La mort d’Hector et les mensonges d’Homère dans la tradition littéraire du XVIe siècle
1Homère était un menteur. C’est ce qu’affirme Benoît de Sainte-Maure en tête de son Roman de Troie (v. 1165), qui aura une grande influence sur la tradition médiévale des récits de Troie :
Omers, qui fu clerz merveilleus,
Des plus sachanz, ce trovons nos,
Escrist de la destructïon,
Del grant siege e de l’achaison
Par quei Troie fu desertee,
Que onc puis ne fu rabitee.
Mais ne dist pas sis livres veir,
Car bien savons, sens niul espeir,
Qu’il ne fu puis de cent anz nez
Que li granz osz fu asenblez.
N’est merveille s’il i faillit,
Qui onc n’i fu ne rien n’en vit.
Homère, qui était un clerc d’un extraordinaire talent et plein de sagesse, comme nous le lisons, a écrit sur la destruction de Troie, sur le terrible siège de la ville et a expliqué pourquoi Troie, une fois abandonnée, ne fut jamais repeuplée. Mais son livre n’a pas dit la vérité. Nous savons parfaitement, en effet, qu’il naquit plus de cent ans après l’époque où l’expédition fut engagée. Rien d’étonnant donc à ce qu’il se soit trompé puisqu’il n’assista pas à l’événement, qu’il n’en vit rien1.
2Homère aurait été un menteur par contrainte : ayant vécu trop longtemps après la guerre de Troie, il ne pouvait pas en connaître la vérité. Il aurait aussi, toutefois, délibérément faussé la vérité de l’histoire : une preuve en est qu’il a fait combattre les dieux contre les hommes, ce qui « tenu li fu a desverie / E a merveillose folie2 », comme le dit encore Benoît de Sainte-Maure, se faisant ainsi l’écho d’un reproche qui avait déjà adressé à l’auteur de l’Iliade.
3Le clerc tire ces deux arguments de l’épître préfacielle qui ouvre le De excidio Troiae, récit apocryphe de la chute de Troie écrit par un supposé témoin troyen de la guerre, Darès de Phrygie, et une des sources principales du Roman de Troie. L’épître est signée par un certain Cornélius Népos, qui aurait opportunément retrouvé le texte à Athènes plusieurs siècles plus tard et l’aurait traduit en latin :
Aussi ai-je pris le parti qui m’a semblé le meilleur, celui de traduire en latin mot pour mot, en le laissant tel qu’il est, ce récit vrai et simple, de manière à permettre à mes lecteurs de prendre connaissance des faits tels qu’ils se sont passés et de juger lequel des deux textes est le plus véridique : celui que Darès a confié à la postérité, lui qui a vécu et servi au moment même de l’attaque des Grecs contre les Troyens, ou celui d’Homère, qui est né bien des années après que cette guerre se fut produite. À ce propos, les Athéniens jugèrent que c’était folie d’avoir écrit que des dieux avaient livré bataille contre des hommes3.
4Au Moyen Âge, l’affirmation qu’Homère a été un menteur va de pair avec une réelle méconnaissance du texte homérique lui-même puisque les lecteurs capables de lire le grec sont relativement rares4. Pendant tout le Moyen Âge, on préfère à Homère Darès de Phrygie, ou Dictys de Crète son homologue grec, dont les récits apocryphes de la guerre de Troie ont en réalité été rédigés dans les premiers siècles de notre ère, probablement vers le iie siècle pour le texte de Dictys, et avant le ve siècle pour celui de Darès5.
