracien » – avant de revenir à un style moyen (premier tercet, isotopie de la nature) puis simple (deuxième tercet, construction de la persona lyrique du poète). On voit donc que la succession des références à Virgile illustre la succession des styles : du style simple au style haut. Ronsard, loin de chercher à éviter ces ruptures de style, fonde au contraire sur elles sa poétique de la variété, qu’elles contribuent à signaler.
22L’imitation de Virgile est donc un facteur d’enrichissement et de modulation du style : les transpositions de Virgile et leur répartition permettent à Ronsard de créer un stylus varius et donc d’atteindre la qualité la plus haute qu’un style puisse trouver. Au-delà, l’imitation de Virgile, comme ces quelques exemples l’ont montré, sert aussi la vision propre de Ronsard et notamment sa poétique de la « vive description »24. Cette poésie du mouvement que plusieurs critiques ont décrite comme si caractéristique de l’écriture ronsardienne25 devrait ainsi beaucoup à Virgile. Mais cette volonté d’imiter le texte virgilien dans sa vive énergie participe dans Les Amours d’une recherche plus générale d’une poétique des effets pathétiques souvent placée sous l’égide virgilienne.
De Cassandre à Didon un modèle d’expression pathétique :
23Si l’on a beaucoup écrit (et lu) sur le rôle de la figure (et du nom) de la Cassandre troyenne26, sur le recours à Virgile pour représenter le poète-sibylle comme le double de la Cassandre prophétesse (au s. 27)27, dans la lignée des commentaires de Muret, qui convoque à plusieurs reprises l’intertexte virgilien à propos des personnages mythiques évoqués par le texte, la nature de la première des remarques de Muret à ce sujet a plus rarement retenu l’attention. Muret fait en effet intervenir une référence à l’Énéide dans son commentaire du sonnet 4 en analysant le deuxième quatrain comme une reprise du discours de Didon au livre IV de l’Énéide (v. 425 et s. où Didon, envoyant sa sœur Anna supplier Énée, ouvre son discours par ces mots28) dont il cite ces deux premiers vers :
En ma faveur.) C’est une imitation de ce que dit Didon à Énée au quatrième de l’Énéide.
Non ego cum Danais Troianam excindere gentem
Aulide iuraui, classemue ad Pergama misi29.
24Cette remarque nous invite à nous intéresser non seulement au récit mythique mais aux moyens de sa mise en œuvre. Au-delà d’une référence à un arrière-plan narratif épique qui permet au poète dans le cadre étroit du sonnet de créer des effets de perspective et de faire accéder la représentation de l’amant et de l’amour, en même temps que celle de l’amant-poète saisi par la fureur amoureuse et poétique, à une autre dimension, nous voudrions nous arrêter sur la façon dont Ronsard, ici, imite Virgile dans les différents moyens qu’emploie son œuvre et notamment son œuvre épique pour émouvoir30. Le grand style de l’Énéide est celui du movere et Macrobe consacre un livre entier de ses Saturnales31 à analyser et dresser une typologie quasi exhaustive de la diversité des moyens que le grand Virgile, qui surpasse en cela tous les orateurs, met au service de cette fin.
25Le personnage de Cassandre troyenne est ainsi, nous explique Muret, d’emblée convoqué par Ronsard par une adresse qui s’inscrit dans la lignée des discours prêtés par Virgile à ses personnages dans l’Énéide. Nous oublions trop souvent que l’œuvre héroïque accorde une place centrale aux discours des personnages et que ces discours faisaient l’objet, depuis l’Antiquité, d’une étude intensive en classe de rhétorique, Virgile étant considéré comme un remarquable modèle en la matière depuis notamment les analyses de Macrobe32. Le commentaire qu’offre Muret de ce second quatrain donne ainsi la clé d’une telle imitation en rapprochant les paroles du poète des paroles de Didon. Le personnage et les différents discours de Didon dans le livre IV de l’Énéide (relayés par l’héroïde VII d’Ovide, lettre que Didon adresse à Énée avant sa mort), sont considérés comme les prototypes du personnage et du discours pathétiques, le modèle canonique du discours amoureux et désespéré. Rien d’étonnant donc à ce que Ronsard les mobilise ici pour donner au discours pétrarquiste toute son ampleur et son efficacité pathétiques. On retrouve d’ailleurs un autre écho des paroles de la Didon passionnément amoureuse au sonnet 182 avec référence explicite à Virgile cette fois :
En nul endroit comme a chanté Virgile
la foy n’est sûre et me l’a fait savoir
ton jeune cœur,
26reprise de la maxime (Énéide IV, 37333) placée au cœur de la dernière tirade adressée dans le feu de la colère et de la passion (accensa, v. 364) par Didon à Énée qu’elle accuse de cruauté et d’insensibilité et de l’avoir trompée. Même quand il commente le sonnet 27, Muret insiste moins sur le phénomène de dédoublement entre les deux personnages de l’amant et de l’aimée, de la prophétesse et du poète inspiré, que sur la représentation cette fois par la vive description, l’enargeia, autre trait où excelle Virgile, comme l’exposé précédent vient de nous le montrer, de l’« affection » qui saisit la Sibylle possédée par le dieu.