5Au début du xvie siècle, un certain anti-hellénisme incite encore à penser les Grecs comme un peuple menteur, mais la position dévolue à Homère est désormais plus ambiguë. Ainsi dans Les Illustrations de Gaule et singularitez de Troye (1511-1513), Lemaire de Belges, cherchant à rétablir à son tour la vérité sur l’histoire de Troie, semble exclure Homère de la critique qu’il adresse aux Grecs et aux poètes grecs dans leur ensemble, et qualifie au contraire l’auteur de l’Iliade de « prince des poètes6 ». L’argument de la période historique à laquelle Homère a vécu y sert non à discréditer le poète grec par rapport à Dictys de Crète et Darès de Phrygie, mais à réfuter l’autorité de Dion de Pruse (ier siècle ap. J.-C.) qui avait défendu l’idée que Troie n’aurait jamais été prise par les Grecs :
Si faut savoir tout premier, que nostre contrediseur Dion de Pruse ne vint au monde, sinon regnant l’empereur Traian, cestasavoir mille et trois cens ans apres la captivité Troyenne, la où le poëte Homere flourissoit seulement environ cent ans apres icelle guerre. Mais Dictys de Crete et Dares de Phrygie ont redigé en memoire tout ce qu’ilz veirent et entendirent faire d’un costé et d’autre, pendant le siege de Troye7.
6Même si Lemaire accorde encore sa préférence aux versions non homériques de l’histoire de Troie, il reconnaît à Homère un statut à part, qui ne fera que se renforcer. Au début de la Renaissance, les premières traductions latines de l’Iliade, en particulier celle de Lorenzo Valla (Homeri Ilias, 1474), puis la diffusion du grec offrent un nouvel accès au texte. Homère devient une autorité incontournable pour qui veut raconter la guerre de Troie. Pourtant, certains passages continuent de poser problème. Un d’entre eux concerne la mort d’Hector, et nous proposons d’analyser ici les réflexions qui ont eu lieu à la Renaissance autour de cet épisode, et les enjeux politiques et esthétiques qu’ils revêtent.
1 - Versions non homériques de la mort d’Hector : un héritage antique et médiéval
7La mort d’Hector est relatée de façon assez peu avantageuse pour le héros troyen dans l’Iliade : non seulement Hector est abandonné des dieux, mais il agit en peureux et fugitif. En effet, le Troyen attend Achille au combat alors que le peuple est enfermé à l’intérieur des remparts de Troie, mais le héros, ayant surestimé son propre courage, prend peur dès qu’il voit son adversaire et se met à fuir avant que la déesse Athéna, par une ruse, ne le convainque de se résoudre finalement au combat qui causera sa mort. Son cadavre mutilé est ensuite traîné autour des remparts de la ville, attaché au char d’Achille8.
8Ce récit semble remettre en cause le statut même de héros du personnage. Hector est certes, dans l’Iliade, présenté comme le champion des Troyens : comme les héros, il meurt dans la fleur de sa jeunesse en combattant et les outrages portés à son corps restent sans effet sur son cadavre protégé des dieux. Comme l’a montré Jean-Pierre Vernant, la mort au combat éternise sur le corps du héros la jeunesse et la beauté, figeant pour toujours son statut de héros9. Pourtant, dans l’Iliade, la première réaction du personnage face à Achille est la peur et la fuite, avant qu’il ne soit vaincu en combat singulier, ce qui souligne la double supériorité physique et morale du héros grec, par ailleurs affirmée à maintes reprises, sur le héros troyen. Il y a donc, dans la mort d’Hector, une certaine ambiguïté que Virgile ne reprend pas, passant sous silence dans l’Énéide les conditions exactes dans lesquelles Hector est mort. Il se contente de mentionner le fait que son corps a été traîné autour de Troie10.
11 - Achille, le traître
9Au Moyen Âge, la version de la mort d’Hector qui est la plus répandue n’est pas celle d’Homère, mais s’inspire du récit développé dans le De excidio Troiae de Darès de Phrygie : lors d’une mêlée pendant laquelle Hector avait manifesté une très grande bravoure, Achille choisit un moment où le héros troyen cherchait à dépouiller un chef grec pour l’attaquer ; il s’ensuit une bataille lors de laquelle Achille tue Hector11. Benoît de Sainte-Maure reprend cette version en amplifiant l’héroïsme d’Hector lors de cette ultime bataille et en modifiant les circonstances exactes de sa mort : au cours de la dixième bataille, Hector tue de nombreux chefs grecs, si bien qu’Achille commence à craindre pour le sort des Grecs et décide de combattre son adversaire qui le blesse à la cuisse ; à un moment du combat toutefois, Hector se penche pour tirer hors de la foule un roi qu’il avait tué, et Achille profite de ce moment où le Troyen n’est plus protégé de son écu pour le tuer12. Une telle version du combat fait d’Hector un héros supérieur à Achille, qu’il a blessé, et victime de la fourberie des Grecs. C’est celle qui sera la plus répandue tout au long du Moyen Âge. Après Benoît de Sainte-Maure, elle est reprise par Guido delle Colonne qui a proposé une traduction-adaptation du roman de Benoît en latin13, assurant ainsi une large diffusion à cette version de l’histoire de Troie.
10À la fin du xve siècle, l’hypothèse selon laquelle Hector serait mort par trahison est toujours celle qui est préférée, comme l’atteste un opuscule de George Chastelain intitulé les Epitaphes de Hector et Achilles / Avec le jugement de Alexandre le grand (1454)14, prosimètre dialogué dans lequel Hector se plaint du fait qu’Alexandre le Grand attribue plus de gloire et d’honneur à Achille qu’à lui-même, et demande à ce que la vérité soit reconnue : Achille l’a en effet tué non par vaillance et selon les codes de l’honneur chevaleresque, mais par surprise. Hector cherche à réhabiliter sa propre mémoire en accusant son adversaire de l’avoir tué de dos alors qu’il était en train d’ôter les armes de Patrocle qu’il venait de tuer ; Achille reconnaît son geste, qu’il explique par le fait qu’il a été dominé par la fureur, et Alexandre le Grand contraint le Grec à s’excuser auprès de son ennemi. En présentant une telle version des événements, Chastelain contribue ainsi à réhabiliter Hector tout en préservant l’image du bouillonnant Achille.
11Dans les premières décennies du xvie siècle, on lit toujours communément qu’Hector a été tué par traîtrise. C’est ce qu’affirme Jean Bouchet dans le Temple de bonne Renommée (1517), pièce de circonstance destinée à exalter le défunt Charles de La Trémoïlle, alors qu’il évoque le tombeau des hommes illustres:
Et au regard d’Achiles son ymage
Tournoit le dos pour le traistre dommaige
Que aux Troiens fit, quant en prodition
Occist Hector par machination15.
12 - Hector, ancêtre des Français
12La prédilection pour cette version de la mort d’Hector s’explique par le fait que, depuis le viie siècle, les Français revendiquent des origines troyennes16. Au cours du Moyen Âge, le rattachement des Français aux Troyens passe par plusieurs liens généalogiques différents et concurrents. Selon la version qui se stabilise au xve siècle, les Français descendraient de Francus (ou Francion) fils d’Hector venu, comme Énée en Italie, fonder la maison de France. Cette croyance se maintient au début du xvie siècle, avant d’être remise en cause dans la seconde moitié du siècle. On comprend dès lors l’importance symbolique accordée au personnage d’Hector qui n’est pas seulement le champion des Troyens mais aussi l’ancêtre des Français, et on ne sera donc pas surpris de trouver une allusion à la trahison d’Achille dans la Franciade (1572) de Ronsard, vaste épopée nationale centrée sur le personnage de Francus et inspirée de l’Iliade et de l’Énéide. Francus, racontant les malheurs de Troie, décrit brièvement la mort de son père :
Hector l’honneur des hommes et des armes,
Le pere mien, aiant cent mille fois
Trempé le sable au meurtre des Gregeois
Gardant le sien, et sa mere, et sa ville,
Y fut tué par la traison d’Achille17.
13À la Renaissance, cette version de la mort d’Hector est rappelée principalement dans les textes qui évoquent les origines troyennes des Français. Critiqué dès le début du xvie siècle, ce mythe des origines troyennes n’en continue pas moins de compter des défenseurs parmi les historiens soucieux d’établir sa vérité historique, ou les poètes désireux d’en faire usage au sein de leur arsenal encomiastique d’exaltation du prince. Véridique ou rêvé tel, le mythe troyen permet d’appeler sur la maison de France la gloire de la civilisation troyenne. Le fait qu’Hector ait été un héros indigne au moment de sa mort pose problème justement dans la mesure où il était cru (historiquement ou poétiquement) l’ancêtre des Français : sa conduite face à Achille porte non seulement atteinte à la gloire de la maison de France, mais elle rend problématique le lien métonymique qui existe entre l’ancêtre et son descendant. Arlette Jouanna a en effet montré que l’ancêtre d’une lignée est pensé comme l’incarnation des qualités physiques et morales de cette lignée, dont l’ultime descendant est une nouvelle réincarnation18 : en somme, les qualités physiques et morales se transmettent de l’ancêtre à ses descendants, et la couardise d’Hector face à Achille pourrait ternir par répercussion l’image même du roi de France son descendant.