Je suis semblable à la Prestresse.) Cette affection est ainsi descrite en Virgile [cite Én. VI, 45-50].
La voix fraude ma bouche.) Ainsi Virgile, Coeptus clamor frustratur /hiantes. [Én. VI, 493].
Beant) Ouvrant en vain la bouche, sans pouvoir parler, à cause de trop grande affection.
27La reprise du terme illustre l’appropriation par Ronsard du procédé virgilien : là où Virgile décrit la transformation physique de la Sibylle, de son visage, de sa poitrine haletante, « pectus anhelum », et de sa voix, Ronsard parvient au tour de force de dire et représenter à la fois, sur cet arrière-plan intertextuel, le silence. On pourrait commenter dans la même lignée le sonnet 60 et sa reprise inspirée, via Bembo, des v. 69-73 du livre IV de l’Énéide.
28Témoignent de la prégnance et du primat à la Renaissance, mais plus précisément encore dans le milieu de la jeune Brigade dans ces années 1552-1553, de la figure de Didon et de ses discours comme expression la plus vive et la plus pathétique d’un amour aussi désespéré qu’extrême, la traduction du livre IV de l’Énéide par Du Bellay, traduction publiée en 155234, la tragédie de Jodelle, Didon se sacrifiant, composée à la même époque35, ou encore les analyses de Fouquelin dans sa Rhétorique française publiée en 1555. Son traité de rhétorique ramène, dans la lignée ramiste36, la poésie à un art de l’élocution, mais tout le développement de la fin de son traité sur la prononciation met en valeur la nécessité d’exprimer par la voix les passions, les affections que porte le discours :
Parquoi il faut soingneusement mettre peine que (pource que les vois sont comme cordes, lesquelles respondent à chascune touche) l’affection de l’oraisonne soit moins representée par le son de la vois, que par la signification de l’oraison37.
29Fouquelin donne à partir de là l’exemple de plusieurs types de discours exprimant différents types de passions que la voix doit manifester, en empruntant tous ses exemples poétiques (en parallèle avec le roman d’Héliodore que vient de traduire Amyot) à l’Énéide et de manière privilégiée aux paroles de Didon, de sa colère :
Parquoi l’affection d’un homme courroucésera exprimée d’une propre manière de voix et dissemblable des autres, c’est à dire, d’une voix âpre, aiguë, precipitée, interrompue : […] Didon forcenée et quasi hors du sens pour le partement d’Énee, parle ainsi toute seule, au 4. de l’Énéide, tourné par du Bellay [590 et s.]
Ell’ arracha l’honneur blond de sa téte,
Et en frappant son estomac honnête
Trois quatre foys, d’une fureur mortelle,
Va s’écrier, Par Juppiter (dit-elle),
Donques ainsi s’en ira sans danger
Ce déloyal et moqueur étranger, etc. [Ibid., p. 437-438]
30à la plainte en forme d’appel à la pitié :
D’autre voix se prononcera la plainte et lamentation, c’est à sçavoir d’une voix lamentable, pleine de commisération et de larmes […] De semblable voix et affection se doit prononcer cette Prosopopée de Didon à Énée, de laquelle la preparation est telle [Én. IV, 304]
Finablement Énée ell’ devança,
Et par telz mots ses plaintes commença.