14Ainsi, dans une épître fictive qu’Hector aurait envoyée en personne au roi Louis XII, et en réalité écrite par l’historiographe Jean d’Auton en 1509, le héros troyen revient sur les circonstances de sa mort, et demande au roi de ne pas le mépriser, confirmant par là l’idée qu’une mauvaise mort est source de déshonneur :
Je fuz celuy qui les Grecz desconfis
Et eussent fait d’eulx finalle raison
Si n’eusse esté occis par trayson,
Ce que je fuz d’Achilles, qui concludz
L’avoit ainsi pour la mort Patroclus.
N’ayes pourtant mes écrits en dédain
Si je suis mort par un coup trop soudain19.
13 - La mort d’Hector en débat
15L’idée qu’Hector serait mort par trahison de la fourberie d’Achille apparaît ainsi comme la version commune et peut-être la seule connue de certains auteurs. Toutefois, la redécouverte des textes homériques et l’émergence de la philologie au début de la Renaissance rendent difficile le fait de rejeter purement et simplement Homère au profit de Darès. Alors que les textes médiévaux se contentaient de donner la « bonne » version de la mort d’Hector, parfois en ajoutant quelques reproches à Homère pour son mensonge, plusieurs auteurs de la Renaissance mettent en scène un véritable débat érudit sur les sources de l’histoire afin de déterminer quelle version croire et quelle rejeter.
16Un tel débat est mis en scène dans les Illustrations de Gaule et singularitez de Troye de Lemaire de Belges (1511-1513). Au moment où son récit en vient à l’épisode de la mort d’Hector, Lemaire confronte les versions d’Homère, de Darès de Phrygie et de Dictys de Crète, et accorde sa préférence à Dictys selon lequel Achille a tué Hector par traîtrise en lui tendant un guet-apens alors qu’il était parti au-devant de l’Amazone Penthésilée venue au secours de Troie. Pour Lemaire, Dictys, qui était grec, ne peut être accusé de favoriser Hector, et son statut de témoin et acteur de la guerre ferait de lui une source d’informations fiable, qu’il est légitime de préférer à Homère. En effet, Dictys « estoit de la nation Grecque. Et neanmoins la verité du fait l’ha contraint de reciter la mort d’Hector, au grand deshonneur d’Achilles20. » Lemaire utilise des arguments d’historien, s’appuyant sur l’autorité de l’auteur mais aussi son statut et ses intérêts dans son récit pour justifier son choix de la version de Dictys au détriment de celle des autres. Il adopte de ce fait une position originale par rapport à la tradition homérique antique et à la tradition médiévale qui avait privilégié Darès.
17Les Illustrations de Gaule et singularitez de Troye se présentent comme une œuvre historique, mais ne sont pas dénuées d’enjeux politiques dans la mesure où Lemaire dédie son ouvrage successivement à Marguerite d’Autriche, fille de Maximilien d’Autriche et régente des Pays-Bas, puis à Anne de Bretagne, épouse de Louis XII. La célébration de l’ancêtre troyen y a une double visée : amener les sujets à célébrer leurs princes, et amener les princes eux-mêmes à mener une croisade en Turquie pour récupérer le territoire de Troie passé en terre infidèle.