S’ensuit la Prosopopée plaintive [Én. IV, 316 et s.]
Par ces pleurs et ta dextre,
Puisqu’autre chose en moi plus ne peut être :
Par nôtre Hymen, et si quelque plaisir, etc. [Ibid., p. 438-439]
31jusqu’à la cascade de questions prononcées sous le coup de la fureur (Én. IV, 587 et s.), à laquelle fait suite la maxime du sonnet 182 :
D’autre voix doit estre prononcée la violence, c’est à dire de voix élevée, menaçante, véhémente, avec je ne sais quelle gravité : comme cette Prosopopée de Didon :
Que n’ai-je donq ses membres détranchés ?
Que ne les ai-je en la mer épanchés ?
Tué ses gens ? Et pour mieux me venger,
Que ne lui ai-je Ascagne fait manger ? etc. [Ibid., p. 440]
32Fouquelin analyse ainsi ces divers discours de Didon, qu’il cite longuement et qu’il appelle prosopopées, fictions de personnes38, comme autant d’expressions de diverses passions, dans la droite ligne des analyses de Macrobe.
33Ces différents emprunts et exemples, chez Ronsard et Fouquelin, celui de la Sibylle saisie de trop grande affection, comme celui de Didon, font en effet partie des exemples analysés par Macrobe au livre IV des Saturnales, où il étudie systématiquement les modes du pathétique chez Virgile, qui, selon lui, surpasse de beaucoup en la matière les orateurs. Les moyens mobilisés pour produire un effet pathétique que décrit Macrobe éclairent les stratégies d’écriture de Ronsard dans Les Amours bien au-delà de ces poèmes explicitement virgiliens que sont les sonnets 4, 27 ou 182. Ainsi d’abord de la vive description analysée au chapitre 1 « du pathétique résultant de l’état extérieur des personnes » comme un des moyens de susciter l’émotion chez le lecteur, à travers une série d’exemples empruntés à Virgile où la représentation de l’état extérieur exprime diverses émotions : la douleur de la mère d’Euryale, l’étonnement de Latinus ou le délire de la Sibylle :
Et Sibylla quia insanit : Subito non uultus, non color unus/ non comptae mansere comae [Én. 6, 47-48]
… du délire chez la Sibylle : « Tout à coup, son visage, son teint changent, ses cheveux se répandent en désordre. »39
34Cette première catégorie du pathétique, résultant de l’état extérieur des personnes, de la vive représentation des effets physiques de la passion40, est très fréquemment employée dans les Amours, souvent d’ailleurs métaphoriquement, du jeu du sonnet 8 sur le « moy donc rocher » à la comparaison à la cire du sonnet 94 (comparaison ovidienne employée pour Narcisse) :
Quand je vous voi, ou quand je pense en vous,
Je ne sçai quoi, dans le cœur me fretille,
Qui me pointelle, & tout d’un coup me pille
L’esprit emblé d’un ravissement dous.
Je tremble tout de nerfs & de genous :
Comme la cire au feu, je me distile […].
35Macrobe revient plus loin sur ces effets pathétiques qui reposent sur une mise en scène dramatisée des personnages (en insistant sur la manière dont le crime est accompli, sur l’attitude de la victime, sur le lieu, etc.) et cite à ce propos l’exemple de Cassandre telle qu’elle est décrite par Virgile41 que Ronsard reprend pour mettre en scène Cassandre ou les Troyens :
De leur main
Plomboient leur poitrine nue :
Et tordant leurs cheveus gris,
De lons cris
Pleuroient […] (chanson 99)Il te voulut, le meschant, violer,
Lors que la peur te faisoit acoller
Les piés vangeurs de sa Greque Minerve (s. 100).
36Macrobe s’attarde plus longuement au chapitre 2 de ce même livre IV sur les effets produits par les procédés du discours. Ainsi des effets d’attaque passionnée, sous le coup de la colère ou de l’indignation. Macrobe cite les propos de Junon au livre I mais aussi de Didon :
Et Dido : Moriemur inultae ? Sed moriamur ait [Én. IV, 659-660].
Et eadem : Pro Iuppiter ibit, Hic ait42.
Et Didon : Mourrons-nous donc sans vengeance? Du moins nous mourrons, dit-elle.