18Les autres œuvres qui développent un débat historiographique sur la mort d’Hector à la Renaissance affichent de semblables enjeux, en particulier dans la célébration du pouvoir royal. Une d’entre elles est la traduction des quatre premiers livres de l’Énéide par Helisenne de Crenne en 1541. Lemaire, par ailleurs très sensible à la poésie homérique, restait mesuré dans son récit de la mort d’Hector : il se bornait à mentionner le fait qu’Homère avait proposé une version de l’histoire « plus a l’honneur d’Achilles21 » et choisissait de suivre Dictys. Le texte d’Helisenne de Crenne est bien plus virulent à l’égard de l’aède grec. Dans l’épître dédicatoire à François Ier placée en tête des Quatre premiers livres des Eneydes, l’auteur, après avoir rappelé que le roi de France est le descendant direct d’Hector, annonce dans sa préface qu’elle a complété le texte de Virgile dans sa traduction du livre II :
[j’]ay accumulé toutes les forces de mon esprit, pour manifester l’occision du predict vertueux Hector, (qui du monde estoit l’honneur, lumiere et renommée) avoir esté perpétrée par la trahyson detestable, abhominable et execrable du trop superbe Achilles : Lequel n’estoit en exercice militaire au noble prince Hector equiparable, combien que le grand Graec Homere avec ses fictions poeticques s’efforce de l’extoller : ce que ledict poete a faict en faveur de sa nation Graecque, de laquelle il aspiroit estre le souverain laudateur. A ceste cause à telles artificielles et coulourées mensonges, ne se doibt aulcune foy adjouster, et pour du tout les anichiller, ay bien voulu reduire en memoire les opinions d’aulcuns aucteurs auctenticques : lesquelz parlantz avec veritable narration, confondent les vaines et inutiles propositions d’Homere : Entre lesquelz sont dignes de credence Dictis de Crete, et Dayre de Phrigie, qui ont redigé en escript tout ce qu’ils veirent et entendirent des gestes des Troyens et des Graecz, durant le siege de Troye, comme ceulx qui y estoient assistans : et le Graec Homere estoit absent, car depuis la destruction d’icelle fut sa naissance22.
19On retrouve dans ces quelques lignes l’opposition paradigmatique entre le mensonge homérique et l’authenticité des textes de Dictys et de Darès, avec deux arguments topiques contre l’autorité d’Homère : sa propension toute grecque à favoriser son peuple, et le fait qu’il ait vécu après les événements. La pensée d’Helisenne de Crenne n’a ici rien d’original mais elle trahit le lien politique très fort qui se maintient entre les récits de la guerre de Troie et l’éloge des princes : bien qu’Helisenne de Crenne prétende défendre la vérité de l’histoire troyenne, l’attention exclusive portée au personnage d’Hector, dont il est dit d’emblée qu’il est l’ancêtre du roi de France, souligne les enjeux politiques du récit qui est donné de sa mort.
20Au cours du deuxième livre de sa traduction, dans un passage probablement inspiré par Lemaire de Belges, Helisenne résume alors la version de Dictys de Crète touchant la mort d’Hector, puis celles de Darès de Phrygie et de Guido delle Colonne, et enfin celle d’Homère, avant d’observer :
[…] entre lesquelles opinions, je diz que celle du poete Homere n’est digne de croire, pource qu’il favorisoit tousjours aux Graecz, attribuant l’honneur et gloire des batailles plus au trahistre Achilles qu’au tresillustre Hector de Troye. Et toutesfoys selon la fame vulgaire et relation commune de tous, Hector dominoit tousjours sur luy comme plus magnanime, fort et puissant. Parquoy avec assiduité l’on doibt increper Homere qui desiroit exalter celui de qui vituperation est digne, deprimant celuy que bouche humaine ne sçauroit tant louer, qu’au debvoir de sa louenge peult advenir. Certes il est si fort renommé et sera jusques à la consummation des siecles, qu’il est mis et ascript au nombre des preux23
21L’argument principal utilisé ici par Helisenne pour rejeter la version de la mort d’Hector selon l’Iliade est « la fame vulgaire et relation commune de tous », c’est-à-dire la représentation qui a été développée d’Hector en dehors de la tradition homérique, et qui fait de lui un des neuf preux et le véritable champion de la guerre de Troie.