Et la même Didon : Par Jupiter, cet homme va donc partir, dit-elle.
37procédés que le sonnet a beau jeu de réinvestir à l’incipit, par exemple dans cette apostrophe à Amour, du sonnet 11, à même effet pathétique :
Amour, Amour, donne moi pais ou tréve,
Ou bien retire, & d’un garrot plus fort
Tranche ma vie, & m’avance la mort.
38On pourrait citer les sonnets 119 (« Je te hai peuple, & m’en sert de tesmoin… »), ou 123, pour le même genre d’attaques du sonnet :
Di l’un des deus, sans tant me deguiser
Le peu d’amour que ton semblant me porte :
39Macrobe analyse dans le même chapitre la façon dont la succession de diverses modalités énonciatives (exclamation, interrogation, assertion), et de figures de type différent en phrases courtes et heurtées peut et doit traduire le mouvement afin de communiquer ce mouvement des passions de l’âme43. Là est sans doute une des caractéristiques les plus remarquables du sonnet, notamment ronsardien, que cette aptitude non seulement à user des effets d’anaphore, de mise en parallèle, mais aussi à savoir représenter ces mouvements divers et ondoyants de la passion en multipliant moyens et effets en l’espace de quatorze vers. Ainsi par exemple du mouvement continu du sonnet 188 de l’accumulation de courtes questions (de « breues quaestiunculae ») à l’injonction, d’une apostrophe à une autre, d’une série anaphorique à une variation métaphorique et métonymique jusqu’au parallèle antithétique du vers 12 :
Quelle langueur ce beau front deshonore?
Quel voile oscur embrunit ce flambeau?
Quelle palleur despourpre ce sein beau,
Qui per à per combat avec l’Aurore?
Dieu medecin, si en toi vit encore
L’antique feu du Thessale arbrisseau,
Las ! pren pitié de ce teint damoiseau,
Et son lis palle en œillets recolore. Et toi Barbu fidele gardien
Des Rhagusins, peuple Epidaurien,
Deflame aussi le tison de ma vie :
S’il vit, je vi, s’il meurt, je ne suis riens […].
40Le sonnet 57 revient de même d’une série de questions à l’exclamation « heureux ceux là » jusqu’à l’expression de la plainte et du regret qui s’achève à nouveau en interrogation représentant ainsi les fluctuations de la passion :
Quel dieu malin, quel astre me fit estre,
Et de misere & de tourment si plein ?
Quel destin fit [ …]
Heureus ceus là dont la terre a les os,
Heureus ceus là, que la nuict du Chaos
Presse au giron de sa masse brutale :
Sans sentiment leur repos est heureus,
Que suis je, las ! moi chetif amoureus,
Pour trop sentir, qu’un Sisyphe ou Tantale ?
41Macrobe développe dans son cinquième chapitre les lieux tirés des arguments a simili, l’exemple, la comparaison, l’image, lieux évidemment privilégiés par notre poète (par exemple aux sonnets 27, 36, 60 ou 116), et souvent associés à une figure d’opposition (sonnets 74, 118 ou 147). Les moyens qu’analyse Macrobe dans le 6e chapitre, celui du pathétique a minore ou a maiore, constituent aussi un fréquent recours du poète dans cet usage de la comparaison, ainsi des tercets du sonnet 57 cités plus haut par exemple, écho des exemples cités par Macrobe44, le parallèle ou la comparaison mythique servant aussi à Ronsard à introduire un renchérissement. Macrobe invoque dans le même chapitre (Sat., IV, 6, 10) le recours à l’apostrophe aux êtres inanimés :
Est et ille locus ad permouendum pathos in quo sermo dirigitur uel ad inanimalia uel ad muta, quo loco oratores frequenter utuntur. Utrumque Virgilius bene pathetice tractauit, uel cum ait Dido : Dulces exuuiae, dum fata deusque sinebant [En., IV, 651].