22Le portrait qu’Homère établit d’Hector est à nouveau contesté au tout début du xviie sièclepar le romancier Vital d’Audiguier dans l’épître au lecteur qui ouvre La Flavie de la Menor, roman de chevalerie mettant en scène les amours de Francus et de Flavie, descendante d’Hercule. Vital d’Audiguier rappelle à son tour, dans sa préface, que le roi de France Henri IV est le descendant de Francus et reproche à Homère le portrait qu’il a fait du héros troyen :
Mais ce qui est encore de plus mauvais en Homere [...] c’est qu’il ne fait Hector vaillant que les jours qu’il est asseuré de ne mourir point, qui outre la fauceté, est une conception lourde et pesante, indigne de la beauté de ce grand esprit, et en un mot, une coyonnerie la plus ridicule du monde : car la peur mesme par maniere de dire, deviendroit hardie, si elle se pouvoit asseurer de ne mourir pas24.
23De Lemaire de Belges à Vital d’Audiguier, on observe que l’argument de la supériorité d’Hector sur Achille est de moins en moins étayé. Alors que Lemaire justifiait l’honneur d’Hector dans une démarche historiographique, Helisenne ne se sert pas véritablement des versions qu’elle présente et, sans se prononcer sur la véritable version de la mort d’Hector, accuse Homère de préférer ceux de sa nation en utilisant comme principal argument celui de la renommée d’Hector. C’est ce même argument que reprend Vital d’Audiguier : le portrait qu’Homère dresse d’Hector ne correspond pas à l’image véhiculée en dehors de la tradition homérique, et surtout il ne correspond pas au portrait souhaitable d’un ancêtre royal. La tradition médiévale qui faisait d’Hector un des neuf preux reste prégnante, surtout lorsqu’elle est liée à l’imaginaire de la royauté française.
2 - Renversement de paradigmes au cours du xvie siècle
24Le regain d’intérêt porté aux œuvres antiques au cours de la Renaissance et le développement d’une nouvelle historiographie dans la seconde moitié du siècle remettent en cause cet imaginaire, entraînant par là un changement aussi bien dans la lecture qui est faite des épopées antiques, que dans le regard porté respectivement sur les Grecs et les Troyens. La double représentation d’un Homère menteur et d’un Hector victime de la fourberie grecque ne va désormais plus de soi, bien au contraire.
21 - Du mensonge à la fable
25En 1606, date à laquelle paraît La Flavie de la Menor, la position du romancier est isolée, dans la mesure où les origines troyennes des Français ont été dénoncées par de nombreux historiens de la seconde moitié du xvie siècle comme un mythe, et où l’œuvre d’Homère n’est alors plus pensée selon le paradigme de la vérité et du mensonge. Si, à la charnière des xve et xvie siècles, l’Iliade est en partie jugée à l’aune d’une vérité historique sous-jacente qu’Homère aurait falsifiée, soit par méconnaissance du déroulement réel des événements, soit par amour immodéré pour sa patrie, ce paradigme antonymique de la vérité et du mensonge est neutralisé dans la suite du xvie siècle par l’idée qu’Homère était un poète et qu’en cela il n’était pas soumis à l’exigence de vérité. François Connan, dans ses commentaires juridiques dont le privilège date de 1551, s’étonne de la croyance que certains ont accordée aux origines troyennes et affirme que l’Iliade doit être tenue pour une fable (fabula), c’est-à-dire pour un récit ni vrai ni vraisemblable en dépit d’une possible vérité historique sous-jacente :
De plus, il se tromperait, celui qui penserait que les faits chantés par Homère au sujet des Troyens sont vrais, et non en grande partie feints et simulés. En effet, même si Troie a été un jour prise par les Grecs, toutefois toute la narration est recouverte de couleurs poétiques, si bien qu’il est à peine permis d’en tirer quelque chose de certain et de vrai. Et de fait, les noms des héros qu’il énumère ne sont pas à l’abri de cette suspicion d’artificialité, car il semble qu’ils ont été inventés pour être convenants au personnage et au rôle qu’il joue dans cette fable25.
26Un des indices du statut fictionnel des événements rapportés dans l’Iliade serait ainsi les anthroponymes, trop concordants avec les caractéristiques des personnages pour être vrais.
27Ronsard s’en prend lui aussi aux noms propres homériques dans sa Franciade26, et le poète n’hésite pas, dans la préface de 1572, à qualifier l’Iliade et l’Énéide de « romans », qualificatif qu’il accorde également à son propre poème :
[…] ce livre est un Roman comme l’Illiade et l’Aeneide, où par occasion le plus brefvement que je puis je traite de nos Princes, d’autant que mon but est d’escrire les faits de Francion, et non de fil en fil, comme les Historiens, les gestes de nos Rois27.