Il est un autre moyen de produire le pathétique : on s’adresse à des êtres inamimés ou muets ; souvent les orateurs usent de ce procédé ; Virgile en a, dans les deux cas, obtenu d’heureux effets. Paroles de Didon : « Dépouilles qui m’étiez douces… »
42Ce célèbre passage de l’Énéide où Didon adresse aux reliques de son amour ses dernières paroles avant de mourir (vers mis en musique à plusieurs reprises à la Renaissance notamment par Roland de Lassus) est ainsi le modèle par excellence de ce type d’adresse pathétique. Ronsard les multiplie dans Les Amours :adresses à la nature (« Antres et prés, et vous foréts », s. 63 ; cf. s. 67, 92, 125), au miroir (s. 76) à la « Veuve maison des beaus yeux de Madame » (s. 178), etc. Le recours à l’addubitatio préconisé ensuite par Macrobe pour exprimer l’indécision qui s’empare de l’être en proie à la passion45 est aussi un moyen auquel recourt Ronsard d’emblée du sonnet 3 (« Qu’eussai-je fait ? ») au sonnet 11 (« Que doibs je faire ? »). D’autres traits retenus par Macrobe, l’hyperbole (Sat., IV, 6, 15)46, l’exclamation sous ses différentes formes (Sat., IV, 6, 17-1947) ou la répétition (Sat., IV, 6, 23, Macrobe donnant une série d’exemples d’anaphores empruntées à Virgile) offrent également aux sonnets des Amours des cadres de développement, et des moyens d’expression des émotions que Ronsard exploite avec prédilection. Il n’est guère nécessaire d’en multiplier ici les exemples, tant la parenté entre les exemples virgiliens mobilisés par Macrobe et les usages ronsardiens est forte. Les citations que propose Fouquelin de l’Énéide, presque toutes extraites des discours de Didon, corroborent ces analyses et en reprennent la teneur, confirmant les cadres d’expression pathétique que choisit et développe Ronsard, des attaques brusques aux changements énonciatifs, aux reprises anaphoriques.
43Mais nous voudrions terminer par une rapide analyse de l’usage propre qu’en fait Ronsard. Là où Macrobe ou Fouquelin, commentant l’Énéide,analysent principalement l’affection de la colère, de la tristesse, de sentiments qui tendent à spécialiser le pathétique dans le registre grave48, très souvent Ronsard se plaît à jouer sur plusieurs registres et à peindre par ces mêmes moyens tour à tour la tristesse et le bonheur, la douleur et la douceur. Ainsi de la répétition et du polyptote sur heureux, du sonnet 5 au dernier tercet du sonnet 64 :
Heureus vraiment, heureusqui peut avoir
Heureusement cet heur que de la voir,
Et plus heureus qui meurt pour l’amour d’elle.
44jusqu’aux sonnets 78 ou 134. Ainsi de la répétition de « dous » du sonnet 3 repris en écho par les assonances des « nous », de l’oubli et même du tourment ici effacé :
Qu’eussai-je fait ? l’Archer étoit si dous,
Si dous son feu, si dous l’or de ses nous,
Qu’en leurs filés, encore je m’oublie :
Mais cet oubli ne me tourmente point,
Tant doucement le dous Archer me point,
Le feu me brûle, & l’or crespe me lie.
45aux sonnets 38, 78 ou 126. Ronsard joue sur l’enchantement de la répétition de l’adjectif doux et de sa variation en polyptote, et chante avec autant sinon davantage de prédilection la douceur que la douleur49. De même, la succession de mouvements affectifs dans un sonnet passe souvent par le renversement des émotions, de la douleur à la douceur, ainsi du sonnet 13 par excellence. Ronsard approprie ainsi l’ensemble de ces procédés analysés par Macrobe ou Fouquelin dans le grand style des émotions propres à exprimer deuil, jalousie et colère, à exciter indignation ou pitié dans l’Énéide, à l’expression de ses propres passions, de ses désirs et de ses rêves de plaisir, n’hésitant pas d’ailleurs à passer de Virgile à Ovide pour ce faire.
46Si Ronsard puise dans l’immense trésor des inventions récentes et anciennes pour enrichir, inspirer, renouveler la sienne, le modèle virgilien semble donc lui offrir, par sa perfection même en la matière, des modèlesde vive description, de mise en scène du mouvement aussi bien de la nature que des émotions, dont il tire la richesse même des réverbérations qu’il sait créer de l’une aux autres, non pas en projetant, comme Pétrarque, ses états d’âme dans le paysage dans une météorologie amoureuse, mais en communiquant à la nature cet élan du désir qui fait sauteler les bois et montaigner les plaines.