28Le terme de « roman » n’a évidemment ici pas le sens que nous lui donnons aujourd’hui. Denis Bjaï attire l’attention, dans son étude de l’œuvre, sur le fait que roman et histoire forment un couple antonymique du double point de vue de la matière et de la manière : aux « faits de Francion » s’opposent « les gestes des rois », tandis que l’ordo artificialis des poètes se différencie de l’écriture « de fil en fil » des historiens28. Le choix du terme met ainsi en évidence la liberté du poète qui n’est pas soumis aux contraintes d’un récit véridique, et le basculement dans le mode de lecture dominant qui est fait des épopées antiques : le poétique l’emporte désormais sur l’historique.
22 - Des victimes aux vaincus
29Cette évolution dans la lecture qui est faite des poèmes antiques va de pair avec une modification dans la représentation des Troyens et conjointement des Grecs. La mort d’Hector est métonymique de la chute de Troie : si le héros est mort par traîtrise, alors la chute de la ville n’est pas le fait des Troyens, dont la vaillance serait inférieure à celle des Grecs, mais le résultat du destin. À la traîtrise d’Achille fait d’ailleurs écho une autre trahison, elle aussi mise en scène par Darès de Phrygie et rappelée jusqu’au début de la Renaissance : celle d’Énée et Anténor qui auraient livré la ville aux Grecs29. Les Troyens sont alors pensés non comme des vaincus mais comme des victimes, leur défaite étant due à des traîtres manquant du sens de l’honneur ou du sentiment de fidélité due à la patrie. Ces circonstances de la chute de Troie modifient complètement la portée donnée au conflit gréco-troyen : les Troyens sont les véritables héros.
30L’image positive des Troyens, héros vaincus, a pour pendant la mauvaise réputation dont pâtissent en partie les Grecs, peuple fourbe et menteur, jusque dans les premières décennies de la Renaissance. Ainsi, dans les Illustrations de Gaule et singularitez de Troye, Lemaire critique « les Grecz pleins de mensonge et de vaniloquence30 ». Une telle représentation n’empêche pas, toutefois, certaines ambiguïtés, dans la mesure où le traître Achille reste par ailleurs présenté comme un héros, champion d’une civilisation incarnant une étape de la translatio imperii et studii. Ainsi, dans l’épître fictive d’Hector à Louis XII rédigée par Jean d’Auton, Achille, le traître dénoncé par l’épistolier, figure également dans une longue liste de héros aux côtés d’Hercule, Hector lui-même, Alexandre ou Pompée 31. Bien qu’énoncée par les Vénitiens, ennemis de Louis XII et donc d’Hector, cette liste n’en trahit pas moins l’instabilité de la figure d’Achille tout à la fois traître et héros.
31Ces représentations évoluent au cours du siècle parallèlement à l’évolution dans la représentation d’Homère lui-même, qui cesse d’être considéré comme un poète menteur pour n’être plus que le plus grand des poètes, avec Virgile, un emblème et un modèle littéraires. La revalorisation d’Homère, et plus généralement de la langue et du savoir grecs, entraîne une modification des rapports entre Grecs et Troyens, ces derniers étant désormais pensés comme un peuple non plus victime de la fourberie grecque, mais vaincu. Pour François Connan, l’idée de l’origine troyenne des Français serait ridicule, en raison du statut même des Troyens, si elle n’était pas partagée par l’ensemble des peuples européens :
Je penserais rire des nôtres, si je ne voyais les Romains, Vénitiens et de nombreux peuples européens se donner du mal en raison de la même vanité, pensant qu’il leur est glorieux de pouvoir faire descendre l’origine de leur peuple des Troyens. C’est qu’il ne me paraît pas grand de tirer sa source et origine de vaincus32.
32L’idée que les Troyens sont un peuple de vaincus, et donc des ancêtres plus honteux que glorieux, devient un véritable lieu commun dans la production historiographique de la seconde moitié du siècle. Étienne Pasquier l’affirme à son tour dans ses Recherches de la France (1560), où il substitue au mythe troyen de Francus une autre fable :
[…] les Historiographes, voulans donner faveur aux pays, desquels ils entreprenoient le narré, se proposerent extraire leur origine d’une des plus anciennes Histoires, dont les fables Grecques font mention. En quoy toutesfois ils ont tres-mal jugé : d’autant que ce n’est pas grand honneur d’attribuer son premier estre à un vaincu Troyen, et eust esté de meilleure grace le prendre d’un victorieux Gregeois, qui par un naufrage au retour de sa conqueste eust esté transporté en une autre region, comme nous voyons que sur ce théme Homere prit occasion de nous bastir un grand poëme33.
33Ces propos sont introduits à la toute fin d’un chapitre où Pasquier s’efforce de rejeter la croyance historique aux origines troyennes des Français. Ils ne sont donc pas dénués d’une petite pointe ironique, substituant in fine à la fable initiale une autre fable faisant intervenir un motif récurrent de la littérature antique : la tempête qui détourne le personnage du but de son voyage et entraîne l’apparition d’aventures. Pour Pasquier, ce naufrage grec au large des côtes de France serait préférable au périple du Troyen Francus et révèle le prestige conféré sans ambiguïté au peuple grec.
34Désormais, la vertu se trouve du côté des Grecs, tandis que les Troyens peuvent être accablés de tous les vices. Ce renversement des positions respectives des Grecs et des Troyens se retrouve chez La Popelinière qui oppose aux Grecs triomphants une société troyenne marquée par la mollesse et la luxure :
[…] il leur estoit [aux Français] plus honorable beaucoup de se dire yssus des Grecs victorieux, et la pluspart sortis triomphans d’une ville delicieuse, effeminee, riche, saccagee, et mise en cendres : que des vaincus, mols douillets, et qui ne se sont maintenus que par leurs secours, exilez : et en fin vagabonds, miserables et mal-heureux en toutes sortes34.
35Quelques pages plus loin, il dresse à nouveau un double portrait antagoniste des Grecs et des Troyens :
On ne pouvoit remarquer en ceste opinion, pour vraye qu’elle fust, qu’un deshonneur et grandes incommoditez de se dire yssus de gens effeminez, lubriques, voleurs, vaincus, et miserables, plus mesme que des Grecs. Peuple viril, civilisé, eloquent, docte, guerrier et victorieux sur les Troyens35.
36Ce double portrait repose sur deux séries d’adjectifs qui assimilent d’un côté les Troyens à des gens sans foi ni loi, tandis que les Grecs incarnent la civilisation la plus raffinée. Un tel portrait des Troyens semble lié à la représentation de la société turque à la fin de la Renaissance puisque Troie, qui se situerait le long du détroit des Dardanelles36, appartient depuis la chute de Constantinople en 1453 à l’Empire ottoman37. Incarnation de l’identité française à la fin du Moyen Âge, les Troyens deviennent le symbole de l’étranger.
37À la fin du xvie siècle, le lieu commun sur les circonstances de la mort d’Hector, victime de la fourberie d’Achille, a disparu. Il n’en reste que de rapides allusions dans les œuvres qui continuent à évoquer les origines troyennes des Français comme La Franciade ou La Flavie de la Menor. Hector perd ainsi, dans la seconde moitié du siècle, l’importance symbolique qu’il avait acquise par son statut d’ancêtre des rois de France et n’est plus que le champion défait d’un peuple de vaincus. Il n’y a donc plus nulle raison de contester la version de sa mort telle qu’elle est présentée dans l’Iliade, et ce d’autant plus qu’Homère est désormais considéré, non plus comme un menteur, mais comme un modèle en matière de poésie. Il se produit ainsi, au cours de la Renaissance, un renversement des paradigmes médiévaux qui touche l’histoire et la poésie, mais aussi la relation que la France entretient avec son passé, et en particulier avec l’héritage gréco-latin. Si l’existence d’un ancêtre troyen permet, au début de la Renaissance, de capter un glorieux héritage antique en raison du parallèle qui peut être établi entre Francus et Énée, la revendication de ce même héritage repose à la fin du siècle essentiellement sur l’activité poétique : loin de dénigrer Homère, il s’agit de l’imiter.